Chapitre IV
p. 55-74
Texte intégral
1 Parmi les interprètes de Platon, et en particulier du Hippias majeur, il y en a un que l’on a tort d’ignorer, et c’est Marsile ficin, premier traducteur de l’œuvre de Platon en latin et fondateur du néoplatonisme florentin, c’est-à-dire moderne1. Il est vrai que cet auteur s’exclut des études proprement platoniciennes pour la simple raison que celles-ci sont censées dégager l’apport du « vrai » Platon historique de ses surdéterminations postérieures, notamment médiévales, dont on sait qu’elles ont importé dans la problématique ancienne des questions issues d’un tout autre contexte, notamment chrétien. Cela étant, l’interprétation par ficin du corpus platonicien reste un des monuments les plus grandioses de la traduction dans l’histoire de la philosophie occidentale. Écrite dans un latin d’une extrême élégance, quoique fautif par rapport à l’exemple classique, son œuvre entière concerne tout particulièrement la question du beau et de l’amour2 ; ficin possède donc les moyens d’une interprétation technique autant que grammaticale (dans la mesure de la philologie du xve siècle, bien entendu).
2Le commentaire de ficin s’inscrit dans la série de commentaires qui accompagnent, tantôt sous forme d’introduction, tantôt sous forme de traités fort élaborés, la traduction complète des dialogues platoniciens. Il s’inscrit de plus dans la série des traductions de Plotin, Jamblique et d’autres auteurs grecs, ainsi que des traités autonomes tels que le De immortalitate animorum et le De vita pour citer les plus importants. Ce contexte donne un relief aux remarques sur le Hippias majeur que nous serons réduit ici à dessiner à grands traits seulement. Dans ce qui suit, nous tenterons néanmoins de redonner vitalité à l’interprétation de l’œuvre de Marsile ficin en apportant quelques éléments nouveaux par rapport notamment aux travaux, fondamentaux, de Paul Oskar Kristeller et de Werner Beierwaltes3. Nous allons voir que ficin apporte des éléments essentiels à la compréhension du dialogue platonicien malgré certaines réadaptations évidentes.
3Qu’est-ce que le beau (pulchrum) ? Pour l’expliquer, ficin introduit d’abord et très rapidement la doctrine des idées, telle qu’il l’entend. Ce résumé est naturellement assez éloigné de ce que nous lisons aujourd’hui dans les textes de Platon. ficin nous dit que pour connaître la nature du beau, il faut d’abord ramener (referre) ce que nous observons dans les singuli homines, les beaux hommes singuliers, à quelque forme commune, mais que cette forme commune, il faut la ramener encore à l’idée qui, tel un sceau, est cause de la forme commune dans les singuliers. ficin semble donc hypostasier les idées, dont il fait des sceaux et des « espèces divines », c’est-à-dire des entités à part entière, causes des universaux et des formes qui s’impriment dans les choses. Il va, en effet, très loin dans l’hypostase des idées, et le De immortalitate animorum livre des éléments fort suggestifs dans ce sens. Mais une chose est de constater ce platonisme naïf et de le fustiger pour être resté bien en deçà des avancées de la logique médiévale, une autre est de se demander quel peut être le sens de ce pas en arrière apparent dans le contexte spécifique de la problématique ficinienne, celle du beau. Le beau n’est pas un thème marginal dans sa philosophie ; et l’on pourrait certainement défendre l’idée selon laquelle chez ficin, en dernière conséquence, il s’agit toujours et partout du beau.
4Retenons pour l’instant que ficin propose donc le schéma logique suivant pour expliquer le fonctionnement de l’universel : il y a des universaux in particularibus, c’est-à-dire des universaux existant dans les choses particulières (voire singulières, ce qui veut dire la même chose ici), et il y a des universaux supra singula, c’est-à-dire au-delà des choses particulières (singulières). Cet universale supra singularia a le statut d’une idée, et ficin le compare au sceau (sigillum). ficin pose ici les fondements de la théorie des sceaux défendue plus tard par Jakob Böhme. Foucault s’en est prévalu dans sa description de la science médiévale4. Au moment où ficin écrit, le sceau est un objet aux usages surtout juridiques et économiques, on s’en sert pour sceller des documents, imprimer la monnaie. La gravure et le livre imprimés ne sont pas encore très présents. Leur invention et usage de plus en plus massif vont changer la nature de la métaphore du sceau. Du temps de ficin, le sceau est d’abord un objet identifiable qui assure une origine, qui en témoigne. Une bulle qui porte le sceau du pape est de ce fait authentifiée. Cette fonction, le sceau l’a gardée jusqu’à nos jours, tel un atavisme bien vivace, le tampon et sa vénération dans nos bureaux en témoignent abondamment. Mais du temps de ficin, ce n’était pas un atavisme. C’est parce que le sceau est un objet unique et très difficile à falsifier que chaque instance du sceau peut témoigner de sa filiation authentique. Or, le seul souci quand on utilise un sceau, c’est précisément d’assurer cette filiation authentique. En témoigner est son seul sens. C’est pourquoi le rapport de la forme (apparaissant à peu près identique dans chaque instance du sceau) à la matrice qui l’imprima lui est essentiel. L’universel in particularibus peut l’être, parce qu’il est causé par un universel supra singularibus.
5L’usage des sceaux, nous l’avons dit, concerne d’abord les documents juridiques et économiques. Le sceau est dans ce sens origine de valeur. Le xve siècle développe d’ailleurs un intérêt tout particulier dans la production des médailles, que l’on pense aux médailles de Pisanello, réalisées au tout début du xve siècle et ornées de portraits qui serviront de modèles aux portraits peints en profil de la première Renaissance par des maîtres comme Pisanello lui-même, Piero della Francesca ou Sandro Botticelli. Le sceau est origine de valeur par le fait d’être source de l’authentification. Ce motif semble être d’une certaine importance dans l’approche de la beauté. Nous avons vu comment, dans le Hippias majeur, la question de la vraie beauté par opposition à une beauté qui ne serait que du faux-semblant est présente et décide même du rejet de la première définition du beau comme πρέπον. Quel statut ficin accordet-il ici à la vérité ? Le beau est objet de désir, ficin le développe amplement dans le De amore. Mais si le désir vise quelque objet, Dieu sait à quel point on peut le leurrer. Le désir vise alors un substitut du prétendu « vrai objet ». Il se pervertit. La perversion peut comporter quelque souffrance, même si elle est la pathologie qui peut le plus s’accommoder de son mal. D’ailleurs on pourrait se demander si la perversion est un mal. Tout dépend de la façon dont on articule le rapport entre désir et vérité, beauté et Être. Si donc le beau est objet de désir, voire peut-être son objet suprême, force est d’admettre qu’il doit aussi être son objet véritable et qu’il a donc trait à l’Être de la façon la plus radicale, par opposition à un paraître qui ne serait que de l’ordre du faux-semblant. Dans la recherche du beau, nous cherchons la « vraie » beauté, sans quoi nous donnons dans la perversion5.
