Note sur la justification dans la relation ethnographique1
p. 137-163
Texte intégral
1Caractériser les énoncés produits dans la relation et l’entretien ethnographiques ne va pas de soi. Et sans doute faut-il distinguer une grande variété de cas et de registres : « l’ethnographie » ne recouvre pas un seul type d’interlocutions – ni même un seul type d’énoncés au sein d’une même discussion, d’un même entretien. Mettre l’accent sur l’interlocution ne signifie nullement qu’elle constitue le cadre exclusif de la réalisation d’une enquête ethnographique : elle n’en est qu’un aspect, et l’analyse du contexte structurel ou politique d’une enquête, comme des modalités d’observation ou de « participation » mises en œuvre méritent également la plus grande attention. Car, loin d’avoir un accès direct à une chose (la situation sociale, ou la vérité de la personne que nous rencontrons), nous mettons en jeu dans le dispositif ethnographique et les interlocutions spécifiques qui s’y jouent une série de relations. La relation d’enquête est une partie constitutive de ce qui se donne ensuite comme matériau d’enquête ; ou pour le dire autrement, toute donnée produite dans l’entretien est par nature altérée, aliénée, dans l’élément de l’autre.
2Cette relation apparaît sur un fond de silence2 : face à un ethnographe, posons qu’il y a toujours de bonnes raisons de se taire. Un de mes proches amis kanaks, Narcisse Kaviyöibanu, m’expliquait ainsi l’entretien plus que décevant que j’avais réalisé avec un tiers, Roch Kwéaa :
C’est un gars qui ne parle jamais, mais en fait qui sait beaucoup de choses, […] et puis il ne parle pas, parce qu’en fait il est bien dans sa peau, […] et puis ça dérange un peu quand il parle. Mais en tout cas comme il maîtrise les choses de la maison [c’est-à-dire à la fois les histoires et les pouvoirs de son clan], lui il n’en a rien à foutre en fait, il ne veut pas parler parce qu’il sait qu’il est Kwéaa, et puis il a tout pour lui. […] Puis c’est quelqu’un qui est humble, qui est très humble.
3Doit-on alors dire en négatif que pour parler à un ethnographe, il faut ne pas savoir grand-chose ? être mal dans sa peau ? et manquer d’humilité ? Sont-ce là les conditions de notre travail, et que cela signifie-t-il quant au savoir que nous élaborons ? Faut-il dire que le matériau même dont nous disposons est essentiellement marqué par une certaine posture subjective, relativement mal assurée, de nos interlocuteurs ? Quelle nécessité trouvent-ils à nous parler ? Ce sont là des questions qu’on pourrait dire critiques, en ce qu’elles visent à délimiter ce qui nous est accessible ou non de la réalité sociale par l’interlocution : ainsi un homme âgé refusa-t-il purement et simplement, et sans explication, le don d’arrivée que je lui présentai, rejetant par là même ma demande de relation (et d’entretien), alors même qu’il avait accepté quelques jours plus tôt que je prenne rendez-vous avec lui. Je ne sais toujours pas pourquoi (la qualité de mon introduction par son neveu utérin était-elle en cause ?) – et je ne le saurai sans doute jamais, maintenant qu’il est mort. Les silences amusés ou obstinés, les fins de non-recevoir font intégralement partie de l’expérience ethnographique : c’est donc bien l’évidence de la relation ou de l’interlocution ethnographique qui doit être questionnée. J’aimerais essayer de savoir ce qu’est le peu dont nous disposons, quand se noue une relation d’enquête.
4Je souhaite décrire dans cet article, sous le terme de « justification », un certain type d’énoncés, ou – ce qui revient au même – un certain type de positions subjectives dans la relation ethnographique. Parler pour se rendre justice, pour prouver le bien-fondé de sa propre conduite, pour donner ses raisons, pour expliquer son propre comportement : telle pourrait bien être l’une des raisons de répondre à la sollicitation de l’ethnographe, et d’accepter ses questions. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont montré3 comment des situations de controverses ou de conflits, et la recherche d’une solution de compromis pour en sortir, étaient particulièrement favorables à la production de justifications, et à l’explicitation des principes qui les fondent : que cela implique-t-il pour une ethnographie menée dans des situations de conflits ? Si le savoir anthropologique se fonde pour une part sur des justifications – et non pas seulement sur des informations, des opinions ou des témoignages – il faut alors poser une question de critique des sources et d’administration de la preuve : qui donne les données de terrain ? Et pourquoi ? Que faisons-nous lorsque nous citons un extrait d’entretien dans une publication scientifique ? La justification est, me semble-t-il, l’un des registres – mais pas le seul – permettant de le comprendre.
Une enquête en Nouvelle-Calédonie
5J’aimerais établir ce point en m’appuyant sur les enquêtes ethnographiques que j’ai menées en Nouvelle-Calédonie, dans la région de Houaïlou, à partir de 1991. J’y ai notamment étudié la mise en œuvre de la réforme foncière. Il s’agissait par cet angle d’attaque de donner une description de la situation sociale contemporaine, et de restituer le contexte des conflits fonciers qui y surviennent, à partir d’une approche croisant l’anthropologie et l’histoire4. J’ai pris les conflits fonciers actuels comme fil conducteur pour parcourir les rapports sociaux et les rapports de pouvoir, en présentant la façon dont s’est constitué le problème foncier, avant de suivre les transformations sociales induites par la présence française. Le projet gouvernemental de faire de la Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement a suscité des spoliations foncières importantes et la marginalisation des Kanaks5 : la politique de cantonnement des indigènes sur des terres de réserve fut mise en œuvre en 1876 à Houaïlou et mit fin à ces dynamiques sociales particulièrement importantes que constituaient les fréquents déplacements et accueils dans de nouveaux espaces de résidence de groupes de parenté jusqu’alors très mobiles. Dans un deuxième temps, au tournant du xxe siècle, le gouverneur Feillet obtint par l’intimidation une réduction massive des réserves par des abandons « volontaires » de terrains naguère délimités, grâce aux chefs administratifs qu’il avait nommés. De sorte qu’en 1929 moins de 10 % de l’espace de la commune de Houaïlou demeurait propriété kanake. La définition des réserves permit donc d’établir un régime de gouvernement marqué tout à la fois par la marginalisation des Kanaks (enfermés dans des réserves, exclus de la citoyenneté et soumis aux règlements de l’indigénat mis en place en 18876) et par leur exploitation. Cette situation détermine les formes concrètes des conflits fonciers qui confrontent aujourd’hui un ensemble de légitimités et d’influences locales concurrentes, et permet de comprendre comment se déploient les stratégies de chacun et les dynamiques sociales qui font de la terre un enjeu identitaire et de prestige dans les rapports sociaux kanaks7.
