Chapitre II
p. 21-43
Texte intégral
1 (1) Le terme πρέπον d’abord ne signifie pas seulement le convenable, das Schickliche, mais encore la brillance. Pour dire d’Hector qu’il brillait parmi les guerriers troyens, Homère dit par exemple : « ὁ δ’ἔπρεπε καὶ διὰ πάντων » (Iliade, XII, 104). Πρέπειν se dit ici d’un héros qui parmi ses semblables se distingue, sans doute parce qu’il convient plus qu’eux à la fonction guerrière, mais surtout parce qu’il est plus éclatant. C’est la nuance métaphorique qu’il faut saisir ici. Leconte de l’Isle traduit qu’il (Hector) « les surpassait tous », et Voss dit, « er ragete weit vor den anderen ». Mais la prééminence d’Hector n’est pas une question de taille : Hector est plus considérable que les autres, il est splendide. C’est du moins ce qui est suggéré par l’usage du même mot par Kritias dans un fragment de son Sysiphe1. Il y est dit que le sage qui donna les dieux aux hommes pour leur inspirer la crainte qui fait obéir aux lois, même lorsqu’on n’agit pas sous le regard de ses semblables, les plaça dans un πρέποντι χωρίῳ, dans un lieu, traduit Diels, convenable, « an einem geziemenden Ort ». Mais ce lieu, le ciel, est décrit auparavant comme celui des éclairs et du tonnerre, où brille le soleil, λαμπρὸς ἀστέρος στείχει μύδρος. L’expression est exubérante : μύδρος signifie la lueur du fer chauffé à blanc figurant ici l’étoile du jour, et sa splendeur sans égale. Λαμπρὸς est peut-être l’expression la plus puissante que possède le grec pour dire l’excès d’une brillance éblouissante. C’est elle qui distingue le lieu du dieu et le rend « convenable », πρέπον, c’est-à-dire considérable et éclatant.
2Selon la première définition de Socrate, le beau serait donc l’éclat d’une splendeur exubérante ; et cette traduction, voire interprétation, change le sens de notre texte du tout au tout. La convenance concerne la bonne proportion, l’harmonie (comme Chauvet et Saisset le soulignent en bons classicistes français du xixe siècle2). Cette définition de la beauté peut éventuellement avoir un sens dans le contexte de l’art français du xviie siècle et de son académie où l’on apprenait les canons de proportion simplifiés des Italiens du xvie siècle, mais elle n’a aucun rapport avec les discussions de l’académie platonicienne. Je ne sais pas si nous sommes encore capables, aujourd’hui, de rencontrer l’exubérance de la splendeur éclatante d’une beauté qui mériterait ce nom. La beauté de nos jours ne semble que fadeur commerciale ; mais l’idée d’une possibilité de beauté dans un sens un tant soit peu sérieux ne nous a pas encore complètement désertés. La lecture du texte de Platon que nous entamons ici ouvre cette perspective en tant qu’elle reste une possibilité d’être, fût-elle refusée à notre génération. En tout cas, si nous entendons penser la beauté d’une façon radicale, et donc penser la beauté radicale, elle sera splendeur d’un éclat exubérant plutôt que convenance.
3C’est une métaphore, dira-t-on ; la métaphore n’est pas une définition. Mais il est des cas où le langage devient métaphore pour des raisons de fond. Le texte platonicien donne quelques indications qui permettent d’en entrevoir la nécessité. En effet, Socrate réfute cette première définition avec un argument tellement simple que nous avons pu oublier sa teneur réelle. Il nous dit que le πρέπον, cela fait paraître beau, mais non point être beau (294a et suiv.) : ὁ… ποιεĩ… φαίνεσθαι καλὰ ἢ ὁ εἶναι ποιεĩ. Évidemment, le πρέπον ne concerne que l’apparence du beau ; la splendeur étant, en effet, une façon d’apparaître. Si l’on définit le beau comme πρέπον et splendeur, cela veut dire qu’il n’a pas trait à l’Être. On pourrait en conclure que cette première définition est tout simplement fausse puisqu’elle ne peut rendre compte de l’Être du beau. Mais il est également possible de concevoir le beau comme étant par essence l’apparaître qui s’appelle la splendeur et qu’il est donc séparé de son Être, ou, mieux, qu’il est ce qui se sépare de son Être. En ce sens, nous dirons que le beau est en lui-même métaphorique, la métaphore étant justement le passage du sens à l’autre rive par-delà une différence. Ce serait là une interprétation affirmative du paradoxe relevé par Socrate. Le Hippias majeur est un dialogue aporétique. Il ne nous incombe pas de résoudre les paradoxes qui se présentent3. Mais ne tiendrions-nous pas ici une clé pour comprendre maint paradoxe depuis longtemps discuté en « esthétique » ?
4(2) L’utile s’appelle en grec χρήσιμον, terme qui dit bien l’utilité, mais τὸ χρῆμα c’est d’abord la chose, à peu près dans le sens que Heidegger donne à das Zeug. La chose, das Zeug, c’est ce qui est l’objet d’un usage, voire d’un besoin dans la mesure où nous rencontrons les choses d’abord sous l’angle du soin et de l’usage avant d’en faire un objet de pure observation ou de recherche théorique. Mais dans τὸ χρῆμα, nous entendons de plus une dimension de richesse et de pouvoir, nuance qui semble sinon absente, du moins peu soulignée dans das Zeug au sens heideggérien. Le mot χρῆμα est dérivé du mot χρή, que l’on trouve surtout dans la locution χρή ἐστι, « il est nécessaire ». Le χρήσιμον, « das Brauchbare » selon Schleiermacher, serait donc nécessaire dans un sens que nous devons encore rechercher. Le nécessaire se dit en allemand « das Notwendige » ; dans ce mot, il y a « die Not », la nécessité, l’urgence, le besoin au sens où l’on dit « être dans le besoin ». La locution χρή ἐστι donnerait en allemand : es ist Not, es tut Not. Das Brauchbare tut Not. Il est vrai que si l’on veut « faire » quelque chose, faire bouger une société ou simplement s’y imposer de quelque façon, il est nécessaire de disposer des moyens, des χρήματα. Mais c’est une nécessité « hypothétique », dira Kant. Or, il y a dans le mot χρήσιμον une autre nuance qui nous échappe tant que nous le réduisons à quelque nécessité « hypothétique » et instrumentale. Cette autre nuance nous est suggérée par l’étymologie donnée non sans réserve dans le dictionnaire de Chantraine, qui reprend ici la solution de Frisk4. Selon lui, le mot χρήσιμον appartiendrait à la même famille que le latin hortor et le grec χαίρω. On pourrait dès lors le traduire par das Mögliche. Malheureusement, ce terme ne saurait se rendre en français sans une perte substantielle, puisque « le possible » est un dérivé du pouvoir et de la puissance, alors que das Mögliche dérive d’une χάρις, d’un Mögen5. Le χρήσιμον serait donc l’objet d’un Mögen, d’un désir. Or il est possible de concevoir un désir si impérieux qu’il jette la vie dans l’urgence radicale (die Not), pour autant du moins que la vie ne soit rien d’autre, justement, qu’un mode d’être désirant. Le χρησιμόν serait ainsi à la fois das Notwendige et das Mögliche.
5Afin de mieux comprendre comment ces deux acceptions apparemment opposées peuvent tout de même coexister, voire s’entre-appartenir dans le même mot, proposons une brève lecture de deux fragments, l’un tiré de Démocrite, l’autre de Stobée, rapportant une opinion de Pythagore. Dans le fragment 282 de Démocrite6, nous lisons ceci : « χρημάτων χρῆσις ξὺν νόῳ μὲν χρήσιμον εἰς τὸ ὲλευθέριον εἶναι καὶ δημωφελέα, ξὺν ἀνοίῃ δὲ χορηγίη ξυνή. » Démocrite y dit que l’usage des biens est χρήσιμον pour être généreux (ὲλευθέριον εἶναι) et aussi pour se montrer bienveillant et venir au secours du peuple (δημωφελές). Il est χρήσιμον, pourvu que l’on en use ξὺν νόῳ, raisonnablement. Sinon, cet usage devient une χορηγίη ξυνή, gemeiner Aufwand, dirait-on en allemand, gaspillage. Tout le monde sait que ἐλευθερία ne signifie pas, pour les Grecs anciens, la liberté comme on l’entend depuis Rousseau et Kant. Ce terme signifie un statut social. Mais ce statut social ne manque pas d’une certaine splendeur ; la troisième définition du beau par Hippias indique de quoi il s’agit, à savoir de ce qu’un Grec ancien entendait communément par « bonheur ». L’homme libre peut aider ses amis et se montrer généreux, il peut se faire honorer par sa cité en se rendant utile à son peuple. Mais est-ce à dire que les biens, les χρήματα, sont tout simplement « utiles », χρήσιμα, pour atteindre le but d’être « heureux » ? Dans ce cas, il y aurait une différence entre le moyen et sa fin, le rapport entre ces deux termes serait désigné par le χρήσιμον. Mais l’expression de Démocrite, qui répète trois fois le même mot en parlant d’une χρήσιμος χρῆσις χρημάτων, suggère autre chose. La χρῆσις dit bien l’usage, mais c’est un usage qui est en même temps jouissance (fruitio, Brauch). La χρῆσις χρημάτων devient une χρήσιμος χρῆσις dès lors qu’elle se fait avec mesure, ξὺν νόῳ. Comme la jouissance mesurée des biens dans les libéralités porte sa fin et son but en elle-même, elle ne saurait être réduite à l’idée d’une simple utilité, elle est en elle-même désirable ; elle constitue tout simplement et naturellement la voie à emprunter, l’attitude à épouser, la part à prendre. Elle est le possible convoité vers où la vie humaine penchera forcément de par sa nature. En ce sens, le possible et le nécessaire se rencontrent dans ce terme, mais avec une acception qui ne correspond pas exactement aux usages modernes des catégories modales.
