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« Aucun de mes mouvements ne t’est caché »

Modification de la sagesse antique dans le monachisme chrétien

p. 173-188


Texte intégral

1L’inédit de Michel Foucault, paru en 2012 dans la revue Anabases, qui est la retranscription d’une conférence qu’il avait donnée à Grenoble en mai 1983 sur l’invitation d’Henri Joly, est un texte très concentré, explicite dans ses enjeux et ses projets. Foucault y est très soucieux, comme il l’est dans ses cours au Collège de France, de déplier diverses acceptions distinctes de parrêsia. Or si l’étymologie de parrêsia est de « tout dire », je voudrais mettre ici l’accent sur la manière dont Foucault y parle du « tout dire » de la spiritualité monastique : « Il [le moine] a à dire, à quelqu’un qui est son directeur, en principe tout ce qui se passe en lui, tous les mouvements de sa pensée, tout le mouvement de son désir ou de sa concupiscence1. » Foucault précise alors l’un de ses objectifs : « C’est cette histoire du tout dire, c’est l’obligation du tout dire du mouvement de ses pensées qui m’a retenu et dont j’ai essayé de faire l’histoire », « en tout cas de voir d’où cela venait2 ».

2À partir de ce que Foucault, dans Les aveux de la chair, met en évidence à propos de Cassien et qui a partie liée avec le fait de dire tous ses mouvements de pensée, j’aimerais revenir sur la manière dont la ou les sagesses antiques se trouvent modifiées dans le monachisme chrétien. Ce sera également une manière de revenir sur la question de la totalité dans le « tout dire », ainsi que sur l’histoire du caché qui n’est pas ce que l’on associe le plus nettement à la sagesse antique, en tout cas à l’histoire du stoïcisme, ou l’histoire du platonisme.

3Le titre proposé pour cet article vient d’un passage des Entretiens d’Épictète et, à l’intérieur de celui-ci, de la citation d’un passage d’Homère – dans la traduction d’Émile Bréhier pour la Pléiade : « Aucun de mes mouvements ne t’est caché » (οὐδέ σε λήθω κινύμενος). Il s’agit d’un passage d’un vers de l’Iliade au chant X, aux vers 279-280 ; Ulysse y invoque Athéna :

Dès qu’ils ont vêtu leurs armes terribles, ils s’en vont, laissant là tous les preux. Sur la droite, près du chemin, Pallas Athéna dépêche un héron. Leurs yeux ne le voient pas à travers la nuit ténébreuse ; mais ils entendent son cri. Lors, ravi du présage, Ulysse évoque Athéna : « Entends-moi, fille de Zeus porte-égide, toi qui toujours m’assistes dans tous mes travaux, aucun de mes mouvements ne t’est caché [ne t’échappe]3 [κλῦθί μευ αἰγιόχοιο Διὸς τέκος, ἥ τέ μοι αἰεὶ ἐν πάντεσσι πόνοισι παρίστασαι4, οὐδέ σε λήθω κινύμενος], cette fois encore et surtout, aime-moi, Athéna, et donne-nous de revenir chargés de gloire vers nos nefs, après avoir achevé un exploit dont se souviennent les Troyens. » Après lui, Diomède au puissant cri de guerre, prie ainsi à son tour : « Entends-moi maintenant à mon tour, fils de Zeus, infatigable ! et accompagne-moi, comme tu as accompagné à Thèbes mon père, le divin Tydée, le jour qu’il s’y rendit, porteur d’un message, au nom des Achéens. […] De même aujourd’hui, daigne m’assister et me protéger… »

4Dans l’Iliade Ulysse s’adresse par ces mots – οὐδέ σε λήθω κινύμενος – à une divinité, Athéna. Chez Épictète, cette citation intervient dans un passage des Entretiens, titré par l’éditeur « Du contentement » et sous-titré « La volonté droite consiste à vouloir l’ordre établi par la providence » :

Au sujet des dieux, les uns disent que la divinité n’existe pas, d’autres qu’elle existe, mais qu’elle est oisive et insoucieuse, sans aucune providence ; les troisièmes, qu’elle existe et qu’elle exerce bien sa providence, mais seulement sur les grands corps célestes, et non sur les choses de la terre ; les quatrièmes étendent sa providence aux choses terrestres et humaines, mais à ces choses prises dans leur ensemble et non à chacune d’elle en particulier ; les cinquièmes, et parmi eux Ulysse et Socrate, sont ceux qui disent : « Aucun de mes mouvements ne t’est caché ». Il est d’abord indispensable d’examiner chacune de ces thèses pour voir si elle est vraie ou non5.

5Dans l’Apologie, Socrate parle en effet de « la voix divinatoire » qui lui est « familière, celle que [lui] envoie la divinité », et s’étonne qu’elle ne se soit pas manifestée dans la situation où il se trouve, alors qu’elle « ne cessait de se manifester jusqu’à ce jour pour [l]’empêcher, même dans des affaires de peu d’importance6 », littéralement dans des petites choses (καὶ πάνυ ἐπὶ σμικροῖς), « de faire ce [qu’il] ne [devait] pas faire, au point, souvent, de le faire taire au beau milieu de ses propos ». Dans la République, il est dit des dieux :

« […] qu’il n’est pas possible ni d’échapper à leur regard, ni de leur faire violence ! » [’Αλλὰ δὴ θεοὺς οὔτε λανθάνειν οὔτε βιάσασθαι δυνατόν] Et alors ? S’ils n’existent pas, ou s’ils ne se soucient en rien des affaires humaines, pourquoi devrions-nous nous soucier d’échapper à leur regard ? [εἰ μὲν μὴ εἰσὶν ἢ μηδὲν αὐτοῖς τῶν ἀνθρωπίνων μέλει, τί καὶ ἡμῖν μελητέον τοῦ λανθάνειν ;] Et s’ils existent, et qu’ils s’en soucient [εἰ δὲ εἰσί τε καὶ ἐπιμελοῦνται], nous ne les connaissons, ou n’avons entendu parler d’eux, par aucune autre source que par les lois, et par les poètes qui ont composé leurs généalogies ; or ce sont justement les mêmes qui assurent qu’ils sont susceptibles d’être subornés, de se laisser convaincre « par des sacrifices, de douces prières », et par des offrandes : il faut ou bien croire en l’une et en l’autre de ces thèses, ou bien en aucune. Et donc s’il faut y croire, il faut aussi commettre des injustices et offrir des sacrifices avec les bénéfices de ces injustices7.

