L’insurrection du sexe
Foucault lecteur de saint Augustin
p. 247-258
Texte intégral
1Je me propose d’examiner dans cet article l’analyse que propose Foucault du caractère involontaire de la sexualité chez Augustin. Le sexe devient, après la Chute, selon les formules de Foucault, « l’homme de l’homme », qui se dresse contre lui comme l’homme s’est dressé contre Dieu. Ce caractère involontaire se manifeste en particulier, selon Augustin, dans les phénomènes masculins de la sexualité que sont l’érection et l’impuissance. L’enjeu de l’analyse de Foucault est de montrer qu’Augustin ne cantonne pas l’involontaire propre à la libido dans une nature étrangère et autonome (celle, par exemple, de l’animalité) qui entrerait en conflit avec le sujet humain, ce qui est le modèle antique de représentation des pulsions sexuelles. Au contraire, la libido est l’effet du retournement de la volonté contre elle-même, en ce sens elle se trouve pleinement intégrée dans la constitution du sujet humain. Ainsi, en intériorisant la frontière entre le volontaire et l’involontaire, et plus précisément en faisant de l’involontaire la conséquence du repli de la volonté sur elle-même, Augustin inaugure, selon la lecture de Foucault, une subjectivisation de la sexualité, qui produit des effets décisifs dans la culture occidentale du sexe1.
L’INSURRECTION DU SEXE
2Foucault commence, pour situer la pensée augustinienne de la concupiscence sexuelle, par présenter l’alternative fondamentale à laquelle Augustin entend échapper. Soit l’exercice de la sexualité signifie, dès l’origine de la création, une faiblesse de la nature humaine : dès lors, conformément à l’option manichéenne, le créé est marqué originairement par le mal. Soit le désir sexuel et l’acte auquel il aboutit relèvent d’une nature non peccamineuse, y compris dans la condition actuelle de l’homme ; c’est ainsi qu’Augustin présente la conception pélagienne de la sexualité : l’acte sexuel serait un simple adpetitus naturalis. Dans ce cadre, le mal ne serait pas intrinsèque à l’acte sexuel, mais relèverait d’un excès qui soumettrait le sujet à la violence du désir et au caractère débridé et désordonné de son assouvissement2.
3La réflexion augustinienne sur le mécanisme de la sexualité chercherait donc à sortir de cette alternative : pour les uns, la violence du sexe est essentiellement liée à la condition humaine, mais ce dès l’origine, dans le cadre d’une création intrinsèquement mauvaise ; pour les autres, la sexualité n’est pas en soi mauvaise, mais ce qui l’est est un usage déréglé et excessif de la chair (ce qui renvoie à l’éthique antique de la sexualité). Pour sortir de cette alternative, Augustin introduit, selon l’expression de Foucault, « l’événement méta-historique » qui est le péché originel. La faute d’Adam permet d’un côté de poser un verrou qui interdit de faire remonter le mal jusqu’à la création originaire de l’homme. Le péché n’intervient que dans un moment second qui corrompt la bonté première du créé et disculpe ainsi le Dieu créateur : seul l’homme est responsable de sa propre corruption. D’un autre côté, l’événement de la faute, et la chute qui en est la conséquence, font du désir sexuel une libido qui est intrinsèquement peccamineuse. Le mal ne réside plus seulement comme le voulaient encore les pélagiens dans un excès, l’emportement d’un désir qui est en soi naturel et donc non peccamineux ; mais la concupiscence sexuelle est l’effet direct de la méta-histoire du péché originel, elle est donc intrinsèquement mauvaise3.
LA CHUTE : L’EXPULSION DU SEXE HORS DU RÉGIME DE LA VOLONTÉ
4La césure introduite par l’événement du péché originel conduit ainsi Augustin à marquer une séparation entre deux conditions de la sexualité, avant et après la Chute. Ce qui fait le partage entre ces deux dimensions est le rapport à la volonté. La sexualité est bien intégrée dans la création originelle de l’homme en tant qu’elle lui est utile en vue de la reproduction. Mais elle n’existait pas alors sous la forme de la libido, qui est, aux yeux, d’Augustin essentiellement involontaire. Augustin en vient dès lors à construire le modèle d’une innocence sexuelle, antérieure à la faute, entièrement gouvernée par la volonté. L’usage des organes sexuels obéissait au sujet volontaire de la même façon que les doigts de la main, selon l’image utilisée en Cité de Dieu, XIV. L’homme d’avant la Chute usait de son sexe comme un artisan ou un agriculteur dont, dit Augustin, « la main ensemence la terre4 ».