6Dans une citation pythagoricienne rapportée par Stobée, nous saisissons plus nettement le rapport entre le terme χρήσιμον et la vie7. Il y est question du vrai amour de la beauté (φιλοκαλία) dont la graine (λάφυρα) se trouverait même dans ce que la multitude appelle ainsi, la φιλοκαλία, ἡ δὲ λεγομένη ὑπο τῶν πολλῶν. Cet amour naît <ἐν> ἀναγκαίοις καὶ χρησίμοις πρὸς τὸν βίον, c’est-à-dire dans les choses nécessaires, à savoir : celles qui sont inéluctables (unabwendbar, ἀναγκαία) et au contraire celles qui répondent à la Not et au besoin imposés par l’ἀνάγκη (die die Not des Lebens wenden, les χρήσιμα), celles que la vie est appelée à embrasser et dont elle est la jouissance, du moins tant qu’elle réussit à se maintenir. Si l’on réduisait le rapport entre ἀναγκαίον et χρήσιμον à un rapport instrumental d’utilité, comme si le second était tout simplement le moyen à employer face au premier, on perdrait de vue leur rapport essentiel à la vie (βίος) en tant que celle-ci est exposée par essence à quelque chose comme un destin, dans la mesure où elle est manque, besoin et désir. Ici, le nécessaire et le possible, ou, pour le dire avec plus de précision, das Notwendige und das Mögliche, coïncident : τὸ χρήσιμον.
7Le beau (τὸ καλόν) serait donc le nécessaire (τὸ χρήσιμον) qui répond à l’urgence du besoin de la vie. Qu’est-ce à dire ? En quoi le beau serait-il ce qu’il y a de plus nécessaire à la vie ? Le beau n’est-il pas le plus superflu ? N’est-ce pas ce que semble dire Freud juste avant son invective contre l’esthétique comme science8 ? Ce n’est pas ici le lieu de développer ce qu’il en est de cette nécessité vitale et sociale du beau. Notre société est particulièrement portée, d’une part, à produire des substituts de beauté (l’invention même des « instituts de beauté » en témoigne, pour ne rien dire de l’« industrie culturelle » dont la critique semble s’être endormie depuis l’époque d’Adorno), pour subvenir, d’autre part, à une carence de plus en plus aiguë, due entre autres à une production de plus en plus effrénée de déchets et de laideur. Il n’est pas certain que les formes les plus abominables du terrorisme moderne (par exemple) n’entretiennent aucun rapport à cette Not qu’est la carence radicale de beauté. Pour y remédier, il serait probablement utile d’avoir quelque notion de ce qu’est la beauté au-delà du maigre galimatias que Freud reproche aux esthéticiens, et du peu que la psychanalyse elle-même sait en dire, de l’aveu de Freud lui-même, situation qui est restée, jusqu’à nos jours, à peu près inchangée9.
8Tout cela pour dire que penser le beau comme χρήσιμον n’est ni ridicule, ni hors de propos, et qu’il s’agit d’une contribution sérieuse à la pensée du beau. Pour le saisir, il est néanmoins nécessaire de souligner des aspects du mot χρήσιμον qui disparaissent dans les traductions modernes. Mais cette définition du beau, aussi convaincante soit-elle, ne résiste pourtant pas à la critique de Socrate. Et cette critique, pourrait-on penser, exclut, par sa simplicité même, l’interprétation que nous venons de proposer. Elle se fait en trois temps. D’abord Socrate détermine le χρήσιμον comme δύναμις (295e, 9), c’est-à-dire comme possibilité et puissance, Vermögen (Schleiermacher). Ensuite, il fait remarquer que les pouvoirs, on peut les employer pour le bien et pour le mal. Le χρήσιμον serait donc aussi une δύναμις… ἐπὶ τὸ κακόν (296c, 6-7), quelque chose qui peut servir pour faire le mal. Et enfin, il conclut que le pouvoir du mal ne saurait être beau (296d, 1). Quel rapport à ce dont nous semblons dire qu’il est le plus nécessaire à la vie au point de répondre radicalement à l’urgence de son besoin le plus fondamental ? Mais savons-nous ce que c’est que le mal ? Si le beau en tant que χρήσιμον est aussi δύναμις ἐπὶ τὸ κακόν, cela pourrait vouloir dire qu’il est la possibilité du mal. Quel mal ? Il faudrait ici entrer dans une recherche de ce que le mot κακόν dit, c’est-à-dire une recherche sur les mots de nos langues modernes qui permettent de répondre à l’appel qui nous parvient du grec à travers ce mot et ses usages.
9Bornons-nous à indiquer que la détermination du beau comme possibilité du mal n’est pas en soi une idée sans quelque perspective. Si l’on veut distinguer ce que la langue allemande appelle das Übel de ce qu’elle appelle das Böse, et si l’on souligne dans ce dernier terme un aspect qui dépasse l’idée même du mal moral, et qu’une tradition qui se réfère à Jakob Böhme appelle das Grimmige, nous pouvons poser la question de savoir si le surcroît de mal ne présuppose pas, par sa laideur consommée, quelque rapport au beau, de sorte que le beau apparaîtrait comme la condition de possibilité du mal radical. Mais encore faudrait-il savoir si, inversement, le beau subsiste sans quelque rapport structural à la laideur radicale du mal dans son acception la plus intense. C’est du moins ce qui semble se dessiner dans le séminaire VII de Jacques Lacan10.
10(3) L’auteur du Hippias s’arrête là sans en dire davantage, et il passe à la définition suivante, selon laquelle le beau est τὸ χρήσιμον τε καὶ τὸ δυνατὸν ἐπὶ τὸ ἀγαθόν (296d, 8-9), l’utile pour le bien, « das Brauchbare und Vermögende, um etwas Gutes zu verrichten », dit Schleiermacher. Cette chose, Socrate lui donne un nom plus frappant et plus exact : τὸ ὠφέλιμον (296e, 2). Sa traduction est le plus souvent particulièrement décevante. Les uns disent « avantageux » (Dacier et Grou, Croiset), Schleiermacher se rabat sur le terme « nützlich » dans lequel il entend, je suppose, quelque chose de ce que les Anglais traduisent par « beneficial », donc quelque chose qui nous soit véritablement profitable. Alors que le français et l’allemand disent ici le ὠφέλιμον à partir de l’avantage à retirer et de l’usage à faire, l’anglais souligne plutôt un bien en tant qu’il nous est octroyé ; et c’est une différence non négligeable. Elle permet de saisir un aspect essentiel du mot ὠφέλεια : l’aide. Du point de vue étymologique, les mots ὠφέλεια et Hilfe semblent tous deux dériver de la même source. Mais pour saisir le sens de l’ὠφέλιμον, il est sans doute plus important d’en repérer quelque exemple frappant. Ainsi, nous trouvons dans le de nutrimento hippocratique un aphorisme qui relie notre terme au lait maternel. Le voici : γάλα ἀλλότριον βλαβερόν, γάλα ἴδιον ὠφέλιμον11. Que le lait, ἴδιον, c’est-à-dire propre ou approprié, donc maternel, soit « avantageux », cela ne fait aucun doute ; or le lait ἀλλότριον, c’est-à-dire le lait autre (d’un autre animal, d’une autre femme), a quant à lui souvent suscité le doute. Mais en quoi consiste précisément l’« avantage » qu’apporterait le lait propre ? Cet avantage ne saurait être tout simplement dû à sa composition chimique. Il y a, en effet, une dimension symbolique dans le lait qui est absolument évidente : le lait est le premier don. Or ce qui fait du don un don, ce sont deux aspects corrélés. D’une part, le don comble un manque, car s’il est complètement superflu, il devient une charge. D’autre part, il est forcément vide, car il figure comme signe, lequel, étant donné qu’il doit exprimer son sens, c’est-à-dire le mettre en avant ou le produire, ne peut pas être identique à lui, le remplace seulement, et se trouve pour cette raison intrinsèquement vide, quoique en même temps et métaphoriquement, plein. La plénitude est alors dans le vide même par lequel le don transporte son sens, qui n’est rien d’autre que l’amour. Or, le don fondamental et premier, celui sur lequel se greffe l’expérience de tout don, c’est le don du lait par la mère. Bien évidemment, il est possible de substituer le lait maternel par quelque ersatz ; voilà tout le problème ; et Hippocrate de souligner qu’il n’y a que le γάλα ἴδιον qui vaille. La possibilité même de la substitution indique bien ce dont il s’agit : la qualité du lait n’est pas intrinsèque, elle dépend de son sens, c’est-à-dire de sa provenance, de la vraie mère. C’est qu’il doit, en effet, exprimer son amour. Il est parlant. Mais une fois le don fondamental découvert dans sa dimension signifiante, force est de reconnaître qu’il n’est pas seulement avantageux, mais proprement « beau » ; c’est ainsi que ce mot est entendu et utilisé dans toutes les langues européennes. Dire d’un don qu’il est avantageux exprimerait une dépréciation. Il apparaît donc que le terme ὠφέλιμον traduit fort bien le beau dans son acception courante, même encore de nos jours.
