Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1« Les auditeurs des cours de Michel Foucault au Collège de France furent sans doute surpris lorsque, au tout début de l’année 1980, le philosophe présenta de longues analyses sur les Pères chrétiens des premiers siècles. » Ces mots qui ouvrent l’un des chapitres du présent livre, confirmés par le témoignage qui le referme, suffisent à délimiter un problème et à prendre la mesure d’un événement : événement dans le parcours de Foucault assurément, mais plus largement dans la manière dont la philosophie occidentale a pensé le rapport du christianisme à la modernité depuis Hegel et Max Weber.
2Les travaux de Michel Foucault sur les Pères de l’Église forment au sein de l’œuvre un chantier qui reste à parcourir. D’un côté, ils initient la réflexion sur la subjectivité et la subjectivation ; de l’autre, ils constituent un point d’analyse privilégié de l’émergence de la sexualité moderne et du rôle qu’y a joué le christianisme. S’y entendent la fréquentation de l’œuvre de Peter Brown et les échanges réguliers avec Paul Veyne.
3Longtemps attendus par les spécialistes comme par le grand public, Les aveux de la chair, quatrième et dernier volume inédit du projet d’Histoire de la sexualité de Michel Foucault, sont parus en février 2018 aux éditions Gallimard. Phénomène éditorial et best-seller improbable, cette parution vient refermer le volumineux dossier « Patristique » que Foucault avait ouvert dès 1976 et dont plusieurs pièces majeures nous étaient déjà accessibles. En 2012 est paru Du gouvernement des vivants, cours au Collège de France de 1980 consacré pour une large part aux Pères de l’Église (Hermas, Tertullien, Cassien, Clément de Rome, etc.), dont la lecture serrée était l’occasion d’analyses novatrices des « régimes chrétiens de vérité » (baptême, pénitence). Non seulement ces leçons annoncent ce que l’on a couramment appelé le « dernier Foucault », celui des techniques de soi, mais elles renouvellent profondément ce que nous croyions être la vision foucaldienne du christianisme, en apparence cristallisée dans La volonté de savoir en 1976 et devenue doxa pour un large public : le christianisme ne serait que la religion de l’aveu et de l’obéissance. Une part importante des Aveux de la chair reprend d’ailleurs le matériau du cours de 1980, augmenté d’une longue et étonnante analyse consacrée à Augustin.
4Si cette place du christianisme dans l’œuvre de Foucault a fait l’objet depuis une dizaine d’années d’une attention renouvelée, l’espace historique d’émergence et les acteurs majeurs de cette problématisation du sujet moderne – les Pères grecs et latins du iie au ve siècle – ont été rarement explorés pour eux-mêmes. La rencontre entre l’œuvre de Foucault et le monde de la recherche patristique (patrologues, philologues, historiens, théologiens) n’avait pas encore eu lieu, alors même qu’elle est devenue une activité courante dans des domaines aussi variés que l’histoire de l’Antiquité gréco-romaine ou les sciences sociales. Ce livre, prolongement d’un colloque international qui s’est tenu du 1er au 3 février 2018 à Paris, le premier consacré à ce thème, espère combler ce manque.