5Par contraste, la sexualité postérieure à la Chute est une sexualité marquée par l’involontaire : l’homme n’a plus la maîtrise de son propre sexe. On touche là au point décisif dans l’analyse que Foucault propose d’Augustin. Le vécu sexuel, à partir d’Augustin, n’est plus analysé selon la séparation du pur et de l’impur, ou de l’âme et du corps, ce qui est encore la perspective antique. La sexualité et l’organicité qui en est la condition n’est plus assignée au régime d’une nature animale autonome, dont l’âme humaine, pour retrouver son identité réelle, devrait se séparer et se purifier (ce qui est, par exemple, le modèle néoplatonicien). Autrement dit, le point de partage ne se situe plus entre l’âme purement intellective et le corps traversé par les pulsions de la sexualité, mais entre un usage apaisé et nécessaire de la sexualité soumis au règne de la volonté et le mécanisme involontaire de la libido. Foucault repère ici une révolution dans la conception du sujet sexuel : fondamentalement la vie sexuelle a à voir, fût-ce négativement, avec ce qui constitue selon Augustin le principe de la subjectivité humaine, à savoir la voluntas.
6Les lignes que consacre Foucault à l’involontaire de la libido et à l’insurrection du sexe sont particulièrement suggestives :
Le sexe surgit dressé dans son insurrection et offert au regard. Il est pour l’homme ce que l’homme est pour Dieu : un rebelle. Homme de l’homme, érigé devant lui et contre lui, comme Adam, homme de Dieu, a senti qu’il devait se cacher après sa désobéissance (AC, p. 336).
7Foucault développe ici l’intuition augustinienne telle qu’il la lit en particulier à partir de la polémique contre les pélagiens : le caractère involontaire de la libido, particulièrement visible dans le phénomène de l’érection, doit être lu comme l’effet paradoxal d’un choix originaire de la volonté, celui d’une révolte première contre la volonté de Dieu. Dès lors, la libido est à interpréter selon un double niveau : le mouvement du sexe dans l’érection du phallus est la manifestation seconde et symbolique d’une révolte primitive de la volonté contre Dieu. Foucault lit ainsi l’érection sexuelle contre l’homme comme le symbole de la rébellion de l’homme contre Dieu. Le paradoxe, que l’on devra approfondir, est que le niveau originel, celui de la volonté qui se retourne contre elle-même, se traduit dans ce qui lui est contraire, le mouvement involontaire et immaîtrisé du sexe : le désir de maîtrise et de puissance absolue qui est celui de la volonté peccamineuse déchoit ainsi dans son opposé qui est la libido involontaire5.
8Un autre symptôme de la corruption de la volonté et de sa déchéance en concupiscence est la visibilité de la nudité. Plus précisément, selon la formule de Foucault, avant le péché « le sexe était visible sans risquer jamais d’être nu » (AC, p. 336) : la phénoménalité de la nudité est l’effet de la libido, d’un regard concupiscible, qui fait passer les sexes, d’un simple apparaître naturel, à une phénoménalité impudique. Le geste de cacher les sexes n’est dès lors que le revers de la concupiscence, et son symptôme : il n’y a de pudeur que par l’effet d’une impudeur première, elle-même provoquée par la libido.
9Insistons encore sur le changement de paradigme du sujet sexuel que Foucault repère dans l’approche d’Augustin. Dans la perspective antique, et plus précisément néoplatonicienne, la sexualité est rapportée en dernière analyse aux impulsions du corps : elle est considérée comme un pathos, un affect, qui est le retentissement passif, en l’âme, des pulsions inhérentes au corps. L’éthique passe donc tout d’abord par un apaisement et une modération du désir (c’est la modération des affects, la metriopatheia), puis, plus essentiellement, elle doit être annihilée par une sorte de déliaison et de désincarnation de l’âme (c’est la purification, la katharsis6).
