Épilogue. Foucault et la théologie contemporaine
Un examen personnel
p. 259-269
Texte intégral
1Je ne suis absolument pas spécialiste des écrits des Pères de l’Église. Malgré cela, les éditeurs de cet ouvrage m’ont proposé de faire ici deux choses. Tout d’abord, que j’évoque à titre personnel mes rencontres avec Foucault ; ensuite, que je donne quelques indications sur la manière dont son travail a pénétré la culture théologique anglophone.
RENCONTRES AVEC FOUCAULT
2Commençons par l’aspect personnel : j’ai eu la chance d’assister, en 1979 et 1980, aux cours de Foucault au Collège de France et, en 1982, à un cycle de conférences à l’université de Toronto1. Jeune prêtre jésuite à cette époque, je rédigeais une thèse pour l’université d’État de New York sur Foucault et mon centre d’intérêt était l’émergence du racisme moderne. Vers la fin du cours de 1980, Du gouvernement des vivants, j’ai transmis à Foucault une liste de questions auxquelles il a accepté gracieusement de répondre lors d’une discussion dans son appartement. À la fin de cette rencontre, il m’a demandé s’il était possible de réunir un groupe de théologiens pour échanger avec lui de manière informelle autour des travaux qu’il menait sur le christianisme et j’ai organisé cette réunion le 6 mai 1980 à la communauté jésuite de la rue de Grenelle, dans le 7e arrondissement de Paris, où j’habitais à l’époque. Connaissant le large éventail des intérêts de Foucault, mais incertain quant à la direction que son travail sur le christianisme était en train de prendre, j’ai sélectionné les participants à cette réunion sur la base des compétences et des préoccupations générales qu’ils pouvaient couvrir. Parmi les invités, il y avait deux éminents théologiens : le grand patrologue Charles Kannengiesser et le père Gustave Martelet, lequel, à sa demande, m’avait accompagné un peu plus tôt à une leçon de Foucault au Collège. Il y avait également Mario Calderon, qui suivait aussi les cours de Foucault et connaissait très bien la théologie de la libération, ce courant de pensée venu d’Amérique latine que je savais intéresser Foucault. À son retour en Colombie, quelques années plus tard, lui et sa femme ont travaillé pour un institut de justice sociale basé à Bogota et parrainé par les jésuites. Mario et son épouse, Elsa Alvarado, ont été assassinés le 19 mai 1997 par cinq hommes armés opposés à leur travail en faveur des droits de l’homme.
3Bien que la discussion de notre groupe avec Foucault ait été très agréable, nous n’avons pas compris à l’époque à quel point il était engagé dans sa lecture des textes chrétiens ni la nature particulière de sa problématique. Mais notre groupe ne fut pas le seul à cette époque à passer à côté de l’essentiel. Je me rappelle un moment particulièrement savoureux dans le cours de 1980, lorsque Foucault mentionna pour la première fois les écrits du moine du ive siècle, Jean Cassien ; l’assemblée, perplexe, fut parcourue par un murmure : « Cassien ? Qui est-ce ? Qui est-ce ? » Cela m’a d’autant plus amusé que, quelques années auparavant, alors novice jésuite, j’avais dû lire les Conférences de Cassien sans imaginer un instant qu’un penseur d’avant-garde comme Foucault y trouverait le même intérêt que mon très pieux maître des novices. Un moment, j’ai même pensé qu’il devait y avoir un autre Cassien auquel Foucault faisait référence…
4Je voudrais maintenant évoquer la manière dont la pensée de Foucault a été abordée en Angleterre et aux États-Unis par des clercs et étudiants en théologie, et préciser lesquelles de ses idées ont particulièrement retenu leur attention.
