Chapitre III
p. 45-54
Texte intégral
1 Dans ses conférences sur l’herméneutique, Schleiermacher distingue deux sortes d’interprétation, l’une « grammaticale », l’autre « technique ». L’interprétation grammaticale s’attache à la compréhension du discours comme un composé « aus der Sprache », c’est-à-dire à partir du langage, et selon ses règles générales. Mais l’interprétation technique s’attache à le comprendre « aus dem Menschen », à partir de l’homme, comme l’expression d’un individu ou, selon le mot de Schleiermacher, « comme une nature individuelle1 ». Elle répond à l’idéal d’une compréhension qui serait reconstruction complète de la pensée dans sa nécessité telle qu’elle habite un texte individuel donné2. La première est basée sur un matériau très vaste de comparaison, elle s’apparente en cela à une recherche statistique et peut se prévaloir des moyens techniques et informatiques dont nous disposons aujourd’hui. Sa méthode est essentiellement basée sur la comparaison. La seconde, tout au contraire, se contente de peu d’exemples, elle se concentre sur leur individualité, leur singularité. La singularité d’un objet oppose à sa saisie de gros obstacles. En effet, comment ramener sans perte un objet singulier à quelque saisie qui sera forcément abstraction ? Il y a un mot qui, dans le passé, a été utilisé pour pointer la façon dont on aborde la singularité d’un objet : sa cohérence, régie par ce qu’un Kandinsky a appelé la « nécessité intérieure3 ». Ces tentatives n’ont pas libéré l’approche du soupçon de subjectivisme, voire d’un mysticisme divinatoire ou, au mieux, « poétique ». Cela étant dit, il reste que la beauté s’est toujours comportée comme événement singulier et subjectif auquel on ne saurait accéder sans en avoir quelque expérience « de l’intérieur4 ». Mais dans tout texte, il y a une dimension de ce genre. La lecture et la compréhension restent un événement qui ne saurait se produire autrement que hic et nunc, dans un moment singulier et extatique comportant une certaine cohérence dans sa singularité même. Je parle ici d’extase dans un sens technique. L’extase est une structure dans toute forme de communication véritable, quand celle-ci agrandit l’horizon de compréhension de l’Autre et l’amène à se dépasser.
2Il y a une méthode de ce que Schleiermacher nomme « interprétation technique » : la déixis fonctionnelle5. La présente contribution ne peut pas prétendre satisfaire tous les critères d’une déixis fonctionnelle. Elle tente seulement d’en préparer le champ. Elle le prépare en proposant une approche de la traduction qui suit de près les exigences formulées par Walter Benjamin dans son essai d’introduction, peu utilisé quoique célèbre, aux « tableaux parisiens6 ». Walter Benjamin y dit que dans la traduction, les langues se rapportent les unes aux autres comme les morceaux d’un vase que l’on aurait recomposé à partir de ses débris. La traduction ne peut jamais remplacer à l’identique l’expression de l’original, ce pourquoi les pièces du vase ne doivent pas, ne peuvent pas se superposer. Mais dans leur ensemble, les différentes pièces appartenant aux différents langages se complètent pour reconstruire un vase entier ; le « contenu » se trouve alors dans le creux du vase ; là où aucune expression d’aucune langue ne saurait jamais se placer du simple fait d’être signe, et pour cette raison par définition excentrée7.
3Cette description de la tâche du traducteur peut paraître paradoxale. D’abord, on nous dit que l’original a un contenu et que ce contenu doit se traduire. Ensuite, on nous dit que la traduction ne peut pas reproduire ce contenu à l’identique. Il y a donc un écart. Mais cet écart, Benjamin ne semble pas le déplorer. Il semble dire que, de toute façon, le texte lui-même ne parvient pas à dire son contenu parfaitement, que ce contenu est excentré et que toutes les traductions sont appelées à le redire encore et encore, chacune de façon déficiente, mais toutes ensemble avec à peu près autant d’efficacité qu’un vase peut en avoir lorsqu’il embrasse le creux, réceptacle de quelque liqueur précieuse. Mais de quel contenu s’agit-il dans le cas du texte et de ses traductions ? Eh bien, ce contenu, justement, rien ne saurait le dire directement, il n’est saisissable que de biais. L’on se demande dès lors à quoi bon en faire l’hypothèse. Ne serait-il pas plus raisonnable d’attribuer au texte original un contenu que celui-ci traduit parfaitement et classer ensuite les traductions par ordre de fidélité en sachant qu’aucune ne saurait jamais atteindre l’original parfaitement ? On pourrait enfin souligner la fécondité de l’histoire des traductions et des déplacements par elle opérés, que l’on pense à la longue tradition des traductions d’Aristote dans le monde arabe et dans l’Occident médiéval ou encore au néoplatonisme latin de la Renaissance et son impact énorme sur le développement des sciences modernes. Nul besoin de faire l’hypothèse d’un contenu commun réunissant toutes ces traductions et qui ne serait pourtant pas dicible en lui-même.