11Ce qui est beau ici, ce n’est donc pas seulement ce qui répond à quelque Not (urgence, besoin), mais plus radicalement ce qui, tout en répondant à l’urgence de la vie, se présente comme signifiant d’amour ; et le beau proprement dit est donc le visage bienveillant du don fondamental dans la mesure où il est expressif et parlant. Dans le don fondamental, le sujet ne reçoit pas simplement du lait. Il reçoit en plus une signification. Il la reçoit dans la joie. Et c’est dans l’expression de sa joie que le sujet finit par prendre part au jeu signifiant. Le beau comme don fondamental apparaît ainsi comme ce qu’il y a de plus nécessaire à la vie humaine. Car il lui procure quelque chose qui lui est encore plus nécessaire que la nourriture : l’expression signifiante de la bienveillance et de l’amour, lui permettant ainsi de s’introduire dans le domaine du sens et du langage. Le don d’amour n’est pas le seul biais par lequel l’homme s’introduit dans le langage. D’autres éléments interviennent sur le chemin vers la parole, l’interdit, la loi et l’angoisse par exemple. Mais la figure du don fondamental n’en est pas moins un moment nécessaire sur ce chemin, le seul qui par sa beauté permet d’éveiller le désir du sujet à s’y engager12.
12Que signifie, dans ces conditions, la réfutation de cette définition du beau ? Cette réfutation appartient à ce qu’il y a de plus frappant et de plus profond au sujet de la beauté dans le Hippias majeur. L’argument semble pourtant bien simple. Le beau comme ὠφέλιμον est τὸ ποιοῡν ἀγαθόν (296e, 7), propose Socrate, et Hippias est d’accord. Or, ce qui fait le bien en est la cause, τὸ αἴτιον (297a, 2). Mais la cause n’est pas ce dont elle est la cause, elle en est dans ce sens le manque ; elle doit ce dont elle est le manque, elle est dette. Le mot grec αἴτιον dit d’abord la dette. Mais alors, le beau n’est pas le bien : τὸ καλὸν οὐκ ἀγαθὸν οὐδὲ τὸ ἀγαθὸν καλόν (297c, 8). Or, cette conséquence-là est tout à fait intenable aux yeux des deux interlocuteurs. Que le beau soit bien, voire peut-être le bien tout court, voilà qui ne semble pas souffrir le doute13. Pourquoi ? Pourquoi donc le beau et le bien doivent-ils coïncider ?
13 Que le beau ne soit pas un moyen au service d’un but, fût-ce le bien, voilà qui régit quelques-uns des meilleurs discours plus récents sur le beau. Adorno dit, par exemple, que l’autonomie est la condition à laquelle l’art peut seul devenir le lieu d’une vérité au sens fort du terme. Mais le lieu de cette « autonomie » se distingue inévitablement par quelque forme de beauté, fût-elle traversée par la laideur. Kant considère le beau comme « symbole » du bien, mais, bien entendu, à condition qu’il soit l’objet d’un plaisir désintéressé (sans égard au bien). Et c’est justement en vertu de son détachement de tout intérêt, même moral, que la raison peut prendre un intérêt dans la contemplation du beau. Ainsi le beau fonctionne en lui-même comme un bien. – Plus encore, le beau, en tant que face bienveillante de ce qui répond à l’urgence de la vie, semble être littéralement ce qui dans tout bien est bien, l’essence du bien.
14Mais voilà que s’annonce un écart fondamental. D’une part, le bien dans son expression la plus radicale se détermine comme beau. Pourquoi ? Le bien doit être bien en lui-même et non point en vue d’autre chose. C’est pourquoi le bien se détermine, depuis l’Antiquité, comme « bonheur ». Indépendamment de l’interprétation que nous réservons à ce mot, que ce soit l’εὐδαιμονία d’Aristote, la Glückseligkeit de Kant ou le bonheur de Stendhal, ce terme renferme une dimension formelle et formalisable qui permet de le rapprocher du « beau » tel qu’il commence à se dessiner à travers les définitions socratiques du Hippias majeur. Selon ces définitions, le beau est splendeur, réponse à la Not fondamentale, à l’urgence de la vie, ou encore la face bénigne de ce qui y répond. Le beau se montre comme le sommet de l’εὐδαιμονία, du bien, comme ce qu’il y a de mieux dans le bien. D’où son identification avec le bien. Mais le beau est aussi différent du bien. Il en diffère parce qu’il en est l’αἴτιον, dette, manque. Quel manque ?
15Le beau ne saurait être consommé. Il est dans ce sens refus ou, comme le dira Kant, objet d’un plaisir désintéressé, c’est-à-dire qui ne prend pas d’intérêt dans l’être de la chose. La chose sans l’être, c’en est l’image. L’image en ce sens se refuse à la consommation ; et il n’y a que Pygmalion qui ait pu outrepasser la règle avec l’aide de la déesse14.
16 Le Hippias majeur est un dialogue aporétique. Il n’apporte point de solution, il expose des contradictions. Ces contradictions appartiennent à la beauté. Nous dirons donc que la beauté est traversée par une différence qui la distingue d’elle-même : elle est le bien, et elle ne l’est pas. Probablement, elle ne saurait s’identifier au bien, si elle ne s’en distinguait. Mais en tant qu’elle se distingue d’elle-même, elle est Schein : apparence, πρέπον, et non point Être. C’est cela, le Schein, un mode d’être dont nous dirons qu’il est abrupt, puisqu’il rompt, et généreux, puisqu’il se donne et concède perdurance et persistance, Weile, dit Kant15, σχεĩν16.
17(4) Reste à dire un mot sur le plaisir : ἡδοναὶ… διὰ τῆς ἀκοῆς καὶ τῆς ὄψεως (297e, 6). De quoi est-il question ici ? Apparemment, nous l’avons dit, du beau comme objet d’un plaisir esthétique, c’est-à-dire des sens17. Le beau dont il est question ne saurait donc plus être confondu avec le bien, Platon semble séparer enfin ces deux domaines qui étaient si liés auparavant. Nous sommes habitués aujourd’hui à cette séparation. Elle semble aller de soi depuis que l’esthétique s’est établie comme discipline à part entière, grâce à des développements de la pensée sur l’art aux xviie et xviiie siècles, puis grâce aux interventions d’un Baumgarten et plus encore d’un Kant. Mais pour Platon, la chose se présente autrement. Lui connaît une doctrine selon laquelle le bien lui-même se définit par rapport aux ἥδοναι, dans la mesure où le bonheur se conçoit parfois comme l’état où nous pouvons vivre le plaisir. Cette doctrine, « épicurienne », est très présente durant toute l’Antiquité, et Platon la discute régulièrement. Identifier le beau à ce qui cause du plaisir tout court lui semble pourtant insuffisant, pour la simple raison que certains plaisirs, et il est question des plus grands d’entre eux, sont les plus honteux à voir : τὰ δέ που περὶ τὰ ἀφροδίσια πάντες ἂν ἡμĩν μάχοιντο ὡς ἥδιστον ὄν, δεĩν δε αὐτο, ἐάν τις καὶ πράττει, οὕτο πράττειν ὥστε μηδένα ὁρᾶν, ὡς αἴσχιστα ὁρᾶσθαι (299a, 3-6). À ce point, Socrate dit que son inconnu interlocuteur et double répondrait qu’il ne veut pas savoir ce que les gens considèrent comme beau, mais ce que c’est que le beau, et il demande de ne pas céder à quelque gêne ou honte non justifiées. On a l’impression que la fonction de l’argument se résume à bien restreindre le beau « esthétique » aux seuls sens théoriques, d’autant plus que la réfutation se fera à partir de cette restriction. Mais on n’est pas obligé de suivre cette réduction commode et nous pouvons admettre qu’ici se manifeste pour la seconde fois le fondement érotique du sentiment du beau, fondement tout de suite renié, mais bien présent.