6Ici, le fait que rien n’échappe à la divinité intervient également au moment où il s’agit de savoir, comme dans le passage cité d’Épictète, si les dieux se soucient ou ne se soucient pas de nous8.

7On voit tout d’abord que la citation homérique « Aucun de mes mouvements ne t’est caché » intervient chez Épictète comme le dernier membre d’une série concernant la divinité et sa providence, série qui va du moindre soin – la divinité n’existe pas, ou bien est oisive, dénuée de providence – au soin le plus total. Cette citation, qui insiste sur le fait que la divinité s’attache à, se soucie de, pénètre le moindre mouvement de chacun, s’inscrit dans une réflexion sur la providence et son degré d’attachement va de la négation de tout attachement à l’attachement à chaque mouvement dans son détail en passant par un attachement plus général. Le thème de ce que j’appelle « panesthésie divine » intervient ainsi dans un passage qui traite de la providence.

8Un deuxième passage des Entretiens d’Épictète qui met en relation le fait que la divinité surveille toutes nos actions, plus précisément chacune de nos actions, et la sympathie universelle qui unit le cosmos permet de fonder ce concept de panesthésie :

Quelqu’un lui demande comment on pourrait se convaincre que chacune de nos actions est sous la surveillance de Dieu [ἐϕορᾶται ὑπὸ τοῦ θεοῦ]. – Ne crois-tu pas, dit-il, que toutes les choses sont unies les unes aux autres [ἡνῶσθαι τὰ πάντα] ? – Je le crois. – Et que les choses de la terre sont en sympathie avec celles du ciel ? – Je le crois aussi. – D’où leur vient en effet une telle régularité, comme si Dieu donnait des ordres ? [Πόθεν γὰρ οὕτω τεταγμένως καθάπερ ἐκ προστάγματος τοῦ θεοῦ ;] Lorsqu’il dit aux plantes de fleurir, elles fleurissent ; lorsqu’il leur dit de germer, elles germent ; de produire des fruits, elles les produisent ; de les faire mûrir, ils mûrissent ; de les faire tomber, ils tombent ; de perdre leurs feuilles, elles les perdent ; de se replier sur elles-mêmes en restant inactives, elles le font. D’où vient que de si grandes transformations, que ces changements en sens inverse ont rapport à l’accroissement et au décroissement de la lune, à l’approche et à l’éloignement du soleil ? Or si les végétaux et nos propres corps sont ainsi liés à l’ensemble des choses et en sympathie avec lui, nos âmes ne le sont-elles pas beaucoup plus ? [ἀλλὰ τὰ ϕυτὰ μὲν καὶ τὰ ἡμέτερα σώματα οὕτως ἐνδέδεται τοῖς ὅλοις καὶ συμπέπονθεν, αἱ ψυχαὶ δ’αἱ ἡμέτεραι οὐ πολὺ πλέον ;] Et si nos âmes sont ainsi liées au dieu et adhèrent à lui, comme ses propres parties et ses fragments, le dieu ne sent-il pas tout mouvement qui est en elle comme son mouvement propre et uni au sien ? [ἀλλ’αἱ ψυχαὶ μὲν οὕτως εἰσὶν ἐνδεδεμέναι καὶ συναϕεῖς τῷ θεῷ ἅτε αὐτοῦ μόρια οὖσαι καὶ ἀποσπάσματα, οὐ παντὸς δ’ αὐτῶν κινήματος ἅτε οἰκείου καὶ συμϕυοῦς ὁ θεὸς αἰσθάνεται ;] Mais toi tu es capable d’avoir de telles pensées sur le gouvernement du dieu, sur chaque être divin et aussi sur les choses humaines, capable de mettre en mouvement, à la fois, à partir de mille objets, tes facultés de sentir, de réfléchir, de donner, de refuser ou de suspendre ton assentiment ; tu conserves en ton âme un si grand nombre d’impressions, venues d’objets si variés, et d’elles tu t’élèves à des notions semblables aux objets qui ont d’abord causé ces impressions ; tu édifies art sur art ; tu conserves des souvenirs issus de mille objets : et le dieu ne serait pas capable de surveiller toutes choses, d’être présent à toutes, d’être en communication avec toutes ? Le soleil a le pouvoir d’éclairer une aussi grande partie de l’univers, ne laissant obscure que cette petite portion qui est occupée par l’ombre que fait la terre : et celui qui a fait le soleil, c’est-à-dire une bien petite partie de lui-même par rapport à l’ensemble, celui qui lui donne son mouvement circulaire, n’aurait pas le pouvoir de connaître toute chose ? [οὗτος δ’οὐ δύναται πάντων αἰσθάνεσθαι ;]9.

9Le début du passage cité opère le lien entre sympathie physique, physico-cosmologique, continuité et contrôle. Οὗτος δ’οὐ δύναται πάντων αἰσθάνεσθαι ; Il ne s’agit pas tant de connaître toute chose, comme le traduit Bréhier, que, littéralement, de sentir toute chose ; cette phrase fonde le concept que je propose de « panesthésie divine ». La relance immédiate (en I XIV 11) touche à la « conscience » (si l’on s’accorde pour traduire ainsi παρακολουθεῖν) de tout cela – qui pourrait amener à traduire l’infinitif αἰσθάνεσθαι par « avoir conscience » ou, en tout cas, nous amener à avoir à l’esprit un possible glissement du sens de « sentir » au sens d’« avoir conscience » ; αἰσθάνεσθαι, c’est bien la manière dont Aristote exprime le fait d’avoir conscience10.