10Dans le modèle augustinien, la sexualité n’est pas originairement extérieure à l’âme, elle n’a pas le caractère étranger de la nature physique par rapport à la nature psychique. À l’origine, et cela change fondamentalement le nœud entre subjectivité et sexualité, la vie sexuelle est sous la juridiction du vouloir, elle n’est pas ce qui l’affecte de l’extérieur. Il y avait, dans la condition paradisiaque, un ars sexualis, exclusivement dirigé vers la reproduction. En conséquence, l’involontaire de la libido, comme y insiste Foucault, n’est pas simplement ce qui fait obstacle à la voluntas, mais elle est sa forme paradoxale et déchue ; dans les termes de Foucault : la concupiscence est « la forme même de la volonté, ce qui fait de l’âme un sujet » (AC, p. 344). Augustin accomplit ainsi, dans la lecture foucaldienne, une subjectivisation du sexe : à partir du moment où la libido n’est pas assignable à une nature autonome, mais à une modalité paradoxale du vouloir, elle appartient à l’identité du sujet, fondée sur l’usage de la volonté7.
DE LA VOLONTÉ DE SOI À L’INVOLONTAIRE DE LA CONCUPISCENCE
11Il reste cependant à mieux préciser les modalités du passage de la condition originelle à la condition déchue, c’est-à-dire d’une sexualité soumise à la volonté, à une sexualité marquée par l’épreuve de son impuissance. Ce qui opère le passage de l’une à l’autre est précisément la faute qui s’accomplit par un mouvement du vouloir à la fois vers soi et contre soi. La faute s’enracine, en effet, dans la volonté de la volonté, c’est-à-dire dans une volonté qui se vise elle-même comme absolue et toute-puissante. Augustin le souligne très clairement dès le livre II du De libero arbitrio :
Mais la volonté détournée du bien immuable et commun, et tournée vers son bien propre […] pèche. Elle se tourne vers son bien propre lorsqu’elle veut être sous sa propre puissance8.
De libero arbitrio, II, 53, trad. S. Dupuy-Trudelle
12La volonté qui se veut elle-même est une volonté qui s’érige comme source exclusive de son propre mouvement, qui ne se soumet plus qu’à son propre pouvoir. Or, et c’est là tout le paradoxe, cette volonté d’un pouvoir absolu sur soi, court-circuitant la volonté divine, bascule dans son autre absolu, qui est l’involontaire, particulièrement manifeste dans la libido. C’est parce qu’elle a voulu absolument, sans aucune norme extérieure à elle-même, que la volonté a fini par vouloir négativement, c’est-à-dire par prendre la forme de sa propre négation dans l’involontaire de la concupiscence.
13En ce sens, Augustin fait le lien entre volonté de soi et tendance vers le
14néant :
Abandonner Dieu pour être en soi-même, c’est-à-dire se complaire en soi-même, ce n’est pas encore être le néant, mais s’approcher du néant .
La cité de Dieu, XIV, 13, trad. C. Salles
15Ici, la question éthique de l’usage de la volonté rebondit vers la problématique ontologique : c’est à partir de son vouloir que se décide l’être du sujet humain. Une volonté qui s’arc-boute sur elle-même se détourne de la volonté divine, qui seule permet à l’homme d’être en plénitude ce qu’il est. Autrement dit, une volonté qui veut mal ne peut être le fait que d’un être diminué, qui est moins que ce qu’il devrait être, puisqu’il s’est détourné du secours de la volonté divine. Une telle dégradation ontologique s’est trouvée accomplie en l’homme sous l’effet du péché d’Adam.
16La concupiscence se trouve dès lors directement rattachée au repli de la volonté sur elle-même qui a provoqué la chute. Foucault souligne : « La libido, au sens où Augustin emploie souvent ce mot sans autre précision, c’est-à-dire la forme sexuelle du désir, est donc le lien transhistorique qui lie la faute originaire dont elle est la conséquence à l’actualité de ce péché en tout homme » (AC, p. 348). La déficience ontologique provoquée par la faute d’Adam trouve sa traduction immédiate et intime dans le caractère involontaire de la libido : chaque homme fait ainsi l’épreuve actuelle, en lui-même, de la puissance négative héritée de la faute originelle9.
LA QUESTION DE L’IMPUTABILITÉ : CONCUPISCENCE, CONSENTEMENT, PÉCHÉ
17Foucault repère à partir de là, avec une grande acuité, le problème que pose l’affirmation du caractère involontaire de la libido : dès lors que les désirs de l’homme sont involontaires, peuvent-ils encore lui être imputés ? Autrement dit, peut-on dire qu’il pèche si c’est malgré lui qu’il désire, et sans que sa volonté soit l’origine qui régit activement et principiellement ce désir ? Sur cette question de l’imputabilité, Augustin se révèle extrêmement subtil. Il met en place, dans le De nuptiis et dans le Contra Julianum, un dispositif conceptuel précis qui lui permet de marquer la distinction entre l’imputabilité de la concupiscence et l’imputabilité du péché10.