18Le plaisir des choses d’Aphrodite est réservé à ceux qui les pratiquent, ceux qui les regardent en profitent beaucoup moins, même si la perversion sait parfois s’en accommoder. Ces choses installent un triangle asymétrique, où exclusion et inclusion se jouxtent et créent de ce fait des tensions. Les plaisirs de la vue et de l’ouïe, par contre, n’introduisent pas de différence entre ceux qui les goûtent ; ils semblent bien plutôt les réunir. La boisson enfin et les bons mets admettent un certain partage dans l’exclusion. Il est vrai que le phénomène de jalousie et ses apories n’expliquent pas la honte dont Socrate fait ici état. Mais cette honte semble à son tour biaisée ; car ce qui est honteux, ce n’est pas la pratique en elle-même, mais le fait d’être pratiqué devant les autres, dont le mythe nous apprend par ailleurs qu’il les fait rire, ces autres18. Pourquoi les dieux rient-ils à la vue d’Arès et d’Aphrodite pris dans le filet d’Héphaïstos jaloux19 ? Mais nous nous écartons du sujet.
19 Il y a donc ici quelque chose de honteux et de ridicule, quelque chose qui fait plaisir, mais pas devant les autres, et qui dès lors est le sujet de toute une problématique politique. Cette chose est tout de même placée au cœur du beau ; c’est du moins cette chose honteuse et ridicule qui vient à l’esprit lorsqu’il est question de beau. Il est vrai, on l’écarte à chaque fois. Le retrait des choses d’Aphrodite pourrait donc en tant que tel appartenir à l’essence de la beauté dont nous avons vu à plusieurs reprises qu’elle s’accommode mal de l’Être. Car la beauté apparaît tantôt comme la splendeur exubérante du πρέπον, mais qui n’est pas autre chose qu’une pure apparence, tantôt comme la dette (et non point de la souveraine « cause ») d’autre chose, αἰτία τοῦ ἀγαθοῦ, tantôt comme δύναμις, puissance seulement du bien et du mal.
20Les plaisirs d’Aphrodite excluent la distance que l’observation installe et, dans certaines conditions, il semble particulièrement dangereux de s’en approcher ; mais voilà une différence structurale entre eux et les plaisirs de la vue et de l’ouïe (sauf celui précisément de percevoir les amours des autres). Cette distance semble avoir affaire avec ce qui est dit dans toute une tradition théorique concernant le beau, à savoir que le plaisir du beau est théorique, désintéressé, etc. Cette tradition est si bien enracinée dans nos habitudes intellectuelles, si policée et si bien ancrée dans les prétendues bonnes mœurs qu’elle ne la pose même pas, la question de savoir ce qu’il en est de la beauté du coït des Autres, de son horreur (Tirésias) et de son ridicule (Héphaïstos). Elle ne la pose pas, alors que dans le texte platonicien, elle est bien présente, cette question.
21Dans le cadre de ladite tradition de lecture, la réfutation par Socrate de la quatrième définition du beau ne manque pas de paraître quelque peu farfelue, pour ne pas dire absurde. Il dit qu’« appartenir ou au sens de la vue ou au sens de l’ouïe » n’est pas une differentia specifica possible, car celle-ci devrait préciser ce que les deux ont en commun. Mais pour déterminer ce qu’ils ont en commun, on est renvoyé aux tentatives de définition précédentes (303d, 1-4 et 303e, 12-13) dont il a déjà été montré qu’elles échouent. Or, la caractérisation de la vue et de l’ouïe comme « théoriques » semble justement apporter ce qui manquait et nous éviter de retomber immédiatement dans les propositions précédentes.
22Mais savons-nous ce que c’est qu’un « sens théorique » ? Hegel semblait le savoir, lorsqu’il soutenait dans son Esthétique, et en suivant Herder et sa Kalligone, que le beau est là pour les sens théoriques seulement parce que le beau, cela ne se consomme pas20. Dans le Hippias, on trouve à cet endroit un passage assez long et quelque peu consternant sur un problème logique, le rapport, dit-on, entre universalité distributive et compréhensive21. Socrate nous apprend qu’une épithète est utilisée dans un sens distributif lorsqu’elle vaut séparément pour chacun des termes auxquels on l’applique, mais qu’elle est utilisée dans un sens compréhensif lorsqu’elle s’applique aux termes de son application pris conjointement. Ainsi, si deux choses sont belles, elles le sont aussi chacune séparément ; mais il est impossible bien entendu de dire de deux personnes qu’elles sont, chacune, « deux ».
23Laissons pour un instant cette aporie dans son état d’aporie et résistons à la tentation d’apporter la « solution », platonicienne ou non, « non écrite » ou expressément défendue par l’auteur putatif du Hippias. L’aporie risque de s’avérer bien plus féconde que toute solution prématurément introduite là où il n’en est pas question dans le texte. Peut-être en apprendrons-nous bien plus sur la pensée de Platon et sur la nature de la beauté que si nous feignons de les connaître par d’autres textes et d’autres voies.
24Lu dans cette perspective, Socrate semble suggérer ici que le beau se comporte quelque peu comme une qualité compréhensive tout en étant, de fait, une qualité distributive. Il a une valeur distributive dans la mesure où chaque chose belle est belle toute seule, indépendamment des autres. Mais la définition qui est ici examinée suggère encore ceci : qu’être beau, cela veut dire l’être « pour-la-vue-ou-pour-l’ouïe ». La qualité du beau impliquerait de par sa définition un certain rapport entre les sens de la vue et de l’ouïe, et d’être-pour-la-vue-ou-pour-l’ouïe serait de ce fait une qualité ou plutôt une épithète compréhensive, englobant nécessairement les deux sens. Or ce qui est beau pour la vue ne l’est pas pour l’ouïe, dans la mesure précisément où le visible en tant que tel n’est pas audible et vice versa. De façon analogue, le fait d’être-pour-la-vue-ou-pour-l’ouïe ne saurait s’attribuer ni au visible ni à l’audible en tant que tels. Dans quelle mesure cette définition pourrait-elle dès lors s’appliquer ? Le beau apparaîtrait alors comme la contradiction entre distributivité et compréhensivité logique, c’est-à-dire comme intrinsèquement scindé. Il est vrai, toute la difficulté s’effacerait d’un seul trait, si l’on admettait que la vue et l’ouïe sont les espèces d’un genre commun méconnu par Socrate (le « sens théorique ») et que, par conséquent, il n’y a aucune compréhensivité logique dans le beau. Cet argument a convaincu pendant longtemps. Il est pourtant d’une faiblesse évidente. Tous les sens ont une valeur théorique. Et l’idée d’une sensation « à distance » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une conception de la sensibilité bien particulière, qui ne saurait être généralisée sans autre forme de procès. Ainsi, pour distinguer la vue et l’ouïe parmi les sens, on en est vite réduit à mettre en avant leur rapport privilégié à l’expérience de la beauté. Ce serait le beau qui servirait dès lors à distinguer la vue et l’ouïe parmi les sens. Et inversement on ne serait plus en droit d’avoir recours à elles pour le définir.
25Cette aporie, en fin de compte, n’annule pas tout le raisonnement. Après tout, il se pourrait qu’elle indique quelque structure particulière du beau en tant que tel. C’est du moins ce que nous venons de suggérer en disant que la beauté est intrinsèquement scindée. Cette scission, je l’ai appelée ailleurs « die Scheidung der Schönheit », la division, la divarication de la beauté22.
