Réflexions sur la question de la folie dans le christianisme ancien à la lumière des travaux de Foucault
p. 189-208
Texte intégral
1Michel Foucault s’est, dès ses premières œuvres, intéressé au sujet de la maladie mentale. Le thème de la folie est au cœur de sa thèse, Histoire de la folie à l’âge classique. Il ne sera plus guère traité comme tel dans la suite. Il n’empêche qu’on peut se demander ce qu’il en est de son rapport au christianisme dans cette œuvre majeure, s’il n’a pas prolongé cet intérêt dans son exploration de l’Antiquité tardive et du christianisme ancien et si ses premières analyses retentissent en quelque manière sur son approche des premiers siècles chrétiens. À partir de ses analyses de la folie, la question se pose aussi de comprendre dans quelle mesure la méthode et le modèle auxquels il a recours pour explorer une autre épistémè que celle de l’Antiquité peuvent donner des éclairages sur la manière dont les chrétiens eux-mêmes ont traité le thème de la folie et l’ont largement utilisé à la fois pour se définir et pour dénoncer leurs opposants.
LA FOLIE À L’AUBE DU CHRISTIANISME
2Le mot de folie peut se décliner de bien des façons, ne serait-ce déjà que parce qu’il traduit de nombreux termes grecs : μανία, μωρία, ἄνοια, ἀπόνοια, ἀφροσύνη, παραφρονία, φρενοβλάβεια ou leurs équivalents latins comme amentia, dementia, insania, furor, stultitia. Ils sont le plus souvent pris en mauvaise part pour désigner un sort peu enviable et employés pour décrier un comportement ou dénoncer une forme de pensée. Le psalmiste ne s’écrie-t-il pas : « L’insensé a dit en son cœur : Non, plus de Dieu ! » (Ps 14, 1) Le Siracide invite à ne pas se montrer fou en prétendant maudire le jour de sa naissance (23, 14). Jésus lui-même met en garde celui qui traite son frère de fou en lui disant qu’il aura à en répondre dans la géhenne de feu (Mt 5, 22).
3De la même façon, aux tout débuts du christianisme, la mention de la folie avec sa charge repoussante et négative sert aussi la propagande antichrétienne. C’est ainsi que Celse, dans son Discours véritable vers 180, cherche à discréditer la valeur du témoignage sur la résurrection en l’attribuant à une folle. Il semble se fonder sur un passage évangélique selon lequel une Marie-Madeleine exaltée a vu Jésus ressuscité :
Puis, après avoir rappelé les affirmations de l’Évangile : « Ressuscité des morts, il montra les marques de son supplice, comment ses mains avaient été percées » [voir Jn 20, 20], il pose la question : « Qui a vu cela ? », et, s’en prenant au récit de Marie-Madeleine dont il est écrit qu’elle l’a vu [voir Jn 20, 14-18 ; Mt 28, 9 ; Mc 16, 9], il répond : « Une folle [πάροιστρος], dites-vous ». Et parce qu’elle n’est pas la seule mentionnée comme témoin oculaire de Jésus ressuscité, et qu’il en est encore d’autres, le juif de Celse dénature ce témoignage : « et peut-être quelque autre victime du même ensorcellement1. »
4Que le premier témoin de la résurrection soit une folle suffit à démontrer la supercherie de la revendication chrétienne.
5Par rapport à ces usages plutôt traditionnels, le christianisme va cependant innover, au point qu’il est possible de soutenir qu’avec la question de la folie, on se trouve d’emblée au cœur de la nouvelle religion. On sait qu’un des premiers textes chrétiens et l’un des plus grands associe folie et foi chrétienne, faisant entrer la folie parmi les marqueurs chrétiens privilégiés, comme élément et composante d’une autodéfinition de soi. C’est en effet dans ses grandes épîtres, surtout la première aux Corinthiens, que Paul introduit et développe des spéculations sur la folie de la Croix. Je retiens ici quelques passages célèbres de l’épître :
18 : Le langage de la croix est folie [μωρία] pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu ; 20-23 : Où est-il, le sage ?… Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisqu’en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants. Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens ; 27 : Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages [voir 1 Co 3, 18-19 : « Que nul ne se dupe lui-même ! Si quelqu’un parmi vous croit être sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage ; car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu. »]
6Les formules sont paradoxales parce qu’elles ne se contentent pas d’opposer la folie et la faiblesse d’un côté à la sagesse et à la puissance de l’autre. Ce qui apparaît comme folie et faiblesse est en fait sagesse et puissance. De surcroît, deux discours, celui de la Croix et celui de la sagesse, celui de la folie et celui de la raison contrastent vivement l’un avec l’autre : le message chrétien de salut, centré sur le scandale et l’absurdité de la croix, peine la plus infâmante qui soit, la plus éloignée qui soit du divin, ne saurait provenir de l’homme cultivé ou du raisonneur mondain, mais du marginal, du vagabond, du petit, du faible, du stupide, du paria.
7Toute cette thématique va avoir une grande postérité et déjà un des premiers Pères de l’Église, Justin de Naplouse, reconnaît qu’en accordant « la seconde place, après le dieu immuable et éternel qui est à l’origine, à un homme crucifié », les chrétiens sont dénoncés pour leur « folie (mania)2 ». On remarquera qu’en passant de la môria paulinienne à la mania justinienne, signalée seulement au détour d’une argumentation, la question de la folie semble quelque peu perdre en intensité par le recours à une conception théologique plus scolaire, en même temps que sa mention met mal à l’aise le philosophe nouvellement converti, de telle sorte qu’elle témoigne peu de la richesse paradoxale des images de l’épître, si fortes qu’elles vont avoir un retentissement considérable au cours des siècles, jusqu’à l’époque moderne.
8C’est ainsi que le théologien et exégète Anders Nygren a pu affirmer que « c’est avec raison qu’on peut appeler Nietzsche le commentateur moderne de 1 Co 1, 23 », Nietzsche qui disait de la formule « Dieu mis en croix » qu’elle « promettait un renversement de toutes les valeurs antiques3 ».