4Mais qu’est-ce qu’un « contenu » ? Si nous suivons un instant le raisonnement de Charles Sanders Peirce et sa conception de la sémiose, le contenu ne semble être rien d’autre que la série de ses traductions selon la structure du triangle sémiotique qui régit la logique du symbole. Il est vrai que cette approche semble exclure l’expérience intérieure et intime de l’événement de la compréhension. Mais il est clair que même si l’on veut lui conserver une quelconque pertinence, force est d’admettre que la compréhension intérieure ne saurait s’étudier qu’à partir de ses expressions, et donc qu’à partir de ses traductions. Or, le système d’une langue est régi par des règles de traduction reliant ses termes les uns aux autres, règles qui d’ailleurs se renégocient à chaque occasion8. Mais les langues ne sont pas des systèmes clos. Mis à part le fait qu’elles montrent une certaine perméabilité aux influences d’autres langues, elles sont encore en rapport les unes aux autres là où elles semblent refuser tout contact. Lorsque Friedrich Schlegel traduisit les Lois de Manu en allemand, alors qu’il luttait avec le sanscrit qu’il comprenait à peine, il se produisit tout de même quelque rencontre humaine régie structurellement par le rapport qu’entretiennent le sanscrit et l’allemand en tant que langues parlées par des hommes. Cette rencontre eut un impact sur la langue allemande dans la mesure où elle contraignit Schlegel à donner un ton et un style à sa traduction qui, dans cette langue, n’avaient pas existé auparavant. On pourrait dire des choses similaires de Hölderlin traducteur de Pindare ou de Schelling lecteur de Platon. Car tous deux ont accédé au plus propre de leur pensée et de leur poésie à travers une rencontre avec l’étrangeté d’une langue qui permettait de produire un sens nouveau et fondamental dans la leur. Ce sens se loge donc entre les langues.
5Hölderlin et Schlegel sont des exemples extrêmes : on dira qu’ils ont pu utiliser le sanscrit et le grec à leurs fins parce qu’ils n’en savaient pas grand-chose, et qu’il est toujours permis de déplacer une pensée pourvu qu’on s’abstienne de l’attribuer sérieusement aux textes historiques et de verser dans l’anachronisme. Les erreurs patentes sont pléthore dans les traductions de ces deux maîtres de la langue allemande. Mais est-il nécessaire pour autant de penser que leurs efforts n’ont aucune valeur philologique ? Certainement pas. Leur activité témoigne du fait que la rencontre entre deux langues ne saurait d’aucune façon se concevoir comme un simple problème de transcription d’un contenu identifiable. Ils nous ont montré que la rencontre d’une langue avec l’autre peut les transformer toutes deux et rendre dicible dans une langue ce qui auparavant ne l’était pas.
6Mais dès lors que la rencontre entre deux langues peut produire un choc à la mesure des interventions d’un Hölderlin, d’un Schlegel ou d’un Schelling, l’hypothèse d’une fixité identifiable des contenus (de la sémantique) est peu convaincante. Peirce lui-même ne l’encourage point. Si le sens coïncide avec les séries des interprétations qui lui ont été données, cela comprend autant les interprétations dans la même langue que celles dans d’autres langues. Or le passage d’une langue à l’autre n’appartient pas au même registre, il ne produit pas exactement les mêmes effets que celui qui se produit à l’intérieur d’une seule et même langue, même si la distinction entre ces deux types de transcription et de traduction est probablement moins aisée qu’il ne le semble au premier abord.