26Mais avant d’aborder cette question, il faut nous occuper d’un autre terme que Socrate emploie pour dire le plaisir causé par le ἡδὺ διὰ τῆς ἀκοῆς καὶ τῆς ὄψεως. À peine a-t-il posé cette définition du beau qu’il parle des hommes beaux et des œuvres de l’art (ποικίλματα), à savoir des peintures et des sculptures (ζωγραφήματα et πλάσματα), puis des beautés de la voix (φθόγγοι), à savoir musique, discours et contes (μουσική, λόγοι, μυθολογίαι). De toutes ces choses, Socrate nous dit qu’elles nous « donnent du plaisir », comme le rendent Dacier et Grou, alors que Croiset traduit qu’elles nous « charment », et Schleiermacher qu’elles nous « ergötzen » (298a, 3). Le verbe grec est τέρπω. La τέρψις nomme le plaisir de la danseuse qui traverse l’espace du χορόϛ, c’est-à-dire de la ronde, du Reigen comme on dit en allemand. C’est pourquoi la muse de la danse s’appelle τερψιχόρη.
27Quelle est la structure du plaisir et du charme visés spécifiquement par le mot τέρψις ? Nous allons essayer de mieux la cerner à travers trois citations tirées d’Hippocrate, d’Héraclite et d’Orphée. Dans le corpus hippocraticum, la τέρψις s’oppose à la λύπη (par exemple, De victu, I, 18), opposition utilisée par Gorgias dans le discours sur Hélène : « τῶν δε λόγων οἱ μὲν ἐλύπησαν, οἱ δὲ ἔτερψαν », des discours, les uns causèrent chagrin, les autres gaîté23. Parmi les mots grecs qui disent la douleur, la λύπη semble dire celle qui vient sur nous et qui par conséquent provient de quelque part, ou de quelqu’un, fût-ce le destin lui-même. En cela, elle se distingue de ce que les Grecs appelaient ὀδύνη, la douleur soudaine en ce qu’elle a de déchirant, mais considérée en elle-même seulement. Elle se distingue aussi d’un troisième type de douleur, appelé ἀλγέδων, la douleur en tant que nous l’exprimons. Aussi, le verbe ἀλγέω signifie à la voie active « souffrir » (comme activité expressive), alors que le verbe λυπέω signifie à la voie active « causer du chagrin ». Si l’on veut dire la souffrance par ce verbe, il faut passer à la voie passive, la λύπη étant, comme je viens de le dire, une douleur dont nous sommes affligés en tant que nous la subissons de la part d’un tiers. Comme la τέρψις s’oppose donc tout particulièrement à la λύπη, il est possible d’y cerner un aspect qui, autrement, échappe facilement : la τέρψις est une joie, un plaisir qui provient de quelque part et qui s’accorde à nous ; et dans ce sens, elle semble avoir quelque rapport avec l’ὠφέλιμον tel qu’il nous est apparu plus haut, à savoir dans la mesure où il provient de la face bénigne de ce qui nous accorde réponse à l’urgence de la vie : das gütige Antlitz dessen, was die Not des Lebens wendet. Ce qui en provient, de cette face bénigne, se dit en allemand « der Trost », la consolation. Mais il faut souligner dans cette consolation un aspect particulièrement lié à la τέρψις, à savoir qu’il apporte l’équilibre d’un apaisement, et qu’il est donc « das Stillende », c’est-à-dire qu’il apporte la paix ; non point la paix comme absence d’agression, mais la paix comme état d’un être-avec-les-autres où l’urgence de la vie trouve réponse et apaisement. La métaphorique du silence en allemand (Stille) engage d’ailleurs un rapport au lait maternel dont on dit qu’il apaise (stillt) le nourrisson.
28Quel rapport avec la danse ? Le plaisir de la danse est celui du mouvement du corps propre pour l’Autre, c’est-à-dire en tant qu’il est vu. C’est une activité qui s’exerce, et qui implique un plaisir tout corporel et sensuel. Mais celui-ci s’achève dans le regard de l’Autre et par conséquent corrélativement dans la réussite d’une séquence de mouvements « expressifs ». Dans ce sens, le plaisir de la danse s’accorde à partir d’un troisième terme, celui pour et devant qui le corps propre s’engage dans la séquence dansée. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que l’observateur soit matériellement présent. L’Autre pour qui et devant qui la danse se déroule est une structure de la situation humaine qui s’appelle la danse. Les regardants essentiels de la danse sont avant tout les dieux. Car la danse au sens le plus exigeant du terme (comme tout acte théâtral radical) s’adresse fondamentalement aux dieux (à la fonction signifiante du grand Autre). C’est à cette condition seulement qu’elle peut aussi remplir sa fonction devant les hommes. La danse apporte la τέρψις. Elle l’apporte avant tout pour le danseur ou la danseuse eux-mêmes. Elle la leur apporte dans la mesure où ceux-ci, par leur art, parviennent à s’adresser à l’Autre radical qu’est la divinité. Ce qui ouvre l’espace de cette dimension de l’être-là des humains, c’est ce qui s’appelle, d’une façon générale, la poésie (ποίησις). La danse est donc poésie. Ce qui la distingue des autres formes de poésie, c’est qu’elle est l’art du corps propre devant le regard avenant des dieux par une mimésis qui, dans ce cas, maintient un rapport avec l’activité sexuelle. Cette dimension-là fait de la danse une activité « artistique » et donc sublimatoire particulièrement proche de cet acte dont la vue est si problématique par ailleurs, voire dangereuse, qu’elle peut, dans le mythe, provoquer castration et cécité. C’est dans ce contexte que l’on pourrait et devrait reprendre la question de la mimésis24.
29Dans la mesure où la fonction de l’Autre structural parachève la danse et son plaisir spécifique, la jouissance de la danse apparaît comme quelque chose qui est accordé, et qui se donne. Voilà ce qui la qualifie comme τέρψις.
30Ceci étant dit, nous pouvons aborder deux fragments d’Héraclite réunis sous le numéro 77 de la collection de Diels et Kranz25 : « ψυχῇσι φάναι τέρψιν ἢ θάνατον ὑγρῇσι γενέσθαι. τέρψιν δὲ εἶναι αὐταĩς τὴν εἰς γένεσιν πτῶσιν. » Puis, « ζῆν ἡμᾶς τὸν ἐκείνων θάνατον καὶ ζῆν ἐκείνας τὸν ἡμέτερον θάνατον ». Pour les âmes, dit-il, il semble que ce soit Plaisir (τέρψις) ou Mort, que de devenir humides. C’est τέρψις, lorsqu’elles sont jetées vers la génération et la naissance. Ce qui est dit ici εἰς γένεσιν πτῶσιν n’est pas rendu avec exactitude, me semble-t-il, lorsqu’on traduit avec Diels : « Eintritt in das Leben », car la πτῶσις correspond bien plus à l’acte violent de jeter quelque chose qu’à une simple « entrée » (en vie) ; et γένεσις dit le devenir à partir d’une métaphorique de l’engendrement. Cette métaphorique est spécifiée par ce qui précède, par l’humidité où, selon le texte d’Héraclite, l’âme trouve plaisir ou mort, et plus précisément les deux conjointement. Car, le second fragment le précise, ce qui est vie pour l’un est mort pour l’autre.
31Qu’est-ce que la τέρψις ? La τέρψις advient dans l’humidité. Il faut que les âmes s’humidifient pour qu’elle leur soit accordée, à elles, ψυχῆσι, aux âmes en tant qu’elles se posent au datif. Voilà pour ce premier aspect, essentiel, de la τέρψις, le fait d’être un don qui se concède et qui provient d’un ailleurs. Mais ce n’est pas tout. La τέρψις s’accorde dans l’humidité, et elle y est toujours liée à quelque revers, à savoir à la mort de l’Autre. Τέρψις et θάνατος sont distribués à des âmes différentes, tout en appartenant au même événement. Le plaisir de l’un est la mort de l’autre. Est-ce une pure coïncidence ? Ou y a-t-il un rapport de fond entre le plaisir et la mort qui fait que l’un n’advient pas sans l’autre ? Plaisir et mort, sont-ce les deux faces d’une seule médaille, et dès lors compréhensifs et distributifs à la fois ? Dans ce cas, il n’y aurait jamais plaisir sans quelque mort de l’Autre, ni mort sans quelque horizon de plaisir de l’Un. L’Un et l’Autre, dans cette opposition, ce sont « nous » et « eux », ἡμεĩς et ἐκείνοι ; il y a donc une asymétrie de perspective entre τέρψις et θάνατος. Il est impossible de faire l’expérience de l’un et de l’autre, ni même de l’un ou de l’autre, car la mort, on n’en fait pas l’expérience, même lorsqu’on meurt, étant donné que l’expérience s’éteint au moment de la mort. La mort éloigne de nous ceux qui meurent, ἐκείνοι, et tant qu’il y a τέρψις et que « ceux-là » s’éloignent dans la mort, il y a « Nous » (ἡμεĩς). D’autres ont scruté le rapport profond qui lie le plaisir à la mort26. Ce qui ici m’intéresse davantage, c’est la formalisation de ces structures, la formalisation du comportement logique de la beauté. Si l’action du beau sur l’humain peut se caractériser comme τέρψις, il me semble utile de préciser la nature de ce plaisir-là en l’appelant le plaisir à revers.