9Avec Nietzsche, on retrouve Foucault, et avant tout l’auteur de l’Histoire de la folie. À la Renaissance, celui-ci décrit une opposition entre une expérience cosmique de la folie, celle d’un Bosch, d’un Brueghel ou d’un Dürer, impliqués dans la proximité de ses formes fascinantes, et une expérience critique de cette même folie, représentée par un Érasme, qui « la perçoit d’assez loin pour être hors de danger » et chez qui elle « devient un rapport subtil que l’homme entretient avec lui-même ». Entre ces deux formes d’expérience de la folie, les figures de la vision cosmique et les mouvements de la réflexion morale, l’élément tragique et l’élément critique, la distance, dit-il, ne cessera de s’élargir. Deux Nefs des fous en somme, celle, chargée de visages forcenés, qui s’enfonce dans la nuit du monde parmi des paysages qui parlent des sourdes menaces de la bestialité et de la fin des temps, et celle « qui forme pour les sages l’Odyssée exemplaire et didactique des défauts humains » : « Serait-elle plus sage que toute science, note-t-il, il faudra bien qu’elle s’incline devant la sagesse pour qui elle est folie4. » Ces pages pourraient être lues comme une sorte d’exégèse des formules de la Première aux Corinthiens, en ce qu’elles restituent la tension qui habite le texte paulinien partagé lui-même entre l’inspiration apocalyptique et la sagesse philosophique ; car si, pour Foucault, la folie finit par s’incliner devant la sagesse, il reste que, « sous la conscience critique de la folie, et ses formes philosophiques ou scientifiques, morales ou médicales, une sourde conscience tragique n’a cessé de veiller », et « c’est elle qu’ont réveillée les dernières paroles de Nietzsche5 ».
10Mais ce n’est pas le cas au xvie siècle selon Foucault, où l’influence chrétienne a plutôt l’effet inverse : si, « plus qu’à aucune autre époque, l’Épître aux Corinthiens brille d’un prestige incomparable6 », la folie « n’est pas une puissance sourde », car « elle est prise dans le cycle indéfini qui l’attache à la raison7 », juste avant qu’avec Descartes « le péril de la folie ait disparu de l’exercice même de la Raison8 » ; et si on assiste au rajeunissement du « vieux thème chrétien que le monde est folie aux yeux de Dieu », celle-ci « a cessé d’être une figure d’eschatologie ». Bien plus au xviie siècle, « la périlleuse réversibilité de la raison » doit être oubliée, le thème de la folie de la Croix commence à s’effacer, « le scandale de la foi et de l’abaissement chrétiens, auquel Pascal conservait encore sa vigueur » perd progressivement son sens et « il faudra attendre deux siècles – Dostoïevski et Nietzsche – pour que le Christ retrouve la gloire de sa folie9 ».
11Foucault décrit cette évolution par rapport à un Moyen Âge sur lequel il ne s’attarde pas et qui fait office de fond d’écran en partie caché, sans nulle allusion à une époque encore antérieure. Quand il aborde la question de la maladie mentale, puis celle de la folie, il le fait en se référant à l’époque « classique », strictement limitée à la période allant du xvie au xixe siècle. Il semble que, si généalogie il y a, elle ne saurait remonter au-delà du Moyen Âge : « L’homme européen depuis le fond du Moyen Âge a rapport à quelque chose qu’il appelle confusément : Folie, Démence, Déraison10. » Il n’empêche qu’immédiatement après cette mention d’une limite chronologique, il élargit sa perspective en l’étendant aux Grecs : « C’est peut-être à cette présence obscure que la Raison occidentale doit quelque chose de sa profondeur, comme, à la menace de l’ὕβρις, la σωφροσύνη des discoureurs socratiques. » Mais il n’introduit pas entre les deux périodes un rapport généalogique, seulement analogique entre Raison et Déraison d’une part, σωφροσύνη et ὕβρις d’autre part, tout en soulignant que ce rapport « constitue pour la culture occidentale une des dimensions de son originalité », l’accompagnant « déjà bien avant Jérôme Bosch ». Il y a dans la folie du Moyen Âge quelque chose de l’ὕβρις, qui se révèle capable de donner de la profondeur à la sagesse. Mais qu’y a-t-il entre cette démesure antique et la folie médiévale ?
12Car, s’il fait allusion à l’Antiquité grecque, il est clair que c’est la Grèce classique et préchrétienne qui l’intéresse ici. Pour aborder l’Antiquité chrétienne, il faut se tourner vers le cycle de l’histoire de la sexualité. Revenant dans L’usage des plaisirs sur la notion de sagesse, σωφροσύνη, il ne l’oppose plus à la démesure, mais la distingue de la maîtrise des passions, l’enkrateia. Avec cette notion, il aborde une notion capitale de l’Antiquité postclassique et tardive. L’enkrateia selon Foucault témoigne d’un déplacement de la problématique vers la question de l’avènement du sujet et vers celle du rapport, non entre mesure et démesure, mais entre pratique du sujet et véridiction, le dire-vrai ; un déplacement, enfin, vers l’articulation entre gouvernement de soi (et des autres) et dire-vrai. Cette problématique, Foucault reconnaît, dans le cours de 1982, l’avoir envisagée « sous un tas d’aspects et de formes », y compris à propos de la folie, mais il veut la traiter désormais, à partir de la question concernant la sexualité, « en convoquant des périodes historiquement plus archaïques et plus anciennes », pour montrer « dans la pensée ancienne avant même le christianisme » la constitution d’un rapport à soi débouchant sur une expérience de soi caractéristique de l’expérience occidentale11.
13L’expérience de soi qu’implique l’enkrateia va connaître un développement particulier chez les premiers chrétiens. Des mouvements dissidents, bientôt baptisés encratites, vont se réclamer d’un mode de vie radical, fondé sur la maîtrise de leur corps et sur la séparation d’avec le monde. Les membres de ces groupes, progressivement marginalisés et finalement condamnés, seront volontiers traités, comme hérétiques, de fous.
FOLIE DE L’HÉRÉSIE, FOLIE DE L’HÉRÉTIQUE
14Parmi les premiers groupes, on trouve les gnostiques dont l’encratisme se fonde sur la volonté de vivre séparés du monde, dans une totale coupure avec la société à laquelle ils appartiennent. Ce régime de vie sexuelle si singulier est comme une forme de traduction en acte des formules pauliniennes sur sagesse et folie et la distinction que propose Foucault entre une sagesse faite de modération et la rigueur d’un régime de vie encratite n’est pas, en l’occurrence, sans lien avec l’opposition entre folie et raison. Le gnostique ne peut adopter la sexualité du monde parce qu’il est essentiellement étranger à lui, issu d’une autre semence que lui et promis au salut seulement en s’isolant de lui. Significativement, leur adversaire résolu au iie siècle, Irénée de Lyon, un des premiers Pères de l’Église, emploie le terme de folie pour rendre compte de ce type de comportement qui relève à ses yeux de la déraison :
Tous ces gens-là, qui à cause de leur incrédulité ou de leurs dérèglements n’obtiennent pas le divin Esprit, qui par des caractères divergents rejettent loin d’eux le Verbe vivifiant, qui vivent au gré de leurs convoitises d’une manière contraire à la raison, – ces gens-là, c’est à juste titre que […] les prophètes les ont tenus pour pareils à des bêtes et de nature bestiale, que la coutume les a caractérisés comme semblables à des brutes et dépourvus de raison, et que la Loi les a déclarés impurs. C’est ce qui a été dit aussi ailleurs par l’Apôtre en ces termes : La chair et le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu [1 Co 15, 50], texte que tous les hérétiques allèguent dans leur folie [amentia] et à partir duquel ils s’efforcent de prouver qu’il n’y a pas de salut pour l’ouvrage modelé par Dieu12.
