1Les archives de Michel Foucault, dont Daniel Defert, son compagnon, est devenu par la volonté du philosophe le légataire et le dépositaire, sont entrées en 2013 dans les collections du département des Manuscrits, après avoir été classées trésor national en 2012. Elles sont désormais consultables sur le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France, dans la salle de lecture du département des Manuscrits, sous la cote NAF 28730.

2Ces archives représentent 110 boîtes, soit environ 37000 feuillets, et concernent près de quarante années de travail philosophique (depuis la scolarité de Michel Foucault à l’École normale supérieure jusqu’à la fin de sa vie). Précieusement conservées depuis la mort du philosophe en 1984, elles sont constituées de trois grands ensembles : les manuscrits autographes des cours et conférences qu’il donna tout au long de sa carrière professorale, notamment au Collège de France ; ses très nombreuses notes de lecture, documents de travail pour la préparation de son enseignement et de ses livres ; divers états manuscrits de livres, plus ou moins fragmentaires, la part essentielle étant constituée par les manuscrits inédits de ses derniers projets et volumes.

3Avant ce vaste ensemble indispensable à la recherche foucaldienne, la première rédaction de L’archéologie du savoir et des états successifs des deuxième et troisième tomes de l’Histoire de la sexualité avaient été acquis par la BNF1. Par la suite, en 2015, Henri-Paul Fruchaud, neveu de Michel Foucault, a fait don au département des Manuscrits de 15 boîtes d’archives concernant les années 1940 et 19502, complément indispensable pour reconstituer la chronologie du travail de Michel Foucault sur l’ensemble de son parcours. On y trouve de nombreuses notes de travail, notamment autour de la psychologie et de ses rapports avec la philosophie ; des manuscrits autour des premières publications de Michel Foucault ; de la correspondance ; des documents, enfin, liés à sa scolarité. Daniel Defert, pour sa part, a fait don en 2015 d’une boîte de correspondance et, en juillet 2020, d’un ensemble d’archives personnelles autour de Michel Foucault3.

4Les archives sont évidemment d’une grande utilité pour tous les projets de publication. En témoignent les nombreuses corrections qui ont pu être apportées aux textes pour l’édition en Pléiade des œuvres de Michel Foucault4. La comparaison des versions publiées antérieurement avec les manuscrits ou dactylographies originaux a révélé des erreurs de transcription parfois conséquentes – par exemple quand elles induisaient des contresens (ainsi dans l’article « Préface à la transgression » publié dans Dits et Écrits, « l’inexistence de Dieu » était devenue « l’existence de Dieu5 ») – et permis de rétablir des passages manquants.

5Au sein de ces archives, les fiches de lecture représentent un ensemble inestimable pour l’accès aux sources de la pensée de Michel Foucault. Il est aussi, de fait, le plus consulté. La fiche de lecture chez tous ceux qui en firent – et en font encore – usage (citons, entre autres, Walter Benjamin, Roland Barthes ou Guy Debord) est d’abord un outil de travail : l’auteur y garde la trace de ce qui l’a le plus marqué dans ce socle commun de références qu’ont été ses lectures, afin de pouvoir plus tard réutiliser ce matériau, en permettant à la réflexion de se structurer dans ses accords comme ses oppositions avec les théories précédemment énoncées, mais aussi de s’inscrire dans une histoire de la pensée. En tant qu’outil de travail, il donne donc les clés de ce qui a façonné la pensée d’un auteur, permettant alors ensuite aux chercheurs d’en remonter le fil avec un moindre risque de mauvaise interprétation.

6C’est d’ailleurs un vaste projet de mise en ligne de cette ressource archivistique que le laboratoire Triangle de l’ENS de Lyon et l’ENS-PSL ont entrepris ces trois dernières années. Ce projet, qui a reçu le soutien de l’ANR, entre dans la prolongation du travail déjà effectué en 2008-2010 autour des fiches de lecture des Mots et les choses, mis en ligne sous forme de base de données sous l’intitulé « La Bibliothèque foucaldienne6 ». Cette fois, c’est un plus vaste ensemble qui a été rendu accessible au sein d’une nouvelle base de données : les lecteurs peuvent désormais avoir accès à la numérisation d’un très grand nombre de fiches sous forme image enrichie d’une indexation précise qui facilite la recherche à l’intérieur du corpus et renvoie aux ouvrages consultés par Michel Foucault. Cette base de données, quoique ne concernant pas la totalité des fiches de lecture conservées dans le fonds Michel Foucault, a donc vocation à devenir un outil de travail fort utile pour les chercheurs7. Outre les très nombreuses thèses, portant aussi bien sur l’œuvre de Michel Foucault que sur des aspects des thèmes qui y sont traités, et les rééditions des cours enrichies des corrections relevées sur les manuscrits, l’événement éditorial qu’auront permis les archives de Michel Foucault, événement longtemps attendu par les spécialistes comme par le grand public, fut au début de l’année 2018 la publication des Aveux de la chair, quatrième et dernier volume du vaste projet d’histoire de la sexualité de Michel Foucault. Le premier, La volonté de savoir, publié en 1976, annonçait sur sa quatrième de couverture les titres à venir, dont aucun ne verra le jour8. Il faut dire que le projet initial contenait en germe cette possibilité de modification, annoncée par Michel Foucault dans trois pages dactylographiées par lesquelles il présente son projet d’histoire de la sexualité, en vue de l’édition allemande9. Il y écrit au premier alinéa : « Les volumes suivants [après La volonté de savoir, donc] ne sont indiqués qu’à titre provisoire. Le rêve serait un travail de longue haleine, qui se corrigerait à mesure qu’il se développe, ouvert sur les réactions qu’il suscite, sur des hypothèses nouvelles, sur les conjonctures qu’il croisera. Je souhaiterais que ce soit un ouvrage dispersé et transformable. » Il sera à ce point transformable que les deux volumes publiés en 1984, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, présentés comme les tomes 2 et 3 de l’Histoire de la sexualité, non seulement ne reprennent aucun des titres annoncés, mais par ailleurs proposent des développements éloignés du projet initial.

