Brève généalogie des Aveux de la chair 1977-1984
p. 19-36
Texte intégral
1Les auditeurs des cours de Michel Foucault au Collège de France furent sans doute surpris lorsque, au tout début de l’année 1980, le philosophe présenta de longues analyses sur les Pères chrétiens des premiers siècles. Les plus assidus et attentifs avaient pu remarquer une continuité avec la problématisation du pastorat en 1978, quand Foucault faisait déjà référence à des textes de la tradition patristique. Mais le cadre général du cours Sécurité, territoire et population, portant sur la naissance de la raison d’État comme forme de gouvernement des individus, ainsi que le cours de l’année suivante, avec ses analyses, complexes et longuement débattues, des néolibéralismes, ont dû rendre les leçons foucaldiennes inaugurant la nouvelle décennie – avec leur éloignement (apparent) de l’actualité politique et le recours à des auteurs tels que Tertullien, Cyprien, Cassien – d’autant plus surprenantes. Du reste, la richesse et l’importance du travail mené par Foucault sur le corpus patristique sont restées largement sous-estimées dans la littérature critique pendant longtemps1.
2L’édition des Aveux de la chair de 2018, rendant enfin disponible le quatrième tome de l’Histoire de la sexualité de Foucault, a définitivement consacré le dialogue entre Foucault et les Pères. Notre article se propose de reconstruire l’histoire de cette rencontre à l’intérieur du parcours foucaldien, en utilisant non seulement les travaux publiés mais aussi les archives conservées depuis 2013 à la Bibliothèque nationale de France2. Le but de cette reconstruction est d’abord descriptif, visant à mettre en lumière l’épaisseur d’un travail presque décennal, encore en bonne partie à découvrir et qui marque pourtant un tournant fondamental dans les travaux de Foucault. Il s’agira de montrer combien le passage par la patristique a été central dans le parcours foucaldien d’un point de vue à la fois conceptuel et historique, faisant le lien entre trois problématiques au cœur de la pratique philosophique de Foucault dans les dernières années de sa vie : les pratiques de dire-vrai ; l’histoire politique des techniques de gouvernement des individus ; les formes de subjectivation, en particulier dans l’éthique sexuelle.
3Une fois n’est pas coutume, nous procéderons « à rebours » dans les travaux foucaldiens : nous partirons de l’ouvrage qui aurait dû être publié en 1984, Les aveux de la chair (en réalité finalisé en 1982), pour remonter aux cours et séminaires de 1980, et de là aux développements de 1977-1978, afin, en conclusion, de commenter des passages inédits du milieu des années 1970. Ce parcours « à contrevoie », pour reprendre une formule prisée de Foucault, inusuel d’un point de vue méthodologique, nous permettra de dégager des travaux foucaldiens une hypothèse à la fois de lecture et d’ouverture : le christianisme n’est pas tant ni seulement pour Foucault la religion de l’obéissance et de la continence, il assume une importance capitale pivotant autour du thème de la rupture dans l’expérience de soi, de la vérité et des autres. La chair est bien plus qu’une matière éthique disciplinée ou examinée : elle est fondamentalement « révoltée », ouvrant des axes de réactualisation des textes et des thèmes patristiques intéressants pour la réflexion sur les formes de subjectivation aujourd’hui.
L’HOMME DE DÉSIR, LE SUJET VÉRIDIQUE : ENTRE LIVRE ET COURS (ANNÉES 1980)
4Foucault écrit sur les Pères pendant l’été 1977, selon la chronologie de Daniel Defert3. La première référence aux Pères dans les Dits et écrits se trouve, en effet, dans un entretien de juillet 1977 avec des psychanalystes, « Le jeu de Michel Foucault ». Foucault y affirme, presque sur le ton de la plaisanterie, qu’« on a une sexualité depuis le xviiie siècle, un sexe depuis le xixe. Avant, on avait sans doute une chair. Le bonhomme fondamental, c’est Tertullien4 ». Il suggère l’existence d’une histoire longue de l’analytique sexuelle5 qui lierait Tertullien et Freud, en suscitant évidemment la vive réaction de Jacques-Alain Miller avec lequel il était en train de dialoguer. On n’a pas de certitudes quant à la date de rédaction des Aveux de la chair, si ce n’est que Foucault remet le manuscrit à Gallimard en 1982. Elle se situe vraisemblablement au tournant des années 1980 ; une série de conférences que Foucault tient à l’Institute for the Humanities de l’université de New York en novembre 1980, dont les manuscrits (en français et en anglais) sont consultables à la BNF6, présentent une structure générale et des contenus très proches de ceux des Aveux de la chair. Il est donc raisonnable de penser que ces deux ensembles de textes sont à peu près contemporains. Il n’est alors pas improbable que Foucault travaille à de premières versions de ce qui deviendra le quatrième tome de l’Histoire de la sexualité dès la fin des années 1970. Les archives de la BNF ne contiennent pas les manuscrits des livres édités – Foucault les détruisait après la publication –, mais si l’on se penche sur ce qui reste des livres inédits (des années 1970 et 1980 en particulier), on s’aperçoit qu’il menait un véritable travail d’orfèvre sur ses textes : il pouvait écrire et réécrire plusieurs fois les mêmes chapitres avant d’atteindre une version définitive.
5Ce qui est sûr, c’est que la rédaction des Aveux de la chair précède celle des deux derniers tomes publiés de l’Histoire de la sexualité, L’usage des plaisirs et Le souci de soi. Le travail sur les Pères de l’Église précède et fonde la réflexion foucaldienne sur l’Antiquité païenne à laquelle Foucault parvient sans doute par un mouvement « à reculons », à partir de l’Antiquité tardive, pour questionner les lignes de différence traditionnelles entre monde païen et monde chrétien. Ce qui est publié aujourd’hui comme le quatrième tome de l’Histoire de la sexualité est donc en réalité un ouvrage à peu près contemporain des cours sur le gouvernement au Collège de France autour de 1980. Le travail de Foucault sur les Pères de l’Église, de manière plus générale, constitue un chantier conceptuel très important pour comprendre l’évolution de la réflexion foucaldienne à la fin des années 1970 ; il joue plus spécifiquement le rôle de catalyseur et de point de relais des trois axes majeurs de la philosophie du « dernier » Foucault : 1. l’histoire d’une modalité bien spécifique de dire-vrai sur soi-même (l’aveu), 2. une forme de pouvoir qui exige et structure cette véridiction de soi et sur soi (le pouvoir pastoral), et 3. le sujet qui en est la condition et le résultat : le sujet de la concupiscence, qui façonnera l’histoire occidentale pendant plusieurs siècles.
