Aveu et confession
p. 85-107
Texte intégral
1L’aveu a chez Foucault précédé le sujet avouant. C’était l’époque (1978) où l’on pouvait lire : « un aveu, quel qu’il soit, n’est pas une solution, c’est un problème1 ». Il fallait bien sûr comprendre : l’aveu est le problème. Le sujet fut d’abord l’aveu, non le sujet de l’aveu.
2Il y eut ensuite un moment de jonction, où le sujet s’est exploré ou constitué dans ses aveux. Nous pouvons placer ce moment dans l’année 1980 et dans les conférences américaines sur la subjectivité et la vérité, le christianisme et l’aveu. Foucault se réclamait alors d’une « généalogie du sujet2 ». Pourtant le sujet foucaldien a assez vite cessé d’avouer. Peu après, dans les derniers cours, il s’accomplissait ailleurs, dans une autre parole, dans le risque plus glorieux de la parrêsia, le dire-vrai d’une « politique de la vérité » chez les Grecs. Le sujet alors n’avouait plus, il professait franchement : ce franc-parler recouvrait l’aveu des péchés.
3 Les aveux de la chair semblent participer à ce tournant. Le livre, en son milieu, donne l’impression de brusquement cesser d’étudier l’aveu et la pénitence pour se tourner vers autre chose : non pas certes encore la parrêsia, mais les théologies de la virginité et du mariage. Que confesse la chair vierge, ou mariée ? Foucault, en apparence, ne s’y est pas arrêté.
4On n’a, à ma connaissance, pas relevé que cette évolution qui évince ou dépasse l’aveu est une évolution dans la confession, c’est-à-dire d’un sens de la confession à l’autre : de l’aveu de la faute ou du péché à la proclamation du vrai dans la parrêsia. Aveu et proclamation : les deux faces de la confession, comme confession des péchés et confession de foi. Par là sans doute, une signification nouvelle peut être donnée au déplacement de l’intérêt de Foucault, dans un laps de temps rapide (1977-1981), de l’étude du christianisme des Pères à celle des philosophes antiques.
5La chronologie des préoccupations de Foucault a donc joué un rôle ; je postule cependant qu’elle n’est pas l’unique raison. La confession même, entendons : son concept, livre une autre raison, dont Foucault a par ailleurs tenu compte, au moins en partie. En 1978 toujours, parlant de psychiatrie légale, il livrait une indication : « au-delà de l’aveu, il faut une confession3 ». Cette « confession » imposée aux suspects et aux malades désignait alors le pouvoir-savoir formé cent cinquante ans plus tôt dans les prétoires, les hôpitaux et les asiles. L’étude des auteurs chrétiens l’a cependant rendue à son sens premier, ou plutôt à la pluralité de ses significations. Nous partirons de là pour lire Foucault : la confession est toujours plus que le seul aveu. Par là déjà, nous visons un point au-delà de Foucault.
L’AVEU AVANT LE SUJET
6Surveiller et punir (1975) a esquissé une philosophie de l’aveu, au rôle sans aucun doute fondateur pour Foucault et bien d’autres après lui. Pourtant, au regard de l’évolution ultérieure, ce commencement a toutes les apparences d’un faux départ. Sur l’aveu, Surveiller et punir adopte une perspective curieusement désaxée, qui souligne à quel point l’ajustement entre aveu et sujet de l’aveu fut d’abord difficile, à un moment où aucun des grands programmes finaux de Foucault, histoire des véridictions et histoire des techniques de subjectivation, n’avait encore été formulé.
7L’aveu n’a aucune part dans la description de la « grande transformation » des pratiques pénales au cours des années 1760-1840, alors même que cette transformation a placé, selon Foucault, l’« “âme” des criminels » au centre de l’action judiciaire4. Passée la première partie sur l’âge des supplices, Surveiller et punir ne fait plus mention de l’aveu, se contentant d’aperçus sur l’enquête et l’« examen5 ». La chose est déroutante, car l’aveu a évidemment conservé une place dans le développement des techniques d’enquête ; et c’est bien à propos d’un aveu de son temps, celui de Ranucci, que Foucault en 1978 affirmait que l’aveu, « quel qu’il soit », est « un problème6 ». Il y a bien une analyse de l’aveu dans Surveiller et punir, mais Foucault – c’est tout le paradoxe – la réserve à l’époque qui précède la « grande transformation », avant donc l’invention de l’« “âme” du criminel », dans les pages fiévreuses consacrées à l’« ambiguïté de l’aveu » et à la « production de la vérité » dans la torture d’Ancien Régime7.
8Cet aveu-là, assurément, est sans sujet. Les ambivalences de l’ancienne justice, machine à « produire la vérité en l’absence de l’accusé », procédure « écrite et secrète » qui « ten[d] nécessairement à l’aveu » mais soustrait le suspect à la procédure qui le concerne, ne trouvent pas leur résolution dans l’approche d’un sujet de l’aveu8. C’est, si l’on veut, un aveu sans confession. En sens inverse, l’« âme secrète des criminels », cette « âme moderne en jugement » dont Surveiller et punir entreprend l’histoire après 18409, cette âme est sans aveu. C’est une intériorité sans subjectivité, et la vérité qu’on produit sur elle se passe de tout dire-vrai : vérité sans véridiction.
9Aveu sans sujet et âme sans aveu, ces données premières du parcours foucaldien contiennent déjà une leçon : l’aveu n’est jamais le reflet de la vérité d’une âme. Ce schéma expressiviste a toujours été exclu et le restera toujours chez Foucault. Aussi bien le centrage de Surveiller et punir sur les « régimes » pouvant correspondre à ce que Foucault appelle, discret fil rouge du début du livre, la « vérité du crime », explique-t-il que l’aveu n’ait pu d’abord se lier à un sujet10. Le sujet restait « sujet de connaissance », hypothèque à lever pour laisser toute sa place à l’analyse des rapports microphysiques de pouvoir-savoir11. Dans ce cadre, les régimes de vérité étaient des régimes de « production » du vrai, perspective reliée par Foucault à celle des « rituels » ou « cérémonies », dont les supplices d’Ancien Régime livrent un modèle. Dans leur libellé complet, ce sont des « rituels de production de la vérité pénale », dont l’accusé n’était qu’une séquence ou un rouage, démonstration de la manière dont la justice, avant la « grande transformation » des années 1760-1840, « faisait fonctionner la production de la vérité12 ».
L’AVEU COMME RÉGIME
10Nous nous situons ici au seuil de plusieurs évolutions importantes chez Foucault. Du point de vue qui nous intéresse, le principal apport de La volonté de savoir, en 1976, tient à l’autonomisation d’un « régime de l’aveu » au sein des « régimes de vérité » identifiés dans Surveiller et punir13. Foucault ne s’étend pas sur le rapport qui relie ces régimes, mais il est clair que le régime de l’aveu spécifie les régimes de vérité dans le cadre général d’une « “histoire politique de la vérité”14 ». Il n’est pas question de véridiction dans les pages célèbres de La volonté de savoir sur l’homme, « bête d’aveu15 ». La confession reste traitée comme un rituel et la vérité comme une production16. La continuité est donc nette, de la « vérité du crime » à la « vérité du sexe » et aux moyens que l’Occident s’est donnés pour établir l’une et l’autre17. Cette continuité est négative aussi : pas plus que dans Surveiller et punir, l’aveu dans La volonté de savoir ne pointe vers l’expérience d’une subjectivité, tout au plus vers un « assujettissement » dont Foucault ne signale qu’en passant la dualité de significations (« constitution comme “sujets”, aux deux sens du mot »)18. Ni véridiction donc, ni subjectivation.
11Dans ce contexte, le passage de l’aveu judiciaire au modèle religieux de la confession présente une signification ambivalente. L’enjeu est évidemment fort : La volonté de savoir est la première à parler de l’« aveu de la chair », qui donnera son titre au manuscrit de 1981-198219. C’est aussi La volonté de savoir qui, la première, se donne une scansion relevant de l’histoire du christianisme, avec l’instauration par le concile de Latran IV (1215) de la confession annuelle obligatoire20. Peut-on dire toutefois que le passage soit véritablement marqué par Foucault ? C’est, semble-t-il, avant tout une intention polémique qui prévaut dans le choix de ces repères chrétiens, avec la critique préalable du « grand prêche sexuel » qui « a parcouru nos sociétés depuis quelques dizaines d’années21 ». Le christianisme est d’abord une catégorie d’illégitimité, appliquée aux modernes théologies de la libération sexuelle.