6Les enquêtes que je mène en Nouvelle-Calédonie depuis 1991 se sont inscrites dans le contexte des accords de Matignon8 puis de Nouméa. Après les années de tension et de violence qui ont accompagné l’émergence du mouvement indépendantiste kanak, le processus de négociation qui a mené aux accords de Matignon en 1988 a permis d’associer les Kanaks à la définition de l’avenir institutionnel du territoire. Ces accords prévoyaient des mesures dites par les indépendantistes « de décolonisation » (transferts de compétences, gestion des institutions politiques, formation de cadres, mais aussi réforme foncière), visant dans l’esprit des négociateurs du Front de libération nationale kanake et socialiste (FLNKS) à préparer réellement une indépendance à venir, même si ces accords de Matignon ne conduisaient pas à un transfert complet de souveraineté, leur terme venu. Faisant suite aux accords de Matignon (1988), les accords de Nouméa signés en mai 1998 ont engagé la Nouvelle-Calédonie dans une nouvelle dynamique, pour une période transitoire de quinze à vingt ans. À travers la définition d’une citoyenneté néocalédonienne, un très large transfert de compétences et la mise en place de nouvelles institutions (gouvernement local, assemblée de Nouvelle-Calédonie, Sénat coutumier, Provinces aux pouvoirs accrus), c’est un statut sans équivalent historique en France qui définit actuellement l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie. Le préambule de ces accords, texte saisissant dans le cadre de l’histoire coloniale française, en fait un véritable plaidoyer pour la décolonisation.
Encadré 1 : Le « lien à la terre » et les « ombres de la période coloniale » dans les accords de Nouméa (1998)
« L’identité kanak était fondée sur un lien particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un rapport spécifique avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la mémoire de l’accueil d’autres familles. Les noms que la tradition donnait à chaque élément du paysage, les tabous marquant certains d’entre eux, les chemins coutumiers structuraient l’espace et les échanges. […] Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine. Des clans ont été privés de leur nom en même temps que de leur terre. Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de population, dans lesquels des clans kanak ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de mémoire perdus. Cette dépossession a conduit à une perte des repères identitaires. L’organisation sociale kanak, même si elle a été reconnue dans ses principes, s’en est trouvée bouleversée. Les mouvements de population l’ont déstructurée, la méconnaissance ou des stratégies de pouvoir ont conduit trop souvent à nier les autorités légitimes et à mettre en place des autorités dépourvues de légitimité selon la coutume, ce qui a accentué le traumatisme identitaire. Simultanément, le patrimoine artistique kanak était nié ou pillé. À cette négation des éléments fondamentaux de l’identité kanak se sont ajoutées des limitations aux libertés publiques et une absence de droits politiques, alors même que les Kanak avaient payé un lourd tribut à la défense de la France, notamment lors de la Première Guerre mondiale. Les Kanak ont été repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays, ce qui ne pouvait, chez un peuple fier et non dépourvu de traditions guerrières, que provoquer des révoltes, lesquelles ont suscité des répressions violentes, aggravant les ressentiments et les incompréhensions. La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie9. »
Une rencontre et son contexte
7Je reviens maintenant à mon propos sur la relation ethnographique. Les formes très variées que prend l’interlocution dans l’entretien me paraissent constituer un premier indice de la relation qui s’y noue, opposant la curiosité inquisitrice que peut paraître déployer le questionnaire « ethnographique » – dont le repérage généalogique constitue sans doute le paradigme – à laquelle viennent répondre des explications sommaires, aux longs monologues justificateurs (plus d’une heure sans que je dise un mot lors de mon deuxième entretien avec Narcisse Kaviyöibanu en 1991 ; et les sept heures d’entretien avec Guy Mèbwèdè, où je pus à peine placer quelques questions, lors de notre première rencontre en 1999).
8J’extrais de mes souvenirs et de mes cahiers de notes deux moments importants de mon enquête qui eurent lieu lors de mon tout premier séjour à Houaïlou, chez N. Kaviyöibanu : la première longue discussion que nous eûmes ensemble, sur le flanc de la montagne dominant sa maison, le 24 mai 1991 ; et le premier entretien enregistré que je fis avec lui le 1er juin suivant. Mes notes de l’époque me paraissent aujourd’hui peu satisfaisantes et je reconstruis comme je peux leur contexte : car où que se déroulent nos enquêtes, nous arrivons toujours in medias res, au milieu d’histoires complexes et entrelacées10. En l’occurrence, je tombai au cœur d’un important conflit foncier, dont l’enjeu central n’était pas tant la future utilisation de la terre disputée, qui porte le nom de Dâô, que la reconnaissance de certaines identités et positions sociales locales11.