6 Faut-il discuter le statut du pathologique imparti ici à la perversion ? C’est de nos jours un sujet très débattu sur le plan politique. La perversion concerne directement le statut et la nature de la vérité et le rapport entre la beauté et l’Être. Ceux qui critiquent jusqu’en ses termes mêmes le discours sur la « perversion » le font en partie afin de limiter la pression sociale qui pèse sur des activités qui, bien que non nocives, sont réputées perverses. En effet, on ne voit pas bien dans ces contextes en quoi prétendue perversion serait pathologique, dès lors que la souffrance ne semble procéder que de la pression sociale exercée au nom de cette taxinomie. Mais les enjeux changent complètement lorsqu’il s’agit de perversions qui pèsent très lourdement sur la vie quotidienne de larges majorités, par exemple de la perversion fétichiste régissant d’une façon de plus en plus exclusive l’activité économique mondiale. Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir ce point. Qu’il suffise d’avoir pointé l’existence d’une problématique au cœur de laquelle il peut être sensé, voire essentiel, de penser le beau dans son rapport à la vérité.
7C’est en tout cas ce que fait ficin. Si, dans les choses belles, nous désirons ce qui est véritablement beau, la vérité du beau peut très bien se penser à partir du paradigme du sceau. Ce paradigme est bien lié au sujet de la valeur ; et ce sujet semble prendre une nouvelle ampleur au temps de ficin, qui est aussi l’époque où, pour la première fois dans l’histoire, se forme une culture urbaine, comme on dit, précapitaliste, c’est-à-dire dans laquelle la valeur comme entité dont l’essence est de grandir s’installe dans la réalité humaine pendant que naît un art d’une splendeur singulière.
8Mais ficin conçoit le sceau dans un autre cadre théorique. Le sceau, il est vrai, fonde une valeur parmi les hommes ; mais en dernière conséquence, il est relié à Dieu, du moins en tant qu’il est, et d’une façon radicale, authentification de la vérité d’une valeur. C’est pourquoi il est nécessaire d’appuyer l’universel supra singulis sur Dieu lui-même, garant absolu de sa vérité, et d’en faire une species divina, « espèce divine » selon le jargon scolastique que ficin reprend ici6, ou bien « idée ». Le beau est l’objet du désir véritable ; il est donc identifiable, absolu ; il peut être rapproché du bien dans son acception la plus élevée. D’un côté, cette pensée nous assure qu’il y a quelque chose comme « le beau », que le désir ne va pas nulle part ; de l’autre côté, cela l’éloigne de nouveau, puisqu’il paraît se trouver placé supra singularia et près de Dieu. Mais on ne saurait approcher Dieu, en dernière conséquence, sans passer par la mort. Notre rapport au beau passe donc par la mort. C’est pourquoi la philosophie est une longue méditation sur la mort, nous dit ficin. Mais cette méditation mène à une découverte dont la force imaginaire a pu dominer quelques siècles de philosophie : l’illusion d’une immortalité des âmes. En effet, si l’accès au beau véritable, c’est-à-dire à l’objet du désir, ne saurait se faire sans passer par la mort, l’âme doit être immortelle individuellement, étant donné que le désir est assurément individuel7.
9L’immortalité individuelle des âmes est une idée singulièrement splendide avec de nombreuses conséquences performatives sur l’action humaine. Mais comme toute illusion (imaginaire), elle est soumise à la contestation. Elle doit sa splendeur, voire sa beauté singulière, au fait qu’elle établit la promesse de bonheur qu’est la beauté dans sa dimension cosmique et humaine à la fois, sans pour autant la transformer en fétiche. Car même après sa « preuve », l’au-delà de la mort reste l’inconnu radical et indécidable qu’il est. Et la beauté est résolument traitée par ficin comme un phénomène de ce monde. (C’est dire, en revanche, que tout rapport à un objet censé être l’objet complet du désir est fétichiste, fût-il parfaitement réglé par quelque idée que ce soit de la normalité sexuelle. Le rapport non fétichiste et « authentique » au beau reconnaît son caractère paradoxal, c’est-à-dire le fait que cet objet participe d’une dimension de vérité et que, pour cette raison, il ne saurait s’identifier de façon univoque à aucun objet réel8.)
10La situation théorique ainsi circonscrite permet dès maintenant de relever un certain nombre de particularités du beau. Le beau a un rapport essentiel à la vérité et à l’Être. Mais il en est tout aussi essentiellement séparé. Le beau n’est qu’apparence. C’est le paradoxe du πρέπον. L’objet du désir ne saurait être atteint, il se place structuralement au-delà de la vie. Le beau entretient de ce fait un rapport essentiel avec la mort.
11 Mais que dit ficin concrètement sur les quatre définitions du beau par Socrate ? Tout d’abord, il les réduit à trois en traitant χρήσιμον et ὠφέλιμον ensemble sous le titre de l’« utile ». Le πρέπον, ficin le traduit par le decorum : est πρέπον ce qui decet, ce qui est décent, convenable. Dans l’introduction au Hippias, ficin n’en dit pas beaucoup plus de ce premier terme, et il faudra donc se référer à d’autres sources au sujet de cet aspect extrêmement présent dans la théorie du beau à la Renaissance. ficin développe sa pensée entre autres dans le De amore. La théorie du decorum, nous l’avons dit, joue un rôle fondamental dans la théorie de l’art classique. Mais elle a été élaborée au xve siècle en Italie9. La convenance se pense d’abord comme proportion, c’est-à-dire de façon mathématique, et par conséquent musicale. La musique exprime en effet les proportions d’une façon sensible et immédiate. Or ce qui se passe en musique explique l’intérêt de la théorie du decorum et de la proportion pour la compréhension du beau. Lorsqu’on fait résonner deux cordes en même temps dont les longueurs se trouvent dans un rapport mathématique simple, il en résulte une sonorité que les hommes du xve siècle, à en croire leurs témoignages, ressentaient comme harmonieuse. ficin s’est penché sur la théorie de ces proportions dans son commentaire du Timée10. Ici, ficin décrit le plaisir des consonances à partir du paradigme du mélange11. Lorsque la proportion entre deux sons est harmonieuse, ces deux sons commencent à former ensemble une qualité unique et nouvelle dotée d’une douceur et d’une beauté singulières. Comment est-il possible que deux choses se mélangent avec autant de facilité et aussi parfaitement ? Quand on mélange des liquides, il faut qu’ils soient purs et qu’ils ne contiennent aucune « crassitudo », aucune épaisseur, et c’est la même chose pour les sons. C’est pourquoi, d’ailleurs, ceux-ci peuvent accéder à un mélange plus parfait que les liquides. Les liquides sont des corps faits de matière, mais les sons n’ont d’existence que « spirituelle ». Ce qui est spirituel ne contient aucune crassitudo matérielle. Le mélange entre les sons peut donc être parfait. Mais pour cela, il faut que la proportion soit très simple et pure à son tour. Pour que les sons se mélangent bien, il faut que les cordes soient parfaitement accordées, etc.