7Nous ne saurons jamais si ce que nous prenons pour le sens d’un texte est identique à ce que l’auteur et ses premiers lecteurs y ont vu. Mais nous savons très bien que dans telle ou telle traduction d’un texte et d’une pensée, il peut arriver quelque chose que nous pourrions appeler un événement de sens. Ce caractère événementiel du sens, Jacques Lacan l’a thématisé sous le vocable du pas-de-sens. Le pas de sens est un pas que l’on fait, un déplacement d’où jaillit quelque chose comme l’expérience jubilatoire de la compréhension. Mais c’est forcément un déplacement, ou, pour rester dans la terminologie de Lacan, une métaphore. Ce déplacement est forcément frappé d’une certaine négativité dans la mesure où y est posée une inéquation, le deuxième terme n’étant pas identique au premier. Le pas-de-sens est donc aussi une négation du sens, c’est-à-dire du premier terme par le second. Mais n’oublions pas que le premier terme s’est lui-même formé dans un autre pas-de-sens, et que sa traduction ne saurait donc réussir d’aucune façon si elle ne reproduisait cette même négativité9. Si elle manque à cette nécessité, elle donnera inévitablement ce que le jeune Heidegger nomma, avec une désinvolture qui ne lui valut pas beaucoup de sympathies, du verbiage (Gerede10). Le Gerede est pourtant selon Heidegger un terme technique, à savoir un existential : il nomme une structure du langage en tant que tel. Il décrit la problématique de la traduction dont nous venons de parler. On ne saurait reproduire une pensée par la simple répétition de ses termes, ni même par une traduction censée reproduire son contenu prétendument identifiable et indépendant de son expression. Le contenu ne saurait être hypostasié sans perte de son essence. Si le contenu ne se produit pas ailleurs que dans l’entre-deux du pas que fait le sens, la notion benjaminienne de contenu (Inhalt) garde toute sa pertinence. S’appelle contenu ce qui réunit le pas de sens dans l’unité de l’événement de la parole. Nous lui donnons la formulation suivante. Soient A et B les termes traduit et traduisant, et x le contenu, pointé par A et B, mais non identifiable en tant que tel, parce qu’il ne se produit pas ailleurs que dans le déplacement de l’un vers l’autre. Le passage de A à B apparaît comme corrélat du contenu x. Nous écrivons :
8Cette formule n’explique pas grand-chose, mais elle permet de s’orienter. Nous constatons que le passage du terme A au terme B peut produire un « sens » que nous indiquons par la lettre x. Mais nous ne pouvons dire ce sens ni par A tout seul, ni par B tout seul, mais seulement par B en tant qu’il traduit A. Dans ce sens, A → B semble identique à x. Mais il ne l’est pas. En réalité, x est le signifié de A → B. A → B appelle donc une seconde traduction, par exemple B → C. Il est donc tout à fait essentiel de maintenir l’écart entre A → B et x. Ce que le schéma n’explique pas (et cela le rend inopérant, c’est-à-dire inutile pour guider quelque opération logique), c’est qu’il ne permet pas de poser des critères permettant de décider quels termes pourraient remplacer A et B, puis B et C, etc., afin d’obtenir des pas de sens valides. Il permet encore moins de remplacer le terme x par quelque valeur. La formule est donc inopérante pour la simple raison que les termes ne sont pas des variables traditionnelles. Elle n’est pas pour autant complètement inutile. Il s’agit de la représentation d’une pensée par un diagramme.
9Nous allons tenter de montrer dans ce qui suit comment notre interprétation des quatre définitions du beau dans le Hippias majeur répond aux différentes exigences ici dessinées. Pour le faire, il faut enfin reconsidérer la critique par Schleiermacher des « sogenannten vielen Bedeutungen », des sens multiples11.
10Qui donne une multitude de sens à la même expression en prétendant pouvoir identifier celui qui prime dans tel ou tel endroit est vite porté à l’illusion « sémantique » : un mot, une chose, comme si l’un pouvait remplacer l’autre et vice versa. Il est facile aujourd’hui de critiquer cette illusion, et depuis les travaux de Saussure et l’avènement du structuralisme en linguistique, le constat devrait aller de soi. Il est, en effet, extrêmement naïf de se fier à une univocité prétendue sémantique et de méconnaître les caractéristiques qui appartiennent aux signifiants de par leur insertion dans la chaîne signifiante. Vue de ce côté, la parcellisation des multiples sens d’un seul mot n’est plus une option, et ce qui émerge, c’est plutôt l’unité de chaque mot en tant que carrefour de différentes relations (et types de relations) entre signifiants. Si Schleiermacher souligne l’unité des signifiants, c’est essentiellement de cela qu’il rend compte. Si le vocabulaire des différentes langues ne découpe pas la réalité de la même façon, cela n’implique pas pour autant qu’un terme à la découpe plus large soit polysémique. Si les Grecs utilisèrent le même mot (καλός) pour dire le beau, mais aussi une certaine bravoure, un courage, la vertu et le bien, on ne comprend rien ni à cette langue ni aux textes, si à chaque instant on se demande lequel de ces sens est convoqué. Si Woodruff traduit par « fine », il nous donne l’impression que les Grecs étaient de bons maîtres d’école et qu’ils racontaient à leurs disciples que le beau, c’est lorsque tout rentre dans l’ordre, « fine », prévu par la reine d’Angleterre. Il évacue l’érotisme qui règne souverain dans la notion du beau, beauty, Schönheit, sans lequel on ne saurait rien comprendre à la virulence du terme dans les textes platoniciens.