6Pour éclairer et appuyer ces affirmations, il convient de commencer par un rapprochement entre Les aveux de la chair et le cours majeur sur les Pères prononcé par Foucault au Collège de France en 1980, Du gouvernement des vivants. Comme nous venons de le montrer, ces deux travaux, même s’ils ont connu des histoires éditoriales diverses et complexes, sont en chantier à peu près à la même période. Le cadre et la destination diffèrent pourtant largement, passant d’une exposition orale à la publication sous forme de livre et nous obligeant à partir de quelques précisions méthodologiques. Comme la mise en relation entre L’usage des plaisirs, Le souci de soi (1984) et les derniers cours foucaldiens au Collège de France (1981-1984) l’avaient déjà démontré pour l’Antiquité classique et hellénistique, le livre publié est pour Foucault le résultat d’un long travail de synthèse et de problématisation d’un important matériel d’archive. Si on regarde les boîtes du fonds Foucault de la BNF qui conservent des notes de lecture sur les Pères de l’Église7, on s’aperçoit aisément que seule une petite partie d’un long travail de lecture des sources primaires (les textes des Pères eux-mêmes) et secondaires (travaux critiques sur la période patristique, qui constituent souvent les voies à travers lesquelles Foucault remontait aux sources) se retrouve dans le manuscrit de l’ouvrage publié. Rapprocher d’un côté le livre, de l’autre côté les cours et séminaires tenus dans la même période, donne la possibilité de ressaisir en direct, pour ainsi dire, le chantier de travail foucaldien, dont le livre ne garde que le résultat final.
7Dans le cas du Gouvernement des vivants, ce qui saisit immédiatement le lecteur, c’est l’absence quasi totale de références à la question de la sexualité, qui revient en revanche au centre des Aveux de la chair, morceau fondamental d’une généalogie de l’« homme de désir8 ». Les Pères sans le sexe, donc : le cours fournit d’une certaine manière la charpente conceptuelle qui guide l’analyse de Foucault sur des thèmes comme la virginité et les arts chrétiens du mariage. Nous nous bornons à rappeler ici trois définitions conceptuelles qui paraissent dans le cours de 1980 et sont donc certainement élaborées par Foucault au cours de son travail sur les Pères ; elles s’étalent sur les trois axes : vérité, pouvoir et sujet, et restent essentielles pour comprendre la dernière période de son travail. La première est la notion, très célèbre, d’« alèthurgie » : « l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli9 » ; le terme n’est pas présent dans Les aveux de la chair sauf dans l’annexe 2, sur laquelle nous reviendrons par la suite. Les deux autres concepts dont il convient de rappeler la définition dans Du gouvernement des vivants sont ensuite ceux de gouvernement (« au sens large, et ancien d’ailleurs, de mécanismes et de procédures destinés à conduire les hommes, à diriger la conduite des hommes, à conduire la conduite des hommes10 ») et de subjectivation/subjectivité (« par subjectivité, j’entends le mode de rapport de soi à soi » ; « on appelle subjectivation la formation d’un rapport défini de soi à soi11 »). Il s’agit dans ces cas de notions utilisées dans le quatrième tome de l’Histoire de la sexualité sans être pourtant cernées dans leur portée conceptuelle, ou mieux : sans que leurs entrelacements théoriques et pratiques apparaissent de manière aussi explicite que dans le cours.
8Si l’on rappelle ici ces définitions, ce n’est pas seulement par préoccupation philologique. Il s’agit de souligner que c’est précisément à leur entrecroisement que se situent l’importance de la lecture des Pères pour Foucault et sans doute l’originalité de ses réflexions. En remontant au christianisme des premiers siècles, Foucault réalise en fait non seulement qu’il y a un lien essentiel entre actes de vérité, expériences de soi et formes de pouvoir, mais aussi que ce lien implique l’invention d’une méthode d’analyse nouvelle, qui permette de saisir toute la complexité et l’« anti-économie12 » des rapports entre vérité, dimension du soi et relations à autrui, pour laquelle ni la notion d’idéologie ni le couple savoir-pouvoir, ni d’ailleurs le schéma de l’assujettissement ne constituent des instruments adéquats (voir la leçon du 9 janvier 1980). Se dessine la nécessité d’une histoire des rapports entre vrai, sujet et pouvoir dans laquelle aucun des termes ne réduise l’autre (en ne concevant le vrai que comme la vérité indispensable au pouvoir pour fonctionner, par exemple, ou le sujet comme l’objet d’un rapport individuel de domination), mais qui dessine au contraire une spirale de renvois perpétuels et toujours ouverts d’un pôle à l’autre. Quelle épaisseur peut prendre le sujet lorsqu’il est le point de relais, objet mais aussi libre acteur de procédures multiples de véridiction ? Quel pouvoir s’exerce entre plusieurs libertés ? Quelle vérité existe dans des actes au sein desquels le soi est sujet, objet et lieu d’épreuve continuellement relancé ? Ce sont ces interrogations que Foucault retrace à travers les écrits des Pères, en les posant en ouverture de son cours de 1980 ; elles forment cependant aussi l’échine conceptuelle de sa problématisation de l’éthique sexuelle entre paganisme et premier christianisme. Il ne s’agit pas tant de reconstruire l’histoire de codes moraux ou de dispositifs de pouvoir (comme c’était encore le cas pour La volonté de savoir en 1976) que de retracer la généalogie de modalités d’expérience vraie de soi. Le tournant de 1980 dans la production foucaldienne, entre cours et rédaction d’ouvrages, montre parfaitement ce que cette flexion doit à l’étude du christianisme et en particulier aux travaux patristiques.