12On notera pourtant la prudence de Foucault qui, passée la critique du « prêche », repousse ses remarques sur l’aveu des péchés vers les sections les moins polémiques de La volonté de savoir. Si les indications du livre sur le sacrement de pénitence, Latran IV et « le Moyen Âge » restent très générales, on sait toutefois qu’elles reposent sur une première étude approfondie, dans le cours de 1974-1975 sur Les anormaux, du « rituel chrétien de la pénitence » et de la manière dont s’en est progressivement extrait le « noyau de l’aveu22 ». Il est du reste intéressant d’observer comment, sept ou huit ans après le cours, la première partie des Aveux de la chair investit, avec le christianisme des Pères, le seul segment chronologique à n’avoir pas été couvert par ce premier tour d’horizon, qui allait du haut Moyen Âge (Alcuin) à la pastorale d’Alphonse de Liguori23.
13Un point reste clair : ce qui prend son autonomie dans la réflexion de Foucault au cours de ces années 1974, 1975, 1976, c’est bien l’aveu et en aucune manière la confession. Non seulement Foucault ne se préoccupe en rien d’une quelconque spécificité de l’aveu en contexte cultuel ou religieux, mais la confession dans le christianisme n’importe pour lui que corrélée ou, comme il dit, « branchée » à d’autres formes de l’aveu, forme psychiatrique dans Les anormaux et avant cela judiciaire dans le cours Théories et institutions pénales24.
L’AVEU COMME HISTOIRE
14En réalité, si l’identification d’un régime de l’aveu au sein des régimes de vérité a eu un effet chez Foucault, cet effet doit être recherché, autant que dans le déplacement des domaines d’étude, du pénal au religieux, dans une transformation des chronologies sur lesquelles Foucault a travaillé. Cette transformation est d’ailleurs considérable. Il semble bien en effet que ce soit l’aveu qui, le premier, ait amené Foucault à embrasser la longue durée, une durée bien plus longue que celle couverte par l’Histoire de la folie ou les Mots et les choses, plus longue a fortiori que les quatre-vingts ans de la « grande transformation » de Surveiller et punir. L’élan pris à propos de l’aveu dans Les anormaux, d’Alcuin à Liguori, se poursuit dans La volonté de savoir ; il s’amplifie encore dans le cours de Louvain d’avril-mai 1981, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice. Les analyses de Foucault partent du « prédroit grec », d’Homère et Hésiode25, pour rejoindre les systèmes judiciaires contemporains, le « besoin d’aveu » des « codes modernes » et institutions pénales des xixe et xxe siècles que Surveiller et punir, on l’a vu, avait laissé de côté26 ; comme si la prise en vue d’une histoire longue de l’aveu permettait d’exercer pleinement, désormais, les droits de l’« histoire du présent » que Foucault, en 1975, ne désignait encore que de loin27. Le retour, dans Mal faire, dire vrai, des développements que le cours Du gouvernement des vivants venait de consacrer à l’aveu d’Œdipe et à la pénitence chrétienne28, confère une place centrale au cours de Louvain, par ailleurs partiellement contemporain de la rédaction définitive des Aveux de la chair, qui comme on sait se nourrissent aussi, dans leur première partie, des analyses du Gouvernement des vivants.
15Dans ce contexte, c’est la restriction de la chronologie des Aveux de la chair aux premiers siècles chrétiens qui doit attirer l’attention, par contraste avec celle des cours. Foucault a simultanément travaillé à une histoire longue de l’aveu, embrassant le domaine pénal, médical et religieux, et à une histoire de la pénitence dans le christianisme des Pères en vue d’une histoire de la sexualité. Cette double perspective doit être soulignée ; Foucault semble s’en être fait un objet de préoccupation, comme le suggère une interview donnée à l’occasion des cours de Louvain :
Je me heurte sans cesse à l’aveu et j’hésite soit à écrire l’histoire de l’aveu comme une sorte de technique, soit à traiter cette question dans le cadre d’études de différents domaines où elle semble jouer un rôle, c’est-à-dire le domaine de la sexualité et de la psychiatrie pénale29.
16Entre ces deux perspectives, une corrélation existe, que Foucault a seulement suggérée. Dans le cours sur Les anormaux, la confession chrétienne valait en effet comme principe d’extension de l’aveu. Ce que Foucault appelait alors le « formidable gonflement du sacrement de pénitence », au Moyen Âge et dans la pastorale post-tridentine, a donné l’impulsion à ce que La volonté de savoir a pu ensuite thématiser comme « extension de l’aveu, et de l’aveu de la chair », aveu « décompos[é], dispers[é], démultipli[é] en une explosion de discursivités distinctes », au cours d’une « croissance massive » sur laquelle Mal faire, dire vrai a également insisté30. En d’autres termes, si l’aveu a pu grossir de la sorte et devenir la loi de notre « société singulièrement avouante31 », c’est par une évolution de la confession des péchés qui, à l’intérieur de l’Église, avait préalablement suivi la même courbe ascendante. Sans le dire, Foucault conférait ainsi un rôle matriciel à la pénitence chrétienne ; et l’on notera la singularité de cette matrice qui, avec le repère de Latran IV, s’insère au milieu de l’histoire de l’Occident (Moyen Âge, âge moyen), sans donc prétendre au prestige toujours douteux d’une origine. Ici s’esquissait la méthode d’« intensification » que Foucault appliquera peu après, dans le cours Sécurité, territoire, population (1977-1978), à un autre objet de l’histoire du christianisme, le pouvoir pastoral32. On pense à une méthode de Deleuze : prendre les choses par le milieu – prendre donc le christianisme en son milieu et comme un milieu, d’où devait partir l’« explosion » discursive évoquée dans La volonté de savoir33.
17Jusqu’à quel point, cependant, Foucault a-t-il suivi cette suggestion ? À l’intérieur du choix posé en 1981, histoire générale de l’aveu comme « technique » ou étude des « domaines » où l’aveu a « jou[é] un rôle », une bifurcation supplémentaire s’est produite, entre le passage de Foucault par le christianisme médiéval et son centrage sur le christianisme ancien dans Les aveux de la chair. Pour compliquer l’affaire, l’état de nos connaissances sur ces deux points est encore incomplet. La partie aujourd’hui accessible de l’œuvre de Foucault ne contient que des indications générales sur la pénitence médiévale, qui ne modifient pas fondamentalement le tableau brossé dans La volonté de savoir. La « juridification » et « sacramentalisation » de la pénitence à partir du xie siècle font l’objet de remarques rapides dans l’édition de Mal faire, dire vrai, juste avant que le propos n’en revienne aux institutions judiciaires contemporaines34. Le travail de Foucault, en 1977-1978, sur le manuscrit inédit La chair et le corps, consacré au sacrement de pénitence dans la pastorale entre Réforme et concile de Trente, avait livré des matériaux sur la période tardo-médiévale, dans le sillage de ceux qu’avait rassemblés le cours sur Les anormaux, mais nous n’en connaissons pas encore le détail35.
18Dans tous les cas, il faut noter ce qu’a de remarquable la décision de Foucault, à l’été 1977, de travailler sur le christianisme des Pères, en même temps donc que sur le christianisme médiéval, sur la Réforme et sur la Contre-Réforme ; comme si, l’année suivant la parution de La volonté de savoir, Foucault avait décidé d’avancer sur tous les fronts du christianisme et de la confession, en variant les formats. L’« histoire de l’aveu » – entendons : son histoire longue – a suivi son cours jusqu’en 1981, trouvant dans Mal faire, dire vrai une forme d’accomplissement. Beaucoup de boucles se bouclaient dans ces conférences de Louvain. Le cours prenait en charge la préoccupation initiale de Surveiller et punir pour les rituels de vérité et la formalisait en énonçant le programme d’une « ethnologie du dire vrai36 ». Surtout, il corrélait clairement l’aveu à son sujet, le « sujet avouant37 », qui faisait défaut, on l’a vu, en 1975 ; on pouvait alors passer des régimes de vérité à une « philosophie critique des véridictions38 ». Ces évolutions, qui sont aussi des conclusions dans la séquence ouverte par Surveiller et punir et La volonté de savoir, se retrouvent en partie dans Du gouvernement des vivants et Les aveux de la chair, en plus du jeu de reprises presque littérales qui les relie à Mal faire, dire vrai.
