Articuler l’ethnographie et le lieu
p. 75-83
Texte intégral
1La dernière évolution de mon parcours de recherche que je souhaite évoquer tient à ma prise en compte progressive de l’absence d’évidence (théorique) d’un enracinement ethnographique dans une aire restreinte (en l’occurrence, pour l’essentiel, la commune de Houaïlou, soit une trentaine de hameaux ou villages ainsi que le chef-lieu administratif), question issue de la remarque que m’avait faite Patrick Williams lors de la soutenance de ma thèse en 1996, sur l’absence de mise en cause de l’unité qu’est Houaïlou dans ce qui est devenu Histoires de terres kanakes. J’aimerais pour ce faire m’appuyer sur les analyses qui ont insisté sur le lien existant entre la discipline anthropologique, la méthode ethnographique, la mobilité de l’ethnographe occidental et l’assignation à résidence des populations étudiées1.
Bailöö, Houaïlou, Waa wi luu
2« Houaïlou » est le lieu où j’enquête, mais il n’existe comme lieu qu’au terme d’un processus de localisation qui n’est pas séparable du progrès de la colonisation. J’ai essayé de montrer dans Conjurer la guerre la manière dont ce terme, très probablement dérivé d’un toponyme du littoral de Houaïlou, Bailöö, avait progressivement désigné les alentours de ce site, à savoir d’abord toute la frange littorale de Nékwé à Parawiè, puis les plaines et les basses vallées alentour intéressant la colonisation rurale et l’exploitation minière – c’est alors qu’intervint la première cartographie locale, en même temps que s’accomplit l’assignation à résidence des habitants kanaks par le cantonnement de 1876 –, puis l’espace actuel de la commune allant jusqu’aux lignes de crête de la chaîne centrale. « Houaïlou » n’est pas un lieu perdu au bout du monde qui préexisterait comme isolat au « contact » européen et rentrerait dans le « monde » en même temps que dans la cartographie par le contrôle étatique et la violence physique. C’est plutôt l’invention qui résulte de l’intersection entre les déplacements, les échanges et les conflits liés au fonctionnement non stabilisé du système-monde océanien au milieu du xixe siècle (impliquant Houaïlou, Canala, Ouvéa, mais aussi Samoa, Tonga, peut-être Fidji), et les déplacements, les échanges et les conflits liés à l’expansion du système-monde européen, dans la concurrence des impérialismes (commerciaux, politiques et religieux) – où la Nouvelle-Calédonie joue, au demeurant, un rôle marginal. « Houaïlou » est le nouveau nom, créé entre 1865 et 1875, de cet espace mondialisé. Ainsi, le lieu qui est associé au nom « Houaïlou » n’est pas homogène, stable, substantiel. Il n’existe délimité et nommé que par des procédures de nomination et de délimitation elles-mêmes historiques. De même, l’espace local à l’échelle de la corésidence villageoise ou « tribale », organisé par la forme spatiale de la réserve et le cadre politique de la chefferie, résulte d’une construction violente de l’État colonial tel qu’il a été stabilisé – par la force – par le gouverneur P. Feillet. L’enracinement ethnographique comme la reconstruction coutumière en héritent directement.
3À invention, invention et demie, et Houaïlou est devenue « Waa wi luu » dans la période post-coloniale qui suit les accords de Nouméa. Par un mouvement de réappropriation nationaliste parallèle à la revendication du terme « Kanak », dérivé du mot polynésien (hawaïen) kanaka signifiant « être humain » et qui désignait tout au long du xixe siècle tous les Mélanésiens de la Nouvelle-Calédonie à la Nouvelle-Guinée dans le vocabulaire des Européens en interaction avec ceux-ci, et devenu très péjoratif au xxe siècle2, les accords de Nouméa ont ouvert la voie à une réappropriation toponymique des noms de communes et de tribus, en particulier en Province Nord. C’est ainsi que la commune de Houaïlou porte désormais également le nom de « Waa wi luu », qui ne correspond à aucun toponyme local, mais qui est apparu, à une date que je ne peux préciser, dans les récits de quelques locuteurs ajië, imaginant ainsi un récit d’origine ou une glose étymologique pour donner sens à un nom qui ne voulait rien dire, et à un espace dont la dimension fut configurée par l’État colonial.