18Premièrement, l’imputabilité de la concupiscence se trouve levée, selon Augustin, à partir du baptême : le sujet individuel ne peut plus être incriminé de la présence en lui d’un désir, celui de la libido, qui est l’héritage d’une faute originelle commise par Adam. Ce qui veut dire que par le baptême l’âme n’est plus coupable du caractère à la fois involontaire et nécessaire de la libido. Cependant, en second lieu, le baptême ne supprime pas la libido : celle-ci est toujours bien présente en l’âme ; simplement elle n’est plus par elle-même peccamineuse (ce qu’elle était, soulignons-le, antérieurement au baptême11). Ce que le baptême annihile est l’héritage de la culpabilité, il suspend le lien de contamination entre la faute originelle d’Adam et la libido actuellement présente en l’âme.
19Cela veut-il dire, pour autant, qu’aucune libido ne soit plus coupable, et que le baptisé puisse désirer à loisir sans qu’aucun de ses désirs ne lui soit imputé comme une faute ? Certainement pas. Seulement le péché suppose d’ajouter un élément à la simple présence actuelle de la libido en l’âme : il s’agit du consentement, de l’adhésion active de la volonté aux pulsions libidineuses. Voici ce qu’en dit le Contra Julianum : « Quant à la chair, elle forme le mauvais désir, mais tant qu’elle n’a pas obtenu le consentement de l’esprit [non sibi consentiente spiritu], elle n’atteint pas la perfection du mal et n’arrive même pas aux œuvres condamnables » (III, 62). Le mauvais désir ne devient effectivement péché que s’il a reçu la validation du consentement.
20Arrivé à ce point, Foucault développe une comparaison tout à fait instructive entre Cassien et Augustin concernant la caractérisation du consentement. Selon Foucault (AC, p. 353-355), le point décisif de divergence entre l’un et l’autre auteur chrétien réside dans le statut accordé au désir. Chez Cassien, le désir reste un élément étranger à la volonté, une pulsion objective à laquelle il faut ou non consentir. Ce qui domine cette représentation est la problématique du seuil : il faut préserver l’intériorité de l’âme de l’assaut du désir, ne pas lui permettre l’accès à l’intimité du sujet. On reconnaît là une répartition entre l’intériorité psychique et la menace que fait peser sur elle l’extériorité, que l’on peut référer à l’éthique grecque. Chez Augustin, le désir n’a pas un statut strictement objectif et externe par rapport à la volonté : comme on l’a vu, la libido est une forme particulière de la volonté. Autrement dit, selon l’analyse de Foucault, dans le consentement augustinien, « la volonté se prend elle-même pour objet » : elle se saisit subjectivement dans sa forme déchue et faible qui est la concupiscence, et elle adhère à cette forme en lui apposant le sceau du consensus. Comme le résume encore Foucault, « le consentement est un acte de la volonté sur elle-même » (AC, p. 354). Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un refus, d’un non-consentement au désir. Mais chez Cassien, ce non-consentement prend la modalité d’une ascèse et d’une purification par lesquelles l’âme se délivre de l’extériorité de la pulsion charnelle ; chez Augustin, ce refus est l’acte par lequel la volonté reprend possession d’elle-même, de l’intégralité de sa puissance. Le non-consentement au désir concupiscent est pour Augustin une sorte de négation de la négation : il prend à rebours la forme déchue de la volonté (l’involontaire de la libido) et réintègre ainsi la voluntas dans sa forme plénière.
21La question du consentement va constituer alors le pivot de la valeur éthique de l’acte sexuel et de l’usage (usus) peccamineux ou non de la sexualité. D’un côté, depuis la Chute, la libido et sa dimension inévitablement involontaire sont la condition nécessaire à la procréation. Mais l’usage de la libido ne devient mauvais que selon l’orientation de la volonté et l’acte du consentement. Si le sujet consent à l’acte sexuel en tant qu’il peut par là atteindre sa fin véritable, qui est la procréation, il ne pèche pas ; mais s’il consent au mouvement de la libido en se limitant à lui, c’est-à-dire en voulant le désir sexuel strictement pour lui-même, et donc en faisant usage du corps en vue de ce plaisir, il pèche12.