9Pour conclure cette partie, nous prendrons juste un exemple, bien paradoxal parce qu’il concerne un Père qui n’en est pas un : Tertullien (souvent étudié dans le corpus patristique mais jamais canonisé par l’Église). Tertullien est une figure fondamentale à la fois du Gouvernement des vivants et des Aveux de la chair, en raison de l’importance de ses textes sur les pratiques baptismales et pénitentielles13, préparant l’élaboration des arts de direction de conscience dans le premier monachisme, et donc la conception d’une vérité qui à la fois sauve et institue l’intériorité du sujet comme domaine d’examen et de verbalisation continus. Dans le cours de 1980, pourtant, Foucault se permet (oralité oblige) d’avancer des hypothèses plus fortes que dans le livre, et surtout plus clairement adressées à un questionnement de l’actualité, à travers la théologie de Tertullien. « Inventeur » du péché originel, Tertullien aurait ouvert à un nouveau « style » de morale (combinaison des modèles des « deux voies », de la « chute » et de la « souillure14 ») qui est en fait une nouvelle forme de spiritualité, au sens des relations entre dire-vrai, sujet et rapport au monde. Comment concevoir l’effort éthique, dès lors que le soi est toujours déjà, après la chute, souillé par le mal et par le péché ? Qui suis-je, si je suis depuis ma naissance taché par l’Autre, le diable, en moi, et mis à l’épreuve par lui dans mon libre désir de Dieu ? Quels sont les liens historiques entre ce modèle éthique et des systèmes comme le marxisme, le maoïsme et le stalinisme, partagés entre hantise de la souillure et mouvement de sortie d’une chute originaire vers la « bonne voie » du socialisme15 ? Il est évident que tous ces thèmes n’appartiennent pas pour Foucault seulement à l’histoire de la théologie morale, mais cette dernière devient pour lui, au tournant des années 1980, une manière de reproblématiser les rapports complexes entre relations de pouvoir, paradigmes historiques de vérité/véridiction et figures du sujet. Le travail sur les Pères n’est pas simplement un moment dans le parcours foucaldien, mais une étape essentielle dans sa redéfinition comme généalogie des liens entre subjectivité et vérité.
10Il s’agirait d’esquisser une histoire de la vérité qui prendrait pour point de vue les actes de subjectivité, ou encore les rapports du sujet à lui-même, entendus non pas seulement comme rapports de connaissance de soi, mais comme exercices de soi sur soi, élaboration de soi par soi, transformation de soi par soi, c’est-à-dire les rapports entre la vérité et ce qu’on appelle la spiritualité16.
CE QUE LA CHAIR DOIT AU PASTORAT (1977-1980)
11Cette imposante redéfinition conceptuelle et méthodologique par Foucault de son propre travail autour d’une généalogie des rapports entre sujet et vérité ne naît évidemment pas ex nihilo au début des années 1980, comme si la lecture des Pères l’avait réveillé du « rêve » (néo-) libéral de la fin des années 1970. La lecture de Sécurité, territoire, population, le cours au Collège de France de 1977-1978, est pour cela essentielle et révélatrice, jetant les bases pour comprendre la genèse des Aveux de la chair dans le parcours foucaldien mais aussi sans doute le sens, à travers le premier christianisme, de ses détours par la gouvernementalité des libéralismes.
12Dans une série de leçons de 1978, Foucault aborde en fait une notion fondamentale pour son travail, destinée à tisser le lien entre les analyses politiques des années 1970 et les études éthiques des années 1980 : le pastorat ou pouvoir pastoral, comme racine généalogique des arts de gouverner et de la raison d’État dans la théorie politique moderne. Entouré par Machiavel, Bodin et Hobbes, Shakespeare, Racine, Corneille et Louis XIV, Foucault fait un long détour à travers l’histoire de la figure du roi-berger, depuis les cultures anciennes de l’Orient méditerranéen jusqu’aux traditions juive et chrétienne. Il ne s’agit pourtant pas d’un simple excursus historique savant : Foucault pose les fondements d’une recherche sur le corpus patristique qui devait le conduire à ce réagencement radical de son travail au début des années 1980 que nous avons déjà décrit. C’est, en effet, dans les textes des Pères que Foucault retrouve les définitions, pour lui capitales, du pastorat comme « art des arts », « technè technôn », ou encore « oikonomia psuchôn », « l’économie des âmes ». Les auteurs cités sont déjà ceux utilisés dans Les aveux de la chair, mais Foucault fait en 1978 référence à des textes qui ne seront que très peu repris dans l’ouvrage publié, plus centré sur les questions des techniques ascétiques de la virginité : Grégoire de Nazianze (Discours), Jean Chrysostome (De sacerdotio), Cyprien (les Lettres), saint Ambroise (De officiis ministrorum), Cassien (Conférences et Institutions, dont la place dans Les aveux de la chair deviendra sensiblement plus importante), et puis encore des auteurs comme Grégoire le Grand (Liber pastoralis) ou saint Benoît (Règle), qui seront exclus des limites chronologiques du tome 4 de l’Histoire de la sexualité, s’arrêtant aux débuts du ve siècle de notre ère, mais qui montrent bien comment la généalogie de la question pastorale couvre plusieurs siècles de l’histoire occidentale, de l’Antiquité au Moyen Âge jusqu’à l’âge moderne.