32Il est dès lors permis sans doute de lire enfin dans un fragment d’Orphée connu à travers une citation de Platon dans les Lois le plaisir accessible à qui a atteint la maturité sexuelle27. Dans ledit passage des Lois, il est question de la musique et de son bon exercice. L’Athénien critique ceux qui ne savent utiliser les modes et les tons selon les circonstances (on parle donc ici d’erreurs dans le decorum) et il souligne qu’ils se rendent ridicules devant ceux qui savent ou qui, selon un mot d’Orphée, λαχεĩν ὥραν τῆς τέρψιος, ceux qui sont savants dans le plaisir et, plus littéralement, ceux qui ont atteint l’heure du plaisir. Ce plaisir, celui que l’on atteint à un certain âge de maturité, c’est un plaisir qu’il faut bien attendre. Le temps venu, c’est lui qui se présente et s’accorde. Voilà donc la structure du plus grand des plaisirs, celui d’Aphrodite. Or, ce plaisir-là, on ne peut pas tout simplement « le prendre ». Lorsqu’on semble le « prendre », en réalité, il est déjà là, il surgit de son propre chef comme quelque chose qu’on ne peut plus arrêter, car cela s’est déjà décidé et produit par avance un avenir irréversible. C’est pourquoi le poète s’exprime ici avec l’aoriste λαχεĩν ὥραν : prendre l’heure, l’avoir prise, et d’une façon qui ne permet plus le retour en arrière. Car c’est l’irréversibilité du temps qui est exprimée par l’aoriste grec et qui en constitue l’unité dans la multiplicité de ses usages. Il me semble que le λαχεĩν ὥραν est la structure intime de ce qui s’appelle en allemand das Lachen, le rire. Das Lachen salue la précipitation du plaisir au moment où, le voulant prendre, il est déjà pris, et ceci contre toute résistance et contre toute censure, ce pourquoi das Lachen appartient tout particulièrement au mot d’esprit28.
33Si donc la τέρψις semble liée tout particulièrement aux plaisirs fondamentaux, voire aux plaisirs d’Aphrodite, dans quel sens peut-on exclure ces plaisirs de l’expérience du beau et associer celle-ci sans autre forme de procès spécifiquement aux œuvres de l’art, comme le fait Socrate ? Ce qui cause la τέρψις, ce sont les ποικίλματα et les φθόγγοι. Les uns s’adressent à la vue, les autres à l’ouïe. Pourquoi la τέρψις est-elle scindée en deux ? Pourquoi cette binarité ? Quel rapport entre cette scission et l’exclusion des plaisirs d’Aphrodite du champ de la beauté ?
34Le passage que nous commentons ici est assez clair à ce sujet. Ce qui est beau et cause la τέρψις, c’est l’homme et ses images (peinture, sculpture), mais c’est aussi sa voix, qu’elle se produise en musique, dans le discours ou dans le récit. Si l’image est belle, elle l’est en l’absence de la chose elle-même dont elle est l’image. La beauté est même basée sur cette absence, sur cette forme de refus. C’est en raison de ce manque, ce refus d’être que le beau fonctionne comme Schein, splendeur, Glanz, ἐπιφαίνεσθαι et πρέπον. Le refus refuse quelque chose. Ce qu’il refuse, nous hésitons à préciser ce que c’est. D’aucuns semblent dire qu’il y a, au-delà du refus structural de la beauté, l’horreur29. Mais il y a de très bonnes raisons pour se taire à ce sujet. Toujours est-il que si l’image refuse quelque chose, elle produit devant nous un au-delà et que cet au-delà en tant que tel appartient à l’expérience de l’image, voire à l’expérience de la beauté.
35Or, s’il est impossible d’accéder à cet au-delà, il n’est pas impensable en revanche que cet au-delà vienne vers nous s’exprimer. En tant qu’elle provient de l’au-delà de l’image, cette expression ne sera pas l’image elle-même ; elle en sera différente ; elle ne sera pas elle-même image, mais l’Autre de l’image, voix, φθόγγος. L’expression de l’au-delà de l’image est une possibilité structurale de l’image, l’image étant définie justement par son manque d’Être. Cette possibilité réserve un lieu distinctif à la voix ; c’est ce lieu qui distingue la voix du bruit, leur différence a une valeur topique. Il n’y a pas de voix sans la dimension imaginaire et sans l’au-delà de l’image. La voix l’atteste, cet au-delà, elle en témoigne. Sans un rapport à la voix et à l’attestation de cet au-delà, l’image ne serait pas image. Dans et par la voix, l’au-delà de l’image devient parlant. La voix et l’image apparaissent ainsi dans une corrélation structurale, à travers laquelle quelque chose peut advenir qui n’est ni voix ni image. Nous serions tentés de l’appeler « l’événement de la beauté » (das Ereignis), c’est-à-dire l’événement tout court en tant qu’il est la beauté.
36Ce qui réserve la zone de retrait d’où provient la voix, ce n’est pas la voix elle-même, c’est l’image. Et ce qui atteste ce retrait, c’est la voix. À travers la réserve et l’attestation du retrait se produit ledit événement.
37C’est à ce point que se dessine une distinction fondamentale par rapport à la vue et à l’ouïe qui prend tout son poids dès lors qu’on l’inscrit dans le cadre d’un questionnement sur le beau. L’objet de la vue, lorsqu’il est beau, se présente nécessairement comme apparence, c’est-à-dire comme ce manque d’être, comme l’image. Mais l’objet de l’ouïe ne saurait jamais être image, qu’il soit beau ou non, expressif ou non. Dans ce sens, apparemment, le beau de l’ouïe n’est pas imaginaire, et il y aurait donc une beauté qui n’est pas image, manque d’être, pure apparence, etc. L’absence de la dimension de l’image dans le domaine de l’audible peut d’autant plus étonner que l’imitation n’en est pas exclue. Simplement, l’imitation sonore ne fait pas image, même lorsqu’elle ressemble à ce qu’elle imite, comme certains passage chez Olivier Messiaen ressemblent au chant des oiseaux. Si donc l’audible ne saurait jamais apparaître lui-même comme une image, le visible, dès lors qu’il se reçoit sous l’angle de la beauté (dans la dimension où quelque beauté puisse apparaître), fait toujours image. Par cette expression, j’entends ceci : on peut voir un corps réel, un paysage réel, un ciel étoilé réel et en goûter la beauté, sans que ni ce corps, ni ce paysage, ni ce ciel ne soient des « images ». Mais dès lors qu’on en goûte la beauté, ils font image. Dans l’expérience de leur beauté, leur réalité est mise entre parenthèses, et l’on peut être tenté d’en produire l’image. Or l’image, dans ce sens, n’est donc pas d’abord une imitation ou une représentation, mais bien plutôt une présentation, apparence, splendeur, πρέπον, ce qui implique par la suite qu’elle peut être l’objet d’une répétition, représentation, imitation. La mimésis des Anciens comporte toujours cette dialectique de ce qui est pure splendeur, par conséquent apparence sans l’Être, image, et par conséquent objet d’une imitation possible. Et ce serait extrêmement réducteur que de ne voir dans la mimésis des Anciens rien que de l’imitation. En réalité, la mimésis, c’est-à-dire l’art du mime, était chez eux celui, tout simplement, de faire et de poser un geste au sens le plus élevé et emphatique du terme30.
38La mimésis peut bien avoir lieu et pour la vue et pour l’ouïe, mais il n’y a que la vue qui connaisse l’image. Qu’est-ce qu’une image ? L’image, disions-nous, c’est la chose sans l’Être. Elle devient un leurre lorsque nous n’avons cure de questionner l’Être de la chose, c’est-à-dire lorsque nous nous trouvons dans une relation binaire à l’image, sans référence à un troisième terme (à une objectivité, à un espace intersubjectif, c’est-à-dire à quelque tierce personne). Cette situation, il n’y a que la vue qui puisse la produire. L’ouïe prend facilement alors la troisième place, celle de la tierce personne et de la voix, c’est-à-dire du symbole, qui seul permet d’établir l’Être ou le non-Être d’une chose. Or, lorsqu’une chose se présente à la vue, c’est elle-même qui s’y présente ; mais le son est toujours le son d’autre chose, d’une chose dont le rapport au son reste énigmatique du fait qu’il est impossible de voir naître un son. Le son est l’au-delà de la chose, son expression, ou comme Hegel le dira, l’expression de son âme31. Seul le visible peut dès lors se placer à l’endroit de l’image, lui seul peut supporter la fonction imaginaire, et le son ne s’y prête pas : lui appartient au lieu et à la fonction du troisième terme, c’est-à-dire du symbole32.