11Les termes qui définissent le καλόν doivent traduire cette virulence, sans quoi ils l’enterrent sous le Gerede tautologique d’une répétition qui, à force de vouloir le conserver, le perd radicalement et produit ainsi un autre type de déplacement. Traduire τὸ πρέπον par la convenance, das Passende, das Schickliche, c’est suggérer une lecture dans le goût de l’esthétique classique, qui d’ailleurs s’était déjà appuyée sur ce même texte. La théorie du decorum, avec tout ce qu’elle implique de correction et de convention sociales, n’est pourtant pas un guide très sûr pour comprendre le texte platonicien. Le risque d’un anachronisme est élevé. On peut tenter d’y remédier en cherchant quelque différence entre convenance dans l’Athènes de Périclès et convenance à la cour de Louis XIV. Mais cette différence doit se manifester jusque dans les choix terminologiques. Il s’agit de mobiliser les dimensions de sens accessibles à la simple nomination. C’est à ce niveau-là que le déplacement sémantique ici proposé prend tout son sens. Il n’est pas question de renier un rapport du πρέπον à quelque chose comme une convenance. Πρέπει se dit lorsque quelque chose « convient » ; mais comment le convenable se distingue-t-il de ce qui ne convient pas ? La langue grecque semble dire : par quelque splendeur. Mais dès lors que l’on pense la beauté à partir de la splendeur, il se produit un pas de sens qui rend compte d’une des dimensions les plus frappantes de la beauté, à savoir sa force absolument renversante.
12La splendeur du καλόν, il faudrait la montrer. Mais comment montrer ce qui se dit dans une nomination et dans quelque mot particulier d’une langue étrangère et, de surcroît, « morte » ? Pour montrer quelque chose, il est nécessaire que, corrélativement, la chose se montre d’elle-même, et qu’elle vienne à la rencontre de celui qui s’achemine vers elle. La simple nomination est tel un appel qui attend la réponse. Or, le beau, à partir d’où peut-il venir répondre à l’appel qui nous a été légué par les Grecs à travers leur langue ? À travers où, si ce n’est à travers les œuvres d’art que Socrate lui-même convoque pour illustrer son propos ? C’est ici que le beau peut encore aujourd’hui se montrer tel qu’il s’imposa jadis aux fondateurs de la philosophie sous le nom du καλόν et de ses définitions. Mais il ne suffit pas simplement de convoquer ces œuvres d’art. Notre temps a érigé les monuments anciens en fétiches ; il en est devenu d’autant plus aveugle à la splendeur de leur beauté. Pour en recevoir quelque reflet, nous avons besoin dorénavant d’un effort supplémentaire ; nous devons réapprendre à les voir. C’est ce que se propose de faire l’analyse déictico-fonctionnelle12. Nous allons nous y engager un peu plus loin en parlant de quelque peinture de vase à figures noires.
13La traduction du πρέπον par « splendeur » ouvre donc un certain nombre de questions ; celles-ci concernent la différence entre la « convenance » telle qu’elle se conçoit dans l’esthétique classique du xviie siècle et celle qui est mise en question dans l’entourage de Platon, au ve siècle avant notre ère, ensuite le champ sémantique du πρέπον dans la langue grecque qu’il vaudrait la peine d’étudier dans d’autres sources, puis la façon dont l’expérience du beau s’est exprimée dans des œuvres d’art. Mais mis à part ces questions d’ordre historique, elle ouvre en même temps une nouvelle perspective pour la recherche sur l’expérience du beau tout court, sur ses invariants et ses structures, son rapport à la psyché humaine en général. Elle permet de relativiser nombre d’approches modernes et d’en nourrir d’autres. Elle garantit au travail philologique même un rapport à quelque objet dans la mesure où elle produit un événement de sens dont la réalité ne saurait être reniée, du moment qu’on en a acquis une compréhension aussi superficielle soit-elle. Aucune philologie n’a jamais pu avancer d’un cran sans s’appuyer sur quelque expérience et objectivité réelle. Les repères fournis par le présent travail de traduction et par des travaux similaires permettent le contrôle immanent d’une interprétation « technique » au sens de Schleiermacher, corrélat et correctif nécessaire pour toute lecture « grammaticale ». Le sens d’une intervention comme celle-ci n’étant pas de clore le débat, mais de l’alimenter, si tant est que la beauté reste une expérience vivante.