19Du point de vue d’une pensée de l’aveu, ce sont toutefois d’autres choix qui s’ouvrent dans les deux textes. Le resserrement de la chronologie et le centrage sur le christianisme ancien en sont les manifestations évidentes. De quoi sont-elles le signe ? C’est le moment de revenir à l’impression initiale : Les aveux de la chair, semble-t-il, ne sont pas seulement, ou pas entièrement un livre sur l’aveu. La comparaison avec les cours doit permettre d’examiner de plus près ce paradoxe.
PAROLES DE CHAIR
20Si l’on entreprend de résumer les recherches des années 1978-1981 sur le premier christianisme sous l’intitulé d’une histoire de la confession, et non plus de l’aveu, l’approche de Foucault pourra paraître étrangement hémiplégique. Foucault en effet ne s’est intéressé qu’à la confession des péchés (confessio peccatorum), négligeant la confession de foi (confessio fidei). Le modèle fixé par Augustin était même tripartite, on le sait, ajoutant encore la confession de louange (confessio laudis). Sur ce point des sens multiples de la confessio, l’érudition augustinienne fournissait toute l’information nécessaire dès l’époque des cours de Foucault39.
21L’étude du christianisme ancien amenait donc avec elle une évidence : l’aveu ne présente qu’un aspect du problème de la confession. La tendance notée par Foucault en 1978, « au-delà de l’aveu, il faut une confession », se trouve à sa manière confirmée par toute la sémantique de la confession chrétienne40. Est-ce alors parce que Foucault n’a pas pris en vue l’essence entière de la confession que sa pensée de l’aveu a tourné court dans Les aveux de la chair ? Et faut-il imputer l’absence des Confessions d’Augustin dans les Aveux au fait que les Confessions sont aussi une confession de foi41 ?
22Il faut ici préciser. La première partie des Aveux de la chair vise, dans le christianisme des Pères, un « autre type d’expérience », une différence qui a transcendé la relative continuité entre « codes » sexuels païens et chrétiens par la nouveauté d’un « certain mode de rapport de soi à soi et une certaine relation entre le mal et le vrai » : la « “chair” » (AC, p. 49-50). Dans quoi la chair s’authentifie-t-elle, comme « forme d’expérience » et « forme de la subjectivité » ? La première réponse de Foucault désigne la « discipline pénitentielle », celle qui accompagne le baptême des nouveaux convertis comme celle que requiert le pardon des fautes graves commises après lui (pénitence seconde). Une seconde réponse vise, dans la suite du propos, l’« ascèse monastique ». Dans ces deux « pratiques » du christianisme, pénitence et ascèse, se nouent les rapports entre « rémission du mal », « manifestation du vrai » et « “découverte” de soi » (AC, p. 50-51).
23L’aveu des péchés a d’abord regardé la « discipline » pénitentielle (AC, p. 89) comme exomologesis ou confessio, puis il s’est intégré à l’« ascèse monastique » comme exagoreusis ou examen des cogitationes : ce sont les deux scansions du propos initial (AC, p. 89-105 et 133-145). En quoi regardent-elles ce que nous appelons la confession des péchés ? Le point de départ de Foucault est très prudent. Dans les « procédures de vérité » de l’exomologèse selon Tertullien, Cyprien et Jérôme, Foucault trace un « axe du verbal et du non-verbal » (AC, p. 96), pour insister sur ce qui, dans l’aveu, a d’abord excédé la « verbalisation des fautes commises42 » : larmes, flétrissures, prosternations – exemple de Fabiola la pieuse Romaine et de son « rituel d’exomologèse », qui fut un « drame pénitentiel » avant d’être un discours43. L’accent est mis sur une évolution de la pénitence à l’intérieur de laquelle la « verbalisation » apparaît comme un phénomène tardif. Formulée dans la langue des sources, la question est celle des déplacements de l’expositio casus, exposition des péchés commis, partie parlée ou verbale de la pénitence, du statut d’étape simplement préliminaire à celui d’élément central du « rite pénitentiel » au Moyen Âge (AC, p. 90). L’« examen-aveu » dans la direction de conscience monastique, qui magnifie la virtus confessionis (AC, p. 133, 142), a constitué la transition décisive.
24La chair des Aveux de la chair ne fait donc pas que parler. Son « expérience » et son « exercice », notions accentuées par Foucault (AC, p. 49, 55, 63, etc.), ne sont pas seulement de mots. C’est sans aucun doute l’originalité des Aveux que d’insister sur cette part muette de la pénitence, que le terme d’« aveu » doit subsumer presque malgré lui ; un aveu en partie sans parole et donc sans véri-diction. Nous pourrions dire : la chair avoue toujours, avant de se confesser et après s’être confessée ; il reste un aveu en deçà et au-delà de la confession. La difficulté initiale s’est inversée : c’est la confession qui, dans le régime de la chair, ne rend pas compte de l’essence entière de l’aveu. L’insistance de Foucault sur les mouvements involontaires de la chair le montre bien ; car eux aussi sont des aveux, l’érection tant redoutée par Augustin est un aveu (AC, p. 337-338).
25Significativement, les développements de Mal faire, dire vrai sur la pragmatique de l’aveu et l’« analyse du speech act » ne sont pas repris dans le livre44. Dans le dernier Foucault, Les aveux de la chair sont seuls à arpenter aussi longuement cette voie alternative à la « philosophie critique des véridictions45 », en privilégiant nettement ce que la conférence de 1980 sur « Christianisme et aveu » appelait la « tentation ontologique » du « christianisme primitif » au détriment de sa « tentation épistémologique46 ». Le phénoménologue de toujours se donne ici des libertés qu’il s’est refusées ailleurs : la « chair », sans doute, l’exigeait. Est-ce aussi pour cette raison que Foucault cesse de parler d’aveu au terme de la première partie du livre ? Car la chair, elle, poursuit son « exercice » dans le mariage comme dans la virginité. Il n’y a donc peut-être pas de rupture au cœur des Aveux de la chair, mais Foucault pour l’éviter a dû défaire un équilibre plus général dans lequel la confession, comme confession des péchés et confession de foi, ne pouvait désigner qu’un phénomène verbal, relevant pleinement de la « philosophie des véridictions ».
26Là même où Foucault s’intéresse à la sémantique de la confessio, il veille à en souligner, chez les Pères, la dimension d’« acte global par lequel on se reconnaît pécheur » (AC, p. 70-71), acte dont l’ampleur est loin d’être absorbée par la confessio oris « telle qu’on la retrouvera plus tard au cœur du rite pénitentiel » (AC, p. 90). Cet « acte global », pourtant, ne va pas jusqu’à la confession de foi, pourtant associée de près à la confession des péchés tout au long de son histoire, y compris durant ce Moyen Âge supposé révéler, par contraste, la singularité du premier christianisme47. Ici, Foucault accentue l’évolution chronologique de l’aveu sur l’« axe du verbal et du non-verbal » au détriment de l’unité de la pénitence et de la foi attestée de longue date dans l’histoire du christianisme.
PÉNITENCE ET IDÉOLOGIE
27Le paradoxe des Aveux de la chair n’en est donc que rehaussé. Quelle que soit la forme que doit prendre l’aveu, comment comprendre que ce livre qui culmine dans Augustin – et qui l’annonce presque d’emblée (AC, p. 49) – ne dise mot des Confessions ? Foucault a dû assez tôt se justifier sur ce point, non sans embarras48. La réduction de l’augustinisme à la théologie morale du mariage, dans la troisième partie des Aveux, prend son plus grand relief eu égard à cette décision de ne pas mentionner une seule fois ce qui constitue le témoignage central d’Augustin sur, précisément, les aveux de sa chair ; une chair qui confesse ses péchés mais aussi sa foi, et qui loue son Dieu.
28Il est vrai qu’aucun des grands cours où s’est élaborée la matière des Aveux, au moment des lectures patristiques de Foucault, ne s’intéresse aux Confessions d’Augustin : ni Du gouvernement des vivants, ni Mal faire, dire vrai ne s’y sont arrêtés. Dans ces cours en revanche, la pluralité des sens de la confession est un point de départ, relié aux plus profondes prémisses de Foucault en ces années 1979, 1980, 1981 qui voient un profond remaniement de son programme philosophique.