15L’hérétique envisagé dans sa généralité (« tous ces gens ») est d’abord assimilé à une bête dépourvue de raison, le thème de l’irrationalité amenant aussitôt l’hérésiologue à introduire la catégorie de la folie. Celle-ci intervient massivement dans le cadre des luttes doctrinales qui opposent orthodoxes et hérétiques pour déconsidérer ces derniers en les ramenant à l’état de bêtes et d’animaux13.
16Si, comme on l’a vu avec Paul, le chrétien peut se définir comme fou par son adhésion à la folie du message de la Croix, s’il accepte de s’attribuer l’infamie de la condition du fou, le recours à l’argument de la folie va rapidement lui servir non pas à s’autolégitimer face à la sagesse mondaine, mais à prouver l’absence de légitimité du discours adverse, hérétique. L’hérétique devient le fou par excellence, celui qu’il faut rejeter, dont le discours ne doit plus être écouté. Même si la catégorie de l’hérésie se constitue progressivement au cours des premiers siècles, en même temps que s’affermissent les institutions ecclésiastiques, passant du sens neutre d’école philosophique (αἵρεσις) à celui, dépréciatif, de mouvement dissident et condamné, le recours à l’argument de la folie est une constante dès l’origine.
17Un bel exemple est fourni par un texte néotestamentaire significatif, daté du second quart du iie siècle, la deuxième Épître de Pierre (2 P 1, 1-16), où apparaît pour la première fois dans le Nouveau Testament le terme hérésie au sens d’opinion ou de doctrine et où « les faux docteurs qui introduiront sournoisement des doctrines (haireseis) pernicieuses » sont assimilés aux sectateurs de Balaam « dont la monture sans voix, avec une voix humaine, arrêta la démence (paraphronia) » (voir Nb 22, 28-30). Sont ainsi rapprochés faux docteurs, haireseis et démence, un trio promis à un grand avenir. C’est l’un des premiers témoignages, sinon le premier, qui associent folie et opinion hérétique, auxquel s’oppose le discours de vérité défendu par l’orthodoxe. Sur ce modèle, les hérésiologues vont dénoncer comme marques de folie les doctrines hérétiques, comme c’est le cas d’Irénée, qui dit des hérétiques gnostiques « qu’ils en sont venus à un tel degré de folie (tanta amentia) qu’ils déclarent privé de raison (fou) l’Auteur du monde14 ». L’accusation de folie se redouble ici puisque qualifier le créateur de fou ne peut relever que d’un fou.
18Parmi les textes bibliques de l’Ancien Testament qui peuvent être invoqués comme faisant référence à la folie on trouve le Livre des Proverbes et le Qohélet. L’exemple de leur utilisation nous est donné par le curieux fragment d’une lettre attribuée à Clément d’Alexandrie, retrouvée en 1958, qui témoigne de l’existence d’un « Évangile secret » de Marc. C’est donc, ici aussi, un témoignage sans doute ancien15. L’auteur s’en prend d’abord vivement aux enseignements d’hérétiques, les carpocratiens, qui doivent leur nom à Carpocrate, un prêtre d’Alexandrie qui est à la source de leur doctrine et qu’il accuse d’être « les esclaves de désirs abjects » et de se livrer au mensonge. Il distingue alors trois formes textuelles dues à Marc, « les actes du Seigneur », rédigés à Rome, qui correspondraient à l’Évangile canonique de Marc, un « évangile plus spirituel » composé par le même Marc à Alexandrie, enfin un état falsifié de cet évangile, pourvu d’additions mensongères introduites par les disciples de Carpocrate. L’auteur met en garde alors contre ces derniers :
Il ne faut jamais céder à ces gens-là et, quand ils présentent leurs faux, on ne doit pas admettre que l’évangile soit de Marc, mais il faut le nier, avec serment à l’appui. Car toutes les vérités ne sont pas à dire à tous. Aussi la Sagesse de Dieu, par la voix de Salomon, donne-t-elle cet ordre : Réponds au fou d’après sa folie [Pr 26, 5 ; ἄφρονι/ἀφροσύνην] ; elle enseigne que la lumière de la vérité doit être cachée à ceux dont l’intelligence est aveugle. Il est dit encore : […] Que le fou avance dans les ténèbres [Qo 2, 14 ; ὁ ἄφρων]. Mais nous, nous sommes les fils de la lumière [voir 1 Th 5, 5]16.
19Ici apparaît, reposant sur les deux citations des Proverbes et du Qohélet, le thème de l’aveuglement de l’hérétique enténébré, prisonnier de sa folie et incapable d’intelligence. La folie appartient au monde de la nuit et des ténèbres, tandis qu’à l’opposé brillent les fils de lumière possédant l’intelligence de la vérité. On est loin du discours associant folie et vérité. L’auteur peut être d’autant plus sûr de lui qu’il invoque l’Écriture, l’autorité de Salomon et celle de la Sagesse.
20Les gnostiques eux-mêmes font un tout autre usage des Proverbes et du thème de la folie. Un exemple est celui, parmi les écrits gnostiques de la bibliothèque de Nag Hammadi, du Tonnerre, Intellect parfait (14, 26 s.), daté
C’est moi la connaissance et l’ignorance ; c’est moi la honte et l’assurance ; je suis effrontée ; je suis réservée ; je suis hardiesse et je suis frayeur ; c’est moi la guerre et la paix […] Je suis folle et je suis sage17.
21de la fin du iie-début iiie siècle, qui donne une présentation de la Sagesse biblique par elle-même (Pr 1, 20 ; 8, 4-36 ; 13, 5 ; Si 24, 3-22) :
22C’est une figure féminine, locutrice parlant à la première personne, quasiment une entité divine, évoquant la Sagesse biblique, mais tout autant la folie, la femme insensée et impudente des Proverbes (9, 13). Car la Sagesse existe à la fois en haut, auprès de Dieu, et en bas parmi les hommes, unifiée là-haut et paradoxale aux yeux des hommes qui la jugent faussement, de leur point de vue. Elle est assurance, franc-parler, par opposition à la honte qui retient la parole (voir Pr 13, 5). Tenue pour folle, elle est en réalité sage.