DIVERSITÉ DES FORMES RÉFLEXIVES DE LA VOLONTÉ
22Approfondissons alors la thèse foucaldienne selon laquelle le consensus représente un mode réflexif du vouloir, une adhésion pécheresse de la voluntas à sa propre corruption. Cette interprétation de Foucault peut être illustrée par la mise en lumière de différentes modalités de la réflexivité du vouloir chez saint Augustin, qui constituent autant de modes divers de subjectivation par lesquels l’individu décide de lui-même.
23Commençons par mettre en exergue, dans le De libero arbitrio, une modalité positive de la volonté de soi qu’Augustin appelle la volonté bonne :
Tu vois donc maintenant à mon avis qu’il dépend de notre volonté que nous jouissions ou que nous soyons privés d’un bien si grand et véritable. Qu’est-ce qui en effet relève davantage de la volonté (in voluntate) que la volonté même ? Lorsque l’homme en possède une bonne, il possède assurément quelque chose qui doit être placé très loin devant tous les royaumes terrestres et tous les plaisirs du corps.
De libero arbitrio, I, 26, trad. S. Dupuy-Trudelle
24Augustin commence par affirmer que l’homme possède en lui-même une bona voluntas, une volonté du bonheur, et que celle-ci constitue son plus grand bien. Il opère à partir de là un dédoublement de la voluntas : cette volonté première du bien apparaît comme ce qui est en notre pouvoir, in potestate nostra ou encore « en notre volonté ». Il y a une sorte d’auto-affectation de la volonté, de jouissance qu’elle tire d’elle-même (fruamur, I, 26), de sa propre bonté, mais aussi du pouvoir qu’elle détient sur elle-même. Apparaît donc dans ces pages une positivité de la réflexivité du vouloir, une volonté de soi heureuse.
25Celle-ci sera fortement mise en contraste, dès le livre II13, avec ce qu’on peut appeler la forme vicieuse ou peccamineuse de la réflexivité du vouloir, selon un texte déjà cité :
Mais la volonté détournée du bien immuable et commun, et tournée vers son bien propre […] pèche. Elle se tourne vers son bien propre lorsqu’elle veut être sous sa propre puissance .
De libero arbitrio, II, 53, trad. S. Dupuy-Trudelle
26Cette fascination que la volonté exerce sur elle-même, qui la conduit à s’absolutiser, n’est autre que la racine du péché, ce qui opère la corruption originaire du vouloir. On en trouve une illustration, entre de multiples exemples, dans la Cité de Dieu : les anges « furent charmés de leur propre puissance au point qu’ils pensaient être à eux-mêmes leur propre bien » (Cité de Dieu, XII, 1). C’est bien cette auto-exaltation de la volonté qui est aussi le principe de l’orgueil et du péché originel d’Adam. Comme on l’a vu plus haut, Augustin établit une connexion directe entre la réflexivité vicieuse de la faute d’Adam et la concupiscence, actuellement présente en chaque homme : la seconde constitue l’héritage de la première.
27La réflexivité vicieuse de la volonté est alors à rapprocher de la thématique du consentement, si finement analysée par Foucault. En chaque cas, la volonté se replie sur elle-même, selon une tournure réflexive. Dans l’orgueil, la volonté jouit de son empire sur elle-même, mais en court-circuitant ce qui en constitue la source cachée, à savoir la volonté divine. Dans le consentement à la concupiscence, la réflexivité prend un tour paradoxal : la voluntas se veut elle-même sous la forme dégradée et négative de l’involontaire du désir. D’une réflexivité à l’autre, de l’orgueil à la concupiscence, se joue le drame par lequel la volonté ivre de sa propre puissance engendre son image inversée, l’adhésion à l’involontaire libidinal.
28Une difficulté apparaît cependant : quel écart établir entre la volonté vicieuse « qui veut être sous sa propre puissance » (cum suae potestatis vult esse, II, 53) et ce que dit Augustin de la volonté en général, c’est-à-dire de toute volonté qui se retourne réflexivement sur elle-même : vouloir, c’est exercer un pouvoir sur sa propre volonté ; ainsi au livre III : « C’est pourquoi notre volonté n’en serait pas une si elle n’était en notre pouvoir [in nostra potestate] » (III, 8) ? Comment distinguer le régime orgueilleux de la volonté et son régime courant selon lequel toute volonté se régit elle-même réflexivement ?