14Il n’est pas nécessaire ici de décrire les effets de sens qui se produisent dans les traductions des trois autres termes centraux. On verra facilement que les traductions traditionnelles sont à chaque fois recouvertes par celles que nous avons proposées, mais qu’elles apparaissent comme des abstractions, plus ou moins vidées de sens, et à chaque fois lourdement entachées par une tradition théorique récente qui a fini par coloniser le champ sémantique. Ceci me semble particulièrement clair du beau « esthétique » que l’on a coutume de nommer avec ce terme grec dont tout le monde sait pourtant qu’il veut dire autre chose. On confond bien vite la chose elle-même avec ce qui s’est dit à son sujet. Le plaisir du beau n’a pu être en Grèce antique ce qu’il est devenu suite aux écrits de Winckelmann, objet d’une activité possible dans l’oisiveté de la vie bourgeoise à la fin du xviiie siècle, à l’époque où l’on allait en société visiter les glyptothèques avec une torche pour mieux goûter le relief et où l’on plaçait des reproductions en porcelaine blanche du groupe de saint Ildefonse sur sa cheminée pour faire montre de standing intellectuel13.
15Dans les traductions que nous avons proposées, l’unité du sens des mots joue un certain rôle, autant pour la compréhension du texte ancien que pour la modification de notre propre terminologie. Dire du beau qu’il est splendeur réinterprète la notion du beau, mais corrélativement aussi celle de splendeur. Ceci apparaît avec plus de force encore dans la traduction du ὠφέλιμον. Nous avons proposé de le penser à partir du terme allemand Hilfe. Les mots français pour dire l’aide et le secours ne semblent pas aussi aptes à traduire ce qui se dit dans le mot allemand, et nous avons tenté en français de saisir la nuance en convoquant la bienveillance du visage par où la réponse à l’urgence de la vie devient un don. Nul doute que là aussi nous n’avons percé que pour un instant, et que le terme grec s’éloigne dès lors que l’on réussit quelque peu à lui arracher un sens qui se rapproche en l’occurrence d’une pensée comme celle de Levinas. Mais ce faisant, nous avons posé la question de savoir en quoi l’ὠφέλιμον se distingue du philosophème moderne et pourquoi. La langue allemande de son côté réagit, je dirais, dans la mesure où la nuance que je prête ici à Hilfe ne semble plus vraiment faire partie aujourd’hui de son catalogue sémantique, mais qu’il est possible de l’y réintroduire. Cette réintroduction ne saurait passer par aucun autre biais que par un usage du mot Hilfe dans quelque phrase qui s’impose : Das Schöne ist das Helfende, usage qu’avec Schelling on appellera « emphatique ». L’emphase n’est pas une simple accentuation. L’emphase, c’est une ἔμφασις, c’est-à-dire l’événement de l’apparition d’un sens dans le dire ; événement où le dire joue un rôle performatif14. La phrase emphatique que nous avons proposée, nourrie du contexte qui l’accompagne, peut produire dans l’intensité du moment où elle se dit et se lit l’effet de sens dont nous avons donné ci-dessus une représentation schématique15 :
Notes de bas de page
1 Friedrich Schleiermacher, Hermeneutik, 1re version, 1805, dans Id., Gesammelte Werke, II, 4, p. 54.
2 Ibid., p. 38.
3 Vassily Kandinsky, Punkt und Linie zu fläche, Munich, Piper, 1911, cité d’après l’édition de Max Bill, Zurich, Benteli, 1952, p. 64, 69 et suiv. ; voir aussi p. 48-49.
4 Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943.
5 Un exposé récent de cette méthode dans Bruno Haas, Die ikonischen Situationen, Paderborn, fink, 2015, introduction.
6 Walter Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », dans Id., Gesammelte Werke, IV, éd. par Tillmann Rexroth, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 9-21.