13Pour comprendre l’importance du thème du pastorat dans le parcours de Foucault, on peut décrire deux points d’inflexion et un enjeu critique qui se dessinent dès ces premières analyses. Le premier point de torsion, de rupture, concerne la question même du pouvoir, dont la portée dans la réflexion foucaldienne n’a pas besoin d’être soulignée. Le pouvoir pastoral, tel qu’il se caractérise dans la tradition chrétienne occidentale, n’est pas, en effet, un pouvoir comme les autres. Ou mieux, il se développe autour de l’étrange et double paradoxe d’une forme de pouvoir toujours fortement institutionnalisée, organisée en Église, et qui en même temps se veut radicalement différente et souvent en opposition avec le pouvoir politique proprement dit, que ce soit celui du roi, de l’empereur, de l’État. Traversant comme une flèche et déstabilisant le thème longuement débattu du « théologico-politique » dans la tradition politique de l’Occident17, Foucault se trouve face à un immense champ de problématisation, ouvert par le christianisme et demandant des instruments et des méthodes d’analyse nouvelles : un pouvoir qui s’exerce dans ce monde, mais a pour but le salut dans l’au-delà ; un pouvoir qui prend certes une dimension collective, mais a son point de départ dans la direction quotidienne, capillaire, individualisée des âmes de tous et de chacun (omnes et singulatim) ; un pouvoir qui n’est donc pas celui d’un « magistrat » mais d’un « pasteur18 ».
14La cible aussi de cette nouvelle forme de pouvoir change, de manière conséquente. C’est le deuxième point de torsion : la simple notion d’individu assujetti ne suffit plus, comme par exemple dans La volonté de savoir, à cerner les traits du « sujet » du pastorat, qui non seulement fait l’objet d’une direction constante et totalisante de son existence, mais se définit lui-même comme acteur libre de cette direction à travers un réseau complexe de procédures de définition par ses actes et ses pensées et non pas par son statut hiérarchique (« identification analytique ») ; une libre acceptation de la volonté d’autrui et le renoncement à son égoïsme (nouveau sens de l’« assujettissement ») ; la difficile confrontation à une vérité qui est radicalement autre mais en même temps atteignable seulement à travers l’exploration systématique de sa propre vérité intérieure (« subjectivation »).
Identification analytique, assujettissement, subjectivation, c’est cela qui caractérise les procédures d’individualisation qui vont être effectivement mises en œuvre par le pastorat chrétien et par les institutions du pastorat chrétien. C’est donc toute l’histoire des procédures de l’individualisation humaine en Occident qui se trouve engagée par l’histoire du pastorat. Disons encore que c’est l’histoire du sujet19.
15En tout, ce qui se dessine au sein de l’analyse foucaldienne du pastorat, c’est l’exigence d’une nouvelle histoire des rapports entre sujet, pouvoir et vérité – histoire que les travaux sur les Pères des années 1980 commenceront à écrire, on l’a vu, en formulant ou redéfinissant des concepts comme alèthurgie, subjectivité, gouvernement de soi et des autres. C’est une exigence à la fois théorique et pratico-politique, comme le révèle la désignation de l’« adversaire » par excellence des pratiques pastorales élaborées par le christianisme, dès les premiers siècles. Foucault affirme en fait que la définition du pastorat par un auteur comme Grégoire de Nazianze, par exemple, au ive siècle, comme technè technôn et epistemè epistemôn, l’« art des arts » et la « science des sciences », n’est pas du tout anodine mais a une immédiate valeur critique. Une technè technôn existait en effet déjà dans le monde antique préchrétien, comme art suprême de gouverner les hommes : c’était l’autodéfinition de la philosophie, voie de sagesse et de maîtrise de soi.
16Le gouvernement des âmes, racine généalogique des arts de gouverner au fondement des États modernes, trouve ainsi son précurseur le plus proche et son référent polémique dans la pratique des philosophes anciens : « Bien avant les xviie-xviiie siècles, l’ars artium, ce qui prenait dans l’Occident chrétien la relève de la philosophie, ce n’était pas une autre philosophie, ce n’était même pas la théologie, c’était la pastorale20. » Un chantier de travail immense s’ouvre alors, questionnant le sens et le rôle de l’intellectuel : il s’agit de repenser à la fois ce que la pratique politique moderne doit au pouvoir pastoral et ce que le pastorat chrétien doit à la philosophie antique, dans une réélaboration généalogique inédite des rapports du sujet au pouvoir et à la vérité. La tâche est en même temps conceptuelle, politique et éthique, et l’on comprend mieux pourquoi et comment Foucault a pu passer en si peu d’années de l’étude de la raison d’État moderne aux théoriciens des libéralismes, aux Pères de l’Église et de là à l’analyse des techniques de soi du christianisme et de l’Antiquité païenne, de Platon aux stoïciens. Plutôt qu’une succession de repentirs théoriques et de bouleversements soudains, le fil conducteur des questions patristiques dévoile chez Foucault un parcours cohérent dans les enjeux critiques et les exigences intellectuelles.
17De ce lien constitutif entre pastorat et pratiques de soi, Les aveux de la chair ne gardent, encore une fois, que le résultat final, libéré de la complexe charpente ayant servi à sa construction. L’édition posthume a pourtant intégré au texte des annexes constituées par des manuscrits divers se trouvant dans les mêmes fichiers de travail au moment de la mort de Foucault. Parmi ces annexes, la deuxième est particulièrement intéressante pour notre propos parce qu’elle lie très clairement les thématiques et les enjeux des Aveux à la problématisation du pouvoir pastoral. Il est presque impossible de définir avec certitude sa date de composition, mais les auteurs et les œuvres cités à propos du pastorat sont à peu près les mêmes que ceux du cours de 1978 ; il est donc vraisemblable que ce texte a été écrit peu après le cours, constituant une étape intermédiaire entre le cours sur le pastorat et l’élaboration définitive de l’ouvrage en 1982. En partant de l’histoire des pratiques alèthurgiques pénitentielles dans le premier christianisme (exolomogèse et exagoreusis), cette annexe souligne l’importance des rapports entre « mal faire » et « dire vrai » pour une généalogie du gouvernement des hommes par la vérité. Il reprend donc des concepts essentiels du début des années 1980, comme celui d’alèthurgie, et des thèmes porteurs des Aveux de la chair, comme la définition des arts de l’existence à la fois pour les laïcs et au sein des premières communautés monastiques. Il fait pourtant explicitement le lien entre procédures de véridiction, techniques de soi, institutionnalisation de la vie laïque et cénobitique, et « un type bien particulier de pouvoir […] spécifique aux Églises chrétiennes » (AC, p. 380) : un pouvoir qui, à la fois, guide et veille sur les hommes, doit les conduire un par un au salut, et demande pour cela des actes de vérité bien précis sur soi – des « aveux de la chair », justement. Les thèmes du pastorat, de la confession et des pratiques de la vie éthique et de la sexualité, entre virginité et mariage, font apparaître ici toutes leurs imbrications, qui ont porté Foucault du roi-berger de 1978 au directeur spirituel de 1984. Si l’on considère ensemble l’histoire des herméneutiques de soi, des pouvoirs subjectivants et des codifications de la morale sexuelle à travers la question de l’aveu, on ne peut que repartir du christianisme, et notamment de celui des premiers siècles. Le parcours à travers les Pères, de 1977 à la fin de sa vie, se révèle dans toute sa force et sa cohérence de questionnement, interrogeant la sexualité comme « sismographe de la subjectivité21 ». Comme Tertullien, le « bonhomme fondamental », l’avait déjà indiqué à Foucault en 197722, le cœur d’une généalogie de notre sexualité se situe là où le sexe s’est noué à la vérité, et à la vérité de nous-mêmes :
Mais si, mais si ! Si vous êtes obligés de dire la vérité, c’est que, sans le savoir, vous êtes malgré tout un petit peu Œdipe. Mais vous voyez que celui qui vous disait ça n’avait fait, en somme, que retourner le gant, le gant de l’Église23.