9Voici quelques événements qui me paraissent aujourd’hui importants pour contextualiser mes premières discussions avec N. Kaviyöibanu :
10– Je suis arrivé à Houaïlou le 21 mai avec Siörèm Karé. Je dînai le soir même avec plusieurs membres des familles Karé, Kayarhéru et Kaviyöibanu, membres du rassemblement agnatique de clans Mèyikwéö töwanii, et ne compris presque pas un mot de ce qui se dit au cours de leur conversation tenue en mêrê ajië, la langue de Houaïlou, et parfois en français. En tout cas, les personnes présentes s’accordèrent pour contester les prises de position sur la question foncière de certains membres de leur rassemblement de clans, absents lors du dîner, à qui ils envisageaient de s’opposer lors d’une réunion publique organisée par l’organisme chargé de mettre en œuvre la réforme foncière, l’Agence pour le développement rural et l’aménagement foncier (Adraf), prévue le 31 mai au sujet des terres de Dâô.
11– Je pris les premières notes de mes conversations avec N. Kaviyöibanu le soir du vendredi 24 mai. Rentrant de son travail de postier en milieu d’après-midi, il me proposa de l’accompagner aux champs. À peine arrivé, et alors que je m’attendais à apprendre mes premières notions d’horticulture vivrière, il me donna des explications sur des terrains visibles à l’œil nu, situés de l’autre côté de la rivière de Houaïlou – le lieu-dit Dâô, l’allée Pèrhuapaa, le coteau Böxiu – et sur les différents clans (notamment le sien propre) revendiquant des droits sur ces lieux très prestigieux. Son propos se termina par le récit d’un rêve qu’il avait fait impliquant le lézard de Böxiu, son totem et ancêtre qui, après diverses métamorphoses, lui conseillait de lire dans la Bible le livre d’Ézéchiel – dans lequel il trouva, plus tard, une confirmation de sa position sociale et morale de soutien et de guide dans les relations entre clans. Cette lecture, me dit-il alors, renforça sa conviction de la justesse de son engagement politique. Redescendant de cette visite aux champs, il me dit en substance : « J’ai l’air gentil comme ça, mais quand je me mets en colère, je suis dangereux : j’ai failli tuer mon oncle. » Je ne réagis pas à ce propos, me demandant simplement s’il cherchait à m’impressionner, à me faire peur, dans cette période qui suivait d’assez peu la fin des « événements » insurrectionnels liés à la revendication indépendantiste kanake en Nouvelle-Calédonie. Je découvris bien plus tard que cet épisode était bien réel, et surtout qu’il venait d’avoir lieu, à peine quelques semaines plus tôt (entre mars et mai 1991). – Le samedi 25 mai, j’assistai sur les terres de Dâô à une réunion privée entre certains membres des trois familles mentionnées plus haut, au cours de laquelle N. Kaviyöibanu fut pratiquement le seul à parler, et indiqua aux autres personnes présentes des sites d’implantation précoloniale des trois familles représentées.
12– J’appris que la réunion de l’Adraf rassemblant toutes les familles de la vallée de Houaïlou, et portant notamment sur les terrains de Dâô, qui se tint le 31 mai – N. Kaviyöibanu ne s’y rendit pas – se termina par une bagarre.
13– Je fis mon premier entretien enregistré avec lui le 1er juin.
14– Dans les quelques mois qui suivirent, ce conflit foncier autour des terres de Dâô qui expliquait la grande tension sociale locale connut plusieurs rebondissements notables. En particulier, N. Kaviyöibanu poursuivit l’agent foncier métropolitain de l’Adraf, une hachette à la main (en raison des problèmes qu’il l’accusait de susciter). Puis après la réception par la gendarmerie de deux lettres signées par plusieurs Kanaks de la vallée de Houaïlou le mettant en cause (l’accusant, d’une part, d’avoir menacé son oncle avec son fusil et, d’autre part, de n’avoir aucun droit dans son clan et sur les terres qu’il habitait), il quitta immédiatement son lieu de résidence pour aller s’installer dans un autre lieu-dit d’une vallée tributaire de Houaïlou.
15Au cours du premier entretien extrêmement riche que je fis avec lui, et en réponse à mes questions sur sa généalogie, l’histoire et la position sociale de sa famille, N. Kaviyöibanu mit en avant sa double légitimité, individuelle (au sein de son clan) et familiale (vis-à-vis des autres clans) – alors même que dans le contexte de revendication foncière, ces deux légitimités étaient fortement contestées. Cette affirmation identitaire le conduisit à me donner un certain nombre d’éléments d’information qui ne sont pas publics, qui circulent peu ou pas du tout localement, et qui ne sont pas usuellement transmis hors du clan12 (et a fortiori à un étranger comme moi). Il avait d’ailleurs parfaitement conscience du caractère inhabituel, voire déviant, de la situation ; et me le dit au moins à trois reprises au cours de cet entretien :
Bon, ça c’est des choses, par exemple tu ne trouveras pas. Moi je dis ça parce qu’on m’a appris, mais ce sont des choses… aujourd’hui on [ne] se connaît plus. Moi je te dis là des choses qu’on m’a apprises, mais j’ai gardé, bon tu n’en parles pas, parce que ça fait des histoires ;
Moi ce que je te dis là, je prends la responsabilité de le dire, parce que c’est ce qu’on m’a appris. Ça tu ne l’entendras pas dans la bouche d’autres familles ;
Tu gardes ça pour toi, moi j’essaye de t’expliquer tout ça, c’est pour que tu comprennes comment c’est l’organisation sociale, mais c’est pas des choses à sortir, par exemple un jour dans les livres, ou des trucs comme ça.
16Évidemment, je ne rapporte rien ici – ou ailleurs – de ces propos à ne pas répéter.
17Rétrospectivement, cet entretien m’apparaît comme l’un des plus réussis, ou des plus productifs, que j’ai pu mener au cours de mes enquêtes. Il marque aussi le début d’une relation de plus en plus riche, qu’interrompit le décès de celui qui était devenu un ami, en 2001.