12Toute la rhétorique de la pureté, de la proportion, de l’unité du mélange, de l’opposition à toute épaisseur, opacité, etc., tend à établir ce que j’appellerais volontiers le principe de la trans-apparence. Du moment que les membres du mélange, de la proportion, de l’ensemble harmonieux entrent dans le decorum qui n’est rien d’autre, justement, que la proportion juste, ils forment une unité qui ne saurait se réduire à ses parties et qui, par conséquent, les dépasse. C’est elle qui est proprement belle. Pour être une apparition de la beauté, il semble néanmoins nécessaire que l’unité apparaisse à travers une composition et proportion entre éléments multiples, car le son tout seul et sans rapport proportionnel à quelque autre son ne saurait provoquer l’expérience du beau. La multiplicité des termes entre lesquels la proportion s’établit est donc un moment irréductible du beau. Cette multiplicité n’est convoquée que pour disparaître ensuite ; et l’événement de la beauté est possible justement dans sa disparition. On se demande alors à quoi elle peut bien servir, cette multiplicité, si le beau ne se produit qu’au moment de sa disparition. À cette question, ficin répond par l’observation suivante : la multiplicité qui disparaît dans l’unité produit un type nouveau d’unité, à savoir une unité transapparente, unité à travers laquelle quelque chose peut transparaître. Et il est des objets à travers lesquels, lorsqu’ils sont dûment proportionnés, la beauté trans-apparaît. Mais elle ne transapparaît pas à travers n’importe quelle proportion. C’est pourquoi il y a toute une science des proportions. Cette science s’est formée d’abord au sein de la théorie musicale, mais elle joue aussi un grand rôle dans la théorie des couleurs à partir du xiiie siècle, et dans la théorie de la peinture depuis Alberti, qui propose le premier canon des proportions du corps humain depuis Vitruve, suivi d’une littérature extrêmement riche12.
13Selon ficin, le decorum n’est donc rien d’autre que la juste proportion qui rend un composé transparent à l’apparition et à la trans-apparence de la beauté. Celle-ci n’est donc pas identique ni à la proportion ni au decorum. Elle ne saurait être quelque chose de composé. Mais il est impossible d’accéder à la beauté sans passer par la multiplicité de quelque médium dont la seule fonction est de disparaître dans la pureté et la transparence d’une unité obtenue grâce à quelque proportion parfaite. Le beau est donc toujours quelque chose qui trans-apparaît : apparence. Ceci pose la question du rapport entre Être et paraître dans la beauté, rapport assurément problématique. Mais le problème de ce rapport semble être structural pour l’expérience de la beauté. Il permet de la distinguer du fétichisme, et permet de comprendre la genèse de ce dernier. Le fétichisme confond la beauté avec son médium.
14Le decorum, ficin le précisera plus tard, concerne en particulier les sens, et la beauté en tant qu’elle concerne uniquement les sens. La tripartition que ficin donne à son résumé, réduisant le nombre de définitions proposées par Socrate de quatre à trois, permet de les faire chacune correspondre précisément à une « faculté de l’âme » différente. Dans le domaine du sensible, le fondement de toute beauté serait donc la transparence dans le sens ici précisé. L’utile, en revanche, concerne l’entendement, ratio.
15Du point de vue de la ratio, ficin définit le beau comme ordo, ordre, et il confond sous ce vocable l’« utile » et le « décent ». C’est la même chose que le decorum, à ceci près que si le decorum est la proportion considérée en ce qu’elle unifie un médium sensible pour le rendre transparent à la transapparition de la beauté, l’« ordre » est cette proportion elle-même. Et il n’y a que la raison qui puisse saisir une proportion en tant que telle : la proportion, c’est-à-dire la relation mathématique, étant un objet purement rationnel. Dans la réfutation de cette définition, ficin souligne que le beau serait alors potentia et non point actus. Ceci est une conséquence des développements qui précèdent. Si l’essence de la belle proportion est de laisser trans-apparaître le rayon de la beauté, force est d’admettre qu’elle n’est pas belle en elle-même et qu’elle ne constitue que la possibilité de la beauté, tout comme le médium transparent n’est que la possibilité d’une propagation de la lumière dont tout le monde savait, du temps de ficin, qu’elle est l’acte du médium transparent. ficin critique tous ceux qui croient pouvoir fixer la beauté comme qualité propre, mesurable et identifiable de façon univoque dans quelque donné que ce soit. La beauté n’est pas une qualité d’objet.
16Si ficin reconnaît dans la dernière définition du beau selon Socrate la ratio mentis, donc la définition vraie et concluante, on pourrait croire qu’il souscrit finalement aux illusions de l’esthétique du xviiie siècle. Il n’en est rien. Ici, ficin définit le beau en ces termes : « pulchrum esse gratiam quandam : quae animam/per mentem/visum : & auditum movet & allicit13 » : le beau est une certaine grâce qui meut et attire l’âme/par l’esprit/et la vue : et l’ouïe. – ficin explique que vu la présomption d’Hippias le sophiste, Socrate ne peut lui livrer tout le mystère de la beauté et qu’il faut donc puiser dans le Banquet et le Phèdre pour compléter l’enseignement du présent dialogue. Mais, au fond, tous les éléments sont rassemblés pour nous permettre d’accéder à cette définition suprême. Le beau est une grâce. Qu’est-ce à dire ? Cette phrase rappelle un mot de Kant qui semble dire la même chose dans la Critique de la faculté de juger. Le beau, écrit-il, est une grâce de la nature, étant donné qu’aucune loi, qu’aucune nécessité, n’impose son existence. La beauté est une contingence. La beauté nous apparaît comme une grâce de la nature. Lorsqu’on reçoit une grâce (Gnade, Gabe), on peut rendre grâce (Dank). Mais il est évidemment inutile de rendre grâce à la nature, la nature (natura naturans) est tout au plus une figure allégorique ; et si Kant interprète la beauté comme une grâce de la nature, il le fait par métaphore. Mais dans le texte de ficin, la beauté apparaît intrinsèquement comme une grâce, un don, comme quelque chose qui attire et qui éveille l’amour (allicit). Wir danken die Schönheit.