23Bien différente est, au iie siècle, la perspective d’un Clément de Rome qui, dans son Épître aux Corinthiens, recourt à l’accusation de folie pour déconsidérer ses adversaires en conflit avec lui, dont il dénonce à la fois l’orgueil et la démence : « Ils sont fous (sots), stupides, insensés (μωροὶ) et grossiers ces gens qui se raillent et se moquent de nous, et qui veulent s’enfler de leurs propres pensées. » Ils sont coupables d’être en rupture avec l’Église, d’être à l’origine d’une stasis (« division ») et de représenter un parti hostile à l’Église de Rome : « Qu’elle s’éloigne de nous cette Écriture où il est dit : Malheur à ceux qui ont l’âme partagée, ceux qui doutent en leur âme, ceux qui disent : Cela, nous l’avons déjà entendu dire au temps de nos pères ; mais voilà ! nous avons vieilli, et rien de cela ne nous est arrivé. Ô insensés ! » L’invocation de la folie vise ici un désordre moins doctrinal que politique, une attitude de défiance de la part de membres de la même Église. Pour se donner courage, l’auteur reconnaît cependant qu’« il vaut mieux être en conflit avec des hommes fous, dépourvus de jugement (ἄφροσι καὶ ἀνοήτοις), tout bouffis d’orgueil dans leurs arrogants discours, que de l’être avec Dieu18 ».
24À la même époque, Ignace d’Antioche, dans sa Lettre aux Éphésiens (17, 1 – 18, 1), s’en prend à une doctrine hérétique qui séduit une tranche de chrétiens :
Ne vous laissez pas séduire par la doctrine immonde et nauséabonde du prince de ce monde […] Pourquoi ne sommes-nous pas tous devenus sages, nous qui avons reçu la connaissance de Dieu, c’est-à-dire Jésus-Christ ? Quelle est cette folie [μωρῶς] qui entraîne notre perte, sans intelligence du don de la grâce que nous a vraiment fait le Seigneur ? Mon esprit est la victime de la croix, qui est scandale pour les incroyants, mais pour nous salut et vie éternelle : Où est le sage ? où le disputeur ? où la vanité de ceux qu’on appelle savants19 ?
25Il est intéressant de voir Ignace reprendre les formules pauliniennes en associant l’hérésie à la folie du monde et son propre sort à la crucifixion, mais en évitant de façon significative de dire de la croix qu’elle est folie pour le monde, se contentant d’affirmer qu’elle est « pour nous salut et vie éternelle ». On est à l’opposé des textes gnostiques qui n’hésitent pas à faire jouer toute la richesse des images de Paul, comme les Enseignements de Silvanos, un texte daté des années 320, d’origine alexandrine, appartenant au genre littéraire des préceptes, où on peut lire : « Si tu frappes chez celle-ci (la Sagesse), c’est à des trésors cachés que tu frappes. Car, étant Sagesse, le Christ rend l’insensé sage […] Pour toi, la Sagesse de Dieu est devenue une réplique de fou. Pour t’élever, insensé, afin de te rendre sage20. » On reconnaît la réciprocité des emplois de folie et sagesse, que veulent ignorer les défenseurs de l’orthodoxie. Après Constantin et alors même que le christianisme s’impose progressivement comme religion d’État, le même procédé est toujours en usage : les défenseurs de l’orthodoxie s’en prennent avec le même argument aux grandes figures de l’hérésie, comme Grégoire de Nysse qui ne cesse de vitupérer la folie d’Eunome21, ou Éphrem qui dénonce la « folie » de Mani au ive siècle, ou encore Rabbula, évêque d’Édesse de 411 à 435, dont il est dit qu’il « amena par sa sagesse divine ces fous de manichéens à prendre paisiblement en considération un jugement raisonnable22 ».
26Tous ces exemples montrent le grand usage hérésiologique de la folie. Quel meilleur moyen de rendre illégitime et invalide un écrit frauduleux ou une doctrine qu’en l’attribuant à la folie de son auteur ? En effet, « depuis le fond du Moyen Âge, écrit Foucault, le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non avenue, n’ayant ni vérité ni importance, ne pouvant pas faire foi en justice, ne pouvant pas authentifier un acte ou un contrat, ne pouvant pas même, dans le sacrifice de la messe, permettre la transsubstantiation et faire du pain un corps23 ». Ces réflexions s’appliquent autant à l’Antiquité tardive et chrétienne qu’au fond du Moyen Âge.
27Il est enfin impossible de ne pas citer pour son recours fréquent à l’argument de la folie le grand hérésiologue du ive siècle, Épiphane de Salamine, qui, dans son Panarion, énumère une série d’hérésies. C’est ainsi le cas dans son chapitre « Sur les Séthiens » (hérésie 39), une catégorie d’hérétiques qui doivent leur nom au frère de Caïn et Abel, et dont il dit qu’ils « abaissent leur intelligence jusqu’à une folie extrême [εἰς μωρίαν πολλήν], en affirmant qu’une certaine Hôraia est la femme de Seth » et que « la démence [ἄνοια] est facile à frapper et qu’elle peut se dénoncer elle-même et se faire prendre […] à propos de la condition du Christ et de la doctrine falsifiée consistant à croire et à affirmer que Seth est le Christ24 ». On observe qu’ici l’hérétique est appelé à confesser sa folie, à se reconnaître comme fou : comme un malfaiteur il est pris sur le fait, en flagrant délit d’opinions visiblement dissidentes et facilement identifiables comme telles. Le dément fait en quelque sorte la preuve de sa folie. La terminologie est judiciaire, mais également médicale, le Panarion étant une boîte à remèdes, mais d’abord une énumération de nombreuses pathologies. Celle-ci fait penser à la manière dont Foucault se plaît à reprendre la classification des pervers opérée par les psychiatres du xixe siècle dans La volonté de savoir : sont considérés comme « espèces tous ces petits pervers que les psychiatres du xixe siècle entomologisent en leur donnant d’étranges noms de baptême : il y a les exhibitionnistes de Lasègue, les fétichistes de Binet, les zoophiles et zooérastes de Krafft-Ebing, les auto-monosexualistes de Rohleder ; il y aura les mixoscopophiles, les gynécomastes, les presbyophiles, les invertis sexoesthétiques et les femmes dyspareunistes25 ». Dès l’Histoire de la folie, dans le chapitre intitulé « Le fou au jardin des espèces », on pouvait lire que « l’espace de classification s’était ouvert sans problème à l’analyse de la folie26 ».