7 Un exposé serré de cette problématique dans Bruno Haas, « La logique de l’indicible dans son rapport au concert des langues », dans Arnold Castelain (dir.), Politique de l’accueil, Paris, Presses de l’Inalco, 2019, p. 3-36.
8 Ce pourquoi les tentatives de réduction de la langue à quelque logique « définitive » ou grammaire que ce soit sont les symptômes d’une illusion dont il serait important d’identifier les causes.
9 Jacques Derrida, « Mythologie blanche », dans Marges de la philosophie, Paris, Galilée, 1972.
10 Heidegger, Sein und Zeit [Être et Temps], § 35, p. 167-170.
11 Schleiermacher, Hermeneutik, op. cit., p. 41.
12 Sur l’analyse déictico-fonctionnelle, voir Bruno Haas, Die Freie Kunst. Beiträge zu Hegels Wissenschaft der Logik, der Kunst und des Religiösen, Berlin, Duncker und Humblot, 2003 ; Id., Bernhard Haas (dir.), Funktionale Analyse : Musik – Kunst – Antike Literatur, Hildesheim, Olms, 2010 ; Id., Die ikonischen Situationen, Paderborn, fink, 2015 ; Id., « Über deiktisch-funktionale Werkanalyse : Hegel – Duchamp – van Gogh », dans C. Bussmann et F. Uehlein (éd.), Wendepunkte. Interdisziplinäre Arbeiten zur Kulturgeschichte, Pommersfeldener Beiträge, Würzburg, Koeningshausen & Neumann, 2004, t. 11, p. 139-172 ; Id., « Auxesis », dans Les limites de l’œuvre, M. Guérin et P. Navarro, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2007, p. 359-367.
13 Pratique recommandée par Winckelmann. Le musée de Dresde possède de nombreux exemples de ces babioles, qui sont autant de symptômes d’une situation iconique radicalement changée par rapport à la Grèce antique. Sans une analyse de ces circonstances, une appréciation du sens de la beauté chez les Grecs et chez nous ne semble pas sérieusement envisageable.
14 Notre usage de la traduction pourrait rappeler celui qu’en faisait Heidegger, lorsqu’il « forçait » l’interprétation de tel ou tel terme dans son approche notamment des présocratiques. Walter Beierwaltes, auquel je retournerai sous peu, en a donné une critique acerbe et bien informée dans son essai Heideggers Rückgang zu den Griechen, Munich, Bayrische Akademie der Wissenschaften, 1995. Il est toujours malencontreux d’ajouter à un débat ponctué par le malentendu, surtout lorsqu’il est chargé d’émotions qui touchent à l’honneur du savoir. Je n’ai pas à défendre Heidegger ici, d’autant moins que les propositions de traduction que je soumets ne convoquent pas de philosophème particulier de cet auteur. Je saisis pourtant l’occasion pour indiquer de quelle façon un discours de type heideggérien peut parfaitement entrer dans une discussion avec une philologie ambitieuse malgré les remarques de Beierwaltes, qui par ailleurs fournit lui-même quelque exemple d’une rencontre fructueuse avec Heidegger de la part d’un chercheur fortement informé de la méthode philologique. Le discours heideggérien tend à souligner notre distance aux sources et se défend méthodiquement des interprétations plus « faciles », c’est-à-dire plus ancrées dans notre langage actuel. C’est une règle heuristique qui n’est pas sans intérêt pour qui cherche à accéder à quelque document lointain de notre histoire. Elle peut produire des effets positifs dans la recherche philologique elle-même, comme nous allons essayer de le montrer dans ce qui suit.
15 Cette remarque appelle une mise en garde. Celui qui trouve quelque nouvelle traduction connaît un moment jubilatoire auquel accède encore celui qui l’apprend. Mais la répétition et la codification finissent par transformer ce qui de prime abord apparaissait comme une pensée vivante en un verbiage (Gerede) tout aussi ennuyeux que celui qu’il propose de remplacer. Ceci, je voudrais l’appeler la fragilité du discours philosophique (ou d’un certain type de discours philosophique). Que faire ? Il est essentiel de saisir la perte de sens qui se produit dans la codification et partant la nécessité d’une répétition au sens heideggérien, à savoir répétition de l’événement de sens jadis produit par tel pas, mais dont la pertinence ne saurait se maintenir que dans d’autres déplacements. La répétition « authentique » apparaît dès lors comme différence.
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