29Dans le cours Du gouvernement des vivants, immédiatement après avoir resserré sur le « christianisme primitif » l’étude du « problème historique de la constitution d’un rapport entre le gouvernement des hommes et les actes de vérité », Foucault s’explique sur les raisons qui le poussent à laisser de côté le « régime de vérité » de la confession de foi :
Régime de vérité qui, bien sûr, est constitué par un corps doctrinal qui [d’une part] s’appuie sur une référence permanente à un texte et, d’autre part, se réfère à une institution elle aussi permanente, et qui se transforme et assure quelque chose d’aussi énigmatique que la tradition. Corps doctrinal, par conséquent, mais aussi actes de vérité qui sont requis chez les fidèles, actes de vérité non réfléchis ceux-là, qui sont des actes de vérité en forme de croyance, d’actes de foi, de profession de foi49.
30Peu auparavant, Foucault avait livré sa définition la plus générale des « actes de vérité », comme « insertion du sujet […] dans les procédures de manifestation de la vérité », soit, dans la terminologie forgée au début du cours, la « part qui revient à un sujet dans les procédures d’alèthurgie50 ». Il convenait d’abord de distinguer les modalités principales d’une telle « insertion » du sujet, dans ses différents rôles d’« opérateur », de « spectateur » de la vérité et surtout d’« objet même de l’alèthurgie51 ». L’exclusion de la confession de foi pouvait alors apparaître comme justifiée par cette propriété réflexive qui permet au sujet de l’alèthurgie de se prendre comme « objet dans la procédure de manifestation de vérité », lorsque c’est « à propos de soi-même » que la vérité est découverte52. Face à l’« acte de foi », qui n’est qu’un état irréfléchi de l’« acte de vérité », Foucault marque nettement ses priorités :
C’est d’un autre régime de vérité que je voudrais parler : un régime défini par l’obligation où les individus se retrouvent d’établir à eux-mêmes un rapport de connaissance permanent, l’obligation où ils sont de découvrir au fond d’eux-mêmes des secrets qui leur échappent, l’obligation où ils sont de manifester enfin ces vérités secrètes et individuelles par des actes qui ont des effets, des effets spécifiques bien au-delà des effets de connaissance, des effets libérateurs. Autrement dit, il y a tout un régime de vérité dans le christianisme qui s’organise, non pas tellement autour de l’acte de vérité comme acte de foi, mais autour de l’acte de vérité comme acte d’aveu53.
31Cette priorité de l’aveu des péchés, résumée dans l’opposition entre « accepter » et « adhérer » d’une part (acte de foi), « découvrir » et « explorer » de l’autre (acte d’aveu), est en outre rattachée à une constante chez Foucault. Du gouvernement des vivants tient pour acquis que la confession de foi, le credo, et son « corps doctrinal » ne peuvent que relever d’un « type d’analyse en [termes] idéologiques », menée « à partir du contenu même du dogme et des croyances, comme contenu idéologique54 ».
32Il est frappant de voir l’étude du christianisme inaugurée chez Foucault par ce « refus de l’analyse idéologique55 », exactement comme l’était la microphysique du pouvoir dans Surveiller et punir56. La continuité est revendiquée (« Ce refus de l’analyse idéologique, j’y ai insisté bien des fois57 »). Elle s’étend à l’étude de l’aveu, pénal puis religieux, par-delà les transformations notables de la notion de régime de vérité, son évolution, notamment, d’un régime de « production » du vrai, dans Surveiller et punir et La volonté de savoir58, à un régime (phénoménologique ?) de « manifestation » dans Du gouvernement des vivants, qui englobe la véridiction. C’est la confirmation d’un constat déjà fait : jusqu’au bout, Foucault s’est préoccupé de ne pas souligner à l’excès le passage au domaine religieux ; non parce qu’il s’agirait du domaine de l’idéologie, mais parce qu’on pourrait être tenté à son propos de critiquer l’idéologie.
33Le « refus » de l’idéologie à propos des sources chrétiennes a toutefois une particularité, qui tient à l’étrange couleur scolastique que Foucault a choisi de lui donner dans Du gouvernement des vivants. La théorie des « actes de vérité » dans le cours est dérivée des trois composantes du sacrement de pénitence selon les « théologiens du Moyen Âge » : actus contritionis, actus satisfactionis et actus veritatis59. Le travail mené depuis Les anormaux sur la pénitence médiévale, et rendu visible dans La volonté de savoir, se prolongeait ici. Plus encore, il pénétrait au cœur de l’entreprise foucaldienne, faisant de l’aveu de pénitence le modèle de toute vérité en acte. Ce modèle médiéval, tout en servant d’antipode nécessaire à l’étude des premiers siècles chrétiens, implantait dans la pénitence l’analyse des rapports de la vérité et du sujet. On ne s’étonne pas alors que Foucault ait placé la confession de foi à un rang subalterne. On peut toutefois souligner l’étrangeté de ses raisons : dans le dispositif construit depuis 1975, la scolastique refoulait l’idéologie.
LA RELIGION DE LA CONFESSION
34Foucault a pourtant bien, dans ses cours, esquissé une formule d’équilibre ou, si l’on veut, une philosophie compréhensive de la confession. La confession renvoie à deux régimes de vérité, celui de l’aveu et celui de la foi, mais c’est bien aussi dans la confession que ces régimes se rejoignent :
Tension profonde qui ne veut pas dire que c’étaient deux régimes hétérogènes et sans rapport. Après tout, il ne faut pas oublier que la notion de confession, le sens du mot « confession » dans l’Église latine est précisément à la fourche, en quelque sorte, de ces deux régimes […]. Donc, le christianisme, c’est bien au fond, essentiellement, la religion de la confession, dans la mesure où celle-ci est à la charnière du régime de la foi et du régime de l’aveu, et ce sont les deux régimes de vérité qui, de ce point de vue-là, sous-tendent le christianisme60.
35Le régime de vérité est devenu ici, par une brusque accélération, le « régime de vérité du christianisme » lui-même, avec ses deux pôles, « le pôle de la foi et le pôle de l’aveu, l’orient de la foi et l’occident de l’aveu61 ». Comment situer les aveux de la chair dans cette « religion de la confession62 » ? Foucault, en 1981, s’est livré à une nouvelle tentative, cette fois directement appliquée à l’un des éléments de l’ascèse monastique, l’exagoureusis ou examen-aveu :
[…] il me semble qu’une des choses qui est absolument fondamentale dans le christianisme, c’est qu’on a une religion qui comporte deux ensembles, deux types, deux modes d’obligation de vérité. D’une part, l’obligation de croyance à une vérité qui est celle de la vérité révélée, qui est celle du dogme, qui est également celle du texte. Et d’autre part, il y a dans le christianisme, [soit] à travers [l’]exomologèse […], soit dans l’exagoureusis […] – en tout cela, on voit apparaître une obligation de vérité qui est l’obligation non pas de croire à un dogme, non pas une vérité en forme d’acte de foi, mais une obligation de vérité qui prend la forme de la nécessaire exploration de soi-même, de la nécessaire découverte d’une vérité en soi, de l’obligation fondamentale de dire cette vérité. Vérité du texte, vérité de soi. Vérité du texte, vérité de l’âme. Herméneutique du texte, herméneutique de soi63.
36Comme Du gouvernement des vivants l’année précédente, Mal faire, dire vrai souligne immédiatement à la suite l’« appartenance » réciproque des deux « modes d’obligation de la vérité », celui du texte et celui du soi, qui sont aussi les deux sens de la confession. Leur « lien profond » est conçu à partir de deux sens de la révélation :
C’est à l’intérieur de l’acte de foi […], c’est dans le rapport à la vérité révélée que je vais pouvoir [effectivement] faire ce travail de décryptage ou de révélation de moi-même64.