LES « ÂGES DU SUJET » DE LA MODERNITÉ AUX PÈRES. LE SUJET RÉVOLTÉ
18Il reste une dernière précision chronologique et génétique à donner, un dernier pas en arrière à faire dans la généalogie foucaldienne de la chair, qui remonte un peu avant 1977, mais est essentiel pour comprendre la rencontre avec les Pères et plus généralement l’importance du « moment chrétien » pour la pensée de Foucault. Les aveux de la chair constituent en fait une vaste réélaboration d’un premier chantier de livre sur la chair chrétienne caractérisée comme chair « bavarde », appelée à dire la vérité sur elle-même : La chair et le corps, deuxième tome inédit du premier projet de l’Histoire de la sexualité en six volumes, selon le plan annoncé en 197624. Des parties d’une première version de ce manuscrit25 sont conservées dans les archives de la BNF et constituent sans doute la première plongée de longue haleine de Foucault dans la théologie chrétienne26.
19Foucault se donne comme objet d’étude la question de la concupiscence dans les techniques de la confession religieuse entre le xve et le xviiie siècle, à travers une généalogie de l’aveu, en particulier l’aveu des péchés de la chair, qui remonte jusqu’au Moyen Âge, jusqu’au viiie siècle de notre ère. Ces études complexes de la confession de luxure ont comme point de départ les changements produits par le développement des pratiques de direction de conscience pour les laïcs à partir du xve siècle, et plus précisément les bouleversements dans les pratiques de dire-vrai sur soi apportés par la Réforme protestante et les ripostes de la Réforme catholique. Dans ce tournant bien spécifique de l’histoire moderne, Foucault dessine le passage d’une codification juridique et relationnelle des fautes portant sur les actes commis par les individus, à une grille d’exploration du péché qui recherche la vérité de sa faute dans les plis de ses désirs, l’élan de ses plaisirs, les mouvements de son corps et de sa conscience, aux limites entre volontaire et involontaire.
20Ce sont des idées que l’on trouvait déjà exposées, mais beaucoup plus synthétiquement, dans le cours au Collège de France Les anormaux, notamment dans les leçons du 19 et 26 février 1975. On peut donc dire que Foucault commence à travailler sur ces questions vers 1974. Nous nous pencherons ici en particulier sur un manuscrit d’une cinquantaine de feuillets conservé dans la boîte 89 des archives Foucault à la BNF27, et qui constitue une introduction possible soit au volume entier soit à l’une de ses parties. Sa date de rédaction est difficile à déterminer : si la plupart des textes de La chair et le corps sont vraisemblablement déjà achevés vers le milieu des années 1970, avant même la publication de La volonté de savoir, ce manuscrit en particulier cite un ouvrage de Pierre Chaunu de 197628 et est conservé dans une pochette portant sur le verso du dernier feuillet une note datée de juin 1977. Il est donc probable qu’il s’agit d’un des derniers développements composés pour le premier projet et faisant déjà signe vers la réélaboration des Aveux de la chair.
21Ce manuscrit est intéressant dans ce cadre parce qu’on y trouve deux redéfinitions conceptuelles qui, pour être élaborées à propos du contexte de la théologie morale à l’âge des Réformes, comportent une valeur plus générale pour l’ensemble du parcours foucaldien. La première, concernant la longue histoire de l’extension et de la sacramentalisation des techniques de confession depuis le Moyen Âge, est celle de « production de vérité29 » ; par cette expression, précise Foucault :
je n’entends pas la découverte de quelque chose qui pourrait être universellement tenu pour vrai ; mais l’ouverture d’un domaine où la différence du vrai et du faux est pertinente, où sont mis en œuvre des procédés pour les distinguer, et où l’élément qui reçoit valeur de vérité est investi d’un certain pouvoir et induit des effets réglés de contrainte30.
22La proximité entre cette définition et celle d’« alèthurgie » dans le cours de 1980 est évidente : il s’agit pour Foucault de repenser la méthode analytique des pratiques de vérité dans un réseau ouvert de pouvoirs s’exerçant sur des individus, sur des sujets. La deuxième définition importante est, en effet, celle de la « conduite » des hommes comme ensemble des arts de direction, lesquels concernent et modifient « le rapport de l’individu à lui-même31 ». C’est encore une fois le rapport entre pouvoir, vérité et subjectivité qui trouve dans l’histoire des aveux de la chair une nouvelle épaisseur problématique. Le pastorat n’est pas loin : les Réformes ont d’ailleurs été pour Foucault, il le répète souvent dans La chair et le corps ainsi que dans le cours de 1978, un grand moment de réouverture, polémique et sanglante, de la question pastorale. Foucault écrit :
[À] l’époque où, sur le fond d’une féodalité qui se disloque, se mettent en place les États, les monarchies, les structures, les institutions et les théories de la souveraineté, on entre dans une époque qui sera traversée par la question juridique, politique puis philosophique du « sujet ». Âge du sujet, auquel […] il faut rattacher le régime « moderne » de la sexualité32.