29Rappelons la définition de la volonté bonne au livre I du De libero arbitrio : « la volonté qui nous fait aspirer à une vie droite et honnête et à l’obtention de la sagesse suprême » (I, 25). La bona voluntas ne se clôt pas sur sa propre immanence, mais constitue, tout à rebours, un mouvement d’ouverture vers la sagesse (que l’on peut ultimement identifier au Christ). La volonté bonne est ainsi un vouloir qui se dépasse lui-même vers son objet. Or Augustin précise immédiatement que cette volonté de la sagesse est une forme forte, véhémente, de la volonté : « Cela, tu le veux avec véhémence [vehementer velis] » (I, 25).
30Si donc, comme le dit le livre III du De libero arbitrio, toute volonté n’en est une que par une tournure réflexive, selon laquelle la voluntas doit nécessairement être in nostra potestate (il dépend de nous de vouloir ou de ne pas vouloir telle chose, ce qui implique donc que je veuille ou ne veuille pas vouloir cette chose), ce pouvoir sur soi peut s’orienter selon des directions antithétiques : soit celle de la volonté heureuse de la sagesse, soit celle de la volonté peccamineuse propre à l’orgueil, qui engendre le consentement à l’involontaire libidinal.
31On peut donc distinguer chez Augustin deux modes de subjectivation du soi, qui passent par la médiation de ces deux modes réflexifs de la volonté. Notons que le mode peccamineux se caractérise toujours par ce qu’on pourrait appeler un circuit court de la subjectivation, où le sujet s’institue en absolu, comme origine ultime ayant pouvoir absolu sur sa propre volonté. Par contraste, le circuit long de la subjectivation, la subjectivation heureuse de la bona voluntas, s’institue par adhésion à une volonté plus haute, celle de Dieu lui-même.
32Je voudrais ainsi, pour conclure, tracer une symétrie entre ce paradoxe de la volonté de l’involontaire, à travers la libido, et une autre figure, tout aussi paradoxale, de la volonté, que j’appellerai l’archi-volonté de la grâce. Il s’agit d’une archi-volonté tout d’abord parce qu’aux yeux d’Augustin, il existe une forme supérieure et parfaite de volonté, qui est l’amour : « Quant à l’Esprit saint, rien n’a paru plus semblable à lui en cette énigme que notre volonté, ou amour ou dilection (vel amorem vel dilectionem), qui est la volonté dans sa vigueur plénière (valentior est voluntas) » (De trinitate, XV, 41, trad. S. Dupuy-Trudelle). Il n’y a pas simple équivalence entre la voluntas et la dilectio : l’amour est la forme véhémente de la volonté, il est la volonté portée à son point d’énergie maximale14.
33Cependant, si l’amour est une archi-volonté, c’est aussi dans la mesure où il est volonté originaire, volonté qui se reçoit par un don, et qui échappe au strict modèle du pouvoir sur soi qui était mis en avant dans le De libero arbitrio15. Du fait du péché originel, on l’a vu, la volonté est hantée par une libido qui lui échappe, qui se soustrait à sa juridiction. Autrement dit, la volonté se trouve dans l’incapacité d’échapper à la puissance de la concupiscence, et elle se trouve même portée, dans le péché, à consentir à cette puissance. Seule, dans la sotériologie d’Augustin, la grâce permet à la volonté de s’arracher à la forme déchue d’elle-même qu’est la concupiscence. Mais elle ne le peut qu’en se recevant d’une instance plus haute et plus originaire qu’elle-même, qui est la volonté même de Dieu. Augustin exprime ce point avec une parfaite netteté dans les Confessions : « Personne ne peut en effet se contenir [continens] si ce n’est par un don de toi [nisi tu des] (Sg, 8, 21) » (Confessions, X, 31, 45). Et un peu plus loin, cette formule célèbre : « Tu nous commandes la continence : donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux [da quod jubes et jubes quod vis] » (X, 37, 60).
34L’analyse foucaldienne de l’involontaire du péché doit donc être complétée par la prise en considération de l’archi-volontaire de la grâce. De même que dans le consentement, la volonté se voulait elle-même sous la forme déchue de l’involontaire libidinal, de même et de façon symétrique, la volonté qui s’arrache à l’emprise de la concupiscence se veut elle-même mais sous la forme de l’obéissance à une volonté plus haute, qui est la volonté divine. Autrement dit au consentement à la libido répond l’obéissance à la volonté divine. Il y a là, comme en miroir, deux renoncements paradoxaux au pouvoir qu’a la volonté sur elle-même : le premier renoncement se traduit par le triomphe de la libido, le second par l’accomplissement de la dilectio, c’est-à-dire de l’amour. Il s’agirait donc de mettre en perspective l’admirable analyse que propose Foucault des aveux de la chair par une étude de la confession de la grâce, qui en constitue le pendant sotériologique.