37Les deux « herméneutiques », distinctes et réunies, génèrent une nouvelle histoire longue à partir du fonds confessant du christianisme, selon le schéma matriciel que Foucault avait esquissé dans Les anormaux et qui semble cette fois pleinement assumé65. Le rapport entre « autorité du texte » et « vérité du soi » est vu en effet comme la tension fondatrice des « “relations entre la philosophie et la religion” » et de la philosophie elle-même, voire de l’« histoire de la pensée occidentale », de Descartes à Freud : extension remarquable du christianisme vers la philosophie, par-delà scolastique et idéologie66. Pour le coup, elle procède de la face la plus verbale ou “parlante” de l’aveu dans les catégories mêmes des Aveux de la chair, l’exagoureusis monastique et son principe de « “dire-vrai” » dans un « examen ininterrompu de soi lié à un aveu incessant à l’autre » (AC, p. 143), « verbalisation aussi exhaustive que possible des secrets de l’âme » (AC, p. 366).
LE DEVOIR DE VÉRITÉ
38On l’a compris : une vue complète des recherches patristiques de Foucault, dans leur logique propre, imposerait de faire la synthèse entre d’une part les évolutions du concept d’aveu comme aveu de la chair dans le manuscrit éponyme et d’autre part les apports de la réflexion sur le christianisme comme « religion de la confession » dans les cours des années 1979-1981. Cette synthèse demanderait en outre de faire la clarté sur le jeu de contrastes et de correspondances qu’a instauré chez Foucault le travail simultané sur la pénitence dans le christianisme antique, médiéval et moderne, dans les cours depuis 1975 et dans les deux manuscrits sur Les aveux de la chair et La chair et le corps. Les conditions n’en sont actuellement pas réunies, faute d’accès à une reconstitution de ce dernier texte. Quelques clarifications sont néanmoins possibles, dès maintenant, dans l’articulation conceptuelle.
39Dans Les aveux de la chair, il est en effet un lieu où se rassemblent les éléments que nous avons pu jusqu’ici distinguer. L’annexe 3 de l’édition de 2018 présente un développement assez long (AC, p. 396-403) que Foucault songeait peut-être à insérer dans les remarques sur la « seconde pénitence » traitant du « caractère fondamental de l’obligation de vérité […] comme condition d’un rachat possible » (AC, p. 99-100). La réflexion menée dans le texte sur les aveux d’Adam et Ève, de David et, à l’opposé, sur le « refus de vérité » de Caïn face au meurtre de son frère, se prolonge dans l’annexe par la lecture d’une chaîne textuelle formée d’exégèses de Chrysostome, Ambroise et Augustin67. Foucault y remobilise les apports des cours sur la « philosophie critique des véridictions » pour réfléchir sur « l’obéissance au principe du dire-vrai » (AC, p. 401). L’inflexion est importante : le corps du manuscrit avait pour l’essentiel mis le « dire-vrai » en balance avec un « faire-vrai » jugé au moins aussi important pour la compréhension des débuts de la pénitence chrétienne68. Ici en revanche, les manifestations non verbales de la pénitence (pudeur soudaine d’Adam et Ève après le péché) sont déchiffrées dans un code langagier qui rend sensible la corrélation entre l’« obligation de vérité par rapport aux fautes » et l’« obligation de vérité par rapport à la Révélation ». Augustin rapproche en Caïn le refus de l’« appel à reconnaître la vérité de son crime » d’un rejet de « l’appel à reconnaître la vérité de l’Évangile ». Par là, il explicite un déplacement d’accent déjà sensible selon Foucault chez Ambroise et Chrysostome, « de l’aveu des fautes à la foi en l’Évangile ». C’est la formule d’un « lien fondamental » également reconnu dans les cours et de nouveau attesté par la sémantique de la confession :
Le dire-vrai et le croire, la véridiction sur soi-même et la foi en la Parole sont ou devraient être indissociables. Le devoir de vérité, comme croyance et comme aveu, est au centre du christianisme. Les deux sens traditionnels du mot « confession » recouvrent ces deux aspects. La « confession », c’est d’une façon générale la reconnaissance du devoir de vérité (AC, p. 402).
40D’une façon un peu indirecte, ce développement exégétique de Foucault replace Augustin au lieu attendu d’une réflexion sur la confession69. Surtout, il réintègre la chair chrétienne dans un régime de véridiction dont Foucault semblait l’avoir éloignée dans le manuscrit70. Par rapport aux passages parallèles du Gouvernement des vivants et de Mal faire, dire vrai, il ajoute une préoccupation inédite pour le « croire » qui ouvre la réflexion de Foucault à des horizons neufs. À côté de ce « croire » enfin, la notion elle aussi inédite, au moins dans les termes, d’un « devoir » (« devoir de vérité compris comme foi » et « devoir de vérité compris comme aveu », AC, p. 402), nous place à une croisée des chemins. Ce devoir, pour la première fois peut-être chez Foucault, plaçait l’aveu au contact d’une éthique ; l’aveu et avec lui, pleinement à son côté désormais, la confession dans la pluralité de ses sens.
CONFESSION ET PARRÊSIA
41Si j’accorde de l’importance à l’apparition, aux confins des Aveux de la chair, du « devoir de vérité », ce n’est pas pour reprendre l’interminable discussion sur l’“éthique” de Foucault. C’est pour résoudre un problème plus spécifique, dont nous étions partis : l’aveu n’est pas le dernier mot du sujet chez Foucault. Le dernier mot du sujet est de sincérité, comme l’aveu est censé l’être aussi, mais d’une sincérité sans pénitence : c’est celui de la parrêsia classique et hellénistique dans les deux derniers cours au Collège de France, Le gouvernement de soi et des autres et Le courage de la vérité. Il me semble que le « devoir de vérité » des Aveux de la chair autorise un dernier parcours, cette fois rétrospectif, du franc-parler vers l’aveu. Au terme de ce parcours, nous retrouverons la confession.
42Le « devoir de vérité » réunit des branches dispersées, au moins dans l’image que nous pouvons actuellement nous faire des recherches patristiques de Foucault : l’analytique de la chair et la sémantique de la confession, au confluent des deux herméneutiques du texte et du soi. La modalité de cette réunion peut être décrite précisément. Le devoir de vérité raccorde les aveux de la chair à l’obligation qui définit tout régime de vérité :
Et par régime de vérité je voudrais entendre ce qui contraint les individus à un certain nombre d’actes de vérité […] En gros, si vous voulez, un régime de vérité, c’est ce qui détermine les obligations des individus quant aux procédures de manifestation du vrai71.
43En cela, une continuité est établie avec les régimes de vérité à travers lesquels, sous l’intitulé des régimes de production du vrai, Surveiller et punir s’intéressait à l’aveu, pour la première fois dans l’œuvre publiée, avant même le « régime de l’aveu » de La volonté de savoir72. Mais l’arc s’étend jusqu’en 1983, dans Le gouvernement de soi et des autres, où l’obligation du vrai est assumée comme question philosophique : « question philosophique du rapport entre l’obligation de la vérité et l’exercice de la vérité73 ». Le point de vue est désormais celui d’une « dramatique générale du discours vrai », que Foucault a adoptée notamment pour marquer sa distance envers une « pragmatique du discours », au terme d’une analyse qui a installé la parrêsia dans le statut, par ailleurs étrange, d’un « contraire du performatif74 ».
44Ici un lien de plus se noue. La « dramatique du discours vrai » où s’inscrit la parrêsia prend le relais de la « dramatique » ou « dramaturgie » dont relevait l’aveu selon Mal faire, dire vrai. Foucault désignait par là dès 1981 « tout élément qui, dans une scène, fait apparaître le fondement de légitimité et de sens de ce qui s’y déroule » : dramatique « judiciaire et pénale » de l’aveu en l’occurrence75. Là aussi, il s’agissait de trouver une voie alternative à la désignation comme « performatif » de l’énoncé étudié. L’aveu n’est pas performatif, pas plus que le besoin d’aveu n’est « symbolique76 ».