10« Mais moi, dit-il, [sc. versus le dieu] je ne puis avoir conscience à la fois de tout cela en même temps » (’Αλλ’ἐγώ, ϕησίν, οὐ δύναμαι πᾶσιν ἅμα τούτοις παρακολουθεῖν). Le texte se poursuit sur le passage célèbre :

– Mais moi, dit-il, je ne puis avoir conscience de tout cela. [’Αλλ’ ἐγώ, ϕησίν, οὐ δύναμαι πᾶσιν ἅμα τούτοις παρακολουθεῖν.] – Te dit-on que tu as un pouvoir égal à celui de Zeus ? Et pourtant il a placé auprès de chacun de nous un guide qui est notre démon ; il nous a confiés à la garde de ce démon, toujours veillant et incapable d’erreur [ἀλλ’ οὖν οὐδὲν ἧττον καὶ ἐπίτροπον ἑκάστῳ παρέστησεν τὸν ἑκάστου δαίμονα καὶ παρέδωκεν ϕυλάσσειν αὐτὸν αὐτῷ καὶ τοῦτον ἀκοίμητον καὶ ἀπαραλόγιστον]. Quel gardien meilleur et plus attentif aurait-il pu nous donner ? [τίνι γὰρ ἄλλῳ κρείττονι καὶ ἐπιμελεστέρῳ ϕύλακι παρέδωκεν ἡμῶν ἕκαστον ;] Donc, lorsque vous fermez vos portes et que vous éteignez chez vous la lumière, songez bien à ne jamais dire que vous êtes seul ; vous ne l’êtes pas ; il y a chez vous le dieu et votre démon ; et qu’ont-ils besoin d’une lumière pour voir ce que vous faites ? [ὥσθ’, ὅταν κλείσητε τὰς θύρας καὶ σκότος ἔνδον ποιήσητε, μέμνησθε μηδέποτε λέγειν ὅτι μόνοι ἐστέ· οὐ γὰρ ἐστέ, ἀλλ’ὁ θεὸς ἔνδον ἐστὶ καὶ ὁ ὑμέτερος δαίμων ἐστίν. καὶ τίς τούτοις χρεία ϕωτὸς εἰς τὸ βλέπειν τί ποιεῖτε ;]11.

11« Ne dites jamais que vous êtes seul » – un dieu est à l’intérieur, et votre δαίμων. S’agit-il de deux instances ? De la même ? Le fait qu’Épictète reprenne le dieu ὁ θεὸς ἔνδον ἐστὶ καὶ ὁ ὑμέτερος δαίμων ἐστίν par le pronom au pluriel τούτοις, que le δαίμων soit précisé par un adjectif possessif ὑμέτερος indique bien qu’il s’agit de deux instances, et non pas de la même qui serait ici distinguée pour des besoins d’exposition.

12Il est remarquable que le caractère intérieur du δαίμων apparaisse ici en même temps que l’affirmation que le dieu voit tout ; qu’il y ait liaison, ou, pour le moins, concomitance entre la problématisation d’un dieu providentiel qui voit tout et le caractère intérieur du démon. Mais cette intériorisation du δαίμων, jumelée à cette panesthésie du dieu, exige encore que des précisions soient faites.

13À l’intérieur il y a quelque chose de caché, dans les termes de Marc Aurèle, qui reprend des Lois de Platon le motif de l’homme-marionnette : « Souviens-toi que ce qui tire les fils de la marionnette c’est cette chose intérieure et cachée [Μέμνησο ὅτι τὸ νευροσπαστοῦν ἐστιν ἐκεῖνο τὸ ἔνδον ἐγκεκρυμμένον] : c’est elle qui fait parler, qui fait vivre et, pour tout dire, c’est l’homme12. »

14Le fait qu’on ne puisse rien cacher au dieu, que le dieu voie tout, est encore exprimé par Épictète de la manière qui suit :

La première chose à apprendre, disent les philosophes, c’est que le dieu existe, qu’il pourvoit à l’ensemble des choses, qu’on ne peut rien lui cacher non seulement de ses actions, mais de ses pensées et de ses réflexions [ἔστι θεὸς καὶ προνοεῖ τῶν ὅλων καὶ οὐκ ἔστι λαθεῖν αὐτὸν οὐ μόνον ποιοῦντα, ἀλλ’οὐδὲ διανοούμενον ἢ ἐνθυμούμενον]13.

15Littéralement : il n’est pas possible que lui échappe non seulement ce qu’on fait, mais pas plus ce qu’on pense ou ce qu’on envisage – ce qu’on a en tête, ce qui se dit en grec : ce qu’on a dans le θυμός. On peut faire le constat que λανθάνω (dont on trouve ici l’infinitif aoriste, λαθεῖν) s’oppose dans de nombreux textes à αἰσθάνεσθαι, comme ce qui échappe, ce dont on n’a pas conscience, à ce dont on a conscience. Michel Foucault dans Les aveux de la chair en fait lui aussi le constat implicite à propos de l’amour qui porte l’homme et la femme l’un vers l’autre, à propos de ce que saint Paul appelle le « grand mystère » : « Il s’agit d’une force qui, si elle apparaît soudain, était cachée au fond de nous-mêmes ; elle est “tapie dans notre nature”, et nous n’en avons pas conscience » (AC, p. 257). La note associée reprend le texte grec – pour la fin de la citation : kai lanthanôn hêmas.