17Cette beauté pour laquelle nous rendons grâce, elle nous vient de Dieu. C’est pourquoi l’expérience de la beauté a une valeur proprement théologique dont ficin explique les ressorts dans son commentaire du Banquet. Il est inévitable dans ce contexte d’attribuer la beauté à Dieu lui-même, et d’une façon qui diffère radicalement du decorum et de l’ordre. Alors que la beauté au sens du decorum et de l’ordre était basée sur une différence (une multiplicité qui, au fond, fait obstacle à l’apparition du beau, mais qui le laisse trans-apparaître grâce à quelque proportion) et qu’elle sera donc apparence seulement, la beauté de Dieu est tout Une et tout être. De ce fait, en revanche, on perd tout critère pour la reconnaître, car en fin de compte la belle proportion permettait de reconnaître par quelque propriété ce qui est beau. La beauté divine ne saurait plus du tout être déterminée. Si donc ficin semble d’une certaine façon hypostasier le beauté en indiquant son être divin, cette hypostase se retire tout aussitôt. L’expérience de la beauté dans sa trans-apparence devient ainsi une expérience vivante de la transcendance, dans laquelle l’énigme du Dieu chrétien se révèle en dehors des seuls textes.
18Par la grâce, ficin traduit le ἡδὺ διὰ τῆς ἀκοῆς καὶ τῆς ὄψεως. Manifestement, nous sommes à mille lieues de l’« esthétique » du xviiie siècle et de son insistance sur la typologie des plaisirs des sens. Mais au fond, ficin n’a-t-il pas, bien mieux que ses successeurs, saisi un aspect du texte platonicien qui échappe même à ses lecteurs modernes les plus autorisés ? Si nous pensons, en effet, l’ὠφέλιμον à partir de la Hilfe et le ἡδὺ διὰ τῆς ἀκοῆς καὶ τῆς ὄψεως à partir de la τέρψις et du Trost, le beau apparaît intrinsèquement comme grâce et don, comme ce qui s’accorde bienveillant dans le retrait radical. Ce retrait radical, ficin le marque par la mort dont nous avons vu la fonction pour la constitution du beau. Pour Platon aussi, le beau est un don : gratia profecto pulchritudo est14. Il est même le don par excellence. Le beau est le don qui répond à l’urgence de la vie : Das Schöne wendet die Not des Lebens. Et ce serait l’endroit pour poser la question du rapport entre la beauté, le don et la vie15. Si dans le don de beauté quelque chose se retire structuralement, constituant un au-delà radical, il n’en est pas moins capable d’une démesure qui peut le rendre parfaitement mortel. Cette démesure possible se remarque encore dans l’exubérance de la splendeur du πρέπον et du λάμπρον ; la beauté peut embraser celui qui recevrait son don. Nous avons du mal aujourd’hui à seulement concevoir un embrasement par la beauté, mais la possibilité en est attestée dans l’histoire16.
19Dans l’esthétique classique du xviie siècle, la grâce devient un terme très important, après quelque prémisse dans l’esthétique du xvie siècle. Il ne s’agit pourtant pas du tout de la même chose que chez ficin, malgré une similitude superficielle. La grâce du xviie siècle est un effet théorique17. Après l’échec des canons divers et variés de la bonne proportion du xvie siècle, on est obligé d’admettre que rien ne peut assurer la beauté et que celle-ci nécessite un certain non so ché supplémentaire pour se produire. Ce non so ché, on peut l’interpréter comme l’expression du don exubérant de la beauté en tant qu’il peut s’accorder à travers telle œuvre composée selon les règles de la symétrie (la belle mesure) et dès lors apparaître comme ce surplus dont la théorie ne saurait rendre compte. Mais les auteurs la conçoivent plutôt comme quelque supplément matériellement présent dans les œuvres des grands et qu’il est tout simplement trop difficile de rendre par des mots. Mais plutôt que de dessiner la ligne de partage qui distingue la théorie du beau exposée par ficin de ses trivialisations du xviie siècle, je voudrais présenter pour terminer la façon dont ficin conçoit et décrit la voie de cette grâce qui s’accorde et qui s’appelle la beauté.
20 L’on comprendra, donc, pourquoi nous ne suivrons pas Beierwaltes dans sa traduction de gratia comme « Anmut18 ». « Anmut » est un terme promu par Schiller, par exemple, qui traduit la grâce des théoriciens français des xviie et xviiie siècles reprise de la grazia des Italiens du xvie siècle, laquelle s’appuie notamment sur ficin, le tout relu par Schiller avec une naïveté que l’on pourrait qualifier de méthodique. Si la gratia ficinienne était Anmut, il s’agirait d’une qualité « indicible » que Dieu nous accorde gracieusement19. Et ce beau-là, on l’identifiera d’autant plus facilement au bien qu’il provient directement de Dieu et s’identifie éventuellement à lui. On voit donc que l’hypostase du beau prépare et rend possible son identification au bien. Par contre, elle voile le rapport essentiel du beau au don. Si la beauté est grâce pour ficin, elle l’est parce qu’elle est structuralement le visage bienveillant du don. Mais cette figure de la beauté se présente différemment chez Platon et chez ficin. Notre interprétation de Platon le montre, le beau platonicien est ce qui se produit comme la face bienveillante du don fondamental. La beauté apparaît à travers ce don en tant qu’il est le don fondamental ; et l’on ne saurait lui attribuer d’autres qualités, ni le ramener à quelque cause première et pleine, que ce soit le bien ou quelque dieu. ficin reproduit ce mouvement en lui donnant pourtant une couleur différente (qui le transforme en profondeur). Il s’agit donc enfin de pointer ce changement, tâche délicate puisque située à l’endroit précis de nombreux malentendus et contre-sens.
21Il ne suffit pas de dire que le changement opéré par ficin est de nature théologique et chrétienne. Nous venons de souligner que Beierwaltes hypostasie la beauté telle qu’elle apparaît chez ficin, interprète de Platon et de Plotin, lorsqu’il interprète la gratia comme Anmut, interprétation qui méconnaît la dimension essentielle du don. Nous avons précisé que la référence à la Gnade (l’autre sens du mot grâce) n’y remédie point. En effet, la beauté n’est grâce, selon Beierwaltes, que parce qu’elle est accordée aux hommes par la libéralité divine ; mais il n’est pas précisé que cette libéralité et cette grâce constituent proprement la structure du beau en lui-même. Ce qui apparaît donc au premier regard comme un défaut de l’interprétation de Beierwaltes s’avère néanmoins comme un accident qui pointe quelque chose de fort réel, un événement historique appartenant à l’histoire structurale de la beauté. Car il n’y a pas de doute, ficin tend lui-même à l’hypostase du beau. C’est d’ailleurs une tendance générale dans son œuvre et dans le néoplatonisme par lui inspiré, celui de la Renaissance. Ce néoplatonisme hypostasie les idées, il hypostasie leurs influences et forces ; il est porté vers une pensée médicale de la nature, où ces influences figurent comme autant de « réalités » aux « effets » notamment médicinaux multiples, bref comme des arcanes20. Cette hypostase montre des comportements théoriques très particuliers, et il serait fort naïf de croire qu’on puisse les écarter sans autre forme de procès du réservoir des idées philosophiquement fécondes en Occident. On pourrait même formuler l’hypothèse selon laquelle la pensée des arcanes et des qualités occultes fut la condition nécessaire à la naissance des sciences modernes basées sur la modélisation. Mais ce n’est pas notre sujet ici.