45Il faut donc s’arrêter à la critique par Foucault de ce qu’il nomme « pragmatique du discours », dans l’un au moins de ses aspects. Le gouvernement de soi et des autres a sans aucun doute recueilli l’intention d’Austin à sa source lorsqu’il a insisté sur le fait que le « statut » du sujet de l’énonciation performative est une affaire d’« autorité » et nullement de sincérité ; le rapport « personnel » de l’énonciateur à son énoncé est ici sans importance, comme le montre l’exemple classique repris par Foucault, « La séance est ouverte77 ». Dans le cas de la parrêsia en revanche, « cette indifférence n’est pas possible » ; en cela, l’énoncé de franc-parler ne peut être considéré comme performatif. Il ouvre une situation dont selon Foucault la philosophie des actes de langage ne tient pas compte. L’engagement de l’énonciateur dans son franc-parler produit en effet un « dédoublement » ou « redoublement » de l’énoncé, qui fait simultanément entendre « la vérité elle-même » et l’« affirmation que ce vrai que l’on dit, on le pense, on l’estime ». Ce second aspect de l’énoncé, Foucault le nomme à deux reprises « niveau de l’affirmation sur l’affirmation78 ». La confession de la foi en relève pleinement.
46Cette terminologie n’est pas neuve en 1983. Trois ans plus tôt, le cours Du gouvernement des vivants l’a mise en place dans sa discussion, devenue célèbre, des régimes et « jeux » de vérité, où l’on vient de voir que Les aveux de la chair, à travers l’idée du « devoir » de vérité, trouvent leur matrice79. Pour repousser l’objection que « la vérité se suffit à elle-même pour faire sa propre loi », ou que « ce qui m’oblige dans la procédure de manifestation de la vérité, c’est la structure du vrai lui-même », qui rendrait superflue toute idée de « régime d’obligation80 », Foucault argumente :
Il n’est pas vrai que la vérité ne contraigne que par le vrai. Pour [exprimer] les choses très simplement, d’une façon quasi enfantine ou tout à fait enfantine : sous tous les raisonnements aussi rigoureusement bâtis qu’on les imagine, sous même le fait de reconnaître quelque chose comme une évidence, il y a toujours, et il faut toujours supposer une certaine affirmation, une affirmation qui n’est pas de l’ordre logique de la constatation ou de la déduction, autrement dit une affirmation qui n’est pas exactement de l’ordre du vrai et du faux, qui est plutôt un forme d’engagement, de profession. Il y a toujours, sous tout raisonnement, cette affirmation ou profession qui consiste à dire : si c’est vrai, je m’inclinerai ; c’est vrai, donc je m’incline, c’est vrai, donc je suis lié81.
47Après le « devoir » des Aveux de la chair, je soulignerai donc un dernier terme, l’« affirmation » ou « profession » du vrai. Cette « profession » n’est pas la profession ou confession de foi dont Foucault, peu auparavant dans Du gouvernement des vivants, écartait l’étude au profit de celle de l’aveu, choix fait parmi des « actes de vérité » rattachés à leur régime d’obligation. Pourtant c’est le même terme dans l’histoire du christianisme, et cela devrait intriguer82. La confession, dans le nouveau sens qu’elle prend ici, finit par s’imposer comme ce qui fait de tout « acte de vérité », y compris donc l’aveu, un acte, par cette obligation même qu’il porte en lui ; comme « engagement », elle est sa force normative83. Après que le « devoir » a rattaché l’aveu à la forme la plus générale de l’obligation du vrai, la « dramatique » a réuni l’aveu et la parrêsia. En devenant « profession », l’« affirmation » qui réunissait déjà, elle aussi, la parrêsia et l’aveu inclut enfin la confession de foi. Cette profession sous l’aveu et le franc-parler est donc également une profession sous la profession, ou confession : la profession de la confession de foi, qui est aussi bien déclaration de l’aveu.
48La confession a donc un statut ambivalent chez Foucault. Comme confession des péchés, elle est le terme de l’évolution de l’aveu, sa verbalisation complète dans la pénitence médiévale, mais comme engagement déclaratif, elle est son principe, qui donne sa force à tout acte de vérité – ce qui la relie également à la parrêsia84. C’est, aussi bien, l’effet de la plurivocité constitutive de la confessio, le retour de cette plurivocité dans une pensée dont on pourrait dire à présent, en reprenant la formule lue dans Surveiller et punir, qu’elle « tend nécessairement » non seulement à l’aveu, mais à la confession85.
49S’agissait-il alors de déceler un fond confessant dans toutes les recherches patristiques de Foucault ? Assurément, il s’agirait d’une lecture radicale de la formule de 1978 : « au-delà de l’aveu, il faut une confession ». Ce n’est pas celle que je visais, même si l’on peut constater qu’avec la confession, ou profession, de la foi, les dernières recherches de Foucault – et pas seulement sur le christianisme – trouvent leur cohérence dans cela même qu’elles s’efforçaient d’exclure. Aujourd’hui que les risques d’une analyse des idéologies religieuses paraissent éloignés – peut-être même trop –, il apparaît certain que la longue histoire des professions de la foi chrétienne peut être reprise philosophiquement, dans une philosophie plus compréhensive de la confession. Sur ce point, Foucault demeure un modèle, par sa manière de maîtriser l’ambiguïté. De la confession, il a théorisé simultanément l’absence et la nécessité.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, « Du bon usage du criminel » [1978], DE 2, 240, p. 659.
2 Foucault, L’origine de l’herméneutique de soi. Conférences prononcées à Dartmouth College, 1980, éd. par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, Paris, Vrin, 2013, ici p. 33 et 36. Les deux conférences de Berkeley et Dartmouth, « Truth and Subjectivity » et « Christianity and Confession », ont servi de base aux premières études sur la confession chez Foucault, avant la parution des Aveux de la chair : voir notamment Chloë Taylor, The Culture of Confession from Augustine to Foucault. A Genealogy of the “Confessing Animal”, New York, Routledge, 2009.
3 Foucault, « L’évolution de la notion d’“individu dangereux” dans la psychiatrie légale du xixe siècle » [1978], DE 2, 220, p. 444.
4 Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 20, 22-24.
5 Ibid., p. 186-194, 225-229.
6 Voir plus haut, n. 1.
7 Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 39-46.
8 Ibid., p. 42, avec une unique occurrence du « sujet criminel », réduit dans l’aveu à un « rôle », celui de « vérité vivante », pièce simplement « complémentaire » de l’information judiciaire.
9 Ibid., p. 27, 30.
10 Ibid., p. 24, indexation de la « vérité d’un crime » à une transformation menant vers une « tout autre question de vérité » (p. 27 : « tout un nouveau régime de vérité »). De même p. 39, 50. La perspective des techniques est plus discrètement présente dans Surveiller et punir (« technique de pouvoir », « technologie politique du corps », p. 28).
11 Ibid., p. 32-33, rejet du « modèle de la connaissance et [d]u primat du sujet ».
12 Ibid., p. 43, 46. L’insistance de Foucault sur la « production » de la vérité tient en outre à sa discussion avec l’école de Francfort et la corrélation établie par Rusche et Kirchheimer en 1939 entre régimes punitifs et systèmes de production (ibid., p. 29, 58). Voir Isabelle Aubert, « Foucault versus Rusche et Kirchheimer. Deux approches critiques de la peine », dans Isabelle Fouchard, Daniele Lorenzini (dir.), Sociétés carcérales. Relecture(s) de Surveiller et punir, Paris, Mare et Martin, 2017, p. 31-44.
13 Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 82 : « Si le sexe était, dans notre société, à une échelle de plusieurs siècles maintenant, ce qui est placé sous le régime sans défaillance de l’aveu ? »
14 Ibid., p. 81.
15 Ibid., p. 80.
16 Ibid., p. 78 : « Depuis le Moyen Âge au moins, les sociétés occidentales ont placé l’aveu parmi les rituels majeurs dont on attend la production de vérité » ; p. 79 : « […] à côté des rituels de l’épreuve, […] l’aveu est devenu, en Occident, une des techniques les plus hautement valorisées pour produire le vrai ». Voir aussi p. 82-83, sur « rituel de discours » et rapport de pouvoir, et p. 92, de nouveau sur la « production de vérité ».
17 Ibid., p. 76, 78, 83, voir aussi p. 20. Voir plus haut, n. 10 : vérité du sexe et vérité du crime se font écho.
18 Ibid., p. 81, voir aussi p. 30 sur le « grand assujettissement » du sexe par sa mise en discours, en écho au « grand enfermement » de l’Histoire de la folie.
19 Ibid., p. 27. Sur la datation du manuscrit, voir Foucault, Les aveux de la chair, éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard, 2018, p. v. La formule « aveux de la chair » se retrouve à l’intérieur du texte, AC, p. 390.
20 Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 78, voir aussi p. 46.
