La guerre
p. 93-96
Texte intégral
Autour du conflit
1Le deuxième axe de mes recherches consiste en l’étude du conflit, de la discorde et de la violence politique afin de décrire les conditions et les modalités de la formation relativement instable des « collectifs » dans l’action, et de saisir ainsi les logiques alternatives de la mobilisation et du retrait, de l’action et de l’attente, de l’investissement et du découragement. J’ai présenté plus haut les principes qui ont guidé l’écriture de Conjurer la guerre. Je souhaite maintenant évoquer quelques lignes de force de ce texte qui constitue mon premier mémoire d’habilitation.
2Un premier aspect de cette recherche consiste à décrire les formes et les usages de la guerre et de la violence physique. J’ai ainsi cherché à établir ce qu’on peut savoir des guerres et des chefferies précoloniales et de leur évolution dans la première période de colonisation à Houaïlou (chapitre 1) : je me suis en particulier intéressé aux contacts entre Kanaks de Houaïlou et marins santaliers (introducteurs des premiers fusils dans les années 1840), aux premières guerres coloniales et aux modalités de reconnaissance et de transformation des chefferies locales qui les ont accompagnées, jusqu’à la rigidification du système colonial local sous le gouverneur Feillet (au tournant du xxe siècle). J’ai cherché à comprendre quelles stratégies individuelles ou familiales avaient pu y être mises en œuvre tout en me demandant quels étaient les aspects de ces réalités sociales sur lesquels les sources dont nous disposons restent silencieuses. Je me suis également intéressé aux objets engagés dans la guerre, et à leurs réaffectations pendant la période coloniale (chapitre 2). J’ai confronté les données que j’ai pu recueillir sur les pierres de guerre au texte « Jopaipi », qui en explique l’origine dans le contexte d’un deuil, texte recueilli par M. Leenhardt et bien connu dans l’ethnographie néo-calédonienne. L’analyse de la position sociale de Bwêêyöuu Ërijiyi, auteur de ce texte, et de son ancêtre Jööpwaipi, ainsi que de la relation entre M. Leenhardt et B. Ërijiyi permet de saisir comment les pierres de guerre ont changé de sens dans le contexte de la conversion au christianisme, et ont pu devenir des objets de savoir en même temps que des objets de musée, dans une période de concurrence scientifique et missionnaire intense. Puis j’ai examiné la façon dont les mobilisations d’auxiliaires indigènes comme la stabilisation juridique et pratique du système colonial dans l’entre-deux-guerres contribuèrent à la mise en place d’institutions spécifiques par la définition de chefferies reconfigurées et la reconnaissance, longtemps différée, du « conseil des anciens », dont les évolutions furent directement liées aux projets successifs de réforme de la gouvernementalité coloniale (chapitre 3). Dans la suite de cette recherche, en m’appuyant plus directement sur les souvenirs de mes interlocuteurs et sur mon insertion dans la vie villageoise d’aujourd’hui, je me suis focalisé sur les transformations les plus contemporaines des formes de la conflictualité et des modalités d’engagement des individus dans les conflits qu’ils rencontrent ; et sur les façons d’en sortir. Dans l’évitement, la gestion et la résolution éventuelle des conflits, la capacité à mobiliser, à rassembler autour de soi et à former des collectifs dans l’action constitue la dynamique essentielle de la mise en œuvre des logiques segmentaires qui font le quotidien de la politique kanake. J’ai ainsi saisi la logique des mobilisations collectives en croisant l’étude de moments tendus de la vie sociale à Houaïlou dans les cinquante dernières années : les mouvements de réforme sociale menés par les protestants de Houaïlou dans les années 1950 (chapitre 4) ; les revendications politiques et foncières menées dans les années 1970 et pendant la période dite des « événements » entre 1984 et 1988 (chapitre 5) ; et les modes contemporains de construction locale des rapports de corésidence, d’agnation et d’affinité dans les activités cérémonielles, et de passages à l’acte violents, tels que meurtres ou tentatives de meurtres (chapitre 6).
Mobilisations et origine des milices
3Je participe depuis 2007 au projet Transguerres (« Transformations des Guerres ») de l’Agence nationale de la recherche en réponse à l’appel d’offres « Conflits, guerres, violence », qui ambitionne d’articuler dans l’appréhension des formes de mobilisations violentes, de manière comparative sur des terrains africains, américains et océaniens, les deux échelles du local et du global. D’un côté, les mobilisations rurales et urbaines font passer la violence des mondes privés jusqu’à des formes socialisées de milices. D’un autre côté, ces mobilisations sont renforcées par l’apparition de nouveaux dispositifs transnationaux où le phénomène de privatisation des organisations militaires, paramilitaires et de la sécurité tend à défaire l’unité de temps et d’espace de la guerre, à sous-traiter ces opérations et à réduire le rôle opérationnel des États. Dans le cadre de ce projet, mes recherches portent notamment sur la vallée de Néawa, marquée par les affrontements interfamiliaux les plus importants à Houaïlou, et probablement même dans l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie, depuis la fin des « événements » politiques des années 1980, impliquant des fusillades entre plusieurs dizaines d’hommes, afin de saisir la question du segmentaire et du passage à l’acte violent dans le cadre de la constitution d’une gouvernementalité post-coloniale en Nouvelle-Calédonie et de ses traductions à l’échelle locale.
4Les personnes impliquées dans ce conflit interfamilial ne sont pas des militaires ; ce sont toutefois des civils singuliers, qui circulent de manière très fréquente avec des armes à feu ou des armes blanches, et en font à l’occasion usage. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une « guerre », mais plutôt de quelque chose de plus petit que la guerre, d’une infra-guerre, ou encore d’une situation ne relevant ni de la guerre ni de la paix1. On notera toutefois que cette infra-guerre n’est pas sans lien avec les descriptions ethnologiques classiques de guerres océaniennes précoloniales2 ; et qu’elle révèle aussi une certaine continuité avec des processus de militarisation de conflits villageois, voire de formation de milices, tels qu’on peut les connaître aux îles Salomon et en Papouasie Nouvelle-Guinée3, comme bien évidemment aussi dans d’autres régions du monde. Cette analyse m’a permis d’approfondir ma compréhension des modalités d’engagement des individus et d’usage de la violence physique dans les conflits qu’ils rencontrent – en insistant notamment sur la subjectivation à l’œuvre dans ces conflits.
Notes de bas de page
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