4Le lieu est arbitraire et construit ; mais cet artefact se trouve épistémologiquement à l’échelle d’une série de procédures méthodologiques que j’ai évoquées plus haut, de production d’énonciations par l’approfondissement ou l’intensification de relations entre l’enquêteur et ses interlocuteurs ; procédures qui me semblent apporter une perspective incomparable dans la compréhension des rapports sociaux3. Le choix d’une micrologie, pour reprendre le terme utilisé par G. Didi-Huberman4, est d’abord un pari méthodologique et épistémologique. Il n’a rien d’original : il est à la fois constitutif de la microhistoire, et de l’anthropologie comme discipline fondée sur l’ethnographie ; encore faut-il l’assumer, c’est-à-dire ne pas faire dire plus aux matériaux localisés que ce qu’ils peuvent dire. L’envers de ce choix est le risque de myopie, de perte de vue de tout ce qui peut avoir une portée régionale plus vaste, non spécifique à Houaïlou, et l’incapacité à saisir mouvements de longue durée. Comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss :
Ce n’est pas une raison parce qu’un ethnologue se cantonne pendant un ou deux ans dans une petite unité sociale, bande ou village, et s’efforce de la saisir comme totalité, pour croire qu’à d’autres niveaux que celui où la nécessité ou l’opportunité le placent, cette unité ne se dissout pas à des degrés divers dans des ensembles qui restent le plus souvent insoupçonnés5.
5On sait que pour C. Lévi-Strauss cette remarque visait à légitimer son comparatisme structural, et précisément ici (dans les Mythologiques), à justifier son parcours dans des récits collectés dans des sociétés amérindiennes à l’échelle du continent entier. Mais elle vaut vigilance critique plus large : on peut se demander si le choix d’une échelle d’analyse locale (les villages d’une commune rurale du centre de la Grande Terre de 4 537 habitants au dernier recensement de 2004) n’est pas un artefact susceptible de me faire manquer les évolutions historiques les plus significatives que connaît la population kanake aujourd’hui.
6Pour parer à cette critique et refuser la fiction ontologique du village, il m’a semblé productif de prêter une attention particulière aux flux, aux mouvements, aux mobilités, tels qu’ils traversent le lieu, et aux parcours des personnes qui l’habitent parfois ; bref, de ne pas saisir Houaïlou comme une totalité. Ainsi, j’ai essayé de montrer que la compréhension des conflits villageois à Houaïlou n’est pas possible si l’on ne prend pas en considération des phénomènes aussi divers que l’expansion des relations sociales du mal nommé « empire tongien » ; les déplacements de personnes originaires des différentes îles de la Polynésie occidentale ; les flux commerciaux qui organisent les transactions autour du bois de santal ou du minerai de nickel largement présents à Houaïlou ; la circulation microbienne de la peste ou de la lèpre ; l’expansion coloniale européenne (ici française) ; la translation de modèles de gouvernement (c’est-à-dire de conceptualisation, de catégorisation, de technologies, de pratiques) à travers des espaces coloniaux (de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie, en particulier).