LES SILENCES DU FOUCAULT LEXICON
5Le plus important volume en anglais consacré à l’œuvre de Foucault est sans doute le Cambridge Foucault Lexicon publié par Cambridge University Press fin 20142. Ses près de 800 pages contiennent 91 articles de 72 auteurs issus d’un large panel d’universités à travers le monde. Parmi les thèmes traités, seules quatre brèves entrées touchent directement aux questions théologiques : « Christianisme », « Confession », « Religion » et « Spiritualité ». Je suis l’auteur des trois premières et Edward McGushin, professeur de philosophie à Stonehill College, a rédigé la dernière. Le Lexicon a de nombreux atouts, mais sa principale faiblesse réside dans l’absence de commentateurs de Foucault aussi compétents que Mark Jordan, Jeremy Carrette ou Philippe Chevallier. Malgré le large éventail des thèmes abordés par le Lexicon, il n’y a aucune référence à des sujets aussi importants pour Foucault que le pastorat ou la théologie pastorale. Parmi les vingt-cinq penseurs qui font l’objet d’une entrée dans le volume (Althusser, Descartes, Hegel, etc.), on ne trouvera aucune des figures qui peuplent Les aveux de la chair. On peut comprendre que l’intérêt de Foucault pour certains auteurs chrétiens moins connus comme Clément d’Alexandrie, Cyprien, Grégoire de Nysse ou Tertullien ne soit pas honoré. Mais le Lexicon de Cambridge n’a pas même un article sur Augustin ou Cassien, lesquels ont joué un rôle si important dans le travail de Foucault des années 1978-1982. Et cela, en dépit du fait qu’au fil des ans, avant et après sa mort, de nombreuses publications en anglais, soit de Foucault lui-même, soit de commentateurs, sur son rapport à la religion, à la spiritualité et au christianisme en particulier ont vu le jour3. Comment pouvons-nous expliquer une telle lacune de la part d’une si vaste communauté d’érudits et de philosophes ? Une explication pourrait être l’analphabétisme théologique bien installé chez certains membres de l’élite éduquée – réalité qui pourra surprendre ceux qui croient, à la suite de Tocqueville, que l’Amérique est un pays « saturé » de religion. Permettez-moi de donner un exemple de cet analphabétisme parmi les nombreux que je pourrais citer. Il y a quelques années, on m’a demandé de revoir la traduction en anglais d’une conférence de Foucault où je lus l’expression « Council of thirty » [Concile des trente, PC] qui n’avait pas de sens pour moi. Le traducteur ne connaissait manifestement pas le concile de Trente.
6En dépit des silences du Lexicon, Foucault a invité ses auditeurs et ses lecteurs à voir dans les courants religieux et spirituels de notre histoire des dimensions importantes de notre actualité. Son analyse de Cassien au Collège de France nous a montré que cet auteur spirituel ancien n’appartenait pas au passé, mais était en quelque sorte une force vivante de notre présent. Comme l’écrivait William Faulkner, « le passé ne meurt jamais. Il n’est même pas passé4 ». Foucault partageait certainement cette conviction. En 1975, il a évoqué en ces termes la problématique qui allait façonner ses travaux au cours de la décennie suivante : étudier « ce qui s’est passé à partir du xvie siècle, c’est-à-dire de cette période qui se caractérise non pas par le début d’une déchristianisation, mais, comme l’ont montré un certain nombre d’historiens, par une phase de christianisation en profondeur5 ». Foucault rejetait de la sorte ce qu’il appellerait plus tard le « chantage à l’Aufklärung », cette alternative simpliste entre acceptation et rejet d’une nouvelle rationalité qui serait libérée des superstitions d’un passé religieux6. Son « histoire du présent » ignore par conséquent les divisions habituelles entre les âges historiques, arguant à la suite de Peter Brown que, d’une époque à l’autre, « la cartographie du partage des eaux est difficile à établir7 ». La première modernité, à compter du xvie siècle, n’a pas été marquée, du point de vue de Foucault, par une montée de l’incroyance, mais au contraire par l’émergence d’une force qui porta conjointement le dynamisme missionnaire du christianisme européen et la vaste colonisation religieuse de la vie intérieure. Cette colonisation est ce que Michel Foucault appelle en 1975 une « christianisation en profondeur » ou encore une « nouvelle christianisation8 ». Cet effort missionnaire eut pour effet la vaste intériorisation de l’expérience chrétienne à partir d’une double polarité : la pratique de la confession et celle de la direction de conscience. L’exploration historique de cette intériorisation a particulièrement intéressé certains théologiens afro-américains, qui ont montré que le Nouveau Monde avait été perçu par les Églises colonisatrices comme une expérience pédagogique plutôt que religieuse : selon ces dernières, les populations indigènes avaient plus besoin d’une éducation rigoureuse que de la bonne nouvelle du salut. Le précepte anselmien de « la foi cherchant l’intelligence » (Fides quaerens intellectum) se transforma alors en « foi jugeant l’intelligence9 ».