28Comment ne pas évoquer ces catalogues d’hérésies que les médecins des âmes, les hérésiologues, n’ont cessé de grossir, de préciser, de compléter, de Justin à Épiphane de Salamine, en passant par Irénée de Lyon, Hippolyte et l’auteur de l’Élenchos : les dosithéens, sadducéens, hérodiens, nicolaïtes, ophites, caïnites, séthiens, carpocratiens, cérinthiens, ébionites, valentiniens, marcionites, cataphrygiens, quartodécimans, melchisédéciens, antidicomarianites, collyridiens, messaliens, etc. (trente et une hérésies dénombrées par Hippolyte, quatre-vingts par Épiphane) ? Nous avons là diverses sortes d’hérésies, aussi bien doctrinales que comportementales, qui sont rattachées à des formes de maladies auxquelles la folie n’est pas étrangère. Et Foucault poursuit, toujours à propos des perversions sexuelles :
Ces beaux noms d’hérésies renvoient à une nature qui s’oublierait assez pour échapper à la loi, mais se souviendrait assez d’elle-même pour continuer à produire encore des espèces, même là où il n’y a plus d’ordre. La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnant une réalité analytique, visible et permanente : […] elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue comme raison d’être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d’elles27.
29Ce commentaire foucaldien peut s’appliquer à la machine répressive hérésiologique qui, dans les premiers siècles, ajoute progressivement de nouvelles hérésies à son tableau de chasse et affine son classement pour mieux les appréhender et les dominer.
FOLIE ET SAGESSE, VIE MONASTIQUE ET VIRGINITÉ
30La notion de folie ne sert pas seulement la polémique antihérétique dans les traités qui la concernent, elle peut être présente dans la littérature monastique : qu’elle soit dénoncée ou revendiquée pour sa valeur spirituelle, elle participe de ce processus de subjectivation que Foucault a mis en lumière dans le cadre de la direction de conscience et qui est de rigueur en milieu monastique. Dans l’un des Apophtegmes des Pères, un recueil d’enseignements oraux des débuts du monachisme, on lit :
Abba Antoine dit : « Je connais des moines qui, après beaucoup de peines, sont tombés et sont allés jusqu’à perdre l’esprit [εἰς ἔκστασιν φρενῶν ἐλθόντας], pour avoir mis leur espérance dans leur œuvre, estimant [παραλογισαμένους] qu’elle plaisait à Dieu, mais qui avaient négligé le précepte de celui qui dit : Interroge ton père et il t’enseignera, tes anciens et ils te parleront [Dt 32, 7]28. »
31On voit bien ici l’importance que doit jouer le père spirituel dans la formation du moine. Le danger, en cas de repli du moine sur lui-même et de refus de l’autorité supérieure, c’est de tomber dans le péché d’orgueil en abandonnant toute humilité. En contrevenant de façon si visible à la règle de la direction spirituelle que le maître impose à son disciple, le moine risque en dernier ressort la folie. La santé mentale est préservée dans l’obéissance aveugle, seule voie d’accès à la vérité dont le maître est l’unique garant, tandis que la folie apparaît chez celui qui suit sa propre volonté.
32Ce qui est vrai des hommes s’applique aussi aux femmes. C’est ce dont témoigne le moine Jean Moschos (vie-viie siècle) dans son Pré spirituel, qui rapporte le cas d’une dame de rang sénatorial demandant, lors d’un pèlerinage en Terre sainte, à l’évêque de lui donner une vierge pour la former et lui enseigner la crainte de Dieu :
L’évêque, en ayant choisi une humble, la lui donna. Quelque temps après, l’évêque rencontrant la dame lui dit : « Comment se comporte la vierge que je t’ai donnée ? » Elle répondit : « Elle est bien, mais elle n’est pas de grande utilité à mon âme, parce qu’étant humble, elle me laisse faire mes volontés ; j’aurais besoin qu’elle me châtie et ne me laisse pas faire mes volontés. » Alors l’évêque en prit une autre, sévère, et la lui donna. Elle la traitait de riche folle [μωροπλουσία] et lui faisait d’autres reproches de ce genre. Après cela, l’évêque interrogea de nouveau la dame : « Comment se comporte la vierge ? » Elle répondit : « Vraiment celle-là est utile à mon âme. » Et ainsi elle se distingua par une grande douceur29.
33On voit que l’enseignement doit impérativement revêtir un aspect autoritaire, sous peine que la disciple n’en fasse qu’à sa volonté et ne suive pas celle de sa directrice. La formation peut même revêtir une part d’humiliation, voulue et souhaitée comme dans cet exemple où cette femme est humiliée en étant traitée de folle, toquée de ses biens, et en retire un grand profit spirituel en termes de douceur et d’humilité.
34Dans ces cas, qu’elle soit décrite comme un danger ou une menace en cas d’insoumission ou qu’elle soit conçue comme une arme pour servir à l’humiliation, l’invocation de la folie est certes envisagée négativement, mais contribue à l’élaboration de ce souci de soi dont Foucault a fait un principe organisateur de la culture monastique : le disciple se constitue comme sujet quand il se soucie de lui-même, qu’il évite, en choisissant de renoncer à ses propres pensées au profit de celles de son maître, l’effondrement dans la folie, ou bien quand il recherche un exercice d’humiliation que l’évocation de sa « folie » est susceptible de lui procurer. Quant au maître, ici l’évêque, « ce qui définit sa position, c’est que ce dont il se soucie, c’est du souci que celui qu’il guide peut avoir de lui-même30 ».
35C’est aussi ce qu’on observe dans un traité consacré à la défense de la virginité et adressé à de jeunes vierges. Dans la continuité de la tradition platonicienne, les auteurs chrétiens attribuent volontiers à la part irrationnelle, animale présente en l’homme l’origine des pulsions sexuelles. C’est particulièrement vrai quand ils traitent de la virginité, entreprennent d’en faire l’éloge et veulent prémunir les vierges contre les risques que leur fait courir leur état. Foucault cite à ce sujet Basile d’Ancyre, l’auteur supposé du De la véritable intégrité dans la virginité31. En sa qualité probable de médecin, il est un bon témoin des continuités directes entre les recommandations diététiques de la médecine grecque sur les régimes et les préceptes de la morale chrétienne, notamment la nécessité d’une maîtrise rigoureuse des désirs. Il fonde son invitation à la maîtrise des pulsions, qu’il adresse à des vierges, sur une analyse à la fois philosophique et médicale :
Formé de rationnel et d’irrationnel, tel un centaure, l’homme a été composé par le démiurge comme un ensemble : à la forme humaine, il a ajusté, par en-dessous, celle qui part du nombril et de la région lombaire, une sorte de nature de cheval, vivant à la manière d’une bête pour les plaisirs du ventre et porté aux copulations par les impulsions irraisonnées […] En raison de cette possibilité qui lui a été donnée, lorsque la partie rationnelle, au lieu de conduire, est conduite par l’irrationnelle, l’Écriture adresse des reproches au cocher : Ils sont devenus des chevaux fous de femelles [θηλυμανεῖς] [Jr 5, 8] […] Quand le ventre, à l’incitation du goût, prend de l’embonpoint, nécessairement les parties génitales sont mues sous lui vers leurs activités naturelles par un trop-plein d’humeurs qui bouillonnent en profondeur32.