18Le conflit au sein de sa famille tenait d’abord au fait que N. Kaviyöibanu, né d’un père d’origine vietnamienne et d’une mère kanake, puis adopté et élevé par son grand-père kanak, était contesté – dans ses revendications foncières comme dans son engagement politique – par ses deux oncles, eux aussi adoptés dans le même clan. Ce conflit de personnes, se manifestant dans la durée sous des formes multiples (accusations d’agir en sorcellerie, de ne pas procéder correctement dans les prises de décision relatives au clan, de choisir des alliances socialement contre-nature, notamment en contexte cérémoniel, etc.), avait pris juste avant mon arrivée le tour critique mentionné, Narcisse Kaviyöibanu se retenant de tuer l’un de ses deux oncles alors qu’il le tenait dans la mire de son fusil, à bout portant. Au cours de notre premier entretien, Narcisse revendiquait dans ce conflit avec ses deux oncles le soutien de son grand-père mort, qui l’avait élevé, et dont la légitimité au sein du clan était difficilement contestable :
Ici [pendant] les conflits de terres que j’ai avec mes deux oncles, très souvent [mon grand-père] arrive [en rêve], eux ils engagent des choses, moi je ne suis pas au courant, et il vient me signaler : « Ils font ça, ils font ça, ils font ça, ne te casse pas la tête, ils ne vont pas arriver [à leurs fins]. Je suis toujours à tes côtés, ne te casse pas la tête. » Bon ça c’est sa vie de maintenant quoi, dans l’autre monde.
19Dans le même entretien, à des moments variés de notre discussion, et alors que mes questions ne portaient pas sur la thématique foncière, N. Kaviyöibanu évoqua les différentes familles en conflit dans la vallée de Houaïlou et leurs positions sociales relatives, en situant les diverses chefferies de la vallée, et en localisant et fondant leurs droits fonciers par rapport aux terrains revendiqués. Si elle n’est pas exceptionnelle, une telle attitude n’est guère fréquente : en général mes interlocuteurs n’acceptent pas volontiers de parler de tiers, et cette réticence s’étend bien au-delà de leurs rencontres avec un ethnographe, dans un monde kanak où le silence est très marquant. Dans ce processus d’explication, il finit par attribuer à son clan un rôle important d’occupant ancien de certains lieux de la vallée – position sociale à laquelle sont attachés des droits fonciers spécifiques.
20Début août 1991, je notai : « Narcisse [est] intéressé par le fait que ça m’intéresse » ; peut-être cet intérêt croisé est-il une des conditions de l’enquête, de son succès dans la collecte de matériaux ethnographiques, par opposition à la violence de l’imposition d’une relation non désirée, non sollicitée. D’où procède cet intérêt ? Et d’abord, pourquoi me conseilla-t-on d’aller habiter en premier lieu chez cette personne ? Probablement par une combinaison de motivations politiques (je faisais partie d’un mouvement de soutien aux indépendantistes kanaks), de précédents (il avait formé de jeunes Kanaks de mon âge pendant les « événements » insurrectionnels de 1984-1988), et de présomption sur ses capacités d’explication et son intérêt pour les questions « coutumières ». Mais tout cela ne dit pas grand-chose de ce qui lui fit accepter cette demande, en entrant bien au-delà de ce que j’espérais dans une relation d’interlocution et d’échange avec moi.
Le concept de justification chez Luc Boltanski
21J’aimerais comprendre certains aspects de ma rencontre avec N. Kaviyöibanu en les rapportant au concept de justification, notamment tel que L. Boltanski en a fait usage pour analyser des situations de conflit13. Je partirai de la façon dont il présente son travail dans un entretien donné à la revue électronique ethnographiques.org :
Notre ambition était de considérer que dans certaines situations – pas toutes évidemment – particulièrement dans les situations où les relations de force sont relativement équilibrées, s’imposait aux personnes une exigence de justification14.
22Les procédures de réattribution foncière mises en place par l’Adraf constituent une telle situation : elles ont pour objet la reconnaissance d’un propriétaire véritable de tel ou tel terrain, sanctionnée par l’attribution d’un titre de propriété. Ces procédures exigent de parvenir à des situations de compromis ou de consensus relatif : la terre n’est effectivement attribuée qu’à condition qu’aucune action ne soit entreprise par un tiers pour contester le propriétaire présumé, qu’aucune revendication contraire ne demeure actuelle. Ce dispositif de réforme foncière impose donc à chacun de justifier ses revendications pour faire basculer les rapports locaux de force et de conviction en sa faveur, comme lors de la visite à Dâô le 25 mai 1991 que j’ai décrite plus haut.
23Si l’on demeure dans le cadre conceptuel proposé par L. Boltanski, on peut dire que l’Adraf définit ainsi le cadre d’une « épreuve » (ou d’une « épreuve en justice »), et son « objet », les terres réattribuables :
Les justifications doivent être incorporées dans des dispositifs pour être crédibles. Ces dispositifs sont d’abord des dispositifs d’épreuve à travers lesquelles s’opère la sélection des personnes. […] L’épreuve est le moment où une incertitude sur la grandeur des uns et des autres est mise sur le terrain, et où cette incertitude va être résorbée par une confrontation avec des objets, avec un monde (ibid.).
24Ici, la terre, les lieux nommés et anciennement habités, constituent l’« objet », le « terrain » d’une épreuve dont le résultat consiste en l’attribution du titre de propriété. L’insertion de la justification dans des dispositifs d’épreuve distingue la définition qu’en propose L. Boltanski de l’usage commun du concept dans les sciences sociales15. À travers la redistribution de son stock foncier, et en exigeant des Kanaks qu’ils parviennent à un compromis sur les attributaires, l’Adraf met en place ce que L. Boltanski et L. Thévenot appellent une « contrainte de justification16 » : les Kanaks sont amenés à justifier devant l’organisme de réforme foncière, mais aussi les uns devant les autres, leurs revendications foncières respectives et leur position sociale – ce qu’ils font avant tout au moyen de récits historiques17. Après avoir suscité des situations de crise aiguë ou de blocage en privilégiant la logique capitaliste du « développement rural », l’organisme chargé de la réforme foncière laisse aux Kanaks, depuis les accords de Matignon, le choix plein et entier des principes de cette justification. On peut ainsi constater la forte adéquation du contexte conflictuel de la réforme foncière en Nouvelle-Calédonie avec certains éléments du dispositif conceptuel de L. Boltanski (la dispute, l’objet, l’épreuve, la justification).