POSTÉRITÉ DE L’ANALYSE DU PASTORAT
7Les recherches de Foucault sur le pastorat ont également exercé une influence remarquable sur la scène théologique américaine. Dans son cours de 1978, Sécurité, territoire, population, Foucault voit dans le pastorat un pouvoir d’un type nouveau lié à l’apparition de l’Église10 :
[…] c’est saint Grégoire de Nazianze qui a défini le premier cet art de gouverner les hommes par le pastorat comme technè technôn, epistémé epistemôn, l’« art des arts », la « science des sciences ». […] C’est-à-dire que bien avant les xviie-xviiie siècles, l’ars artium, ce qui prenait dans l’Occident chrétien la relève de la philosophie, ce n’était pas une autre philosophie, ce n’était même pas la théologie, c’était la pastorale. C’était l’art par lequel on apprend aux gens à gouverner les autres, ou on apprend aux autres à se laisser gouverner par certains11.
8Foucault affirme, non sans provocation vis-à-vis de ses confrères historiens du fait religieux, que l’histoire du pastorat « n’a jamais été réellement faite » et que son intérêt réside à la fois dans ses manifestations micro et macroscopiques12. Il serait cependant erroné de ne faire du pastorat qu’une lecture négative ; ce serait contredire les hypothèses mêmes de Foucault considérant que le pouvoir n’est a priori ni bon ni mauvais, seulement dangereux. L’intérêt pour le pastorat permet en particulier de remettre à leur juste place la doctrine et des dogmes ecclésiastiques dont l’importance fut sans doute surévaluée par les historiens du christianisme. Un théologien comme Philip Browning Helsel est reconnaissant à Foucault d’avoir été attentif à la continuité, dans l’histoire du christianisme, de l’assistance ministérielle aux plus démunis. Les Églises locales n’accueillent-elles pas les personnes en difficulté d’une manière plus humaine que ne le font les institutions d’aide sociale ou psychiatriques13 ? En tant qu’enseignant, et sans que je l’aie planifié, je peux attester que les travaux de Foucault sur la psychologie et la psychiatrie ont eu un impact sur mes étudiants, qu’ils aient eux-mêmes ou leur famille été touchés par la maladie mentale. Il en va de même pour le vaste système pénitentiaire américain14. Et, comme le fait remarquer un autre théologien, Ruth Marshall, le pastorat ne pourrait-il pas être compris comme un ensemble de techniques qui transforment l’identité même du sujet chrétien, avec un fort potentiel de subversion politique, comme c’est le cas avec le phénomène des born again issus du christianisme évangélique15 ?
9L’intérêt de Foucault pour le pastorat rejoint notre actualité et permet d’interpréter les crises actuelles du christianisme occidental comme des schismes entre des approches incompatibles de la manière dont le christianisme prétend opérer dans la vie des gens. Dans ce contexte, l’une des notions les plus influentes de la pensée de Foucault est celle de « contre-conduite » développée dans ses leçons de 1978, qui radicalise son analyse du pastorat. Le Moyen Âge a produit conjointement plusieurs types de pouvoir pastoral et un répertoire théologique de contre-conduites, lesquelles ont connu cinq formes principales : l’ascétisme, les communautés, la mystique, l’Écriture et la croyance eschatologique, « qui toutes tendent à redistribuer, à inverser, à annuler, à disqualifier partiellement ou totalement le pouvoir pastoral dans l’économie du salut, dans l’économie de l’obéissance, dans l’économie de la vérité16 ». Ce que Foucault appelle en 1978 les « luttes anti-pastorales17 », lesquelles traversent l’Occident du xiiie au xviiie siècle, ne nous a pas pour autant libérés du pouvoir pastoral, car si « [i]l y a eu des révolutions antiféodales, il n’y a jamais eu de révolution anti-pastorale18 ».