16Il faut encore ajouter à ces passages d’Épictète un texte remarquable qui permet de saisir, au sein du stoïcisme impérial, un véritable occasionnalisme antique :

En présence de la statue du dieu tu n’oserais rien faire de ce que tu fais ; mais en présence du dieu lui-même à l’intérieur de toi, « qui voit tout, qui entend tout », tu n’as pas honte de ces réflexions et de ces actes, sans conscience de ta propre nature, objet de la colère du dieu [καὶ ἀγάλματος μὲν τοῦ θεοῦ παρόντος οὐκ ἂν τολμήσαις τι τούτων ποιεῖν ὧν ποιεῖς. αὐτοῦ δὲ τοῦ θεοῦ παρόντος ἔσωθεν καὶ ἐϕορῶντος πάντα καὶ ἐπακούοντος οὐκ αἰσχύνῃ ταῦτα ἐνθυμούμενος καὶ ποιῶν, ἀναίσθητε τῆς αὑτοῦ ϕύσεως καὶ θεοχόλωτε ;]14.

17« À l’intérieur de toi, “qui voit tout, qui entend tout” ». La référence est une fois de plus à l’Iliade – à cette Iliade dont Épictète écrit qu’elle « n’est rien que représentations et usage des représentations15 » : « Ζeus Père, maître de l’Ida, très glorieux, très grand ! et toi Soleil, toi qui vois tout et entends tout ! (’Ηέλιός θ’, ὃς πάντ’ἐϕορᾷς καὶ πάντ’ἐπακούεις) et vous Fleuves et toi Terre et vous, qui, sous ce sol, châtiez les morts parjures à un pacte16 ! »

18On trouvait la même formule, πάντα ἐϕορᾶν, dans le passage cité plus haut : « Et Dieu ne serait pas capable de surveiller toutes choses, d’être présent à toutes, d’être en communication avec toutes ? » [sὁ δὲ θεὸς οὐχ οἷός τ’ἐστὶ πάντα ἐϕορᾶν καὶ πᾶσιν συμπαρεῖναι καὶ ἀπὸ πάντων τινὰ ἴσχειν διάδοσιν ;]17.

19Plusieurs points de commentaire et d’interrogation peuvent être développés à partir de ce passage. Je reprends les termes de Foucault : « [L’]ascèse monastique donnera lieu à des pratiques de surveillance constante de soi, de déchiffrement de ses propres secrets, de recherche indéfinie dans les profondeurs du cœur, d’élucidation de ce qui peut être illusion, erreur et tromperie par rapport à soi-même » (AC, p. 281-282).

20J’énoncerai rapidement un premier point, puisqu’il est la conclusion de ce qui précède, mais il est très important : il semble que Cassien reporte ainsi tout d’abord à notre propre exercice la capacité qu’Homère et le stoïcisme impérial citant Homère accordaient au dieu.

21Second point, brièvement, que Foucault note lui-même (AC, p. 24), à propos de Clément. Il ne s’agit pas, dans les textes stoïciens qui parlent de ce que j’appelle la « panesthésie divine » :

[…] des fautes d’intention, des mauvaises pensées, des concupiscences et des tentations qui seront, dans un christianisme un peu postérieur, l’élément-clef des péchés de la chair. Clément ne parle que des péchés qui sont sans caractère public. La nuit et le silence les enveloppent : ils n’ont apparemment pour témoin et pour juge que la conscience de celui qui les commet (AC, p. 41).

22Cette thématique a déjà à voir avec l’αἰδώς archaïque, terme que j’ai traduit par « vergogne » dans le Protagoras de Platon, αἰδώς à propos de laquelle je citerai cette formule remarquable de Francis Wolff : « L’αἰδώς, c’est en quelque sorte l’œil du témoin sans le témoin18. » Mais on a vu aussi, chez Épictète, à quel point nous ne sommes jamais seuls.

23La différence est considérable du δαίμων au démon chrétien :

Satan est (donc) principe d’illusion à l’intérieur même de la pensée. Et tandis que le sage ancien pouvait prendre appui sur sa propre raison contre le mouvement involontaire de ses passions, le moine chrétien ne saurait trouver dans les idées qui lui paraissent les plus vraies et les plus saintes un recours qui ne soit certain. Dans la trame même de sa pensée il risque toujours d’être trompé. Et la discrétion qui doit lui permettre de trouver la voie droite entre les deux dangers ne doit pas consister dans l’exercice d’une raison maîtrisant les passions qui agitent le corps, mais dans un travail de la pensée sur elle-même s’efforçant d’échapper aux illusions et tromperies qui la traversent (AC, p. 131-132).

24« Le sage ancien pouvait prendre appui sur sa propre raison contre le mouvement involontaire de ses passions » – certainement, dans de nombreux textes antiques, le logos vaut comme garant. Chez Marc Aurèle on rappellera – ce qui n’est plus le cas chez Cassien – que ce qui venait assurer la stabilité, si la providence se trouvait mise à mal, c’était l’idion hegemonikon, la partie dominante propre à chacun19. Ici, comme l’a très bien noté Foucault dans Du gouvernement des vivants20, l’examen intérieur n’est pas un « examen après coup », comme chez Sénèque, c’est un examen qui porte « sur l’actualité de la pensée », « une activité qui s’exerce sur le flux de la pensée et des pensées au moment où ce flux est en train de s’écouler ». Autrement dit, à propos de la cogitatio : « Saisir le flux de la pensée et puis essayer de se débrouiller dans ce flux incessant de la multiplicité, dans ce νοῦς, dans cet esprit qui est perpétuellement mobile, se débrouiller là-dedans, tel est le rôle de l’examen21. » Ici donc le logos n’est plus garant, l’idion hegemonikon n’est plus notre radeau et nous faisons l’expérience d’une incertitude fondamentale, d’une perte d’assise : Foucault parle de « l’incertitude de ce que je suis, dans l’incertitude de ce qui se passe au fond de moi22 ».