Flux et migrations
7Mon attention aux flux s’inscrit dans un mouvement large en anthropologie de critique de la construction coloniale des lieux de l’étude ethnographique. E. Hau’ofa a ainsi dénoncé l’image rétrécie de l’Océanie souvent présente dans les études de développement et dans l’anthropologie classique, en opposant la notion d’une mer d’îles, « a sea of islands », à la vision trop répandue de lieux trop petits, trop isolés ou trop pauvres, dans un océan lointain :
Au xixe siècle, l’impérialisme a érigé des frontières qui ont suscité la contraction de l’Océanie, transformant un monde jadis sans limites en l’ensemble d’États et de territoires insulaires du Pacifique que nous connaissons aujourd’hui. Les gens furent confinés dans de minuscules espaces, isolés les uns des autres. Ils ne pouvaient plus se déplacer librement pour faire ce qu’ils avaient fait pendant des siècles. Ils furent séparés de leurs parents éloignés, et des sources distantes de leurs biens précieux et de leur enrichissement culturel. Telle est la base historique de l’idée selon laquelle nos pays sont petits, pauvres et isolés. Elle n’est vraie que pour autant que nos peuples sont toujours entourés de barrières et comme mis en quarantaine6.
8De fait, il ne va pas de soi qu’il faille donner à la mise en relation du monde kanak avec l’Occident l’interprétation d’une subordination et d’une insertion (dans une position dominée) dans le marché mondial7 qui correspondrait à un élargissement des perspectives des acteurs. Au contraire, on passe dans le processus de colonisation de la mondialisation utilisée par les Kanaks de la mi-xixe siècle à un enfermement subi dans l’entre-deux-guerres. Certes, par l’impôt de capitation et les prestations obligatoires de travail forcé, les Kanaks ont contribué massivement pendant les soixante ans du régime de l’Indigénat (1887-1946) au financement du budget local, à la construction des infrastructures du territoire et au développement économique des exploitations agricoles européennes (bref sont entrés dans un mode colonial d’exploitation). Mais en même temps, ils sont restés très largement hors des flux monétaires. En ce sens, les accords de Matignon puis les accords de Nouméa (qui se présentent comme des accords de décolonisation) sont aujourd’hui l’occasion d’une dépendance accrue envers une économie monétarisée (comme cela avait été précédemment le cas lors du « boom du nickel » dans les années 1960). Les mouvements de repli sur soi du propriétaire privé et de revendication nationaliste témoignent sans doute de l’exigence ressentie à différents niveaux de trouver de nouvelles formes d’autonomie, notamment financière ; privatisation (des terres ou des biens) et publicisation (du débat politique) apparaissent alors comme les deux faces contemporaines d’un même processus8. Mais peut-être faut-il ajouter que ces évolutions sont largement ambiguës : la puissance des évolutions économiques et sociales liées à la colonisation, à l’insertion dans le capitalisme colonial, et aujourd’hui à la mondialisation me semblent avoir à la périphérie que constitue Houaïlou une évidence qu’il est indispensable de ne pas présupposer.
9Se pose alors la question soulevée par Anna Tsing de la marginalité, pour reprendre le titre d’un de ses articles :
Autrefois, si l’on en croit de puissants mythes anthropologiques, l’anthropologie était l’étude de cultures isolées et immaculées. Les endroits à l’écart avaient un statut particulier sur le terrain parce qu’ils étaient les plus faciles à faire passer pour intouchés. Puis, relativement récemment si l’on en croit certains, les choses ont commencé à changer, et l’enquête de terrain a commencé à traiter d’objets plus cosmopolites. Quel sera le destin des endroits isolés dans cette transformation ? Doivent-ils être bannis comme terrains en tant que signes d’habitudes coloniales qu’on ferait mieux d’oublier ? Ou serait-il possible de défaire de leurs suppositions relatives à l’immaculé les analyses des mondes ruraux lointains9 ?
10On a affaire dans l’interprétation à une sorte d’antinomie : qu’observe-t-on dans les villages kanaks, la marginalité ou l’autonomie ? Des marges ou un centre ? En construisant une étude à partir d’une échelle micro, peut-on percevoir autre chose que la capacité d’agir des acteurs ?