21 Ibid., p. 14-15.
22 Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), éd. par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1999, p. 155-186, ici p. 158, 160. Dans cette leçon se formule la thèse principale de La volonté de savoir : « D’une façon générale, je dirai ceci : la sexualité, en Occident, ce n’est pas ce qu’on tait, c’est ce qu’on est obligé de dire, c’est ce qu’on est obligé d’avouer » (ibid., p. 157, voir La volonté de savoir, op. cit., p. 45, 48).
23 Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 160-161, 177.
24 Ibid., p. 156, sur le « branchement du problème de la sexualité dans la psychiatrie ». Le cours sur Les anormaux introduit son étude de la confession par le rappel d’un précédent cours, « il y a deux ou trois ans » : voir ibid., p. 158 (et n. 12, p. 181) et Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-1972), éd. par Bernard E. Harcourt et alii, Paris, EHESS/Gallimard/ Seuil, 2015, p. 204-208, ici p. 207 : « Toute une éthique et une théologie de l’aveu de vérité », formule séminale pour le développement ultérieur de Foucault.
25 Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, éd. par Fabienne Brion et Bernard E. Harcourt, Chicago/Louvain, University of Chicago Press/Presses universitaires de Louvain, 2012, p. 19.
26 Ibid., p. 209-210.
27 Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 35.
28 Comparer Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 47-87, 89-197, et Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-1981), éd. par Michel Senellart, Paris, EHESS/Gallimard/ Seuil, 2012, p. 23-89, 91-313.
29 « Interview de Michel Foucault » [1984], DE 2, 349, p. 1477.
30 Voir Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 170 ; La volonté de savoir, op. cit., p. 27, 46 ; Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 7 (sur la « croissance » de l’aveu, voir déjà La volonté de savoir, op. cit., p. 47).
31 Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 79.
32 Sur ce point, qui révèle aussi le refus foucaldien de tous les schémas de sécularisation, voir Philippe Büttgen, « Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales. Histoire, sciences sociales, 62/5, septembre-octobre 2007, p. 1129-1154, ici p. 1139-1144. Sur la question du pouvoir pastoral dans Les aveux de la chair, voir dans ce volume le chapitre rédigé par Michel Senellart. On notera que les deux domaines d’enquête qui ont motivé chez Foucault le passage à des histoires longues, l’aveu et le pouvoir pastoral, sont aussi ceux qui ont été le plus massivement investis par le christianisme.
33 Voir plus haut, n. 30, et l’étude d’Axel Cherniavski, « Au début il y avait le milieu. Le problème du commencement de la philosophie dans Différence et répétition », Les Études philosophiques, 112/1, 2015, p. 125-148.
34 Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 180-189, ici p. 182. Sur Alain de Lille, Raymond de Peñafort et Andrés de Escobar notamment, Foucault puise son information dans l’ouvrage de Pierre Michaud-Quantin, Sommes de casuistique et manuels de confession au Moyen Âge (xiie-xvie siècles), Louvain/Lille/Montréal, Nauwelaerts/Giard/Librairie dominicaine (Analecta mediaevalia namurcensia, 13), 1962.
35 Sur La chair et le corps, maillon décisif de la séquence considérée ici, on peut déjà voir les indications d’Arianna Sforzini, « L’autre modernité du sujet. Foucault et la confession de la chair : les pratiques de subjectivation à l’âge des Réformes », Revue de l’histoire des religions, 235/3, 2018, p. 485-505.
36 Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 3, voir aussi p. 17, « ethnologie politique et institutionnelle du dire vrai ».
37 Ibid., p. 199-200.
38 Ibid., p. 8-9.
39 Voir notamment Pierre Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, De Boccard, 1950 ; Joseph Ratzinger, « Originalität und Überlieferung in Augustins Begriff der “Confessio” », Revue des études augustiniennes, 3/4, 1957, p. 376-392. L’œuvre de Pierre Courcelle, professeur au Collège de France jusqu’à sa mort en 1980, ne pouvait qu’être connue de Foucault : avant même les remarques de 1982 sur le gnôthi seauton, qui pouvaient s’appuyer sur la monographie de Courcelle, Connais-toi toi-même. De Socrate à saint Bernard, Paris, Études augustiniennes, 1974-1975 (voir Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France [1981-1982], éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/Seuil, 2001, p. 4-7 et passim), voir l’allusion identifiée par Michel Senellart dans Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 224 et 242, n. 6.
40 Voir plus haut, n. 2.
41 Voir Chloë Taylor, The Culture of Confession, op. cit., p. 42-46.
42 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 100.
43 AC, p. 91-93, cf. Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 202, 207.
44 Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 4-7.
45 Voir plus haut, n. 38.
46 Foucault, « Christianisme et aveu », dans L’origine de l’herméneutique de soi, op. cit., p. 89.
47 En suivant la méthode foucaldienne d’« intensification » par le milieu (voir plus haut, n. 33), on se placera délibérément entre le christianisme des Pères et le Moyen Âge central pour relever quelques attestations de la confession de foi préliminaire à la confession des péchés. Cette pratique est par exemple prescrite autour de 700 lors d’un synode provincial en Normandie (voir Concilia Rotomagensis provincia […], éd. Guillelmus Bessin, Rotomagi 1726, p. 38 : Ut omnes catholici fidem catholicam teneant, id est symbolum & orationem dominicam : & quando suas confessiones donant, tunc suis presbyteris hoc reddant, quia sine fide impossibile est placere Deo, voir Odette Pontal, Les conciles de la France capétienne jusqu’en 1215, Paris, IRHT/Cerf, 2007, p. 53). Trois siècles plus tard, on retrouve les articles du credo au centre d’un interrogatoire préalable à la confession : voir Cyrille Vogel, Le pontifical romano-germanique du xe siècle. Le texte, Cité du Vatican, Bibliotheca Apostolica Vaticana, 1963, II, art. 50, p. 15-16, trad. fr. dans Id., Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1969, p. 215, qui parle de « profession de foi pénitentielle ». Je remercie Adriano Oliva de m’avoir indiqué ces références. Pour la période antérieure, Les aveux de la chair mentionnent brièvement la « profession de foi » en forme d’interrogatoire prévue avant le baptême dans la Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome (vers 215), et Foucault enchaîne sur l’« enquête interrogatoire » sur la conduite des catéchumènes, sans en tirer toutefois de conclusions sur l’unité de la confession (AC, p. 66-68). Le « rite pénitentiel » médiéval, comme dit Foucault, est quant à lui réfléchi par Thomas d’Aquin, qui transpose le déroulement du sacrement et la succession des deux confessions, de foi et des péchés, dans sa description de la vertu de pénitence en affirmant le primat de la foi : voir, par exemple, STh, IIIa Pars, q. 85, a. 6, set c et resp. ; In IV Sent., d. 22, q. 1, a. 3, qla. 3, resp.
48 Dans le débat public organisé après les Howison Lectures de Berkeley le 23 octobre 1980, à une question sur la place des Confessions dans sa réflexion, Foucault répond en faisant état d’un « assez long développement sur Augustin » qu’il n’a pas eu le temps de prononcer. Les éditeurs de la version française renvoient à ce sujet aux développements augustiniens de la conférence « Sexuality and Solitude » prononcée quelques jours plus tard à New York (DE 2, p. 977-997, ici p. 993-996), mais relèvent que Foucault n’y traite pas de l’aveu (L’origine de l’herméneutique de soi, op. cit., p. 107 et 136, n. 1). Dans le débat lui-même, les indications livrées par Foucault sur les Confessions semblent viser essentiellement à les évacuer de sa perspective : divergence entre les intérêts d’Augustin et de Cassien, réception tardive des Confessions (ibid., p. 108-109). Il faut cependant relever, dans la conférence « Christianisme et aveu », la citation de la paraphrase augustinienne de Jn 3, 21 dans les Confessions X, I, 1, quoniam qui facit [veritatem] venit ad lucem, autour de laquelle se réunissent selon Foucault les « deux ensembles d’obligation » distingués dans Du gouvernement des vivants, « celles qui concernent la foi, le Livre, le dogme » et « les obligations qui concernent le soi, l’âme, le cœur » (ibid., p. 67-68). Cette citation est toutefois isolée dans l’œuvre de Foucault.
49 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 81.