25Il est également possible de montrer que le monisme stoïcien en psychologie a changé la donne, ainsi que la conception stoïcienne de la toxicité de la passion. À cet égard, la conception chrétienne du mal intérieur conjugue la présence du démon intérieur, qu’elle modifie considérablement, et ce modèle toxique de la passion que permet le monisme psychologique stoïcien et qui apparaît fondé, en dernière analyse, dans le mélange total stoïcien.

26Dans un passage des Aveux de la chair, Foucault évoque le fait que le mal est à l’intérieur, comme attaché à chaque fibre de notre pensée. Ce point évoque la manière dont Jacques Brunschwig parle du modèle stoïcien, toxique, de la passion : la raison est tout entière contaminée par la passion. Cette manière de penser la passion, qui ne la rapporte pas à une partie irrationnelle de l’âme, est liée au monisme psychologique soutenu par Chrysippe :

Le conflit intérieur ne doit cependant pas être conçu sur le modèle platonicien d’une lutte désordonnée entre diverses parties, rationnelle et irrationnelle, de l’âme ; du même coup, l’absence de conflit interne n’est pas simplement l’instauration d’un ordre hiérarchique entre ces parties, sous l’autorité de la raison. Pour des motifs à la fois psychologiques et moraux, Chrysippe, et avec lui les Stoïciens les plus conséquents, adoptent une conception « moniste » de l’âme : son principe directeur, l’hegemonikon (le « meneur », le « chef » ou le « commandant »), est en lui-même psychologiquement affecté, et moralement compromis, par les passions, celles-ci étant à la fois des erreurs de jugement (des assentiments injustifiés donnés à des impressions fautives sur ce qui est bon et mauvais) et des impulsions excessives (des tendances à agir précipitamment en fonction de ces jugements fautifs). […] c’est (la) raison elle-même qui est infectée et pervertie par la passion.

27C’est cette toxicité qui infiltre tout qui justifie que « la thérapeutique des passions ne consiste pas à les modérer, en canalisant leur énergie au profit d’une raison qu’elles ont laissée intacte, mais à les extirper entièrement, de façon à purifier la raison de la perversion intrinsèque qu’elles lui ont infligée ».

28Le modèle de cette toxicité semble bien être, en physique, le mélange total stoïcien :

[…] pour penser techniquement la continuité et la cohésion internes de notre monde, assurées par la présence partout immanente du principe actif et de ses expressions physiques, le feu et le souffle igné du pneuma, les Stoïciens (avaient) élaboré une fine analyse différentielle des formes du mélange, qui évoque à plusieurs égards la distinction du mélange physique et de la combinaison chimique. Leur rejet de l’atomisme leur permet de concevoir non seulement des mélanges dont les propriétés sont définitivement irréductibles à celles de leurs composants, mais aussi des mélanges totalement homogènes, que l’on ne peut diviser sans retrouver, à chaque étape de la division, la totalité de ses constituants avec leurs propriétés initiales, même s’ils sont au départ en proportion très inégale : une seule goutte de vin se dissout dans la mer, et chaque goutte de la mer contient du vin23.

29Si les passages cités de Cassien font certainement penser au malin génie, le modèle de pénétration du mal semble bien être le mélange total.

30Troisième point. Il importe de détecter la « provenance » de ce que Foucault appelle « la trame » et sans laquelle il ne saurait y avoir, à proprement parler, d’intériorité, c’est-à-dire de ce type particulier de problématisation de l’intérieur qu’on appelle intériorité. Je soutiendrai que la conception de cette trame passe par le rapport à la totalité qui intervient précisément dans la genèse de la notion d’intériorité, et la distingue de différentes autres problématisations de la notion d’intérieur.

31C’est, comme précédemment, le rapport à la sympathie que je voudrais souligner – ce que Foucault appelle la trame, c’est quelque chose qui demeure, dans la conception de l’âme, de la trame du monde régi par la sympathie et aussi la sumpnoia, accord des souffles, des pneumata ; c’est la trame dépourvue toutefois de l’animation logique de la sympathie. Plotin, dans le traité 47 (De la providence I), attestait cette corrélation entre la considération du plus petit et celle de la providence :

Le spectacle de l’univers nous amène à reconnaître que l’ordre qui ne cesse de régner sur l’ensemble est tel qu’il s’étend à toute chose, même la plus petite, ce qui revient à dire que cet art merveilleux concerne non seulement les choses divines, mais aussi celles dont on soupçonne que la providence pourrait les négliger parce qu’elles sont insignifiantes24.

32Le modèle de la trame, c’est la sympathie stoïcienne, fondée dans l’ordre logique qui est la providence. Cette sympathie motive ce que Jacques Brunschwig a appelé le « modèle conjonctif25 », que la systématicité stoïcienne reproduit. On se rappelle cette caractéristique du système stoïcien, qu’on ne pourrait pas en changer une lettre sans que l’ensemble ne s’en trouve modifié :

Caton, dans Cicéron, insiste sur « l’agencement admirable de leur doctrine » ; on ne peut rien trouver, dit-il, qui soit « aussi bien agencé, aussi solidement lié, aussi étroitement assemblé » ; toutes les parties s’y enchaînent de telle sorte que « le déplacement d’une lettre quelconque suffirait à tout faire crouler ». Or cette structure si serrée qu’elle se désagrège au moindre accroc, c’est précisément l’essentiel de ce que nous entendons par l’expression de modèle conjonctif26.