10Jeremy Carrette de la Kent University au Royaume-Uni et Mark Jordan de la Harvard University aux États-Unis comptent parmi les chercheurs les plus créatifs qui pensent les problèmes religieux contemporains avec Foucault. Carrette développe les implications pour la théologie d’une théorie religieuse queer qui s’oppose aux fondements épistémologiques communs de la théologie et de la sexualité chrétiennes. La remise en cause d’un essentialisme du soi doit se prolonger dans celle des essentialismes de la vérité religieuse et de l’identité sexuelle. Carrette opte pour un pluralisme théologique qui le rapproche à la fois de Foucault et de William James : « La religion devient queer quand elle brise le soi désirant, quand elle refuse de confesser une identité, quand elle refuse de dire qui nous sommes et reconnaît un soi pluriel avec des désirs polymorphes19. » Adoptant la perspective de Foucault, Mark Jordan affirme de son côté que la sexualité moderne est incompréhensible en dehors de la rhétorique religieuse qui la traverse. Il explore les artefacts théologiques et les identités rhétoriques qui guident notre pensée tels que la vierge, le martyr, la sorcière, le sodomite et même le mari et la femme, identités sexuelles anti-érotiques mais efficaces dans la gestion des contacts humains. « Mari et femme sont censés devenir mère et père, et peut-être sœur et frère20. » Face aux nombreuses condamnations officielles du plaisir par l’Église, Jordan nous rappelle la force subversive de la contre-conduite mystique, dont les discours étaient profondément érotiques. Les Écritures, tant juives que chrétiennes, n’utilisent-elles pas les images de la rencontre érotique pour décrire la relation entre les êtres humains et Dieu ? Israël n’est-il pas considéré comme l’épouse de Dieu et Paul ne parle-t-il pas de l’Église en tant qu’épouse du Christ ? Des textes bibliques tels que le Cantique des cantiques ont donné lieu à des chefs-d’œuvre de la littérature érotique sous la plume de mystiques tels que Bernard de Clairvaux et Jean de la Croix. D’où la question de Jordan : « Pourquoi les mystiques devraient-ils utiliser le langage érotique pour décrire leur relation privilégiée à Dieu ? Est-ce parce que seul le langage érotique porte l’intensité, l’importance ou l’intimité de l’expérience mystique ? Ou peut-être que seul le langage du plaisir érotique peut exprimer le plaisir de l’union avec Dieu21 ? »
LA SPIRITUALITÉ POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS
11Lors de l’une de nos rencontres, j’ai demandé à Foucault l’autorisation de traduire et de publier plusieurs de ses articles sur la révolution iranienne22. Il a été très réticent à me l’accorder – même s’il a fini par dire oui –, et la raison de sa réticence venait de sa crainte que son point de vue ne soit pas compris dans le contexte nord-américain. Certes, il y a eu des malentendus, mais la « spiritualité politique » qu’il évoquait dans un article de 1978 sur l’Iran23 était moins étrangère à l’expérience américaine qu’il ne le croyait ; et la raison fondamentale en est que les principaux mouvements sociaux aux États-Unis ont été inextricablement liés à des engagements religieux et passionnels : le religieux et le séculier sont rarement séparés24. On pourrait donner l’exemple du développement du mouvement ouvrier avec le soutien des Églises chrétiennes auquel fit écho plus tard le mouvement Solidarność en Pologne. Un exemple peut-être plus spectaculaire est l’union entre le mouvement des droits civiques et la communauté religieuse afro-américaine25. L’engagement de Martin Luther King Jr. est venu des profondeurs de ces communautés religieuses et le style – pour reprendre un mot de Foucault – des manifestations au nom des droits de l’homme ressemblait beaucoup à celles de la révolution iranienne ou même des protestations en Amérique du Sud et en Amérique centrale contre les dictatures. Comme l’a écrit Foucault, ces manifestations étaient loin de manifester la religion comme opium du peuple26. Il n’y a cependant pas accord de vue entre les théologiens sur le traitement des révoltes des conduites par Foucault. Bien que la plupart en aient une approche positive, John Milbank, de l’école orthodoxe radicale de Cambridge, est très critique à l’égard de l’accent mis par Foucault sur le conflit et de ce qu’il considère comme une légitimation de la violence27.