25En faisant d’une partie des terres spoliées par la colonisation les objets d’une épreuve, la réforme foncière a peut-être eu un effet inattendu : l’émergence – ou la réactualisation – d’une multiplicité de conflits internes à la population kanake, se manifestant par le blocage dans la durée de plusieurs terrains réattribuables, ainsi que par une effervescence sociale générale (réunions, discussions), et parfois quelques moments de crise (insultes, bagarres, coups de fusil, incendies de terrain, de case, exceptionnellement meurtres). Comme l’écrit Damien de Blic, « le modèle construit dans De la justification ne vise pas à rendre compte de toutes les situations qu’on peut rencontrer dans le monde social, mais seulement de celles où les acteurs cherchent à produire ensemble des accords légitimes18 » : rien n’empêche par principe une situation de recherche de compromis de déborder vers la contestation de l’épreuve mise en place pour y parvenir, voire vers la violence – comme l’atteste par exemple la bagarre sur laquelle se conclut la réunion de conciliation entre les porteurs de revendications foncières concurrentes, organisée par l’Adraf le 31 mai 1991.
26Mais au-delà de ces notations directement liées au dispositif de réattribution de terres aux Kanaks, je voudrais tirer parti d’une notation faite par L. Boltanski, dans laquelle il rapproche l’entretien ethnographique et le récit autobiographique de la justification dans une situation judiciaire. Il évoque ainsi :
[la] situation d’interview [par un chercheur], dont on ne saurait trop faire remarquer la proximité avec les situations judiciaires, dans laquelle l’acteur est mis en demeure de rapporter [de faire un récit] sur des actions qu’il a accomplies dans d’autres situations, c’est-à-dire aussi, en nombre de cas, en s’engageant dans des régimes qui, ne relevant pas de la justice, ne comprennent pas la nécessité du rapport. […] Demander à quelqu’un de livrer sa biographie consiste bien, non seulement à lui demander un rapport sur sa vie, mais aussi, plus précisément, à le soumettre à une épreuve en justice. Car se mettre en position autobiographique, c’est s’engager à juger sa vie dans son ensemble, c’est-à-dire à adopter, par une espèce d’expérience mentale, la position d’un jugement dernier19.
27Je ne souhaite pas discuter directement ici de la pertinence du rapprochement qu’opère L. Boltanski entre situation judiciaire, récit autobiographique et entretien ethnographique, mais plus simplement aborder la question (que soulève ce rapprochement) du « rapport sur la situation20 » dans l’enquête ethnographique. Dans l’entretien, l’ethnographe place – frontalement ou petit à petit – son interlocuteur en position de proposer un récit sur la situation (personnelle et sociale) dans laquelle il se trouve, ce que celui-ci accepte ou non – ce que refusa R. Kwéaa, par exemple, avec beaucoup d’élégance, mais bien plus brutalement certaines autres personnes que j’abordai21. Comment la contrainte de justification qu’implique le dispositif même de la réforme foncière de l’Adraf est-elle susceptible de se transférer22 vers l’ethnographe de passage ? On l’aura compris, c’est là que se joua la différence d’attitude entre N. Kaviyöibanu et R. Kwéaa vis-à-vis de moi.
28Sans nul doute les questions que je pose – aussi libres ou ouvertes soient-elles – mettent-elles mes interlocuteurs en position de se justifier. Toutefois, si l’on comprend bien la nécessité que pouvait ressentir N. Kaviyöibanu de se justifier dans un contexte très conflictuel, pourquoi le fit-il devant moi ? Pourquoi rentrer dans les détails avec moi, plutôt qu’avec l’agent foncier de l’Adraf ? Peut-on réduire cette interlocution à un calcul (« ça pourrait m’être utile », penserait in petto notre interlocuteur), doublé d’une ignorance (l’ethnographe n’est pas agent foncier – et son pouvoir est limité à la mince autorité de ce qu’il écrit) ?