33La nouveauté de l’intériorité supposée par Cassien ne réside donc pas dans la pénétration du regard sur les mouvements intérieurs, cet « œil intérieur » qui ne doit jamais se refermer « par lequel nous explorons ce qui se passe en nous » (AC, p. 132). Celle-ci existait déjà dans le rapport de la divinité à chacun des mouvements des hommes, à chacun de leurs actes ou à chacune de leurs motivations. Ce n’est pas la distinction antique entre discours extérieur et discours intérieur (distinction qui, par ailleurs, ne va pas de soi) qui sert de modèle à l’intériorité : par le modèle de la trame, la configuration conceptuelle de l’intérieur se trouve changée, par la médiation de cette totalité d’action réciproque généralisée que décrit la sympathie. C’est cette fois la trame cosmique, sympathique, du monde reportée à l’intérieur psychique qui sert de modèle à l’intériorité.

34On trouve confirmation du contrôle divin chez Cicéron ; ainsi dans le traité De la divination où l’on peut lire : « [U]n dieu ne peut ignorer les dispositions d’esprit de chacun de nous » (nec enim ignorare deus potest qua mente quisque sit). Marc Aurèle explicite le contact entre le dieu (qui voit) et les parties dominantes :

Le dieu voit toutes les facultés directrices nues, sans leur enveloppe matérielle, leur écorce, leur dépouille. Car avec sa seule faculté intellective, il est en contact seulement avec ce qui découle et dérive de lui vers elles [‘Ο θεὸς πάντα τὰ ἡγεμονικὰ γυμνὰ τῶν ὑλικῶν ἀγγείων καὶ ϕλοιῶν καὶ καθαρμάτων ὁρᾷ· μόνῳ γὰρ τῷ ἑαυτοῦ νοερῷ μόνων ἅπτεται τῶν ἐξ ἑαυτοῦ εἰς ταῦτα ἐρρυηκότων καὶ ἀπωχετευμένων]27.

35Cicéron, dans le même traité De la divination, opérait le lien entre la sympathie et la signification des rêves :

Ou bien un pouvoir divin, qui prend soin de nous, nous fournit le sens des rêves, ou bien les interprètes, se fondant sur une sorte de relation et de concordance de la nature, qu’ils appellent sympathie, comprennent ce qui dans les rêves est en relation avec telle ou telle chose et quelle conséquence chaque chose entraîne ; ou bien encore ni l’une ni l’autre de ces explications ne tient, mais il existe une observation constante et ancienne indiquant, à propos de telle vision obtenue en rêve, ce qui habituellement se produit et avec quelle conséquence28.

36Ainsi, ce que Foucault relève de la trame chez Cassien et qui met en jeu la totalité de manière nécessaire n’existerait pas s’il n’y avait eu d’abord une problématisation, stoïcienne, de la totalité liée à la providence et à la sympathie. L’examen intérieur déplace la panesthésie divine à l’intérieur de l’être humain : l’exigence de son exercice total sur tous ces mouvements d’âme, chacun de ses mouvements, jusqu’au moindre de ses mouvements, affecte à l’être humain et à son attention ce qui précédemment revenait à la divinité et était l’un de ses privilèges.

37J’aimerais enfin souligner dans l’analyse foucaldienne du monachisme un thème qui apparaît comme une constante chez Foucault, celui de la disparition de soi.

38Je fais référence au passage suivant des Aveux de la chair :

Enfin si l’exagoreusis incline à s’examiner soi-même et sans répit, ce n’est ni pour pouvoir s’établir soi-même dans sa propre souveraineté, ni même pour pouvoir se reconnaître dans son identité. Elle se déroule en permanence dans la relation à l’autre : dans la forme générale d’une direction qui soumet la volonté du sujet à celle de l’autre ; avec comme objectif de déceler au fond de soi-même la présence de l’Autre, de l’Ennemi ; et avec pour fin dernière d’accéder à la contemplation de Dieu, en toute pureté de cœur. Cette pureté, elle-même, il ne faut pas la comprendre comme la restauration de soi-même, ou comme un affranchissement du sujet. Elle est, au contraire, l’abandon définitif de toute volonté propre : une façon de n’être pas soi-même, ni par aucun lien attaché à soi-même. Paradoxe essentiel à ces pratiques de la spiritualité chrétienne : la véridiction de soi-même est liée fondamentalement à la renonciation à soi. Le travail indéfini pour voir et dire le vrai de soi-même est un exercice de mortification. On a donc dans l’exagoreusis un dispositif complexe où le devoir de s’enfoncer indéfiniment dans l’intériorité de l’âme est couplé à l’obligation d’une extériorisation permanente dans le discours adressé à l’autre ; et où la recherche de la vérité de soi doit constituer une certaine manière de mourir à soi-même (AC, p. 144-145).

39Ce thème de « l’abandon définitif de toute volonté propre » rejoint au sein des Aveux de la chair le thème de la sexualité, le lien de la sexualité à la question de l’individualité, et l’idée aussi selon laquelle l’individualité est une fausse piste – que l’individualité est une erreur, ou une méprise –, idée qui circule de l’orphisme à Plotin. Voici comment Foucault commente Augustin dans Les aveux de la chair :

En se détournant de Dieu, et en refusant de lui obéir, l’homme pensait se rendre maître de lui-même : il croyait affranchir son être. Il ne fait que déchoir d’un être qui ne se soutient que de la volonté de Dieu. La révolte ultérieure du corps est la conséquence de cette volonté qui, en voulant son être propre, se détourne de ce qui la fait être, le/la fait tomber quand elle cherche à monter, et l’affaiblit quand elle croit tendre à la maîtrise de soi. L’involontaire de la concupiscence n’est pas à penser comme une nature s’opposant au sujet, ou l’enfermant, ou l’entraînant vers le bas. Ce n’est pas le corps affranchi de tout contrôle et échappant à l’âme, c’est avant tout le moindre être, le manque d’être du sujet dont la volonté se trouve vouloir le contraire de ce qu’elle voulait. Volonté retournée contre soi, volonté dissociée, par une défaillance d’être qu’elle a elle-même voulue en voulant être par soi-même (AC, p. 342-343).