36L’analyse médicale insiste sur le mécanisme physiologique et le rôle du sens du goût, car si le ventre est bien le chorège qui fournit le combustible de l’amour, c’est le gosier qui fait couler les matières, d’où l’importance prioritaire pour la vierge de la maîtrise de ce sens. L’analyse philosophique tente d’expliquer le mélange de raison et de déraison par l’image du centaure et celle, platonicienne, de l’attelage. Le domaine du sexuel relève du bestial et de l’animalité, de cette nature de cheval, à laquelle s’ajuste tant bien que mal une forme humaine. Or la citation de Jérémie souligne l’aspect de folie de ces pulsions chevalines, qui enferment la partie animale dans l’irrationalité et la déraison. Une autre image met en valeur cette séparation radicale entre le corps animal et l’âme rationnelle :
La vierge gardera son âme toujours posée sur le corps, comme l’huile sur l’eau, sans mélange […] par le jeûne et l’ascèse elle contiendra la poussée des jaillissements de son corps, […] elle ne le fera participer à aucun désordre qui procède d’une folie [ἀφροσύνη], mais montrera la transparence et l’éclat de son esprit, net de tout emportement, de toute colère, de tout désir insensé [ἀτόπου]33.
37Ici aussi, on relève l’opposition entre la maîtrise recommandée à l’âme et la folie du déchaînement des passions. Dans un autre contexte, sous un aspect différent, ce rapport entre folie et animalité est évoqué et mis en perspective dans l’Histoire de la folie : à l’âge classique, quand le fou est enfermé, traité comme une bête et soumis à un dressage inhumain, quand on l’enchaîne aux murs des cellules, il n’est pas tellement un homme à la raison égarée, mais une bête en proie à une rage naturelle, « comme si, à sa pointe extrême, la folie, libérée de cette déraison morale où ses formes les plus atténuées sont encloses, venait à rejoindre, par un coup de force, la violence immédiate de l’animalité ». Autre épistémè, certes, que celle de l’Antiquité, nette évolution par rapport à cette déraison morale ici seulement en jeu, mais Foucault souligne cependant que « cette inhumaine indifférence s’enracine dans les vieilles peurs qui, depuis l’Antiquité, ont donné au monde animal sa familière étrangeté, ses merveilles menaçantes et tout son poids de sourde inquiétude34 ».
38Cette association du désir animal et de la folie, même si elle se situe sur un registre rhétorique, n’en scande pas moins tout le traité pseudo-basilien, soit qu’il évoque la folie de l’amant de la vierge consacrée : « Je ne vois pas comment cet individu a osé dans sa folie [μανιωδῶς] monter sur la couche du Seigneur […] Que personne n’en arrive à un tel degré d’égarement [ἀπονοίας], qu’en profanateur, il s’empare d’êtres consacrés35 » ; soit qu’il envisage la folie de la vierge compromise : « Elle n’est tout de même pas si remplie de démence [μανίας] que, même avec le temps, sa passion ne prenne fin et qu’elle ne préfère à un mortel son époux immortel36 ! » Folie de l’amant, folie de la vierge, folie même du violeur tenté d’abuser d’une morte – car une vierge est comme morte37 : tout le monde, dès qu’il se laisse aller à l’expression de son désir, est renvoyé à sa folie, horizon de perdition où viennent s’égarer les chimères des pulsions déraisonnables.
39Si la folie joue ici un rôle semblable à celui qu’elle joue dans l’hérésie, pôle négatif et repoussant, vient contraster néanmoins avec cette négativité la positivité qu’elle revêt quand il s’agit de parler d’amour et de martyre. L’amant de Dieu est, en effet, comparé à l’amoureux passionné d’une beauté éphémère, qui n’hésite pas à dépenser sa fortune et à mépriser nourriture, sommeil, tenue extérieure, considération et jusqu’à son corps pour atteindre son seul amour, pareil à un fou emporté contre des épées dont il ne se soucie pas : une conduite qui convient en tout point à l’amant de Dieu désireux de gagner l’amour céleste, à qui il pourra arriver de bondir contre les épées du martyre et qui « supportera avec plaisir d’être regardé comme un pauvre et de mener une vie que la plupart désapprouvent ». C’est ici que nous retrouvons une autre figure de fou, celui qui, dans la tradition paulinienne, paraît tel aux yeux du monde, car il témoigne, nous dit l’auteur, « en vue de la jouissance du bien, d’une folie légitime, d’une folie pour ainsi dire divine, qui lui donne de pouvoir jouir autant qu’il veut de celui qui est vraiment aimable38 ». Il y a bien là un rappel des versets pauliniens, mais un infléchissement est sensible dans la conjonction de la folie et de l’amour avec l’association du thème du martyre.
40Les Actes de martyre nous renseignent d’ailleurs sur les accusations que les magistrats païens portaient contre les chrétiens qui refusaient de sacrifier pour l’empereur, et l’une d’elles était précisément de faire preuve de folie. À cela, les chrétiens opposent le déni, n’étant pas possédés par un démon, et témoignent d’une assurance ferme, parfois accompagnée d’un discours libre (parrêsia). Il arrive que par un renversement inattendu, le magistrat réagisse à la fermeté chrétienne par un comportement de fou furieux, le martyr rendant fou son juge39. Mais dans notre texte post-constantinien, la folie n’est plus rejetée, mais bien revendiquée. Le portrait de l’amant en une figure cynique à la Diogène, tel un malheureux mendiant qui ni ne se nourrit, ni ne s’habille, ni ne dort, ni ne prend le moindre soin de lui-même, enfreignant tous les usages naturels de la bienséance40, est en même temps celui du fou de Dieu, éperdument épris de lui et désireux de le rejoindre, même au prix du martyre. La folie de l’amant en fait un être à part, asociable, un véritable réprouvé de la société, du monde, dans le sens que lui donne Paul quand il relie, sous l’influence des thèmes apocalyptiques, ce qui paraît fou aux yeux du monde à la sagesse divine.