11C’est dans cette perspective que les premiers travaux que j’ai menés sur les migrants à Nouméa originaires de Houaïlou, alors que j’effectuais mon service national comme volontaire à l’aide technique à l’ORSTOM, apparaissent comme une échappée nécessaire contre la tentation monographique, puisqu’ils permettent de faire douter que la corésidence est l’unité pertinente de l’analyse (alors même que c’est celle de l’ethnographie villageoise classique). J’ai cherché à utiliser conjointement plusieurs approches des migrations : après avoir décrit quantitativement et cartographiquement l’ampleur et les directions des flux migratoires, ainsi que leur contexte économique, je me suis attaché à l’analyse anthropologique de leurs significations sociales. J’ai essayé de montrer à partir du discours des personnes concernées (que ce soit les migrants eux-mêmes ou leurs proches restés dans la zone rurale de départ) et de l’étude de l’organisation sociale de la région d’origine de la migration, qu’une analyse en termes strictement économiques était insuffisante pour rendre compte du choix de migrer. Celui-ci ne prend tout son sens que si on le rapporte aux logiques sociales du changement de résidence, qui s’inscrivent dans le prolongement de la mobilité précoloniale, et qui sont liées à l’existence de conflits locaux (suscités aujourd’hui par les opérations de réforme foncière, certains différends politiques, les adultères ou les accusations de sorcellerie). L’analyse de la migration est ici directement en rapport avec des éléments d’anthropologie politique10. Elle n’implique nullement une rupture des liens avec l’espace de la vie villageoise ; comme l’écrit E. Hau’ofa :
De mauvaises interprétations données aux transferts d’argent voudraient nous faire croire que les insulaires ruraux sont les parasites de leurs parents migrants. Mais les économistes ne prennent pas en considération la centralité sociale de la pratique ancienne de la réciprocité – qui constitue le cœur de toutes les cultures océaniennes. Ils négligent le fait que tout ce que leurs parents villageois reçoivent est rendu sous la forme de ce qu’ils produisent, en maintenant les liens avec les ancêtres et des terres pour tout le monde, des maisons avec des foyers tenus chauds pour les migrants qui reviennent s’installer de manière permanente ou simplement pour renforcer leurs liens sociaux, leurs âmes et leurs identités avant que de bouger à nouveau. Il ne s’agit pas de dépendance, mais d’interdépendance – qui est tenue, soit dit en passant, pour l’essence du système mondial. Ne pas en tenir compte n’est pas seulement erroné, c’est aussi une façon de dénier à ces gens leur dignité11.
12C’est à partir d’une telle analyse de la mobilité qu’on peut décrire les formes de l’investissement social des migrants dans la vie citadine (activité professionnelle, vie de quartier, vie associative), le type de rapports qu’ils entretiennent avec d’autres migrants de même origine (utilisation éventuelle de réseaux de parenté pour accéder au logement ou à l’emploi, associations d’originaires), ainsi que les relations qu’ils gardent avec leur région natale (fréquence des retours, circulation d’informations et d’argent, projets de réinstallation). On rejoint ici les thèmes déjà explorés par l’anthropologie urbaine de Nouméa12.
Notes de bas de page
1 En particulier Gupta & Ferguson (1997) et Clifford (1997b).
2 Ce qu’il demeure en allemand, où « kanak » est une insulte raciste qui a perduré après la perte en 1918 des territoires coloniaux du nord-est de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel Bismarck et du nord des Salomon.
3 Je renvoie à la citation de C. Imbert (2005) donnée plus haut.
4 Didi-Huberman (2000, p. 107).
5 Lévi-Strauss (1971, p. 545).
6 Hau’ofa (2008 [1993], p. 34, ma traduction).
7 Cf. Sahlins (2007) sur ce point.
8 Naepels (2005, 2010c).
9 Tsing (1994, p. 282, ma traduction).
10 Naepels (1999b, 2000c).
11 Hau’ofa (2008 [1993], p. 36, ma traduction).
12 Cf. Dussy (1997, 2000), Hamelin (2000).
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