40La différence que commente Foucault entre la sexualité animale et la sexualité humaine permet de rejoindre le sujet de la sexualité : « [L]e mal de concupiscence n’existe pas chez les animaux, non pas parce qu’elle serait volontaire, mais parce que l’involontaire qui la caractérise n’est pas chez eux une révolte, elle ne marque pas la scission entre les désirs de la chair et ceux de l’esprit » (AC, p. 343-344). Ce n’est pas la scission dans une partition, mais c’est le désir d’un écart qui est, comme chez Plotin, à l’origine de l’individualité.

41Ce point rejoint un thème qui réapparaît souvent chez Foucault, notamment dans la manière particulière dont il pense le δαίμων :

Il n’y a donc pas à faire passer la ligne partageant le volontaire et l’involontaire quelque part entre l’âme et le corps, ou entre la nature et le sujet. C’est à l’intérieur du sujet que, dès l’origine, elle est passée. Mieux : il ne faut pas imaginer deux régions que séparerait une frontière : il s’agit d’une volonté dont l’écart volontaire par rapport à ce qui la maintient dans l’être la laisse exister dans ce qui tend à l’anéantir – l’involontaire (AC, p. 343).

42Où l’on rejoint la fausse piste du désir d’individualité et l’audace (τόλμα) plotinienne.

43Je voudrais pour conclure revenir sur l’idée de totalité et la développer par l’idée que j’appelle surenchère d’intériorité tout en la reliant au thème antique du δαίμων.

44Sur l’idée de totalité, on peut aussi faire comparaître le témoignage de Plutarque dans les Contradictions stoïciennes (34, 1050 A) : « Il n’est pas possible en effet qu’aucun fait particulier, si insignifiant soit-il [οὐδὲ τοὐλάχιστον], ait lieu autrement qu’en conformité avec la nature de l’univers et avec la raison qui est la sienne », que vient confirmer, en 1050 D :

Puisqu’en effet la commune nature s’étend à toutes choses, il faudra que tout ce qui survient de quelque façon que ce soit dans l’univers et dans une quelconque de ses parties se fasse en conformité avec elle et avec sa raison, dans un enchaînement qui ne connaisse pas d’entrave, en raison du fait qu’il n’y a ni facteur extérieur qui puisse s’opposer à son gouvernement, ni partie quelconque qui soit en état de se mouvoir ou de se disposer autrement <qu’> en conformité avec la commune nature.

45Plutarque cherche à faire entendre, comme le note Daniel Babut dont je reprends la traduction, que « cela doit s’entendre aussi des faits et gestes des êtres individuels inclus dans le Tout ».

46Foucault souligne, malgré quelques traits communs, l’éloignement de « l’exagoreusis qui s’est développée dans le monachisme comme pratique d’un examen ininterrompu de soi lié à un aveu incessant à l’autre »« de la consultation qu’on trouvait dans la pratique ancienne, et de la confiance que le disciple du philosophe devait faire au maître de vérité et de sagesse » (AC, p. 96). Il souligne que :

Si tout ce qui se passe dans l’âme et jusqu’à ses moindres mouvements [doit être révélé à l’autre], c’est pour permettre une obéissance parfaite. Pas plus que l’acte en apparence le plus indifférent, la pensée la plus fugitive ne doit échapper au pouvoir de l’autre. Et en retour l’obéissance exacte en toutes choses a pour but d’empêcher que jamais l’intériorité ne se referme sur elle-même et qu’elle puisse, en se complaisant dans son autonomie, se laisser séduire par les puissances trompeuses qui l’habitent. La forme générale de l’obéissance et l’obligation permanente de l’examen-aveu vont nécessairement de pair (AC, p. 143-144).

47Il souligne, en outre, que :

[…] cet examen-aveu ne porte pas sur une catégorie définie d’éléments (comme des actes, ou des infractions), il a devant lui une tâche indéfinie : pénétrer toujours plus avant dans les secrets de l’âme ; saisir toujours, le plus tôt possible, les pensées même les plus ténues ; s’emparer des secrets, et des secrets qui se cachent derrière les secrets, aller aussi profond que possible vers la racine. Dans ce labeur rien n’est indifférent, et il n’y a pas de limite préétablie à respecter. La pratique de l’examen-aveu doit suivre une ligne de pente qui l’incline indéfiniment vers la part quasi imperceptible de soi-même (AC, p. 144).

48Ici, il ne s’agit pas seulement de la totalité et d’un examen qui va jusqu’au plus infime, conformément au modèle stoïcien, providentiel, de la nature commune qui s’étend au moindre événement – il s’agit de cette tâche indéfinie qui s’exprime dans le superlatif de l’intérieur. C’est l’afflux de ces superlatifs dans la question de l’intérieur qui me paraît devoir être souligné, et qui motive ma proposition du terme de surenchère. Sur cette surenchère, je voudrais rappeler une hypothèse que j’avais exposée dans un travail antérieur29 : que la surenchère d’intérieur – également présente chez Augustin, ainsi dans une formule telle que : Deus interior intimo meo, Dieu plus intérieur que mon plus intérieur – procède de la perte de l’accompagnement démonique. Car ce que j’ajouterai ici, c’est que je propose de considérer que, loin d’être pensé relativement au sujet ou à un sujet – Foucault parle ailleurs de « sujet dans un sujet30 » –, le δαίμων doit être pensé comme l’accompagnement démonique. L’idée que je propose est la suivante : que la profondeur, la surenchère de l’intérieur sont l’effet d’une déstabilisation, plutôt la manière dont une déstabilisation cherche à se trouver compensée. L’accompagnement démonique assurait une stabilité qui se trouve rompue, la rupture de cette stabilité engendrant la recherche d’un intérieur plus intérieur. Chez Cassien, la surenchère d’intérieur est aussi la surenchère du caché – Foucault dans Du gouvernement des vivants parle de « l’inclination vers le secret, en ce sens que le principe est d’aller toujours vers ce qui est le plus caché en moi-même, les pensées les plus fugitives, à peine perceptibles31 » –, et ces deux surenchères proviennent de la perte de ce qui n’est plus stabilisé par le δαίμων. Ainsi « si l’obéissance exacte en toutes choses a pour but d’empêcher que jamais l’intériorité ne se referme sur elle-même et qu’elle puisse, en se complaisant dans son autonomie, se laisser séduire par les puissances trompeuses qui l’habitent », ce n’est pas seulement parce que cette autonomie est une erreur, ou une fausse piste, mais parce qu’elle engage une forme et un risque de fermeture que l’accompagnement démonique prévenait : comme le disait Épictète, à l’intérieur il y a le dieu et votre démon. Le risque de fermeture engendre avec lui la surenchère de profondeur. Ce que vient prévenir et contrecarrer, je cite Les aveux de la chair, « la combinaison de l’observation et de l’ouverture de l’âme, […] l’exercice indissociable de l’examen et de l’aveu » (AC, p. 133).