41Ce rappel des versets pauliniens, nous le retrouvons non plus dans la littérature ascétique, mais, un siècle plus tard, dans une œuvre théologico-philosophique, celle du Pseudo-Denys, sous une forme radicale, où il n’implique plus un acte d’amour, mais un acte de pensée qui, lui aussi, à sa façon, subvertit les données communes de l’entendement :
Dieu surabonde en sagesse […], mais il est établi au-dessus de tout intellect, raison et sagesse. Et c’est ce qu’avait merveilleusement compris cet homme vraiment divin, à la fois le soleil de notre maître et le nôtre, lorsqu’il dit : La folie de Dieu est plus sage que les hommes [1 Co 1, 25], non seulement parce que toute pensée discursive humaine est une sorte d’errance comparée à la stabilité et à la permanence des intellections divines et très parfaites, mais aussi parce que c’est l’usage des théologiens, quand il s’agit de Dieu, de nier, en les retournant, les énoncés privatifs. C’est ainsi que les Oracles [l’Écriture] appellent invisible [He 11, 27] la Lumière toute brillante […]. C’est de la même manière que maintenant encore le divin Apôtre est dit avoir célébré la folie de Dieu lorsqu’il élève ce qui apparaît en elle paradoxal et absurde à la Vérité indicible, antérieure à toute raison […] Célébrant ainsi d’une manière suréminente cette Sagesse irrationnelle, inintelligente et folle, disons qu’elle est Cause de tout intellect et raison, de toute sagesse et intelligence41.
42Le Pseudo-Denys oppose au point de vue de la théologie traditionnelle, selon laquelle Dieu peut être célébré comme Sagesse, car l’Écriture le nomme sage, celui de la théologie apophatique qui ne s’arrête pas à ces affirmations, mais pose qu’un attribut doit être à la fois affirmé et nié : si Dieu est dit sage, sa sagesse doit être niée pour faire entendre qu’il est au-delà de la sagesse et que fou, il transcende les catégories conceptuelles de l’intelligence humaine, la folie étant entendue comme le négatif de la sagesse en vertu d’une attribution en un sens transcendant. En pensant l’union de la sagesse et de la folie en Dieu, le Pseudo-Denys rejoint l’intuition paulinienne, mais sur un mode purement spéculatif où c’est la pensée elle-même qui subvertit les limites habituelles en posant un acte transgressif. Du Pseudo-Basile au Pseudo-Denys, on est ainsi passé dans le sillage de Paul d’une illustration pastorale de ses images les plus hardies pour évoquer l’amour divin à leur exploitation argumentée dans le cadre d’une théologie apophatique pour célébrer la suréminence divine. À un siècle d’intervalle est ainsi préservé et même approfondi le noyau paradoxal et scandaleux des propositions pauliniennes.
43Selon Foucault, l’époque classique a offert le spectacle d’une lente érosion du scandale de la folie et d’un changement de paradigmes : l’exclusion de la folie est fondamentale dans l’organisation du régime de vérité de l’âge classique. Si on pouvait s’attendre à une situation différente aux premiers temps du christianisme, ne serait-ce que du fait du changement d’épistémè, un lent processus d’institutionnalisation de la nouvelle religion finit par gommer des aspects trop abrupts de la proposition paulinienne et aboutit à une exclusion des doctrines hérétiques dénoncées pour leur folie. « Là où réellement deux principes s’affrontent, qui ne peuvent être conciliés entre eux, chacun décrète alors que l’autre est un fou et un hérétique », a écrit Wittgenstein dans De la certitude. La citation se trouve dans la thèse d’Alain Le Boulluec42, laquelle offre une vaste réflexion sur la notion d’hérésie aux premiers siècles du christianisme. Alain Le Boulluec évoquait dans son avant-propos une double influence sur sa recherche, d’une part celle de la lecture de traités gnostiques de Nag Hammadi, dont le contenu ne correspondait pas aux notices les concernant, d’autre part l’impression produite par l’Histoire de la folie, le sentiment d’une certaine similitude entre le phénomène de la folie à l’âge classique et l’émergence de la notion d’hérésie dans l’Antiquité chrétienne, et il relevait « la décision du partage entre le normal et l’anormal, la répression et la suppression de la parole de l’autre, la constitution de la rationalité à partir d’une exclusion ». Il reconnaissait néanmoins immédiatement des différences entre les deux moments, et d’abord la caractéristique principale du christianisme naissant : le cadre contraignant imposé par une autorité dépositaire d’un message révélé et par une tradition remontant aux premiers témoins des actes fondateurs. Mais il ajoutait que « l’écart se creusait d’autant plus que le fameux partage (entre le normal et l’anormal) intervenait en dépit d’“un autre tour de folie”, propre celui-là à la religion naissante et hautement revendiqué par l’un de ses plus illustres apôtres43 ». C’est sur la persistance de cet « autre tour de folie » à l’époque patristique qu’il est possible de conclure : la folie a beau être combattue, contestée et dénoncée, elle ne s’absente jamais tout à fait de la conscience et du discours des premiers chrétiens, même si c’est à titre de repoussoir dans la singularité des techniques de soi à l’œuvre dans le monachisme. Mais on la retrouve bien vivante dans les prémices d’une mystique de l’amour et jusque dans les spéculations philosophico-théologiques les plus raffinées au terme de l’époque patristique et à l’aube du Moyen Âge. Foucault a une formule dans l’Histoire de la folie : « La raison chrétienne a longtemps fait corps avec la folie44 », une formule qui associe curieusement raison, corps et folie ; ne serait-ce pas que dans le christianisme, c’est le corps qui introduit dans la raison la folie, entendue comme la folie amoureuse ? Des années séparent l’Histoire de la folie et celle de la sexualité, avec des ruptures dans l’évolution intellectuelle de Foucault et le choix de changer d’épistémès. Néanmoins, outre la proximité des titres, une parole poétique réunit les deux œuvres, celle de René Char, qui conclut la préface de 1961 de l’Histoire de la folie et figure en quatrième de couverture des volumes de l’Histoire de la sexualité : « L’histoire des hommes est la longue succession des synonymes d’un même vocable. Y contredire est un devoir. » On peut relever bien des synonymies dans les vocables de la folie à différentes époques, mais, dans la mesure où y contredire est un devoir, l’exposé a tenté de faire aussi ressortir, par fidélité à la pensée foucaldienne, les discontinuités et les ruptures.
Notes de bas de page
1 Origène, Contre Celse, trad. par M. Borret, Paris, Cerf (SC, 132), t. 1, livre II, 59, p. 424-425.
2 Justin, Première apologie, 13, 4.
3 Anders Nygren, Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, trad. par P. Jundt, Paris, Aubier, 1944, p. 226.
4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 [1961], p. 38-39.
5 Ibid., p. 40.
6 Ibid., p. 42.
7 Ibid., p. 44.
8 Ibid., p. 58.
9 Ibid., p. 170-171.
10 Foucault, « Préface de l’édition originale (1961) » dans Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2015, t. 1, p. 662.
11 Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982), éd. par Frédéric Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 220.
12 Irénée de Lyon, Contre les hérésies, trad. par A. Rousseau et L. Doutreleau, Paris, Cerf (SC, 153), 1969, livre V, t. II, 8, 3 ; 9-1, p. 104-107.