29Il faut alors ajouter que les situations de crise telles que celles suscitées par la réforme foncière en Nouvelle-Calédonie – « des situations relativement rares, marquées par une tension élevée et par un travail de mise en forme très élaboré, mobilisant toutes les ressources disponibles23 » – sont favorables au « moment réflexif de retour sur ce qui s’est passé, ou d’interprétation de ce qui est en cours24 ». D’abord, parce que dans l’« épreuve en justice » même, « le travail de justification trouve son principe dans la nécessité de répondre à la critique25 ». Mais aussi parce que dans la crise, les acteurs peuvent être conduits à contester le principe même de l’épreuve proposée, et à entrer ainsi dans une logique de dévoilement26 – ce qu’à maints égards N. Kaviyöibanu accomplit en me parlant dès nos premiers entretiens de choses qui ne se disent en général pas hors du contexte familial. Pour cela, comme l’écrivent L. Boltanski et L. Thévenot, il faut pouvoir « sortir de la situation présente et la dénoncer en prenant appui sur un principe extérieur et, par conséquent, la pluralité des mondes27 ». Ainsi, dans l’un des extraits d’entretien que j’ai cité plus haut, la vérité de « l’autre monde », celui des ancêtres28, est explicitement opposée aux actions et aux justifications contemporaines menées et défendues par les adversaires de mon interlocuteur. Plus généralement, la pluralité des cadres de référence, dans un contexte qu’on peut à certains égards qualifier de postcolonial, est particulièrement frappante en Nouvelle-Calédonie. J’ajoute deux remarques au sujet du dévoilement : ne serait-ce que par le récit qu’il me donna de cet événement, on peut faire l’hypothèse que N. Kaviyöibanu a été frappé et peut-être déstabilisé d’avoir été à ce point au bord de tuer son oncle. Mon arrivée chez lui à ce moment précis de la crise foncière et familiale qu’il traversait, et les questions que je lui posais, lui ont peut-être donné l’occasion d’un pas de côté par rapport au dispositif d’épreuve mis en place par l’Adraf (qu’il réitéra en n’allant pas à la réunion du 31 mai 1991, sans pour autant se montrer indifférent vis-à-vis de cet organisme, puisqu’il menaça ultérieurement un agent foncier métropolitain) et fourni l’espace d’une parole sans incidence. Si certains des énoncés produits dans l’interlocution ethnographique procèdent bien de la logique de la justification, il faut ajouter qu’ils viennent en réponse à une mise en cause, à une accusation, à une critique que l’ethnographe n’a pas formulée lui-même, dont il n’a pas nécessairement connaissance. L’espace de l’entretien peut alors s’offrir pour certains de nos interlocuteurs comme particulièrement favorable à leur travail réflexif, dans un moment de doute éventuel sur leurs propres cadres de référence. D’autre part, il faut insister sur le fait que le degré de publicité des énoncés justificatifs, ou relevant d’une logique de dévoilement, que recueille parfois l’ethnographe (qu’il soit identifié au dispositif d’épreuve, ou au contraire qu’il devienne celui qui permet de s’en distancer) est particulièrement difficile à établir. On pourrait peut-être émettre l’hypothèse que c’est l’ambiguïté même de ce statut au moment de l’interlocution qui fit l’efficacité du dispositif ethnographique dans le cas de mes enquêtes ; mais qui rend aussi particulièrement délicat l’usage public (dans un cadre scientifique) de certains des matériaux ainsi produits.
La compréhension : décrire des actions intentionnelles
30À ce point de l’analyse, on pourrait se donner comme programme l’établissement d’une variation exotique sur l’orthodoxie boltanskienne en décrivant les registres cohérents de justification – ce que L. Boltanski et L. Thévenot29 appellent les « cités » – qu’utilisent les Kanaks dans les situations de conflit et de recherche de compromis qu’ils rencontrent. Ainsi, nos interlocuteurs mettent en rapport leurs propres comportements comme ceux de tiers avec des principes d’action tels que la « coutume » ; la « loi », telle qu’elle s’incarne sous la double modalité de la religion et de l’arbitraire du gouvernement colonial ; l’« argent » ou l’intérêt ; le « socialisme » que défendent certains militants du FLNKS, etc. En utilisant un tout autre vocabulaire, j’ai pu montrer que la « coutume » joue le rôle de cité idéale dans la revendication foncière, mais aussi à quel point cette référence est ambiguë et laisse dans son ombre de multiples contradictions, puisqu’elle renvoie à un passé imaginé dont les versions concurrentes ne sont pas compatibles les unes avec les autres30, à une normativité dont le statut est flou31, mais aussi à des situations de violence précoloniale excédant toute régulation. Un tel projet nécessiterait une historicisation précise de ce tableau à tendance réifiante des « cités kanakes32 ». Mais on peut surtout s’interroger sur l’intérêt heuristique et la nouveauté d’un tel exercice de validation empirique du langage de description des conflits proposé par L. Boltanski.
31Je souhaite donc plutôt terminer mon propos en revenant une dernière fois, plus abstraitement, à ma question méthodologique. Empiriquement, quand le travail de réflexivité sociale que chacun peut faire en vient-il à s’énoncer ou à se construire dans une interlocution ethnographique ? Je l’ai dit, les situations de dispute semblent particulièrement favorables à ce que certains de nos interlocuteurs consentent à répondre à la question « pourquoi ? », en passant de l’évidence (le plus souvent implicite) du savoir pratique mis en œuvre dans la vie de tous les jours, à la justification. Toutefois, faire ce constat conduit immédiatement à un doute sur les usages possibles des énoncés ainsi produits (qu’on ne peut alors en aucun cas ramener à des informations) : quel est le type de savoir empirique qu’on peut construire à partir des raisons d’agir données par les acteurs ? Que faire des formes discursives de présentation de soi que nous suscitons à travers le dispositif ethnographique ? Pour le dire plus crûment, que faire d’un pro domo ? Il y a là tout à la fois un problème théorique, du point de vue de la vérité, pour fonder le savoir dans les sciences sociales ; et un problème pratique, du point de vue de la relation nouée par l’ethnologue avec ses interlocuteurs : sachant qu’il n’a pas l’influence pratique d’un agent menant la réforme foncière, et que son statut reste ambigu, comment sa position pourrait-elle ne pas être déceptive ? et ne pas devenir la base de malentendus constants ?
32Dans l’enquête, nous demandons sans cesse, serait-ce sans le savoir, par le dispositif ethnographique même, des explications intentionnelles à nos interlocuteurs. En effet, décrire une action intentionnelle et répondre à la question « pourquoi ? » (par des raisons d’agir, par exemple), c’est une seule et même chose. Les justifications constituent l’une des modalités de ces explications intentionnelles. Cela n’implique aucunement que l’intention (la raison d’agir donnée) soit la cause de l’action : « Les descriptions que nous donnons [notamment celles que nous élaborons à partir des justifications ou des raisons d’agir que nous donnent nos interlocuteurs] ne sont pas des indices d’explications33. » Car pour reprendre une thèse wittgensteinienne, les raisons ne produisent pas nécessairement l’action : « Il n’est pas nécessaire que nous ayons une raison pour suivre la règle comme nous le faisons34. » Demander des explications intentionnelles n’implique pourtant nullement que nous en restions à ce que nous disent nos interlocuteurs de leurs propres actions. À la différence du rêve, l’intention n’est pas si privée que l’agent ait une autorité absolue pour dire ce qu’elle est35. Dans son ouvrage classique, Elizabeth Anscombe a défendu l’idée selon laquelle, en gros, l’intention d’un homme, c’est son action (et non pas son objectif36). Pour déterminer l’intention, ce qui a lieu effectivement est au moins aussi important que ce que dit l’agent de ses intentions37 – ce qui rend possible d’utiliser par compréhension ce que nous disent nos interlocuteurs, sans renoncer à croiser nos sources.