50 Ibid., p. 79, voir aussi p. 8, sur l’« alèthurgie » comme « ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par rapport au faux, au caché, à l’indicible, à l’oubli ». Pour qui savait entendre, le dévoilement heideggérien de l’alêtheia entrait à un titre éminent dans cette définition, comme du reste dans la réflexion sur le « jeu d’ombre et de lumière, de vérité et d’erreur, de vrai et de faux, de caché et de manifeste, de visible et d’invisible » inséparable de l’exercice du pouvoir (ibid., p. 18). La méditation de Vom Wesen der Wahrheit (1943) se trouvait canalisée et réorientée vers l’étude de la « notion de gouvernement des hommes par la vérité » (ibid., p. 12).
51 Ibid., p. 79.
52 Ibid., p. 80-81.
53 Ibid., p. 82.
54 Ibid., p. 81.
55 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 75.
56 Voir Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 31 et 34, contre l’« opposition violence-idéologie » dans l’étude de l’assujettissement et de l’« investissement politique » des corps. Le même « refus de l’analyse idéologique » se retrouve dans Sécurité, territoire, population (1977-1978) à propos du pouvoir pastoral : voir Philippe Büttgen, « Théologie politique et pouvoir pastoral », art. cité, p. 1142-1143.
57 Voir Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 74 et toute la discussion très dense p. 74-79. Sur Foucault et l’idéologie, la lecture la plus serrée est celle de Pierre Macherey, Le sujet des normes, Paris, Amsterdam, 2014, p. 214-242.
58 Voir plus haut, n. 12 et 16.
59 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 79. L’éditeur du cours, Michel Senellart, détaille dans une note (p. 88-89) les lectures scolastiques de Foucault sur le sujet, en particulier Cajetan.
60 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 82-83.
61 Ibid., p. 131.
62 La « religion de la confession » est à rapprocher de la formule de 1980, suggestive par son ambiguïté même, à une époque où l’anglais de Foucault restait hésitant : « As everybody knows, Christianity is a confession » (Foucault, « About the Beginnings of the Hermeneutics of the Self », dans Religion and Culture, éd. par Jeremy Carrette, New York, Routledge, 1999, p. 169, trad. dans L’origine de l’herméneutique de soi, op. cit., p. 66, également dans « Sexualité et solitude » [1981], DE 2, 295, p. 987).
63 Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 163. Les coupures que j’opère dans le texte tiennent compte du caractère paratactique de l’exposé oral.
64 Ibid., p. 164. Le texte est abrégé et complété par les éditeurs du cours.
65 Voir plus haut, n. 30. Dans ses différentes versions chez Foucault, cette histoire comporte deux repères principaux, qui se répondent en chiasme : (1) Tertullien, moment d’une dé-doctrinalisation de l’aveu dans la pénitence, détournée de sa première fonction didactique et orientée désormais vers l’« épreuve » du sujet, (2) le protestantisme, moment au contraire d’une re-subjectivation de l’adhésion à la doctrine de la confession de foi. Sur Tertullien, voir AC, en particulier p. 70-77 ; Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 104-105 et 111 ; Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 105-108, et l’article de Paul Mattei dans ce volume. Les développements de Foucault sur le protestantisme dans Du gouvernement des vivants (p. 83-84, 124) et Mal faire, dire vrai (p. 166, 185), contemporains de l’intérêt de Foucault pour la Réforme comme scansion d’une histoire de l’« attitude critique » (Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », dans Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, éd. par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 34-39), méritent d’être étudiés pour eux-mêmes.
66 Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 167-169.
67 Cette séquence est étudiée par Sébastien Morlet dans sa contribution à ce volume.
68 Sur mal faire, dire vrai et faire vrai dans Les aveux de la chair, voir AC, p. 50, 98-100, 104-105.
69 Le texte d’Augustin cité en AC, p. 402, est le Contra Faustum, XII, 10. La date de rédaction du traité, entre 398 et 403, chevauche celle des Confessions (voir Contre Fauste le manichéen. Contra Faustum Manichaeum, éd. sous la dir. de Martine Dulaey, Paris, Institut d’études augustiniennes [Œuvres de saint Augustin, 2e série, 18/A], 2018, p. 9-15).
70 Voir l’importante remarque conclusive d’AC, p. 403 : « C’est à travers ces nouvelles règles de “véridiction” qu’il faut essayer de comprendre ce qui s’est dit dans le christianisme à propos de la chair. »
71 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 91.
72 Voir plus haut, n. 12-13.
73 Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/Seuil, 2008, p. 66.
74 Ibid., p. 59-66, ici p. 61, 65. En stricts termes austiniens, il ne peut y avoir de « contraire du performatif ». Au début de Quand dire, c’est faire, l’énoncé performatif est simplement découvert à côté de l’énoncé constatif, en raison de sa propriété remarquable de n’être ni vrai ni faux et de faire pourtant sens dans la réalité. Le sea-change qui, au milieu des conférences d’Austin, installe une typologie plus vaste des speech acts, achève d’affirmer le caractère d’une pensée qui s’attache bien plus à la classification qu’à la contradiction. Foucault a raison, en ce sens, d’annoncer une « analyse du speech act » de l’aveu au début de Mal faire, dire vrai (voir plus haut, n. 44) : cela ne fait pas de l’aveu un énoncé performatif. Sur les lectures de Foucault en philosophie du langage, voir Foucault, « “Introduction” à L’archéologie du savoir », éd. par Martin Rueff, Les Études philosophiques, 153/3, 2015, p. 327-351, en particulier l’annexe, p. 349-351, sur les fiches de lecture de Foucault, ainsi que David Simonetta, « L’archive de L’archéologie du savoir. Les sources anglophones (positivisme logique, logique, philosophie analytique) », dans Alain de Libera, L’archéologie philosophique. Séminaire du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2016, p. 253-258.
75 Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 210.
76 Ibid., p. 209-210 : « Au contraire, quand l’accusé se déclare coupable, c’est plus que du symbolique, si vous voulez, et ce n’est pas du performatif : l’accusé qui se déclare coupable ne se transforme pas en coupable par là même. Et pourtant, l’aveu est, je crois, essentiel dans tout ce système. Ni performatif, ni symbolique, je me proposerais de dire, en détournant un peu le sens habituel du mot, que l’aveu, au fond, est de l’ordre de la dramatique ou de la dramaturgie ».
77 Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 61.
78 Ibid., p. 61-62.
79 Voir l’étude de Daniele Lorenzini, La force du vrai. De Foucault à Austin, Lormont, Le Bord de l’eau, 2017, largement issue de ce texte. Je prends ici en vue Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 91-99.
80 Ibid., p. 93.
81 Ibid., p. 94. Le soulignement est dans le manuscrit.
82 Foucault, fidèle à la terminologie ecclésiastique, parle indifféremment de « confession » et de « profession de foi » : voir, pour cette dernière, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 81 et 92, et pour la confession de foi, le passage cité des p. 82-83.
83 Ibid., p. 92 et 98, de l’identification d’un « supplément de force » ou « enforcement » de la vérité au programme d’une « histoire de la force du vrai ».
84 Le lien entre parrêsia et confession a par ailleurs sa propre histoire, essentiellement protochrétienne. Foucault l’aborde dans l’émouvante dernière leçon du Courage de la vérité (28 mars 1984), trois mois avant sa mort. Les indications sur la parrêsia néo-testamentaire comme « confiance dans l’amour de Dieu », par le choix même des textes (1 Jn 5, 14), semblent appeler leur complément dans l’homologia ou confession (1 Jn 2, 23 ; 4, 2 ; 4, 15), qu’on peut considérer comme le pendant verbal de la certitude parrêsiastique. Voir Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France (1983-1984), éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 296-311, ici p. 300-301. Un peu plus loin, p. 303- 304, la lecture du Traité de la virginité de Grégoire de Nysse assure symboliquement la continuité avec Les aveux de la chair.
85 Voir plus haut, n. 8.
Auteur
Professeur de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (CNRS/université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Il a publié Théologie et sciences sociales. Autour d’Erik Peterson (en codirection avec Alain Rauwel, Éditions de l’EHESS, 2019) et, sur Foucault, « Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales. Histoire, sciences sociales (62/5, septembre-octobre 2007, p. 1129-1154) ; « Un nouveau pastorat ? », Revue de métaphysique et de morale (4, octobre-décembre 2007, p. 469-481).
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