39Si le son (φθόγγος) n’est donc pas image, cela ne veut pas dire qu’il soit sans relation à l’image. En effet, et Socrate le dit clairement, ce qui est beau dans le domaine de l’audible, ce n’est pas le bruit tout court, mais seulement le φθόγγος, à savoir la musique, le discours et le récit. Or qu’est-ce qui fait d’un bruit une musique ? Et qu’est-ce qui distingue un bruit agréable d’un son qui est beau ? C’est que le son doit s’inscrire dans un contexte imaginaire ; il doit provenir d’un au-delà de l’image pour devenir musique, discours et récit. Ceci est vrai pour le chant des oiseaux, pour le bruit des cigales et pour le murmure d’un ruisseau. C’est vrai pour les événements acoustiques qui se produisent lors d’une performance de 4 minutes et 33 secondes de silence de John Cage. Il suffit que le son nous arrive de l’au-delà de l’image pour qu’il fonctionne comme expression et pour qu’il puisse transporter la beauté. C’est ainsi que l’expression sonore et l’image visible entrent dans une corrélation structurelle qui édite la possibilité de l’expérience de la beauté.
40La beauté serait-elle donc inaccessible à tous ceux qui n’auraient pas accès à l’un ou l’autre de ces deux sens ? L’interprétation structurale de leur fonctionnement dans l’expérience du beau rend la question obsolète. L’image est la chose sans l’être, la voix l’expression de ce que celle-ci refuse. Le concours de ces deux structures constitue l’assise formelle de l’expérience du beau. L’aveugle y a accès par le mot « image » qu’il comprend malgré tout, le sourd par le mot « voix ». Une culture, par contre, qui aura su élaborer un art de l’odorat (le Japon), de par l’entrée de cet art dans la langue, produira un écart plus profond de l’expérience du beau par rapport à l’expérience telle qu’elle se dessine ici. Il n’est pas sûr que la vue et l’ouïe dominent l’expérience de la beauté dans toutes les circonstances et dans toutes les cultures33. L’expérience de la beauté est donc toujours incomplète, étant donné d’une part qu’elle appartient à la vue seule sous la forme de l’image, c’est-à-dire par quelque refus d’être, alors qu’elle s’exprime pour l’ouïe sous la forme de la voix, en tant que celle-ci provient de l’au-delà de l’image. Mais qu’entendons-nous par « expression » ? L’expression n’est pas tout simplement la traduction de quelque chose qui sans elle existerait inchangé, reclus dans ledit au-delà de l’image. Cet au-delà, nous avons bien insisté sur le fait qu’il vaut mieux ne pas tenter de dire ce qu’il est. S’il s’exprime dans la voix, cette expression ne le traduit, ne le trahit donc pas. Bien plutôt, elle se met à sa place, s’y substitue et se loge donc dans le creux de l’image. La voix (φθόγγος) est la sonorité qui se loge dans le creux de l’image. Qu’est-ce à dire ?
41L’accueil du plaisir qui s’accorde, chez l’humain, médiatise l’entrée dans le langage. C’est parce que la jouissance se produit comme accueil du plaisir, et corrélativement, c’est parce que le plaisir survient sous la forme signifiante du don, et qu’il s’accorde et se concède, c’est parce qu’il se présente avec la face bénigne de ce qui apaise l’urgence de la vie qu’il nous introduit dans le signifiant. L’usage du signifiant est ainsi empreint d’un plaisir. Ce plaisir est la prime qui permet au sujet de franchir le seuil du signifiant, qui l’invite à s’y plonger ou plutôt par laquelle il s’y trouve toujours déjà introduit avant même d’y avoir songé. Le sujet entre dans le langage ; il y prend place ; il a lieu34.
42Si dans la voix s’exprime l’au-delà du beau imaginaire, ceci ne veut pas dire que le beau possède quelque faculté occulte ou animiste qui le rende capable de communiquer avec les humains. L’expressivité du beau tout au contraire ne semble être rien d’autre qu’une structure du beau en tant qu’expérience proprement humaine. Kant l’a appelée sa « Mitteilbarkeit », communicabilité. L’expérience du beau se communique d’un sujet à l’autre ; c’est pourquoi elle peut aussi se communiquer à chacun de nous. L’analyse du rapport logique entre ces deux dimensions du « jugement esthétique » est un des objets de la Critique de la Faculté de Juger35. Dans la mesure où le beau se partage dès lors qu’il se communique, l’« expression » de l’au-delà de l’image dans la voix n’est pas la traduction d’un contenu identifiable quoique inaccessible à cause de sa transcendance, mais bien plutôt une mise en liberté dans l’ouverture de l’espace d’une communicabilité fondamentale de l’expérience du beau ; soit, l’avènement du langage. Ce qu’il y a, au cœur de la beauté, voire « derrière » elle, caché, ne se délivre et ne se livre point ; mais la voix nous délivre de ce qu’il y aurait derrière et au-delà du beau. Ποίκιλμα et φθόγγος renvoient l’un à l’autre. Sont-ils beaux seulement conjoints ? La beauté est-elle une qualité compréhensive ? Est-elle une qualité distributive, propre à la chose ? Autant de questions dorénavant révolues.
Notes de bas de page
1 Hermann Diels, Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Zurich, Weidmann, 1996, vol. I, p. 386-389.
2 Œuvres complètes de Platon, op. cit., p. 111.
3 Il me semble que le maintien de ce principe, à savoir l’abstention de toute interpolation ou « solution », fût-ce dans le but d’inscrire tel texte dans la trajectoire des découvertes d’un philosophe, loin d’affaiblir les moyens d’une recherche proprement philosophique, pourrait au contraire la servir. La fiction d’un progrès linéaire de la pensée produit la chimère d’une histoire des solutions, aperçues facilement comme définitives (du moins en tant qu’éléments du « platonisme » authentique), et induit une sorte de modélisation téléologique permettant un classement des écrits selon leur « maturité ». Or, les versions encore provisoires ou précoces d’une pensée comportent une ouverture que le développement ultérieur clôture, et le chemin de l’un à l’autre s’avère plus complexe, plus dialectique que la fiction le voudrait. Faire apparaître cette complexité en renonçant à les ramener à quelque reconstitution idéale de la trajectoire spéculative de Platon n’empêche pas de la confronter avec des problèmes de fond issus d’un questionnement plus moderne. De ce point de vue, l’histoire de la philosophie ne se présente pas comme l’histoire des opinions des philosophes, mais comme l’histoire des discours, de leur logique et de leurs rapports.
4 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 2009 ; Hjalmar Frisk, Griechisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, Winter, 1972.
5 Nous dirons plus loin un mot sur le sens et le non-sens de ces jeux de traduction en philosophie.
6 Hermann Diels, Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, op. cit, vol. II, p. 204, 8-9.
7 Hermann Diels, Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, op. cit., vol. I, p. 478.
8 « Der Genuß des Schönen hat einen besonderen, milde berauschenden Empfindungscharakter. Ein Nutzen der Schönheit liegt nicht klar zu Tage, ihre kulturelle Notwendigkeit ist nicht einzusehen, und doch könnte man sie in der Kultur nicht vermissen. » « Das Unbehagen in der Kultur », art. cité, p. 441.
9 Ce constat alimente la réflexion dans Hubert Damisch, Le jugement de Pâris, 1, Iconologie analytique, 2e éd., Paris, flammarion, 2011.
10 Lacan y décrit le beau comme la face éblouissante derrière laquelle se cache l’horreur absolue. Ce n’est pas exactement ce que je suggère ici. Ici, je vise ce que Kant appela jadis le mal radical en tant que celui-ci serait un produit accidentel et symptomatique de la beauté (et non seulement du bien), autrement dit, une catégorie irréductiblement esthétique. Le mot accident dit en latin ce que le grec traduit par le symptôme. Le double sens est ici nécessaire, mais il faudra une autre occasion pour développer l’argument.
11 Cité d’après Hermann Diels, Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, op. cit., vol. I, p. 189, 24.
12 Le lait maternel ne joue ici que le rôle d’un paradigme ou d’un exemple qui peut éclaircir le sens du terme « don fondamental ». La théorie générale du don et du don fondamental comme ce qui médiatise l’introduction du petit homme dans le langage demanderait évidemment quelque développement supplémentaire.