Encadré 2 : Raisons d’agir, justifications et explication par compréhension
Ludwig Wittgenstein a montré que les raisons et les causes constituent deux jeux de langage distincts : donner une raison d’agir (explication intentionnelle) ou formuler une hypothèse (explication causale) sont deux façons rigoureusement distinctes de répondre à la question « pourquoi ?38 ». Ses élèves les plus proches (Elizabeth Anscombe, Georg von Wright notamment) estiment ainsi qu’il faut s’émanciper du problème de l’interaction mental/physique dans l’analyse de l’action39 en dissociant totalement les deux types d’explications. G. von Wright écrivait ainsi que s’il y a deux manières de répondre à la question « pourquoi ? », par les raisons ou par les causes, les sciences humaines procèdent de la première manière, en fournissant une « explication par compréhension – où on explique ou comprend une action sur base de la supposition qu’elle est due à certaines raisons ou certains motifs40 ». Donald Davidson s’oppose à cette dissociation, en affirmant que les raisons ne pourraient pas justifier si elles n’expliquaient pas causalement aussi : « Les rationalisations sont une sous-espèce des explications causales ordinaires41. » Dans le champ anthropologique français, cette opposition se retrouve dans les débats entre Jean Bazin et Gérard Lenclud42.
Les justifications – au sens commun ou boltanskien du mot – constituent l’une des espèces des raisons d’agir. Ce point avait été noté par Charles Wright Mills, qui insistait sur l’inscription sociale des justifications : « As a word, a motive tends to be one which is to the actor and to the other members of a situation an unquestioned answer to questions concerning social and lingual conduct. À stable motive is an ultimate in justificatory conversation. The words which in a type situation will fulfil this function are circumscribed by the vocabulary of motives acceptable for such situations. Motives are accepted justifications for present, future, or past programs or acts. To term them justification is not to deny their efficacy. Often anticipations of acceptable justifications will control conduct43. »
Modaliser les matériaux d’enquête
33Dans son ouvrage de 1990 (chapitre viii), L. Boltanski propose de distinguer quatre régimes d’actions : des régimes de conflit (la dispute caractérisée par l’usage combiné de critiques et de justifications d’une part, les situations de violence d’autre part) ; et des régimes de paix (la justesse, marquée par un équilibre établi par les choses – par exemple par le salaire ; et l’amour, dont la philia, l’amitié, constitue l’une des trois espèces distinguées par L. Boltanski). On peut remarquer que la Nouvelle-Calédonie contemporaine est particulièrement favorable à la production de justifications, tant la dispute y semble permanente, et les Kanaks peu connaître de régimes de paix. Ce qui peut indiscutablement s’avérer productif, pourvu qu’on n’oublie pas le statut justificatif d’un certain nombre d’énoncés ainsi produits.
34La justification ne constitue toutefois que l’un des divers états possibles du matériau produit dans l’enquête ethnographique, et la question se pose ainsi de savoir si le dispositif ethnographique peut changer de registre. Je pense, comme Paul Rabinow naguère44, que chaque relation d’enquête a sa propre diversité interne, et sa propre historicité : ainsi, peuvent coexister à un moment donné de l’enquête des relations de domination, de violence symbolique, de manipulation, de justification, mais aussi sans doute des régimes de paix tels que l’amitié45. Et peut-être d’autres encore : l’inventaire et la description de ces registres restent à faire, pour comprendre la spécificité des énoncés produits dans l’interlocution ethnographique. L’ethnographie ne relève pas d’une quelconque nécessité empathique, mais recouvre différents types de relations, qui suscitent autant de modalités énonciatives, dont chacune contribue à la production de matériaux spécifiques qui jamais ne se réduisent à de simples informations, à de pures données. Ainsi, les énoncés produits ne sont utilisables et interprétables qu’en fonction de leur modalité propre de production.
Notes de bas de page
1 « Note sur la justification dans la relation ethnographique », Genèses, no 64, septembre 2006, p. 110-123. J’ai présenté une version préliminaire de ce texte lors du deuxième colloque « Ethnografeast » organisé en septembre 2004 par le Laboratoire de sciences sociales (École normale supérieure) et l’unité mixte de recherche « Genèse et transformation des mondes sociaux » (GTMS, CNRS-EHESS). Je remercie pour leurs remarques Alban Bensa, Dorothée Dussy, Marie Gaille-Nikodimov, Isabelle Grangaud, Jean-Pierre Hassoun, Frédéric Keck et Florence Weber, ainsi que les lecteurs anonymes de Genèses.
2 Michel Naepels, « Dispositifs disciplinaires. Sur la violence et l’enquête de terrain », Critique, 680-681, 2004, p. 30-40.
3 Luc Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990 ; Cécile Blondeau & Jean-Christophe Sevin, « Entretien avec Luc Boltanski, une sociologie toujours mise à l’épreuve », ethnographiques.org, 5, 2004 (http://www.ethnographiques.org/documents/articles/ArBoltanski.html) ; L. Boltanski & Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 ; L. Thévenot, « Justification », dans Monique Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 789-794.
4 M. Naepels, Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), Paris, Belin, 1998.
5 Isabelle Merle, Expériences coloniales : Nouvelle-Calédonie (1853- 1920), Paris, Belin, 1995 ; Id., « De l’idée de cantonnement à la constitution des réserves. La définition de la propriété indigène » dans Alban Bensa et Isabelle Leblic (éds), En pays kanak. Ethnologie, linguistique, archéologie, histoire de la Nouvelle-Calédonie, Paris, Mission du patrimoine ethnologique-MSH, 2000, p. 217-234.