23À travers l’étude de ce problème spécifique concernant à la fois l’histoire religieuse moderne et l’histoire de la sexualité (la confession du péché de luxure entre le xve et le xviiie siècle), Foucault rencontre une nouvelle dimension du rapport à soi, au pouvoir des autres, à la parole de vérité. Ce qui est en jeu dans les aveux de la concupiscence codifiés par la pastorale post-tridentine, ce n’est pas, ce n’est plus l’ensemble des lois et leurs transgressions ni le simple acte du corps ou de la volonté. C’est précisément la chair, au sens de la « subjectivité du corps » concupiscent, désirant et résistant à l’emprise de la volonté ou de la conscience. « La chair, c’est la subjectivité même du corps, la chair chrétienne, c’est la sexualité prise à l’intérieur de cette subjectivité, de cet assujettissement de l’individu à lui-même », dira Foucault dans une conférence tenue à l’université de Tokyo en avril 1978, « Sexualité et pouvoir33 ». L’homme sexuel de la modernité se construit et se comprend déjà dans La chair et le corps comme un sujet de la concupiscence : un sujet incité à rechercher la vérité – sa propre vérité de sujet – dans les plis de sa chair, dans ses affects et mouvements involontaires, dans un combat perpétuel avec ce qui en lui se dérobe à lui-même. Et cette dimension de la subjectivité comme expérience de soi fragmentée et toujours à recomposer est sans doute la « découverte » fondamentale de Foucault dans la théologie morale tridentine. Ainsi peut-il écrire :
Ce qui s’y trouve mis en question, ce n’est pas un rapport, c’est un sujet. Ou plutôt une subjectivité, avec les flexions de ses automatismes et de ses consentements, avec les éveils et les limites de sa conscience, avec les formes, les mouvements et les occasions de ses plaisirs. […] Le sexuel commence à s’inscrire non plus tellement dans une problématique de l’alliance avec ses codes, mais dans une problématique du sujet et de la vérité34.
24Cette « problématique du sujet et de la vérité » est au fond le fil rouge qui guide toute l’exploration foucaldienne de la théologie chrétienne de la chair, de la modernité aux Pères ; la notion de « chair » elle-même est une modalité bien spécifique de relation entre le sujet, la vérité, le pouvoir qui se dessine entre « la subjectivation de l’éthique sexuelle », « la production indéfinie de la vérité de soi-même », et « la mise en jeu de rapports de combat et de dépendance avec l’autre » (AC, p. 245), dira Foucault dans Les aveux de la chair.
25Dans la boîte 87 des archives de la BNF, on trouve un passage rédigé où Foucault résume en quelques pages ce qu’il entend par cette notion si complexe de « chair », cette fois détaillée à travers les textes des Pères : Cassien, Tertullien, Athanase, Basile d’Ancyre, Grégoire de Nysse, Basile de Césarée, Ambroise, Augustin, Grégoire le Grand, etc. Le texte n’est pas daté, mais il est certainement postérieur à La chair et le corps, remontant vraisemblablement au tournant des années 1980. On y retrouve l’intuition, à notre sens fondamentale (et qu’il faudrait sans doute rapprocher de l’analyse du thème des « contre-conduites » dans Sécurité, territoire, population), que Foucault avait déjà évoquée en étudiant la théologie des Réformes : la chair chrétienne est le corrélatif d’un ensemble de pratiques de soi sur soi qui prennent la forme d’une technique de la révolte. Nous lisons :
Ce qui caractérise la chair chrétienne, c’est qu’elle est révoltée. Les passions contre lesquelles les philosophes païens voulaient armer leur âme et celle de leurs disciples, étaient avant tout une forme de passivité : marque d’une impuissance de l’âme, de son lien non maîtrisé au corps, et de la dépendance de celui-ci à l’égard du monde. La chair n’est pas en ce sens passion ; du moins les passions qui affectent l’âme traduisent les puissances propres de la chair ; et si le corps est si dépendant du monde, s’il éprouve avec tant de violence, des besoins qu’il ne peut satisfaire, s’il est affecté de tant d’accidents, c’est parce que la chair est en état de révolte. Selon certains, c’est cette révolte qui a provoqué la chute ; pour d’autres, c’est le péché premier et la chute qui ont provoqué à titre de châtiment la révolte de la chair et l’impossibilité lors de la maîtriser à lui seul. Toujours est-il que la chair est pour le chrétien ce qu’il doit en lui-même combattre. Non pas seulement s’en rendre maître comme de quelque chose qui risque d’échapper à la volonté ; mais mener contre elle une lutte qui n’aura pas de terme, du moins dans ce monde-ci. Dans la chair, le chrétien doit reconnaître et lui-même et son adversaire35.
26Le sujet de la chair est un sujet « révolté », dont la forme est celle d’un conflit perpétuel entre soi et soi, et entre soi et autrui comme menace de pénétration du démoniaque dans soi. Cette dimension de la rupture dans l’expérience chrétienne de soi est bien présente dans les analyses des Pères des années 1980. Il suffit de reprendre les développements consacrés à Tertullien dans Du gouvernement des vivants : l’un des éléments les plus forts de nouveauté de sa doctrine du péché originel, du baptême et de la pénitence, réside précisément dans l’idée que le sujet chrétien est appelé non seulement à se transformer à travers des pratiques d’ascèse, mais aussi à se modifier en ayant la conscience qu’il n’atteindra la perfection de soi qu’à travers la perte de tout ce qu’il est dans ce monde. Or cette conversion est paradoxale aussi à un deuxième niveau : non seulement il faut mourir à soi pour réaliser la plénitude de sa liberté, mais cette mort spirituelle implique un examen toujours recommencé de l’intériorité de son cœur. Le sujet chrétien se construit entre la double injonction « dis-moi qui tu es » et « fais en sorte de ne plus être ce que tu es », sachant que cette rupture avec soi doit être perpétuellement reprise, menacée qu’elle est, sans la grâce de Dieu, par la tentation de l’autre grand Autre, le démon. Le christianisme est donc certes une religion de l’« obéissance ininterrompue » et du « salut dans la non-perfection36 » ; elle est surtout, à partir de cela, une religion de la fracture : entre soi et soi ; soi et l’autre dans soi ; la Vérité qui sauve et les fausses vérités qui trompent.