5La première partie serre d’aussi près que possible le « tournant chrétien » de l’œuvre de Foucault (1978-1984), marqué par un investissement inattendu dans la lecture des Pères. Il s’agit d’en préciser les textes, les thèmes et les concepts, mais aussi, déjà, d’en esquisser les problèmes qui seront abordés dans la partie suivante. En ouverture, Laurence Le Bras présente l’importance, pour la compréhension de ce « tournant chrétien », des archives acquises en 2013 par la Bibliothèque nationale de France, lesquelles ont permis l’édition des Aveux de la chair. Arianna Sforzini s’emploie ensuite à retracer l’histoire des lectures chrétiennes de Foucault, mais à rebours, partant du dernier état de sa réflexion sur la chair chrétienne (1980-1984) pour remonter à ses prémisses du côté du gouvernement pastoral (1978), dégageant la cohérence d’un parcours autour de la notion de sujet « dissocié » et « révolté ». Cette cohérence n’exclut pas les évolutions conceptuelles, comme le montre Agustín Colombo qui analyse les glissements que connaît la définition de l’expérience chrétienne de la chair chez Foucault, d’une herméneutique du soi dans Les aveux de la chair (1980-1982) à une herméneutique du désir dans L’usage des plaisirs (1984). Dans ce glissement s’annonce la difficulté majeure de l’interprétation foucaldienne du christianisme antique, telle que l’aborde ensuite Johannes Zachhuber : la difficulté d’intégrer dans le grand projet d’histoire de la sexualité que porte Foucault, et, en particulier, de la « libidinisation du sexe », le christianisme des premiers siècles et ses rituels du baptême et de la pénitence. Ces difficultés voisinent cependant avec des avancées conceptuelles majeures : Philippe Chevallier relève ainsi l’attention inédite que Foucault porte, dans Les aveux de la chair, au « sens spirituel » que les textes chrétiens donnent aux pratiques comme la virginité, prenant soudain au sérieux leur argumentation théologique et leur dimension parénétique, au risque de remettre en question ses propres principes méthodologiques. Philippe Büttgen clôt cette discussion en étudiant les évolutions du concept d’aveu chez Foucault, dans les différents formats et les différentes histoires que le philosophe lui donne à partir de Surveiller et punir en 1975.
6Une fois ces repères posés, la deuxième partie présente une série d’examens critiques – historiques, philologiques ou philosophiques – qui se veulent autant de figures virtuelles d’une discussion que Foucault avait toujours appelée de ses vœux. Si leurs réserves sont parfois fortes, les discutants s’accordent tous sur l’extraordinaire érudition dont fait preuve la patristique foucaldienne et sa force de suggestion intacte. La diversité des objets abordés dans cette partie reflète la variété des lectures et intérêts de Foucault, confronté aux Pères par ses propres hypothèses historiques. Paul Mattei dresse en ouverture un bilan du « Tertullien de Foucault », entre intuitions confirmées et fragilité philologique et théologique. Michel Senellart part de l’articulation délicate entre gouvernement pastoral et direction monastique pour ressaisir l’importance, au sein du premier, de la figure du substitut sacrificiel, trop vite éclipsée chez Foucault par le lien de dépendance d’individu à individu. Sébastien Morlet prend le risque d’une exégèse d’exégèse, soumettant à l’état de l’art actuel le commentaire que donne Foucault d’une lecture biblique de Jean Chrysostome. Bernard Meunier regrette de son côté que l’analyse de la parrêsia chrétienne, accentuant sa rupture avec la parrêsia cynique ou platonicienne, masque la diversité des significations et leur cohabitation aux premiers siècles. Frédérique Ildefonse reprend ce même dossier de la parrêsia, mais à partir de l’idée de totalité que la notion sous-tend, montrant que ce qui relevait de Dieu dans la sagesse antique devient le fait de l’intériorité de l’âme dans le monachisme. Enfin, rapprochant deux moments en apparence très éloignés de l’œuvre foucaldienne, Jean Reynard montre tout le profit qu’il y a à repartir des analyses de l’Histoire de la folie (1961) pour les appliquer à l’Antiquité chrétienne, où la question de la folie vient se nouer à celle de l’hérésie.
7Augustin, le Père capital, méritait bien une partie à lui seul, à la hauteur de son importance dans le corpus patristique bien entendu, mais surtout de la surprise causée par son apparition finale dans Les aveux de la chair, après un long silence de Foucault à son sujet. Il fait l’objet de la troisième partie, ouverte par Michel-Yves Perrin, qui s’emploie à reconstituer l’histoire de cet Augustin foucaldien, appuyée sur une large consultation des archives du philosophe touchant à la patristique. Elizabeth A. Clark éclaire les raisons de cette attention finale de Foucault à Augustin et remet le texte qui retint presque exclusivement son attention, le De bono conjugali, dans le contexte plus large de l’œuvre augustinienne et des polémiques qu’il accompagne, nuançant le portrait d’un Augustin pro-mariage. Laurent Lavaud met en valeur pour terminer l’un des points les plus subtils de l’analyse foucaldienne du mariage chez Augustin : celui, paradoxal, de la « volonté de l’involontaire », qu’il complète par une réflexion en miroir sur la grâce.