22Notre sujet est de montrer en quoi l’interprétation ficinienne, tout en permettant de saisir certains aspects essentiels de l’approche de Platon, amène un déplacement profond. Ce déplacement est lié à une certaine façon d’hypostasier le beau pensé comme grâce. Cette hypostase est liée au fait que le beau apparaît ici non pas tout simplement comme don, mais comme don d’un dieu, du dieu chrétien. Ce qui est donné dans ce don est beau en soi. Il comporte dès lors une dimension imaginaire irréductible. C’est dire que le beau en soi, en tant que tel, est imaginaire, apparence, et non pas un Être plein, ce qui n’est rien d’autre qu’une application de l’analyse platonicienne du πρέπον. Poser un beau en soi, cela fait image. Quelle image, demandera-t-on ? Le propre de l’image, c’est qu’on ne peut pas la dire ; il faut la montrer. Mais on ne peut montrer une image sans qu’elle ne se montre ; il faut bien que quelque chose vienne répondre à l’acte de la monstration. Où nous tourner ? Il faudrait sans doute se tourner vers des images du temps de ficin, vers Botticelli, par exemple, comme on a coutume de le faire dans ce contexte depuis les travaux de Gombrich et de Wind21, référence reprise par Beierwaltes. Mais aucune de ces contributions n’a pu jusqu’à ce jour rendre compte du fonctionnement spécifique de la beauté dans ce genre de peinture.
23Nous allons tenter de remédier à ce manque par une intervention qui ne saurait être que provisoire, mais qui peut du moins indiquer le chemin par lequel une réponse pourrait un jour apparaître. Pour ce faire, nous partirons encore une fois du texte de ficin afin d’en saisir la teneur proprement imaginaire. Ceci nourrira nos remarques sur la peinture qui se développe singulièrement à florence pendant que ficin réside à Carreggi. Qu’il suffise de citer un court passage sur les « voluptés » de la beauté. « Sin autem optimas id est innoxias : faciles : spiritales : lucentes : vitalesque, ut ita dixerim, exposueris [scil. eas voluptates], veri compos efficieris. Nam pulchritudo nihil aliud est quam summi boni splendor, fulgens in iis quae oculis, auribus, mente, percipiuntur, perque illa ad ipsum bonum, visum, auditum, mentemque convertens. Quo fit ut pulchritudo circulus quidam divinae lucis existat a bono manans, in bono residens : per bonum & ad bonum sempiterne reflexus22. »
24L’interprétation de ce passage nous oblige, afin de ne pas trop nous étendre, à nous référer à d’autres travaux déjà publiés23. Dans la citation, il est question d’abord des voluptés particulières liées au beau ; elles sont, nous dit ficin, « optimas id est innoxias : faciles : spiritales : lucentes : vitalesque », très bien et innocentes, et cela veut dire, précise-t-il, faciles, spirituelles, lumineuses et vitales. Le meilleur ne saurait nuire, en effet. Le nuisible est le contraire du facile, spirituel, lumineux et vital : il est le difficile, qui est aussi lourd, parce que matériel et opaque. La vie est la quintessence de ce qui luit dans la légèreté toute spirituelle et donc transparente à elle-même. En effet, pour ficin, la luminosité n’est qu’un degré supérieur de la transparence, son actuosité, celui où la transparence s’active et se constitue dès lors comme sujet et substance, comme quelque chose qui serait par soi-même24. Cette précision explique pourquoi ficin peut poursuivre en disant que la beauté est splendeur.
25 Mais cette splendeur, qu’est-ce dans la peinture ? La peinture permet-elle de la montrer ? Il me semble que oui, et d’une façon sensationnelle. J’ai tenté de montrer la splendeur comme structure de la couleur dorée telle qu’elle est utilisée, ou plutôt suggérée seulement dans l’atmosphère générale qui enveloppe tout être, mais surtout celles et ceux qui comme nous se trouvent posés à une place sur le pavement fondamental de la peinture en perspective du xve siècle25. L’or est splendeur. L’or remplit l’espace pictural dans son ensemble et y établit la matinité la plus matinale et le Jour fondamental où tout homme est toujours déjà reconnu là où il est dans ce que j’appellerais volontiers son « honneur ontologique ». L’or participe de la concordance trinitaire qui englobe les couleurs blanche (pour le pavement et la clarté transparente générale), bleue (pour le ciel, la couleur par excellence transapparente) et dorée, concordance chromatique qui régit dans son ensemble le chromatisme dans la peinture de la Renaissance.
26De cette splendeur ficin dit ceci : « splendor, fulgens in iis quae oculis, auribus, mente, percipiuntur », à savoir qu’elle reluit dans tout ce qui s’aperçoit par les yeux, les oreilles et l’esprit. La splendeur reluit dans les choses, elle les traverse ; les choses sont dans ce sens transparentes. Ceci correspond très littéralement à la façon dont apparaissent les couleurs dans cette même peinture : elle semble transparente, intérieurement, intrinsèquement transparente. C’est ce qui s’observe au plus haut point dans la couleur bleue, celle des manteaux de Marie peints par Fra Angelico, par exemple. Cette couleur est intrinsèquement transparente, elle donne vue sur elle-même en tant qu’elle est aussi trans-apparente. Toute la tradition médiévale enseigne d’ailleurs que la couleur est fondamentalement transparente, qu’elle ne saurait naître que dans un corps transparent, tel qu’on l’observe dans les pierres précieuses, par exemple26. Donc, la splendeur refulget in iis quae oculis percipiuntur.