LA SPIRITUALITÉ À L’ÈRE DE LA DESTRUCTION
12Si Foucault nous a rappelé la dimension éminemment personnelle de la spiritualité, je voudrais, pour terminer, prendre le risque de m’interroger sur l’impact qu’a pu avoir sur lui sa lecture des Pères et de la littérature confessante des « aveux de la chair ». Peut-on oser ici un parallèle avec l’impact que l’étude des Pères a eu sur les théologiens français du xxe siècle – que l’on pense à Henri de Lubac, Jean Daniélou, Claude Mondésert –, lesquels se sont détournés du rationalisme scolastique pour embrasser une théologie spirituelle ? Le parcours de Foucault au Collège de France a connu une étonnante évolution si l’on compare sa première leçon, le 2 décembre 1970, à ses derniers enseignements, à la fin de l’hiver 1984. Dans sa leçon inaugurale, Foucault parle, en des termes devenus célèbres, de son désir d’anonymat : « Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici, pendant des années peut-être, j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible28. » Ses dernières conférences portent au contraire sur la parrêsia, c’est-à-dire le fait de parler ouvertement et de révéler à travers cette parole sa relation personnelle à la vérité. Rappelons par ailleurs que ces dernières leçons sont livrées dans le contexte de ses travaux sur les techniques de soi.
13La plupart d’entre nous sont probablement plus familiers avec sa recherche antérieure de l’anonymat, pour laquelle il eut des expressions si fortes : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage29. » La même année, il insistait sur la dimension sacrificielle de l’écriture contemporaine : « […] l’écriture est maintenant liée au sacrifice, au sacrifice même de la vie ; effacement volontaire qui n’a pas à être représenté dans les livres, puisqu’il est accompli dans l’existence même de l’écrivain30. » La distance entre cet effacement et ce souci ultérieur de soi est-elle à mettre au compte de l’évolution d’un écrivain transformé par ses années d’enseignement public ? Foucault n’est-il pas plutôt arrivé à des découvertes qui ont sollicité une nouvelle relation intense avec lui-même et ont encouragé cette communication personnelle ? N’avait-il pas déjà compris ce que le philosophe Alexander Nehamas lui reconnut des années plus tard, à savoir que « [s]on projet privé avait une signification publique31 » ?
14Foucault était particulièrement sensible à la manière dont nos vies sont menacées, non par une absence de sens mais par un sens trop englobant, que ce soit celui du dogmatisme religieux, des théories totalitaires ou des Lumières séculières qui donnèrent naissance à l’asile et la prison. Notre soi-disant âge séculier a fait de nous des fantômes, a produit cette excarnation de notre esprit dont parle Charles Taylor32. D’un côté, le danger est de se voir refuser le caractère contingent de nos vies et la liberté de les interpréter comme nous le souhaitons. De l’autre, celui de se voir convier à un suicide politique et personnel, que ce soit dans la forme de la destruction nucléaire, du martyre religieux ou du sacrifice de soi humaniste33. N’est-ce pas là la signification du désir singulier chez Foucault de se « libérer de soi » : la nécessité d’échapper à une existence définie en termes de lutte programmée entre la vie et la mort ? N’est-ce pas cette prise de conscience qui a amené Foucault à formuler une « esthétique de l’existence », laquelle ratifie la beauté que nous sommes susceptibles de créer à partir de nos vies ? N’est-ce pas cette perspicacité qui le rendait si désireux d’une culture renouvelée du souci de soi ? Et finalement, la raison principale pour laquelle son projet personnel est devenu politiquement si important est peut-être qu’il est parvenu à la conclusion que son désir d’anonymat, qui hantait encore sa conférence inaugurale au Collège, était né, non de sa volonté personnelle, mais de cette même matrice culturelle qui avait imposé à des millions d’êtres humains d’être « sans visages » – pour ne pas dire pis : des êtres réduits, à notre époque, à des masses anonymes.
15Je terminerai par deux brèves histoires.
16La première témoigne du poids dans nos sociétés de l’impersonnel. À la suite de ma lecture de Surveiller et punir, je me suis rendu dans l’ancienne prison de Walnut Street à Philadelphie – prison à laquelle Foucault avait attribué une place si importante dans son livre –, devenue depuis le Eastern State Penitentiary Museum. La première chose qui me frappa fut un tableau d’honneur des anciens prisonniers morts au cours de la Première Guerre mondiale. Sur la plaque, cependant, il n’y avait pas de noms, juste les numéros de prisonnier de ceux qui avaient perdu la vie.
17Deuxième histoire : il y a quelques années, lors d’un voyage en avion à destination de Boston, un jeune homme de 25 ans, assis à côté de moi, s’est mis à me parler des difficultés de sa vie et notamment de sa toxicomanie et de ses démêlés avec la justice. Je l’ai écouté avec respect et, juste avant d’atterrir, il m’a demandé si j’étais prêtre. Supposant que mon souci pastoral l’avait amené à cette conclusion, je lui ai demandé pourquoi il posait cette question et il a répondu : « J’ai vu que vous lisiez un livre sur un saint. » J’avais placé dans la poche du siège devant moi le livre que j’avais prévu de lire pendant le vol : Saint Foucault, de David Halperin34.