8Auditeur des cours de Michel Foucault, avec qui il échangea à plusieurs reprises, James Bernauer propose en guise d’épilogue un témoignage personnel d’où émerge un tableau de la réception de Foucault dans la théologie anglo-américaine – réception inattendue, souvent déroutante, mais assurément en avance sur sa réception européenne.
9Un mot enfin pour justifier le titre choisi : l’emprunt, assumé, se veut un salut amical à l’article pionnier d’Elizabeth A. Clark, en 1988, qui s’appelait « Foucault, The Fathers, and Sex ». La présence de son auteure dans ce volume n’en est que plus émouvante.
Auteurs
Professeur de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (CNRS/université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Il a publié Théologie et sciences sociales. Autour d’Erik Peterson (en codirection avec Alain Rauwel, Éditions de l’EHESS, 2019) et, sur Foucault, « Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales. Histoire, sciences sociales (62/5, septembre-octobre 2007, p. 1129-1154) ; « Un nouveau pastorat ? », Revue de métaphysique et de morale (4, octobre-décembre 2007, p. 469-481).
Adjoint au responsable de la coordination de la recherche à la Bibliothèque nationale de France. Docteur en philosophie de l’université Paris-Est, titulaire d’un master de théologie catholique, il est l’auteur de deux essais sur Foucault : Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille (Pleins feux, 2004 ; Puf, 2014) et Michel Foucault et le christianisme (ENS Éditions, 2011). Il a collaboré à la première édition critique des œuvres de Foucault (Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2015). Il est également l’auteur de Être soi. Une introduction à Kierkegaard (François Bourin, 2011 ; Labor et fides, 2020).
Docteur en philosophie de l’université Paris 8 et en sciences sociales de l’université de Buenos Aires. Il a été visiting scholar au Boston College. Il est actuellement chargé de recherches au Fonds de la recherche scientifique-FNRS à l’Institut supérieur de philosophie de l’université catholique de Louvain. Sa thèse doctorale intègre pour la première fois l’analyse du tapuscrit des Aveux de la chair, resté inédit jusqu’en 2018. À partir des travaux de Michel Foucault, en particulier ceux consacrés au christianisme, ses recherches visent à développer une critique de la subjectivité élaborée par la pensée française contemporaine. Ces recherches ont été publiées dans plusieurs revues scientifiques telles que la Revue théologique de Louvain, Anales del seminario de Historia de la filosofía et Foucault Studies. Il a codirigé Pensar con Foucault hoy (UNSAM Edita, 2019) et The Politics of Desire. Foucault, Deleuze, and Psychoanalysis (Rowman and Littlefield International, à paraître).
Assistante docteure en esthétique à l’université de Fribourg et enseignante en humanités politiques à Sciences Po-Paris. Docteure en philosophie (université Paris-Est/université de Padoue) et spécialiste de la pensée de Michel Foucault, elle est l’auteure de nombreux articles et essais sur la pensée foucaldienne et la philosophie contemporaine, notamment dans ses rapports aux arts et aux performances du corps. Elle a publié deux monographies : Les scènes de la vérité. Michel Foucault et le théâtre (Le bord de l’eau, 2017) et Michel Foucault. Une pensée du corps (Puf, 2014). Chercheuse invitée à la Bibliothèque nationale de France, elle a travaillé à l’établissement d’un nouvel inventaire du fonds Michel-Foucault (2016-2019). Elle a codirigé Un demi-siècle d’Histoire de la folie (Kimé, 2013), Michel Foucault : éthique et vérité (1980-1984) (Vrin, 2013), et Foucault(s) (Publications de la Sorbonne, 2017).
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