7Cependant le manuscrit de ce qui devait être le volume suivant, lointain écho de La chair et le corps annoncée en 197610, est déjà déposé chez Gallimard depuis 1982, où une dactylographie a été établie. Mais la dactylographie fournie par Gallimard est fautive, l’écriture de Michel Foucault n’ayant pas été, à maintes reprises, bien déchiffrée ; et Michel Foucault, trop affaibli par la maladie, ne pourra pas achever de la corriger après la publication des deux précédents volumes, parus successivement en mai et juin 1984. Ses archives, donnant accès à la version manuscrite du texte heureusement préservée, ont permis de corriger les erreurs de la dactylographie11, donc d’éditer une version fidèle au texte de Michel Foucault. Elles ont aussi permis, en parallèle, que soient rendues accessibles les sources de l’élaboration de ce texte. On pourra ainsi consulter avec beaucoup de profit la boîte 22 où se trouvent des notes de lecture sur les Pères de l’Église prises vers 1977 ; la boîte 23, qui contient d’autres notes sur les Pères de l’Église, mais plus tardives ; la boîte 51, qui donne accès à des notes de lecture, manuscrits et dactylographies préparatoires pour une histoire de la sexualité ; la boîte 90, enfin, qui contient des feuillets manuscrits relatifs aux Aveux de la chair et à L’usage des plaisirs, centrés essentiellement autour de la question de l’Antiquité tardive, du christianisme et du mariage.

8Cette ressource, consultable en parallèle du texte lui-même désormais publié, est donc, comme on le voit, essentiellement composée des fiches de lecture établies par Michel Foucault pour nourrir sa réflexion autour de l’histoire de la sexualité. Dans le deuxième alinéa de sa présentation du projet (feuillets dactylographiés mentionnés ci-dessus), Michel Foucault précise bien que « c’est la genèse d’un savoir qu’on trouvera ici – un savoir que je voudrais ressaisir à sa racine, dans les institutions religieuses, les structures familiales où il s’est formé, dans les effets de contrainte qu’il a pu avoir sur les individus dès lors qu’on leur persuadait qu’ils avaient à découvrir en eux-mêmes la force secrète et dangereuse d’une “sexualité” ». Précisément, par les fiches de lecture, Michel Foucault nous permet de retourner nous-mêmes à cette racine mise à nue pour servir de socle à sa réflexion.

9Les fiches de lecture permettent évidemment de savoir quels livres un auteur a lus. C’est une donnée très importante pour la recherche, puisque la façon d’aborder les questions varie selon les courants de pensée. Il est aussi utile de savoir si un auteur est allé directement puiser à la source d’un texte ou s’il a d’abord eu recours aux commentateurs, qui l’auront chacun emmené vers leur interprétation du texte. Mais les citations copiées, ou les synthèses de lecture qui sont proposées sur la fiche, permettent par ailleurs de comprendre la façon dont un auteur a lu les livres qui ont été utiles à l’écriture de son œuvre : ce qu’il en a retenu relève en effet déjà de l’analyse. La façon dont Michel Foucault rédige ses fiches, toujours selon la même structure, est à ce titre édifiante, puisqu’il ajoute sur chacune une donnée de classement : indiquant l’auteur et le titre dans le coin supérieur gauche, il inscrit dans le coin supérieur droit le thème de rattachement de la citation copiée, par exemple : « La vérité dans My secret life12 » ; « Le Christ époux13 » ; « Mariage avec les démons14 ».

10Toutes les fiches de Michel Foucault sur les Pères de l’Église reflètent ainsi parfaitement l’objectif annoncé, et rendent lisible son processus d’élaboration : comprendre « par quels chemins et pour quelles raisons, s’est organisé ce domaine de connaissance qu’on appelle d’un mot récent la “sexualité”15 ». Elles permettent aussi à ceux qui le souhaiteraient de poursuivre, par les « réactions qu’[elles] suscitent », les « hypothèses nouvelles » qu’elles peuvent amener à formuler, les « conjonctures » qu’elles invitent « à croiser », cette réflexion dont Michel Foucault n’aura pu, faute de temps, écrire tous les chapitres – car on ne peut douter qu’il aurait poursuivi en ce sens, tant l’ensemble de ses dossiers, recomposés sans cesse au gré de son travail16, témoignent d’un constant souci d’approfondissement de sa pensée.