18Foucault n’aurait-il pas ri ?
Notes de bas de page
1 Publiées dans Michel Foucault, Dire vrai sur soi-même. Conférences prononcées à l’Université Victoria de Toronto [1982], éd. par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, Paris, Vrin, 2017.
2 Leonard Lawlor, John Nale (dir.), The Cambridge Foucault Lexicon, New York, Cambridge University Press, 2014. Colin Gordon en a fait un compte rendu assez complet dans History of the Human Sciences, 29/3, juillet 2016, p. 91-110.
3 Parmi les nombreux écrits sur Foucault et la religion, citons deux numéros spéciaux de revue consacrés à ce sujet : Critical Research on Religion, 5/2, Foucault and Religion : Critical Engagements, 2017 ; et Foucault Studies, 15, Foucault and Religion, 2013. Du côté des essais, mentionnons : Mark Jordan, Convulsing Bodies. Religion & Resistance in Foucault, Stanford, Stanford University Press, 2015 ; David Galston, Archives and the Event of God. The Impact of Michel Foucault on Philosophical Theology, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2011 ; Jonathan Tran, Foucault and Theology, Londres/New York, T & T Clark, 2011 ; James Bernauer, Jeremy Carrette (dir.), Michel Foucault and Theology. The Politics of Religious Experience, Aldershot, Ashgate, 2004 ; Henrique Pinto, Foucault, Christianity and Interfaith Dialogue, Londres/New York, Routledge, 2003 ; Jeremy Carrette, Foucault and Religion. Spiritual Corporality and Political Spirituality, Londres/New York, Routledge, 2000 ; Id.(dir.), Religion and Culture by Michel Foucault, New York, Routledge, 1999. Parmi les nombreux articles consacrés à Foucault et la religion, citons l’essai de John McSweeney, lequel mérite une attention particulière : « Theology “after” Foucault ? Approaches and Challenges », Milltown Studies, 52, 2003, p. 117-151.
4 The past is never dead. It’s not even past (William Faulkner, Requiem pour une nonne, 1951, acte I, scène 3).
5 Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), éd. par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, Gallimard/Seuil, 1999, p. 164.
6 Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], DE 2, 339, p. 1391.
7 Foucault, « Le combat de la chasteté » [1982], DE 2, 312, p. 1127.
8 Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 164 et 179.
9 Willie James Jennings, The Christian Imagination. Theology and the Origins of Race, New Haven, Yale University Press, 2010, p. 108.
10 Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 151.
11 Ibid., p. 154.
12 Ibid., p. 153.
13 Philip Browning Helsel, Pastoral Power Beyond Psychology’s Marginalization. Resisting the Discourses of the Psy-Complex, New York, Palgrave Macmillan, 2015.
14 Tanya Erzen, God in Captivity. The Rise of Faith-Based Prison Ministries in the Age of Mass Incarceration, Boston, Beacon Press, 2017 ; Kirk Blackard, Love in a Cauldron of Misery. Perspectives on Christian Prison Ministry, Eugene, WIPF and Stock, 2012.
15 Ruth Marshall, Political Spiritualities. The Pentecostal Revolution in Nigeria, Chicago, The University of Chicago Press, 2009.
16 Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 208.
17 Ibid., p. 207.
18 Ibid., p. 153.
19 Jeremy Carrette, « Beyond Theology and Sexuality. Foucault, the Self, and Que(e) rying of Monotheistic Truth », dans James Bernauer, Jeremy Carrette (dir.), Michel Foucault and Theology. The Politics of Religious Experience, Burlington, Ashgate, 2004, p. 225.
20 Mark Jordan, The Ethics of Sex, Oxford, Blackwell, 2012, p. 130.
21 Ibid., 164-165.
22 Foucault, « ls It Useless to Revolt ? », trad. par James Bernauer, avec une introduction de James Bernauer, Philosophy and Social Criticism, 8/1, 1981, p. 1-9.