Comment devenir autre ? Comment cesser d’être ce qu’on est ? Comment, étant ce qu’on est, devenir tout autre ? Comment, étant dans ce monde, passer à un autre ? Comment, étant dans l’erreur, passer à la vérité ? Ce problème de la conversion, c’est-à-dire de la rupture d’identité, c’est là où s’est noué pour nous le problème des rapports entre subjectivité et vérité37.
27Nous pouvons prendre un exemple de l’importance de ces thèmes dans Les aveux de la chair ; un lieu de l’analyse d’ailleurs paradoxal à notre sens, tant Foucault aurait pu pousser son discours encore plus loin. Il s’agit du questionnement des pratiques de virginité dans les premiers siècles du christianisme, avant l’institutionnalisation de la vie monastique. Ces pratiques représentent dans l’argumentation foucaldienne un exemple fort du fait que, entre monde païen et chrétien, ce ne sont pas les codes moraux qui changent, mais l’expérience que le sujet fait des prescriptions éthiques : la virginité est vécue par les premiers chrétiens non pas comme une radicalisation des techniques anciennes de continence mais comme la réalisation d’un état radicalement autre. Il est dans ce sens particulièrement significatif que les premières théorisations des arts de la virginité dans les textes chrétiens concernent des communautés de femmes38. Le choix de la chasteté était pour ces femmes une double rupture, existentielle et sociopolitique. Il s’agissait de refuser le destin naturel du sexe féminin, le mariage et la maternité, en entrant souvent dans un conflit radical avec les familles et le regard de la société, mais aussi de choisir une vie qui ne soit pas de renonciation à la dimension d’épouse et mère, mais de torsion totale du sens donné à ces expériences : du mariage dans la chair au mariage dans l’esprit, pour devenir, comme la Vierge et l’Église tout entière, épouse et mère du Christ, épouse et mère de ses frères en Christ. Les premières vierges chrétiennes mettent en scène un bouleversement radical de la naturalité terrestre des liens familiaux, pour accéder à un rapport inédit à Dieu. Foucault est bien conscient de tous ces thèmes39, mais il ne les développe pas jusqu’au bout, sous-estimant sans doute la révolution que l’art de la virginité a pu représenter dans la doctrine et l’existence concrète des premières fidèles chrétiennes dans la société impériale40. Le sujet chrétien est, encore une fois, non seulement un sujet obéissant, voué à chercher indéfiniment dans les plis de soi la vérité de soi-même : il est aussi un vecteur d’altérité et d’altération, un sujet qui fait rupture.
28Dans la conception chrétienne de la chair, celle des Pères en particulier, Foucault découvre ainsi une dimension du sujet irréductible aux simples procès d’assujettissement, lesquels restent bien entendu présents dans les techniques pastorales. Il s’agit avant tout d’un sujet scindé qui est contraint de découvrir en soi la profondeur d’un abîme qu’il ne maîtrise et ne maîtrisera jamais complètement, et qui pourtant définit son identité propre : une subjectivité toujours exposée au risque de possession par l’autre, une subjectivité éparpillée en fragments de voluptés et de délectations interdites et contradictoires, un soi qui a perpétuellement à s’avouer dans sa propre vérité pour conjurer – et jamais définitivement, du moins dans cette vie terrestre – le risque de perdre sa consistance subjective. Et un soi qui en même temps doit se perdre, mourir à soi, pour réaliser la perfection que Dieu a voulue pour lui. Des liens tout à fait inédits naissent avec l’expérience de la chair des premiers siècles du christianisme entre la liberté, la volonté individuelle et l’action de l’autre sur soi.
29Ce sujet appelé à devenir autre, à « se déprendre » de soi, que Foucault évoque si souvent dans ses ultimes travaux, serait-il encore alors un sujet chrétien – le Christ en vrai cynique ? Ce qui est sûr, nous semble-t-il, c’est que le sujet comme « pli », celui que décrit Gilles Deleuze dans son livre sur Foucault de 198641, est déjà présent dans les analyses des textes chrétiens – les traités modernes d’abord, les œuvres patristiques ensuite. Le passage par la chair décrite par les auteurs proto-chrétiens permet à Foucault de pousser au plus loin ses généalogies de la modernité, jusqu’à la subjectivité de l’Antiquité chrétienne tardive comme l’expérience d’un sujet dissocié, pluriel, relationnel et agonistique : un sujet qui n’est pas simplement dominé, dépendant de pouvoirs qui s’exercent sur lui de l’extérieur, ni un sujet absolument libre et fort de son rapport à la vérité, mais une dimension ouverte au cœur d’une lutte ; un sujet « qui découvre à lui-même et à l’autre cette part de soi qui lui échappe42 ». Au-delà de l’obéissance et d’une morale de la continence, il faudrait alors sans doute redécouvrir la valeur généalogique de ce « sujet autre » aujourd’hui. Un sujet auquel on ne demande pas de « devenir ce qu’il est », dans le mauvais nietzschéisme des coachs spirituels et des gourous du Self-Improvement. Mais un sujet qui ne peut être soi que dans la recherche infinie de soi (sauf à être investi de la grâce divine), parce qu’il est radicalement dans la fêlure et la scission.