Notes de bas de page
1 Foucault introduit en premier lieu son étude de la pensée augustinienne de la sexualité à partir d’une réflexion plus globale sur l’évolution du sens des relations conjugales dans l’histoire de la patrologie. Son projet est tout d’abord de montrer en quoi Augustin articule de façon originale l’une à l’autre la vie conjugale et la virginité : il s’agit à la fois de donner au mariage une valeur positive, puisqu’il doit être considéré comme un bien, et d’affirmer son infériorité par rapport à l’état de virginité. Mais, plus fondamentalement encore, Foucault resitue les analyses augustiniennes relatives au mariage dans ce qui constitue une révolution dans l’histoire de la sexualité : à partir d’Augustin, l’individu dans sa vie sexuelle est saisi comme un « sujet de désir ». La sexualité n’est plus une nature externe qu’il s’agirait de subir ou de maîtriser, mais elle est partie intégrante du processus de subjectivation. Cet aspect est déployé avec encore plus d’ampleur et de profondeur dans le second moment de l’étude consacrée à Augustin, où Foucault explore la question de la libido et de son rapport au péché originel. C’est ce second moment de l’analyse de Foucault que j’ai choisi d’examiner plus en détail dans cet article.
2 Julien d’Éclane définit ainsi l’appétit sexuel : « son genre, c’est le feu vital ; son espèce, les mouvements génitaux ; son mode, l’action conjugale ; son excès, l’intempérance de la fornication » (Augustin, Contra Julianum, III, 26).
3 Dans son étude sur le sens du mariage chrétien chez saint Augustin, Foucault s’appuie principalement sur des textes anti-manichéens (tel que le De continentia, 396) ou issus de la polémique avec Jovinien (le De bono conjugali, 401 ou le De sancte virginitate, 401), mais il n’utilise que de façon plus incidente certains textes anti-pélagiens. En revanche, ceux-ci arrivent sur le devant de la scène lorsque, dans un second moment, Foucault se consacre à l’étude de la concupiscence (les sources principales étant alors le livre XIV de La cité de Dieu, le De nuptiis et concupiscentia, le Contra duas epistulas pelagionorum, le Contra Julianum et l’Opus imperfectum). Il semble clair qu’aux yeux de Foucault, la polémique contre la doctrine pélagienne a constitué le moteur principal de la constitution, accomplie par Augustin, du « sujet de désir », avec le nœud qui se forme en son sein entre volonté, libido et subjectivation. Pour une première approche de la théorie augustinienne de la concupiscence, on peut consulter l’article que consacre Gerald Bonner à la concupiscentia dans Cornelius Mayer (dir.), Augustinus-Lexicon, Bâle, Schwabe, 1986, t. 1 ; voir aussi l’article « Concupiscence » de Peter Burnell dans l’Encyclopédie Saint Augustin, éd. fr. sous la dir. de Marie-Anne Vannier, Paris, Cerf, 2005, p. 315-321, avec la note bibliographique qui s’y rapporte.
4 Augustin, La cité de Dieu, XIV, 23, 2. Foucault souligne cependant que les positions d’Augustin sur cette question évoluent au fur et à mesure de la polémique contre Julien : ainsi dans les livres IV et V du Contra Julianum défend-il plutôt l’idée que les mouvements charnels sont bien dus à une stimulation des sens (et non à un décret direct de la volonté comme le serait le mouvement de la main), mais que cette stimulation reste elle-même sous le contrôle de la voluntas (voir Contra Julianum, IV, 62).
5 Soulignons, après Foucault (AC, p. 337), le caractère masculin, phallique, de l’approche augustinienne de la sexualité postérieure à la Chute. Le phénomène de l’érection et celui, négatif, de l’impuissance, lui aussi évoqué par Augustin dans le livre XIV de la Cité de Dieu, sont les deux phénomènes centraux du caractère involontaire de la libido. Augustin peine à évoquer et à illustrer l’équivalent féminin de la libido masculine.
6 Sur ces deux étapes de l’éthique et du rapport au désir, de modération puis de purification, voir la Sentence 32 de Porphyre, qui reprend elle-même certaines thèses centrales du Traité sur les vertus (Traité 19, 1, 2) de Plotin. Le désir, ἐπιθυμία, est lié chez Plotin à l’influence de la matière dans le corps, qui constitue une radicale extériorité par rapport à l’âme. En ce sens, la κάθαρσις se définit comme « la suppression de tout élément étranger » (Traité 19, 4, 6).