13 Chez Liminta (Il problema della Bellezza in Platone, op. cit., p. 103), le lien entre beauté et bien est considéré comme le vrai noyau « platonicien » du dialogue dans son ensemble, la théorie du beau « esthétique » constituant une réhabilitation « courageuse » (p. 118) de la sensibilité dans le cadre d’une philosophie idéaliste du bien suprême. Le ton un peu présomptueux de la critique jadis adressée par Heidegger à ce type de lecture moralisante a sans doute desservi l’argument, qui pourtant me semble rester incontournable surtout pour qui s’attache à libérer Platon des déformations dues à une très longue tradition d’interprétation qui a fini par se déposer jusque dans le lexique de nos langues modernes. Voir Martin Heidegger, « Platons Lehre von der Wahrheit » (1931-1932, 1940), dans Wegmarken, Francfort, Klostermann, 1967, p. 201-236. Le rapprochement entre αἰτία et dette est suggéré par Heidegger dans l’essai sur la technique, dans Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Neske, 1954, p. 10. Je vois mal comment éviter cette référence en abordant le problème de la « causalité » dans la philosophie antique.
14 Ovide, Métamorphoses, X, 243 et suiv. Ce mythe est extrêmement intéressant par ses revirements multiples qui perturbent l’histoire de la descendance de Pygmalion. Celui-ci avait choisi de n’aimer aucune des femmes aux mœurs corrompues de son pays, mais tombe amoureux de la statue idéale qu’il avait façonnée de ses propres mains. La déesse insuffle vie à la fille de son esprit et rend ainsi possible le mariage. De leur union sortira, en troisième génération, une fille du nom de Myrrha, qui, poussée par une passion incestueuse pour son père, petit-fils de Pygmalion, finit par engendrer Adonis dont on connaît les amours trop brèves avec Vénus.
15 Kant, Kritik der Urteilskraft, § 12.
16 σχεĩν est l’aoriste du verbe ἔχω, avoir, habere, qui signifie aussi se habere, sich verhalten, se comporter, se tenir, être. L’aoriste dit l’irréversibilité, la différence radicale. La beauté est ce qu’il y a de plus abrupt dans l’Être, jäh, terme par lequel je traduis ἐξ αἴφνης, pour répondre à une question avec laquelle Bernard Mabille avait coutume de me tourmenter.
17 Ceci est un lieu commun de l’interprétation de Platon. M. T. Liminta va jusqu’à attribuer un courage singulier à Platon pour avoir réintroduit le sensible dans son ontologie du bien (Il problema della Bellezza in Platone, op. cit., p. 118), courage qui n’apparaît qu’à la condition que l’on présuppose une lecture très traditionnelle et empreinte de motifs chrétiens du soi-disant idéalisme platonicien.
18 Jean-Christophe Jolivet, « Les amours d’Arès et d’Aphrodite, la critique homérique et la pantomime dans l’Ars amatoria », Dictymna, 2, 2005, mis en ligne le 30 novembre 2010, consulté le 7 janvier 2019, journals.openedition.org/dictymna/131, résume les discussions des Anciens sur l’histoire (Eustathius 1597, 22-27).
19 Dans d’autres occasions, on est transformé d’homme en femme ou encore l’on perd la vue à force d’assister par le regard à certaine étreinte ; comme cela arrive à Tirésias selon les différentes version de son mythe. Voir Luc Brisson, Le mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale, Leyde, Brill, 1976. Dans cette interprétation, reprise par Nicole Loraux dans Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, la question qui reste parfaitement sans réponse est celle de savoir ce que Tirésias a bien pu voir de si défendu, de si insoutenable ou de si impossible. Je voudrais saisir l’occasion pour signaler que dans la version de Callimaque où Tirésias surprend Athéna nue dans le bain au point d’en perdre la vue (et d’acquérir le don de la divination), la déesse est accompagnée de sa mère à lui, Tirésias, et qu’il se trouve donc en face de deux femmes, nues, qui de plus ne sont pas du même âge, ni de la même nature. Nous nous souvenons ici d’un autre couple de femmes observées nues dans le bain (Kunigunde von Thurneck et sa servante), cette fois-ci par une jeune fille, Käthchen von Heilbronn dans la pièce de Kleist, et de la réaction de celle-ci, qui en perd la parole. Qu’a-t-elle vu ? Un troisième couple de deux femmes d’âge différent nous est familier dans l’histoire sainte ; et c’est le couple de Marie mère de Dieu et de sainte Elisabeth, que l’on n’a jamais eu l’occasion de voir nues, au point que la conception de leurs enfants respectifs a dû se faire sans qu’elles se dépouillent de leurs vêtements. Aussi hétéroclite que cette sélection puisse paraître, le rapprochement de ces exemples n’est pas sans intérêt pour une étude de la beauté. Elle documente le voisinage entre la beauté féminine et l’horreur à différents niveaux ainsi que le thème du couple féminin dans son rapport à la fonction maternelle.
20 Hegel, Ästhetik, éd. par Friedrich Bassenge, Berlin, Aufbau, 1955, p. 82. Voir aussi Johann Gottfried Herder, Gesammelte Werke, 38, Kalligone, Stuttgart/Tübingen, Cotta, 1853, 1re partie : de l’agréable et du beau avec des développements extrêmement circonstanciés sur l’échelle des sens, p. 17-66, puis la théorie de la beauté comme « virtualité », c’est-à-dire comme réalité d’une signifiance (Bedeutsamkeit), p. 67-84.
21 Pour que la description de cette particularité logique puisse servir de point de repère pour la datation du dialogue, il est nécessaire de réduire le développement en question à la seule fonction d’en marquer la découverte. On est alors forcé de passer sous silence tout ce qui se passe en plus dans ce passage assez long, voire redondant, du point de vue purement logique.
22 Bruno Haas, « Von der Schönheit und ihrer Scheidung : Platon, Petrarca, ficino », Rosmini Studies, 4, 2017, p. 33-51.
23 Hermann Diels, Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, op. cit., vol. I, p. 292, 15 – 293, 1.
24 Voir à ce sujet Friedrich Kittler, Philosophien der Literatur : Berliner Vorlesung 2001, Berlin, Merve, 2013, avec des remarques essentiellees sur la nature de la mimésis chez les Anciens.
25 Hermann Diels, Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, op. cit, vol. I, p. 168, 11-15.
26 Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957.
27 Platon, Lois, 669d, 5.
28 Une certaine précipitation est bien l’effet du mot d’esprit. L’élaboration du sens secondaire fait passer le sens premier, celui qui exprime le désir inavoué, de façon à ce qu’il se soit déjà produit avant même que l’on puisse le soumettre à quelque censure. Sigmund Freud, Gesammelte Werke, 6, Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, Francfort-sur-le-Main, 1999 [1940].
29 Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse. Le Séminaire, VII, Paris, Seuil, 1986.
30 Pour un regard sur l’histoire philosophique du terme, voir aussi Michel Guérin, Philosophie du geste, 2e éd., Arles, Actes Sud, 2011.
31 Cela ne veut pas dire que tout ce qui résonne est animé, mais tout simplement qu’il y a une différence, voire une différance entre la chose visible (tangible) et le son. Voir Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften [1830], § 299-302.
32 En réalité, nous entrons ici dans une problématique fort intriquée. Derrida l’a abordée dans La voix et le phénomène, Paris, Puf, 1967, en questionnant la place de la voix (et corrélativement, déjà, de l’écriture) par rapport à la fonction du symbole. Il n’est pas certain que la voix soit le seul ou même le lieu privilégié du langage. Néanmoins, toute la problématique des deux sens « théoriques » et de leur rapport dans l’articulation entre les fonctions imaginaire et symbolique peut recevoir quelque lumière de la discussion rapportée par l’auteur du Hippias et qui, loin de proposer une doctrine ou une solution, pose les termes de la perplexité où d’autres se seront engagés plus loin.
33 Voir, par exemple, Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, Puf, 2010.
34 L’argument pourrait se reformuler à partir d’une idée de Kant. En effet, Kant définit le beau comme Mitteilbarkeit (communicabilité, Kritik der Urteilskraft, § 8, 39 et 40). Cela ne veut pas seulement dire que la beauté se communique, mais que sa communicabilité en constitue spécifiquement le sens. Il est donc tentant de penser le beau comme l’entrée structurale au rapport à l’Autre qui s’appelle le langage. L’argument sera développé dans la Symptomatologie der reflektierenden Urteilskraft.
35 Voir Bruno Haas, Symptomatologie der reflektierenden Urteilskraft, en préparation.
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