23 Foucault, « À quoi rêvent les Iraniens ? » [1978], DE 2, 245, p. 694.
24 Un bon exemple des malentendus est le livre de Janet Afary et Kevin Anderson, Foucault and the Iranian Revolution. Gender and the Seductions of Islamism, Chicago, The University of Chicago Press, 2005. J’en ai rendu compte dans mon article « An Uncritical Foucault ? Foucault and the Iranian Revolution », Philosophy & Social Criticism, 32/6, 2006, p. 781-786. Behrooz Ghaman-Tabrizi, Foucault in Iran. Islamic Revolution After the Enlightenment, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016, offre une bien meilleure analyse des écrits de Foucault sur la révolution iranienne.
25 David Chappell, A Stone of Hope. Prophetic Religion and the Death of Jim Crow, Chapel Hill, University of North Carolina, 2004.
26 Foucault, « L’esprit d’un monde sans esprit » [1979], DE 2, 259, p. 749.
27 John Milbank, Theology & Social Theory. Beyond Secular Reason, Cambridge, Blackwell, 1993. Pour une approche plus positive, voir J. Kameron Carter, Race. A Theological Account, Oxford, Oxford University Press, 2008.
28 Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.
29 Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1967, p. 28.
30 Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], DE 1, 69, p. 821.
31 Alexander Nehamas, The Art of Living. Socratic Reflections from Plato to Foucault, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 180.
32 Charles Taylor, A Secular Age, Cambridge, Harvard University Press, 2007.
33 C’est peut-être l’un des traits singuliers du génie américain d’avoir su unifier toutes ces formes d’annihilation ultime. Ce qui rend notre situation actuelle particulièrement dangereuse, c’est que l’atmosphère religieuse qu’avait bien perçue Alexis de Tocqueville au xixe siècle se combine avec deux autres forces. La première vient de l’histoire des États-Unis, en particulier des guerres indiennes : c’est l’idée que la violence n’est pas seulement un instrument de destruction mais aussi un moyen de renaissance. La seconde est apparue avec l’ère des armes nucléaires : celle-ci ajoute un autre élément à ce mythe, à savoir un credo apocalyptique où le bien triomphe définitivement du mal. Plusieurs indices vérifient que cette vision fondamentaliste fait partie désormais de la stratégie militaire américaine ainsi que de sa culture populaire. En voici un exemple : « Pantex » est le nom d’une usine du Département de l’énergie, située à quelques kilomètres de la ville d’Amarillo, au Texas. C’est le site où toutes les armes nucléaires américaines sont assemblées ou démontées. Il y a quelques années, une essayiste a exploré les sentiments de ceux qui vivaient et travaillaient dans cette région et elle a découvert que la prédication dans les églises locales mettait particulièrement l’accent sur l’apocalyptique religieuse et sur la notion biblique de « l’enlèvement ». C’est la conviction que, lors de la destruction divine finale du mal, les croyants seront sauvés des victimes de cette ruine (A. G. Mojtabai, Blessed Assurance. At Home with the Bomb in Amarillo, Texas, Boston, Houghton Mifflin Company, 1986).
34 David M. Halperin, Saint Foucault. Towards a Gay Hagiography, New York, Oxford University Press, 1995.
Auteurs
Professeur titulaire de la chaire Kraft Family au Boston College, dont il est membre du département de philosophie depuis1980. Ses domaines de recherche touchent à l’Holocauste, ainsi qu’à la philosophie de Michel Foucault et d’Hannah Arendt. Auteur, entre autres essais, de Michel Foucault’s Force of Flight. Toward an Ethics for Thought (Humanities Press, 1990), il fut l’un des premiers à mettre en lumière les enjeux religieux des travaux de Foucault, en particulier dans le collectif Michel Foucault and Theology. The Politics of Religious Experience (Ashgate, 2004), qu’il dirigea avec Jeremy Carrette. Il a rédigé les articles « Christianity », « Confession » et « Religion » pour The Cambridge Foucault Lexicon (2014).
Adjoint au responsable de la coordination de la recherche à la Bibliothèque nationale de France. Docteur en philosophie de l’université Paris-Est, titulaire d’un master de théologie catholique, il est l’auteur de deux essais sur Foucault : Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille (Pleins feux, 2004 ; Puf, 2014) et Michel Foucault et le christianisme (ENS Éditions, 2011). Il a collaboré à la première édition critique des œuvres de Foucault (Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2015). Il est également l’auteur de Être soi. Une introduction à Kierkegaard (François Bourin, 2011 ; Labor et Fides, 2020).
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