7 Selon Foucault, Augustin aurait, dans ses premiers écrits, souscrit à l’approche antique de la sexualité : dans les Quaestiones ad Simplicianum (396-398), c’est encore le corps, corruptible et mortel, qui est le principe des pulsions sexuelles et de la concupiscence. Le changement dans la position d’Augustin interviendrait à partir du De Genesi ad litteram (401-415), où l’âme devient désormais le siège principal de la libido (voir AC, p. 341).
8 Je cite les textes de saint Augustin dans les traductions de la Pléiade : Les confessions précédées des Dialogues philosophiques, dans Œuvres, éd. par Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1998, t. 1 ; La cité de Dieu, dans Œuvres, éd. par Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2000, t. 2 ; et Philosophie, catéchèse, polémique, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2002, t. 3.
9 Augustin souligne encore, dans le De trinitate, le paradoxe qui consiste pour l’homme à se complaire dans son propre pouvoir, complaisance qui n’est autre que l’orgueil, et le résultat qui en découle, à savoir une diminution drastique de ce pouvoir : « L’âme, concevant de la dilection pour sa propre puissance, glisse de l’universel commun vers la partie privée. […] Parce que <l’orgueil> a un appétit plus grand que l’univers et se dispose à gouverner celui-ci selon sa propre loi, il est poussé – rien n’étant plus grand que la totalité – à un souci portant sur la partie ; c’est ainsi que, en convoitant quelque chose de plus grand, il se diminue » (De trinitate, XII, 14, trad. S. Dupuy-Trudelle).
10 Cette distinction apparaît par exemple dans le De nuptiis, I, 26 (29).
11 Ce point est décisif dans la controverse avec les pélagiens. Ces derniers (par l’intermédiaire en particulier de Célestius et de Julien) contestaient que le péché originel soit directement transmis de façon héréditaire à partir d’Adam ; autrement dit, les enfants nouveau-nés doivent se trouver à leur naissance dans une condition semblable à celle d’Adam antérieurement à la faute. Pour Augustin, en revanche, si le baptême a lieu « pour la rémission des péchés », il doit par là même effacer une faute antérieurement présente chez l’enfant : il s’agit précisément de la faute liée à la concupiscence, transmise en lui dès sa naissance à partir de la faute d’Adam. Cependant, sous la pression de la controverse avec le pélagianisme, Augustin maintient la concupiscence au sein de l’âme, après même le baptême : une fois encore, seule se trouve supprimée la faute liée à la présence en l’âme de la libido.
12 Le consentement représente ainsi aux yeux de Foucault le lieu où s’opère l’identification entre le sujet de désir et le sujet de droit. Autrement dit, la sexualité se trouve désormais intégrée dans une sphère juridique qui codifie et norme les conduites sexuelles : ce qui permet cette intégration est l’imputabilité, non du désir de la libido en tant que tel, mais du consentement au désir, dont le sujet sexuel doit s’assurer la maîtrise. Augustin inaugure ainsi, selon Foucault, une longue tradition spirituelle qui cherche à enserrer le vécu sexuel dans un système de normes, de prescriptions et d’interdits qui en constituent une véritable juridicisation.
13 Notons cependant que certains écarts thématiques entre le livre I et les suivants, concernant la question de la voluntas, peuvent s’expliquer par la distance chronologique : si le livre I a été écrit en 387-388, les deux livres suivants semblent avoir été rédigés vers 395.
14 Sur cette forme supérieure du vouloir que constitue la dilectio, voir les analyses de Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, Puf, 2008, p. 251-260.
15 Soulignons que le De libero arbitrio donne au pouvoir sur soi de la volonté une extension dont se sont prévalus les pélagiens pour étayer leurs propres thèses et montrer qu’Augustin a pu, dans cet ouvrage, se montrer proche de leur propre conception du libre arbitre (en particulier dans le De natura de Pélage). Augustin s’est défendu d’une telle proximité dans ses Révisions, I, 9, 3-6.
Auteur
Professeur de philosophie ancienne à l’École normale supérieure de Lyon. Il est spécialiste du néoplatonisme et a notamment publié D’une métaphysique à l’autre. Figures de l’altérité dans la philosophie de Plotin (Vrin [Tradition de la pensée classique], 2008) et Mystique et monde (Cerf [Philosophie et théologie], 2015.
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