Notes de bas de page

1  Michel Foucault, « La parrêsia », Anabases, 16, 2012, p. 159, rééd. dans Discours et vérité, précédé de La parrêsia, éd. par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, Paris, Vrin, 2016, p. 23.

2  Ibid., p. 23-24.

3  Traduction de Paul Mazon modifiée ; Mazon traduit : « Et qui ne me perds pas des yeux, chaque fois que je m’ébranle. » Les traductions des textes classiques citées sont les suivantes : Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. par J. Tricot, Paris, Vrin, 1967 ; Cicéron, Fins des biens et des maux, III, trad. par J. Kany-Turpin, Paris, Flammarion (GF), 2016 ; Cicéron, De la divination, trad. par J. Kany-Turpin, Paris, Flammarion (GF), 2004 ; Épictète, Entretiens, trad. par É. Bréhier revue par P. Aubenque, dans Pierre-Maxime Schuhl (dir.), Les stoïciens, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1964 ; Homère, Iliade, trad. par P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1998 ; Marc Aurèle, Pensées pour soi, trad. par C. Dalimier, Paris, Flammarion (GF), 2018 ; Platon, Apologie de Socrate, trad. par L. Brisson, Paris, Flammarion (GF), 1997 ; Platon, République, trad. par P. Pachet, Paris, Gallimard (Folio essais), 1993 ; Plotin, De la providence (traité 47 [III 2]), trad. par R. Dufour, dans Traités 45-50, Paris, Flammarion (GF), 2009 ; Plutarque, Le démon de Socrate, dans Œuvres morales, trad. par J. Hani, Paris, Les Belles Lettres, 2003, t. 8 ; Plutarque, Sur les contradictions stoïciennes, trad. par D. Babut, dans Œuvres morales, Paris, Les Belles Lettres, 2004, t. 15, 1re partie.

4  Le même vers est cité chez Plutarque, dans Le démon de Socrate, 10, 580D : « Homère représente Athéna “se tenant aux côtés d’Ulysse en toutes ses épreuves” [ἐν πάντεσσι πόνοισι παρισταμένην]. »

5  Épictète, Entretiens, I, XII, 1-4.

6  Platon, Apologie de Socrate, 40a.

7  Platon, République, II, 365d-e.

8  Il faut rappeler le passage des Lois de Platon en X 885b et la leçon du Politique (272a et suiv.) : le souci de soi n’intervient que dans le cas où le dieu ne nous régit pas lui-même.

9  Épictète, Entretiens, I, XIV, 1-10.

10  Voir par exemple Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1170a30.

11  Épictète, Entretiens, I, XIV, 11-14.

12  Marc Aurèle, Pensées pour soi, X, 38.

13  Épictète, Entretiens, II, XIV, 11.

14  Épictète, Entretiens, II, VIII, 10.

15  Ibid., I, XXVIII, 12.

16  Homère, Iliade, III, v. 276.

17  Épictète, Entretiens, I, XIV, 10.

18  Francis Wolff, Socrate, Paris, Puf, 1985, p. 88, n. 2.

19  Sur l’idion hegemonikon, je me permets de renvoyer à Frédérique Ildefonse, « L’idion hegemonikon, est-ce le moi ? », dans Gwenaëlle Aubry, Frédérique Ildefonse (dir.), Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, p. 71-81.

20  Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-1980), éd. par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2012, p. 295.

21  Ibid., p. 294.

22  Ibid., p. 297.

23  Jacques Brunschwig, « Les stoïciens », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Philosophie grecque, Paris, Puf, 1997, p. 545.

24  Plotin, De la providence (traité 47 [III 2]), I, 13, 19-22.

25  Jacques Brunschwig, « Le modèle conjonctif », dans Id. (dir.), Les stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 2006 [1978], p. 235-259, et Id., Études sur les philosophies hellénistiques. Épicurisme, stoïcisme, scepticisme, Paris, Puf, 1995, p. 161-187.

26  Cicéron, De finibus, III 74, cité dans Jacques Brunschwig, « Le modèle conjonctif », art. cité, p. 162.

27  Marc Aurèle, Pensées pour soi, XII, 2 (trad. C. Dalimier légèrement modifiée).

28  Cicéron, De la divination, II, LX, 124.

29  Frédérique Ildefonse, « Questions pour introduire à une histoire de l’intériorité », dans G. Aubry, F. Ildefonse (dir.), Le moi et l’intériorité, op. cit., p. 236.

30  L’expression apparaît dans une chemise intitulée « religion » qui figure dans le dossier de notes personnelles de Foucault « Gouvernement de soi et des autres » : voir Frédéric Gros, « Situation de cours », dans Foucault, L’herméneutique du sujet, éd. par F. Gros, Paris, Seuil/ Gallimard, 2001, p. 522-523.

31  Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 302.

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