27Cette beauté donc, poursuit ficin, est essentiellement un cercle : « Quo fit ut pulchritudo circulus quidam divinae lucis existat », un certain cercle de la lumière divine. Il se réfère ici à l’enseignement de Plotin. Le beau est cercle, parce qu’il existe dans un mouvement réflexif, celui qui provient du bien (« a bono manans ») et qui retourne, par le bien (« per bonum »), dans le bien (« ad bonum »), qui est donc « reflux ». Mais si le beau est reflux, réflexivité, il s’effectue dans quelque conscience, c’est-à-dire dans le mouvement de l’amour qui reçoit l’appel du beau, se fait attirer (« allicitur ») et tend enfin à s’unir au bien dans quelque chose qui est « vision de Dieu » dans laquelle différence et unité coexistent27. Le cercle figure donc ici comme métaphore d’un rapport logique (réflexivité), métaphore dont on connaît la fortune postérieure chez Hegel, par exemple. Mais dire qu’une expression a une valeur métaphorique n’est pas toujours utile pour comprendre ce dont il est question ; et il me semble notamment très évident que la métaphore du cercle chez ficin et chez Hegel n’a pas du tout la même valeur ni le même sens. Probablement ne savons-nous toujours pas ce que c’est qu’une métaphore, c’est-à-dire un « pas-de-sens » pour reprendre l’expression de Lacan.
28Afin de faire un pas de plus dans la compréhension de la métaphore et de la façon dont elle produit du sens, il faut nous pencher un moment encore sur la teneur imaginaire du discours du cercle, tel qu’il advient dans le texte de ficin. Et nous le ferons en nous tournant enfin vers l’imagerie de l’époque de ficin. Du point de vue de la méthode, il est en effet prudent de travailler l’imaginaire d’un texte à partir de l’imagerie de son époque, étant donné que rien ne nous assure que l’image soit un phénomène constant, définissable de façon univoque et universelle une fois pour toutes. Or, ficin parle bien d’un cercle, métaphore de la réflexivité d’un mouvement de médiation du bien avec lui-même, mais ce cercle est cercle de la lumière divine, autre métaphore. De cette lumière divine, ficin dit dans le De sole et lumine, qu’elle nous parvient, atténuée et obscurcie pour être soutenable à nos yeux, à travers le soleil. Cette dérivation, il faut la prendre au pied de la lettre ; car, nous l’avons souligné, le rapport de l’idée à la chose, il faut l’entendre comme un rapport d’émanation réelle, et dans ce sens la lumière divine produit le soleil et trans-apparaît à travers lui dans l’ici-bas de cette terre. C’est une formule éminemment sublime que de dire que le soleil est ombre par rapport à la lumière divine et de l’entendre d’une façon non point métaphorique mais littérale28. Si nous nous tournons enfin vers la peinture, nous pouvons donner relief et profondeur à cette littéralité29.
29Carlo Braccesco a peint une annonciation où l’on voit provenir l’ange Gabriel d’un disque doré renversé et vu en perspective qui ne figure rien d’autre que le soleil lui-même, image rare et curieuse qui illustre fort bien notre propos. Mais pour saisir sa portée imaginaire, il faut encore établir le rapport précis que cette image occasionnelle et rare entretient avec la géométrie de l’univers et la fonction de ce que j’appelle le disque zénithal dans la peinture de la Renaissance30.
30Je résume. L’espace pictural à la Renaissance ne se construit pas, comme on le lit couramment, à partir du point de fuite, mais à partir de la ligne d’horizon qui limite le « pavement », plaine parfaitement horizontale et formée par un échiquier sur lequel on place toutes les figures, architectures et objets. La géométrie du ciel et de l’univers est ensuite construite par rapport à cette ligne, qui montre des caractéristiques géométriques très particulières. En effet, c’est une ligne parfaitement droite et pourtant courbe à la fois, à peu près de la même façon que Nicolas de Cuse l’explique dans la coincidentia oppositorum31. Qu’elle soit bien droite, c’est évident au premier coup d’œil. C’est même une droite infinie, puisqu’elle ne s’arrête nulle part. Elle excède l’angle de vision. Si l’on veut la suivre du regard au-delà de notre angle de vision, il faut se tourner. Mais à force de nous tourner autour de nous-même, nous dessinons un cercle complet et regagnons le début de cette ligne droite. Force est d’admettre qu’elle est courbe et droite en même temps.
31Or, l’univers est formé de cercles, voire de sphères concentriques, dont la plus petite est la Terre, pourtant immense, et que personne n’a jamais parcourue d’un bout à l’autre. Quand on veut figurer ces sphères qui se superposent dans une image basée sur la ligne d’horizon, il faut introduire des distinctions dans le ciel. On distingue normalement sept sphères planétaires plus la sphère des étoiles fixes ; mais lorsqu’on représente le ciel dans sa dimension divine, il faut ajouter au moins une neuvième zone, celle de l’empyrée. La cosmologie théologique connaît des versions plus compliquées du ciel au-dessus des étoiles fixes, mais la peinture s’est orientée la plupart du temps vers un système à neuf sphères tout compris, simplifié en trois sphères (3=9÷3), figurées par trois lignes horizontales superposées et parallèles à la ligne horizontale fondamentale, limite du « pavement ». Que l’on ne s’y méprenne pas : ces trois sphères, on ne les voit que très rarement exécutées de façon explicite et univoque, et il faut un peu d’expérience pour pouvoir retrouver cette structure partout où les artistes ont représenté des ciels ouverts. Pour l’instant, imaginons un horizon tout droit qui délimite le pavement, et dessinons trois autres lignes droites au-dessus de lui à une distance large et commode, de façon à ce que la parallèle la plus élevée ne soit plus visible pour qui regarde droit devant soi. Pour apercevoir cette ligne, on sera forcé de lever la tête. Imaginons maintenant un regardant, qui pour voir la ligne la plus élevée se coucherait par terre et regarderait tout droit dans le ciel. Il l’apercevrait dès lors sous la forme d’un cercle. Cette forme circulaire, je l’appelle le disque zénithal. Une seule et même ligne peut donc apparaître tantôt comme droite, tantôt comme courbe. La courbe zénithale peut être une ligne parallèle à la droite de l’horizon et néanmoins s’en distinguer par le fait d’être courbe. Si le disque zénithal semble d’ailleurs d’une taille réduite par rapport à la ligne d’horizon elle-même, l’impression nous trompe évidemment. Il est clair que ce même cercle apparaîtra dans le zénith pour quiconque le regardera à partir de n’importe quel endroit sur la Terre, à peu près de la même manière que le Soleil, qui ne semble pas changer de position lorsqu’on se déplace. Plus un cercle est élevé et plus il sera grand en soi, quand bien même il semblerait plus petit vu d’en bas. Ceci étant dit, il faut toujours garder présent le fait que les distances sur terre sont telles (et l’étaient beaucoup plus encore à l’époque dont il est question ici) que les variations minimes observables à cause de la sphéricité de la terre constituent une quantité négligeable.