13 Voir le Livre de Thomas, homélie d’inspiration encratite, d’origine syrienne, datée d’environ 200 (original grec), bâtie sur un dialogue entre Thomas et le Sauveur. Ce dernier s’exprime ainsi : « Il n’est pas possible que cohabitent un sage et un fou. Car le sage est parfait en toute sagesse ; quant au fou, le bien et le mal lui sont choses égales. Le sage, lui, va se nourrir de la vérité et devenir comme un arbre planté près du torrent (Jr 17, 8 ; voir Ps 1, 3). Mais il en est qui ont des ailes et se ruent sur le visible éloigné de la vérité. En effet, leur guide – à savoir le feu – leur donnera une illusion de vérité, il les illuminera d’une beauté périssable » (140, 14-20, dans Écrits gnostiques, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2007, p. 500). Il y a là une opposition entre les ailes du sage spirituel et celles du fou charnel égaré par le feu, en écho au Phèdre 246bc, antithèse du Christ qui attire les siens comme le soleil ses rayons.
14 Irénée de Lyon, Contre les hérésies, trad. par A. Rousseau et L. Doutreleau, Paris, Cerf (SC, 294), 1982, livre II, t. II, 6, 3, p. 64.
15 L’authenticité en est très discutée, de nombreux savants estimant qu’il s’agit d’un faux réalisé par son éditeur, Morton Smith. Voir, pour un état de la question, Alain Le Boulluec, Alexandrie antique et chrétienne. Clément et Origène, 2e éd. rev. et augm., Paris, Institut d’études augustiniennes, 2012, p. 481-482.
16 Trad. par A. Le Boulluec, « La Lettre sur l’“évangile secret de Marc” et le Quis diues saluetur ? de Clément d’Alexandrie », dans ibid., p. 324.
17 Écrits gnostiques, op. cit., p. 855.
18 Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 2e éd., trad. par A. Jaubert, Paris, Cerf (SC, 167), 2000, 39, 1 ; 23, 3-4 ; 21, 5, p. 164, 140 et 138.
19 Ignace d’Antioche, Lettres, trad. par P. T. Camelot, Paris, Cerf (SC, 10 bis), 1958, p. 72, cité dans Walter Bauer, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, Paris, Cerf, 2009, p. 96.
20 Enseignements de Silvanos, 107, 1-10, dans Écrits gnostiques, op. cit., p. 1206.
21 Voir par exemple Grégoire de Nysse, Contre Eunome, trad. par R. Winling, Paris, Cerf (SC, 551), 2013, livre II, 566, p. 464 : « De tous les hommes nés au cours de toute cette période, il n’en est aucun dont on puisse prouver qu’il a tenu de tels propos, sauf s’il a perdu la raison. Qui en effet a l’esprit dérangé sous l’effet de l’ivresse, ou bien qui a perdu la raison sous l’effet de la folie ou de la démence au point d’énoncer l’affirmation que la génération appartient à la nature du Dieu inengendré ? » ; II, 616, p. 508 : « Ne tiendrez-vous pas pour un signe de la folie de sa doctrine le fait qu’il s’oppose de façon si impudente à la vérité de ce qui a été écrit ? »
22 Life of Rabbula, éd. par J. J. Overbeck, Oxford, 1865, p. 193, 25, cité dans Walter Bauer, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, op. cit., p. 55.
23 Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 13.
24 Épiphane de Salamine, Sur les Séthiens, 5, 2-3 et 10, 4, cité dans Alain Le Boulluec, « La notice d’Épiphane sur les “Séthiens” (Panarion, 39) et ses sources », dans Épiphania. Études orientales, grecques et latines offertes à Aline Pourkier, Nancy, ADRA, 2008, p. 134 et 136.
25 Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 60.
26 Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 208.
27 Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 60.
28 Apophtegmes des Pères, Paris, Cerf (SC, 474), 2003, XI, 1, p. 136-137. Le passage est cité par Foucault dans les Aveux de la chair (p. 119, n. 3), qui suit la traduction précise d’Irénée Hausherr, qui mentionne « folie » et « faux raisonnement » : « J’ai connu des moines qui après de grands travaux sont tombés et arrivés à la folie, pour avoir compté sur leurs œuvres et avoir éludé par de faux raisonnements le commandement de celui qui a dit : Interroge ton père et il te renseignera. »
29 Jean Moschos, Le pré spirituel, trad. par M.-J. Rouët de Journel, Paris, Cerf (SC, 10 ter), 1946, 206, p. 280 (Patrologia Graeca 87 ter, col. 3097 AB).
30 Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., p. 58.
31 Foucault, Histoire de la sexualité, t. 3, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 168. On n’attribue plus aujourd’hui l’œuvre à cet évêque.
32 De la véritable intégrité dans la virginité, trad. par C. Coudreau, Saint Benoît, Abbaye Sainte-Croix, 1981, § 7, p. 15.
33 Ibid., § 47, p. 85.
34 Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 166.
35 De la véritable intégrité dans la virginité, op. cit., § 39 et 41, p. 72.
36 Ibid., § 43, p. 77.
37 Ibid., § 53, p. 95.
38 Ibid., § 25, p. 49.
39 Sur ce thème, voir Philippe Buc, Guerre sainte, martyre et terreur, Paris, Gallimard, 2017, p. 187-190.
40 « Celui qui aime vraiment Dieu […] doit non seulement mépriser biens et fortune, mais encore négliger nourriture nécessaire, sommeil, tenue extérieure, et la considération vraiment corrompue en ce monde, et qui plus est son corps même et sa vie physique, pour gagner l’amour céleste » (De la véritable intégrité dans la virginité, op. cit., § 25, p. 48-49).
41 Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, trad. par Y. de Andia, Paris, Cerf (SC, 579), 2016, t. 2, VII, 1, p. 53. Sur ce texte, voir Andrew Louth, « Maxime le Confesseur, la folie de Dieu et le jeu du Verbe », dans Hans-Christoph Askani, Christophe Chalamet (dir.), La sagesse et la folie de Dieu, Genève, Labor et fides, 2017, p. 110.
42 Alain Le Boulluec, La notion d’hérésie dans la littérature grecque, iie-iiie siècles, Paris, Études augustiniennes, 1985, t. 2, p. 555.
43 Ibid., t. 1, p. 7.
44 Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 171.
Auteur
Ingénieur de recherche CNRS, rattaché au laboratoire Histoire et sources des mondes antiques (Lyon) et membre de l’Institut des Sources chrétiennes. Il s’est intéressé à Grégoire de Nysse, dont il a édité le commentaire sur les titres des psaumes. Il est l’auteur d’une étude sur Michel Foucault, « Rêver chez quelques auteurs chrétiens de l’Antiquité à la lumière des analyses de M. Foucault », dans Jean-François Bert (dir.), Michel Foucault et les religions (2015, p. 163-193), et poursuit des recherches sur les interprétations chrétiennes de l’alphabet.
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