Notes de bas de page
1 Parmi les travaux pionniers à ce sujet, il faut rappeler : James Bernauer, Jeremy Carrette (dir.), Michel Foucault and Theology. The Politics of Religious Experience, Londres, Ashgate, 2004 ; Philippe Büttgen, « Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales. Histoire, sciences sociales, 62/5, 2007, p. 1129-1154 ; Michel Senellart, « Paradossi e attualità della soggettivazione cristiana », dans Eleonora de Conciliis (dir.), Dopo Foucault. Genealogie del Postmoderno, Milan, Mimesis, 2007, p. 33-52 ; Philippe Chevallier, « Foucault et les sources patristiques », dans Philippe Artières et alii (dir.), Michel Foucault, Paris, L’Herne (Cahiers de l’Herne, 95), 2011, p. 136- 141 ; Id., Michel Foucault et le christianisme, Lyon, ENS Éditions, 2011 ; Cesar Candiotto, Pedro de Souza (dir.), Foucault e o cristianismo, Sao Paulo, Autêntica, 2012.
2 BNF, NAF 28730.
3 Voir Michel Foucault, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2015, t. 2, p. xxvi.
4 Foucault, « Le jeu de Michel Foucault » [1977], DE 2, 206, p. 313.
5 Foucault parle d’une « production analytique sur la sexualité », dans Foucault, « Sexualité et pouvoir » [1978], DE 2, 233, p. 554.
6 Boîte 40, BNF, NAF 28730.
7 Voir surtout les boîtes 22 et 24, BNF, NAF 28730.
8 Foucault, Histoire de la sexualité, t. 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 12.
9 Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-1980), éd. par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2012, p. 8.
10 Ibid., p. 14.
11 Ibid., p. 220-221 et 227.
12 Voir Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France (1980-1981), éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/Seuil, 2015, p. 240-241.
13 Voir en particulier De baptismo, trad. par R.-F. Refoulé et M. Drouzy, Paris, Cerf (SC, 35), 1952 [rééd. 2002] ; De paenitentia, trad. par C. Munier, Paris, Cerf (SC, 316), 1984.
14 Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 105-106.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 111-112.
17 Voir sur ces questions Philippe Büttgen, « Théologie politique et pouvoir pastoral », art. cité.
18 Voir Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 157. Foucault modifie ici une citation attribuée à Valentinien envoyant saint Ambroise à Milan comme évêque, dans laquelle le terme « pasteur » n’apparaît pas : Vade, age non ut judex, sed ut episcopus, dans Vita sancti Ambrosii mediolanensis episcopi, a Paulino ejus notario ad beatum Augustinum conscripta, Patrologia Latina 14, col. 29 D.
19 Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 187.
20 Ibid., p. 154.
21 Foucault, « Sexualité et solitude » [1981], DE 2, 295, p. 991.
22 Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », art. cité.
23 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 306.
24 Le plan d’une histoire de la sexualité en six volumes était donné à lire sur la quatrième de couverture de la première édition de La volonté de savoir en 1976 : 1. La volonté de savoir ; 2. La chair et le corps ; 3. La croisade des enfants ; 4. La femme, la mère et l’hystérique ; 5. Les pervers ; 6. Populations et races.
25 Pour une reconstruction de l’histoire et de l’état d’une partie du manuscrit désormais accessible de La chair et le corps, voir Philippe Chevallier, Michel Foucault et le christianisme, op. cit., ici p. 149-150.
26 Qu’il me soit permis de renvoyer à mon article : Arianna Sforzini, « L’autre modernité du sujet. Foucault et la confession de la chair : les pratiques de subjectivation à l’âge des Réformes », Revue de l’histoire des religions, 235/3, 2018, p. 485-505.
27 Dossier 1, boîte 89, BNF, NAF 28730.
28 Pierre Chaunu, Le temps des Réformes, Paris, Fayard, 1976.
29 Cette formule se retrouve déjà dans Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 46.
30 Dossier 1, boîte 89, BNF, NAF 28730.
31 Ibid.
32 Ibid. ; nous soulignons.
33 Foucault, « Sexualité et pouvoir », art. cité, p. 566.
34 Boîte 64, chemise 9, BNF, NAF 28730 ; nous soulignons.
35 Boîte 87, chemise 3, BNF, NAF 28730.
36 Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 249, 253.
37 Ibid., p. 156.
38 Foucault utilise surtout les textes de Cyprien, De habitu virginum, Patrologia Latina 4, et de Méthode d’Olympe, Le banquet, trad. par H. Musurillo, V.-H. Debidour, Paris, Cerf (SC, 95), 1963.
39 Voir en particulier Les aveux de la chair, op. cit., partie II, chap. 1 : « Virginité et continence », p. 154-176 ; et le deuxième cours du séminaire tenu à New York en novembre 1980 : boîte 40, BNF, NAF 28730.
40 Voir sur ces thèmes les essais de Patrick Laurence, Jérôme et le nouveau modèle féminin, Paris, Études augustiniennes, 1997 ; Les droits de la femme au Bas-Empire romain. Le code Théodosien. Textes, traductions et commentaires, Paris, Chemins de Traverse, 2012. Voir aussi la recension de Jérôme Lagouanère des Aveux de la chair : « Foucault patrologue », Archives de sciences sociales des religions, 184, 2018, p. 85-97.
41 Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
42 Dossier 11, boîte 88, BNF, NAF 28730.
Auteur
Assistante docteure en esthétique à l’université de Fribourg et enseignante en humanités politiques à Sciences Po-Paris. Docteure en philosophie (université Paris-Est/université de Padoue) et spécialiste de la pensée de Michel Foucault, elle est l’auteure de nombreux articles et essais sur la pensée foucaldienne et la philosophie contemporaine, notamment dans ses rapports aux arts et aux performances du corps. Elle a publié deux monographies : Les scènes de la vérité. Michel Foucault et le théâtre (Le bord de l’eau, 2017) et Michel Foucault. Une pensée du corps (Puf, 2014). Chercheuse invitée à la Bibliothèque nationale de France, elle a travaillé à l’établissement d’un nouvel inventaire du fonds Michel-Foucault (2016-2019). Elle a codirigé Un demi-siècle d’Histoire de la folie (Kimé, 2013), Michel Foucault : éthique et vérité (1980-1984) (Vrin, 2013), et Foucault(s) (Publications de la Sorbonne, 2017).
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