32Or, je ne prétends pas que les trois horizontales parallèles apparaissent explicitement dans la construction des espaces picturaux à la Renaissance, mais que pourtant le disque zénithal est une structure de l’espace pictural à la Renaissance, et qu’en tant que tel, il est toujours et partout présent dès lors que s’ouvre quelque part un espace pictural, même si, bien entendu, il se trouve d’abord fondamentalement en dehors du champ de vision. Cela ne l’empêche pas de régir toute l’économie de la construction spatiale à la Renaissance, et même de faire apparition de temps à autre. C’est ce qui arrive à chaque fois que le ciel s’ouvre et que l’on y voit quelque événement sacré. Ainsi, dans le Couronnement de la Vierge de Botticelli (Offices), nous regardons dans une zone dorée qui s’ouvre au-dessus d’une ronde d’anges. Cette zone dorée entretient un rapport spatial très curieux avec les saints au premier plan dont Jean semble seul voir quelque chose. Pourrait-on indiquer avec exactitude la relation spatiale, la distance précise entre Jean et les personnages divins ? Certainement pas. L’ouverture dorée dans laquelle apparaissent Dieu et la Madone est à la fois bien visible pour saint Jean et pourtant en même temps d’une taille incommensurable. Elle domine l’espace pictural dans son ensemble. C’est dire que du point de vue de la géométrie de l’espace pictural, elle se comporte exactement comme on l’attendrait du disque zénithal. Nous dirons donc que la sphère dorée dans laquelle se présente le couple divin est un disque zénithal déplacé. Le déplacement du disque zénithal est le principe de la géométrie de toutes ces apparitions divines, que ce soit celle de Dieu le Père ou du Saint-Esprit dans la Disputà de Raphaël, celle de la Trinité dans le retable de Francesco Granacci à Santo Spirito à florence32, ou celle du Saint-Esprit dans le Baptême du Christ de Francesco Francia à Dresde.
33Mais il y a beaucoup de tableaux qui ne possèdent aucun disque zénithal « déplacé ». Ceux-là gardent néanmoins un rapport structural avec la géométrie de ce disque, dans la mesure où ces tableaux montrent encore la dorure générale dont il a été question plus haut. La dorure fondamentale qui traverse et remplit les espaces picturaux à la Renaissance est profondément ancrée dans la géométrie du disque zénithal. Nous avons vu plus haut que ce disque se trouve toujours dans le zénith, indépendamment du lieu que l’on occupe sur le pavement. Or, le fait de se trouver au milieu de l’or général, de le respirer, assure la reconnaissance ontologique dont jouissent les hommes du simple fait d’être là où ils sont. Ce caractère est dû au fait que chaque homme se trouve expressément au centre de l’univers, sans pour autant devoir disputer cette place aux autres. Ce paradoxe est très brillamment exposé par Nicolas de Cuse dans le De visione dei, où il nous explique, à l’aide de l’exemple d’une vera eicon, qu’un portrait peint peut fixer chaque regardant à la fois, où qu’il se place devant l’image33.
34Pour saisir la spécificité des espaces picturaux à la Renaissance, il est donc essentiel de saisir à chaque fois position et mise en image du disque zénithal, qu’il soit expressément visible grâce à quelque déplacement ou non. Mais voici où je voudrais en venir avec ce détour : si ficin parle d’un cercle de la lumière divine, cette « métaphore » convoque toute une teneur imaginaire cernable à partir de la peinture. Je ne dis pas qu’il se réfère ici au phénomène du disque zénithal tel que je viens de le montrer, mais je dis bien qu’il se réfère au même imaginaire qui a régi la constitution des espaces picturaux pendant plus d’un siècle. Ceci enrichit notre compréhension du discours ficinien d’une façon conséquente et devrait nous rendre prudents quant aux rapprochements avec la pensée antique que ficin convoque et interprète.
35Car, si d’après Socrate dans le Hippias majeur, les ποικίλματα nous consolent (τέρψουσι, « trösten »), le plaisir de cette douceur ne s’appuiera certainement pas sur le même type d’imaginaire que celui que nous venons d’entrevoir dans les espaces picturaux de la Renaissance.
Notes de bas de page
1 Marsilio ficino, Platonis Opera, Paris, Johannes Parvus, Jodocus Badius, 1518, fol. XLIIr-XLIIIr.
2 Le De amore, commentaire du Banquet, reste un des traités les plus influents sur le sujet durant toute la Renaissance.
3 Paul Oskar Kristeller, Die Philosophie des Marsilio ficino, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1972 ; Werner Beierwaltes, « Marsilio ficinos Theorie des Schönen im Kontext des Platonismus », dans Id., Fußnoten zu Plato, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2011, p. 231-278, une introduction magistrale à la problématique.
4 Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 32-59 ; Jakob Böhme, De signatura rerum, oder von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen (1622), dans Sämtliche Schriften. Faksimile-Neudruck der Ausgabe von 1730, éd. par Will-Erich Peuckert, Stuttgart, Frommann und Holzboog, 1957, vol. 6.
5 Nous atteignons ici une problématique plus générale et fort difficile à manier. L’objet du désir, pourquoi au fond faut-il le concevoir sous la forme de l’Être ? Notons d’abord que le désir aussi peut être leurré et qu’il peut donc y avoir quelque chose comme un substitut, un faux, que par conséquent, on peut concevoir un objet véritable du désir qui de ce fait appartiendra à l’ordre de l’Être-en-soi (Ansichsein) parce qu’il répond au désir non pas seulement par rapport à mon fantasme privé, mais absolument. C’est dans ce sens que Schelling entend l’argument platonicien et, partant, cette expression foncièrement allemande de l’en-soi (An sich) dont il prétend, contre Kant à ce qu’il semble, que le seul but de la philosophie est de le connaître (Schelling, « Geschichte der neueren Philosophie », dans Schellings Werke, V, éd. par M. Schröter, Munich, Beck, 1957, p. 151-153). De là, on pourrait être tenté de questionner ce que la langue dit de l’Être dans son rapport au désir. Que l’Être lui-même peut apparaître dans cette position énigmatique d’objet du désir, voilà qui ne semble guère douteux au regard de la Seinsfrage, telle que Heidegger la pose dans Sein und Zeit, à savoir la fracture (« Frage » béante et perplexité devant une différence désignée comme « ontologique »), qui implique question et quête – du Sein. Le rapport entre les pensées de langue allemande et française tout particulièrement mériterait une étude approfondie en partant des correspondances et similitudes fortuites en apparence seulement entre les mots par lequels ces deux langues désignent ce dont il s’agit en l’occurrence.
6 Leen Spruit, Species intelligibilis, 1, Classical Roots and Medieval Discussions, Leyde, Brill, 1994.
7 Si le désir est individuel, l’intellect ne l’est peut-être pas, puisqu’il participe, selon la doctrine dominante au xve siècle, celle d’Averroès, de la mens unica et doit ses succès précisément à cette participation.
8 La terminologie de l’authenticité ne saurait être autre chose ici qu’un pis-aller. À bien comprendre le développement qui précède, ce pis-aller s’y trouve déjà critiqué. Mais pour faire mieux, il faudrait à ce point une réflexion plus poussée sur la nature de la vérité et sa dialectique, problème que nous avons tenté ici d’esquiver. – Les présents développements concernent d’ailleurs ce que l’on appelle, en psychanalyse, la « sublimation ».