6 I. Merle, « De la légalisation de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, 17 (66), 2004, p. 137-162.
7 Alban Bensa, « Terre kanak : enjeu politique d’hier et d’aujourd’hui. Esquisse d’un modèle comparatif », Études rurales, 127-128, 1992, p. 107-131.
8 Des financements publics de la recherche (notamment des ministères des Territoires et Départements d’outre-mer et de la Culture) ont accompagné les accords de Matignon et posé les jalons d’une recherche collective en sciences sociales portant sur la Nouvelle-Calédonie – et ont contribué à rendre possible mon travail d’enquête.
9 « Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998 », Journal officiel no 121 du 27 mai 1998, p. 08039.
10 Jean Bazin, « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique », dans Jacques Revel & Nathan Wachtel (éds), Une école pour les sciences sociales. De la VIe section à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, Éd. du Cerf-EHESS, 1996, p. 401-420 ; Id., « Science des mœurs et description de l’action », Le genre humain, 35, 2000, p. 33-58.
11 M. Naepels, Histoires…, op. cit.
12 M. Naepels, « Le conflit des interprétations. Récits de l’histoire et relations de pouvoir dans la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie) », dans Bertrand Masquelier et Jean-Louis Siran (éds), Pour une anthropologie de l’interlocution. Rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 337-357.
13 L. Boltanski, L’Amour…, op. cit. ; L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification, op. cit.
14 C. Blondeau & J.-C. Sevin, « Entretien avec Luc Boltanski », op. cit.
15 Par exemple Marvin Scott & Stanford M. Lyman, « Accounts », American Sociological Review, 33 (1), 1968, p. 46-62 ; John Austin, « Plaidoyer pour les excuses », dans Écrits philosophiques, Paris, Seuil, 1994 [1956-1957], p. 136-170, ici p. 137.
16 L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification, op. cit., p. 289.
17 M. Naepels, « Le conflit… », op. cit.
18 D. de Blic, « La sociologie politique et morale de Luc Boltanski », Raisons politiques, 3, 2000, p. 149-158, ici p. 155.
19 L. Boltanski, L’Amour…, op. cit., p. 129.
20 L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification, op. cit., p. 174.
21 M. Naepels, « Une étrange étrangeté. Remarques sur la situation ethnographique », L’Homme, 148, 1998, p. 185-199.
22 En choisissant ce verbe, je souhaite après bien d’autres pointer la dimension parfois transférentielle de la relation avec l’ethnologue, sans développer ce point ici.
23 L. Boltanski, L’Amour…, op. cit., p. 62.
24 L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification, op. cit., p. 427.
25 L. Boltanski, L’Amour…, op. cit., p. 62.
26 L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification, op. cit., p. 269.
27 Ibid., p. 289 ; Nicolas Dodier, « Agir dans plusieurs mondes », Critique, 529-530, 1991, p. 427-458.
28 Christine Salomon, Savoirs et pouvoirs thérapeutiques kanaks, Paris, Presses universitaires de France, 2000.
29 L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification, op. cit.
30 M. Naepels, « Le conflit… », op. cit.
31 M. Naepels, « Baisser la tête, parler haut, en Nouvelle-Calédonie », dans Renaud Dulong (éd.), L’Aveu. Histoire, sociologie, philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 117–134 ; Id., « Réforme foncière et propriété en Nouvelle-Calédonie. L’exemple de la région de Houaïlou », Études rurales, 175-176, 2006, p. 43–53.
32 Je renvoie à la critique de L. Boltanski proposée par Simona Cerutti, « Pragmatique et histoire. Ce dont les sociologues sont capables (note critique) », Annales esc, 6, 1991, p. 1437-1445, ici p. 1440, et à l’analyse de ce point dans N. Dodier, « Agir… », art. cité, p. 434 et p. 455-458.
33 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1996, p. 201.
34 Ibid., p. 225.
35 Elizabeth Anscombe, L’Intention, Paris, Gallimard, 2002, p. 81.
36 E. Anscombe, L’Intention, op. cit., p. 92.
37 Ibid., p. 44.
38 Georg Henrik von Wright, Explanation and Understanding, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1971.
39 Vincent Descombes, « L’action », dans Denis Kambouchner (éd.), Notions de philosophie, 2, Paris, Gallimard, 1995, p. 103-174, ici p. 139.
40 G.H. von Wright, « Problèmes de l’explication et de la compréhension de l’action », dans Marc Neuberg (éd.), Théorie de l’action. Textes majeurs de la philosophie analytique de l’action, Liège, Mardaga, 1991, p. 101-119, ici p. 101.
41 D. Davidson, « Actions, raisons d’agir et causes », dans Marc Neuberg (éd.), Théorie de l’action. Textes majeurs de la philosophie analytique de l’action, Liège, Mardaga, 1991, p. 61-78, ici p. 61.
42 J. Bazin, « Si un lion… », Philosophia Scientiae, 6 (2), 2002, p. 127-146 ; G. Lenclud, « Le factuel et le normatif en ethnographie », dans Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard & Roland Kaehr (éds), La Différence, Neuchâtel, musée d’Ethnographie, 1995, p. 13-52.
43 Charles Wright Mills, « Situated actions and vocabularies of motive », American Sociological Review, 5 (6), 1940, p. 904-913, ici p. 907.
44 Paul Rabinow, Un ethnologue au Maroc. Réflexions sur une enquête de terrain, Paris, Hachette, 1988.
45 M. Naepels, « Une étrange étrangeté », op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’exercice de la pensée
Machiavel, Leopardi, Foucault
Alessandro Fontana Jean-Louis Fournel et Xavier Tabet (éd.)
2015
Ethnographie, pragmatique, histoire
Un parcours de recherche à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie)
Michel Naepels
2011