9 Sur la notion de decorum, on consultera l’étude classique de Rensselaer Wright Lee, « Ut pictura poesis : The Humanistic Theory of Painting », The Art Bulletin, 22, 1940, p. 197-269, notamment le chapitre sur la convenance. Voir aussi Brian Vickers, Theorie der Praxis : Leon Battista Alberti als Humanist und Theoretiker der Bildenden Künste, Berlin, Akademie, 1999, p. 53- 55. Ce terme généralement méconnu n’est pas traité dans le Vocabulaire d’esthétique d’Étienne Souriau, Paris, Puf, 1990.
10 Marsilio ficino, In Timaeum, chap. 17 et suiv., en particulier chap. 30-32 pour l’interprétation des proportions harmoniques.
11 Ibid., chap. 31.
12 Le rapport entre transparence et transapparence me semble mieux qu’autre chose rendre compte de la présence du beau dans la symétrie (concinnitas, symmetria, commensuratio). Si Beierwaltes souligne avant tout l’effet unifiant, organisant du beau, il reserre les liens avec Plotin. Mais on perd une partie de la teneur imaginaire de la conception ficinienne.
13 Marsilio ficino, Argumentum in Hippiam, op. cit., fol. XLIIIr.
14 Ibid., fol. XLIIv.
15 Cette question, je compte la poser et la développer à une autre occasion. Pour l’instant, il suffit de saisir que la nécessité à laquelle répond la beauté est spécifiquement une nécessité, c’est-à-dire eine Not, de la vie, que cette nécessité, tout en ayant un rapport articulé avec la modalité logique du même nom, ne saurait être confondue avec elle et que la structure logique du concept de vie est encore loin d’avoir été relevée.
16 Hölderlin frappé par Apollon à Bordeaux.
17 Voir Bruno Haas, « La méconnaissance du dessin comme fondement d’un discours sur l’art », Nouvelle Revue d’esthétique, 4, 2009, p. 29-40.
18 Werner Beierwaltes, « Marsilio ficinos Theorie des Schönen im Kontext des Platonismus », art. cité, spécialement p. 255, note 56.
19 Beierwaltes rapproche plus loin gratia de la grâce au sens chrétien (Gnade). Mais sa formulation montre bien que la structure du don ne lui semble pas appartenir structuralement au beau en lui-même. Pour Beierwaltes, la beauté est don pour la simple raison que Dieu nous la donne : « ein frei gegebenes Geschenk des sich aufgrund seiner Gutheit entäußernden Gottes », ibId., p. 256, trivialisation patente que l’auteur dote ensuite d’une dimension théologique (amour du beau = amour de Dieu) qui certainement ne manque pas dans le texte de ficin, mais dont la valeur et le sens sont ainsi annulés d’avance.
20 Sur les arcanes, voir Frances Amelia Yates, The Art of Memory, Londres, Routledge, 1966 ; Id., Lull and Bruno. Collected Essays, Londres, Routledge, 1982 ; Daniel Pickering Walker, Spiritual and Demonic Magic from ficino to Campanella, Londres, Warburg Institute, 1958 ; August Buck (dir.), Die okkulten Wissenschaften in der Renaissance, Wiesbaden, Harrassowitz, 1992 ; Walter Pagel, Paracelsus : An Introduction to Philosophical Medecine in the Era of the Renaissance, Bâle, Karger, 1982.
21 Ernst Gombrich, Edgar Wind, Pagan Mysteries in the Renaissance, Londres, Faber and Faber, 1958.
22 Marsilio ficino, Argumentum in Hippiam, op. cit., fol. XLIIv. Traduction : « Mais si tu les [les voluptés de la beauté] exposes comme très-bonnes, c’est-à-dire comme innocentes : faciles : spirituelles : lumineuses : vitales, pour ainsi dire, tu deviendras compagnon dans la vérité. Car la beauté n’est rien d’autre que la splendeur du bien qui brille dans les choses qui s’aperçoivent par les yeux, par les oreilles et par l’esprit, et par laquelle la vue, l’ouïe et l’esprit se convertissent au bien lui-même. Par où se fait que la beauté existe comme le cercle de la lumière divine, émanant du bien et résidant dans le bien : par le bien éternellement réfléchi dans le bien. »
23 Bruno Haas, Die ikonischen Situationen, op. cit., ici p. 118-135.
24 Voir Marsilio ficino, De lumine et sole.
25 Sur le pavement, voir Bruno Haas, Die ikonischen Situationen, op. cit., p. 108-118.
26 Voir Bruno Haas, Histoire des systèmes chromatiques, en préparation.
27 L’on se reportera, pour un exposé plus détaillé du rapport entre beau et conscience à partir de Plotin, à l’étude citée de Werner Beierwaltes (« Marsilio ficinos Theorie des Schönen im Kontext des Platonismus », art. cité, p. 255, note 56).
28 Voir, par exemple, De sole, chap. VIII : « [Plato] arbitratus quousque est Solem esse perspicuam Dei statuam in hoc templo mundano ab ipso Deo positam intuentium ubique praeceteris admirandam. Hunc veteres/ut Plotinus ait & Plato/venerabantur ut Deum. In Sole prisci gentium Theologi omnia gentilium numina collocarunt. Quod quidem Jamblichus & Julianus Macrobiusque testantur. Denique quisquis non videt Solem in mundo/imaginem esse vicariumque dei/is profecto neque noctem consideravit unquam/neque Solem suspexit exorientem : neque cogitavit quantum excedit sensum… » Traduction : « Platon estimait que le soleil est la statue transparente de Dieu, posée par lui dans le temple qu’est ce monde, afin qu’il soit admiré partout et avant toute chose de qui le voit. C’est lui que selon Plotin et Platon les Anciens vénéraient comme un Dieu. Les théologiens païens y localisaient leurs divinités, ce qu’attestent Jamblique, Julien et Macrobe. Enfin celui qui ne voit pas que le soleil est en effet dans ce monde l’image et le vicaire de dieu, celui-là n’a jamais considéré la nuit, ni jamais vu un soleil levant : ni jamais pensé à combien le soleil excède les sens… »
29 Le terme « métaphorique littérale » pourrait fort bien résumer en un mot ce que c’est qu’arcane et magie au xve siècle.
30 Voir Bruno Haas, Die ikonischen Situationen, op. cit., p. 118-135.
31 Nicolaus Cusanus, De coincidentia oppositorum, chap. XIII.
32 Je ne suis pas convaincu de l’attribution de ce retable aux Del Mazziere.
33 Nicolas de Cuse, De visione dei.
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