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Prendre une position

p. 65-73


Texte intégral

1Les analyses de M. de Certeau, de J. Clifford et de J. Rancière sur lesquelles je me suis appuyé pour mieux comprendre la pratique ethnographique et interroger les matériaux que celle-ci permet de produire conduisent très directement à des questions éthiques et politiques concernant la recherche que je mène et mes relations avec mes interlocuteurs. Celles-ci rejoignent les préoccupations d’E. Hau’ofa. À nouveau il s’agit de se placer sur un fil, celui d’une exigence de fidélité à mes interlocuteurs dans leur diversité, leurs contradictions internes et les conflits qui les opposent et les rassemblent.

Une histoire qui ne soit pas le discours du pouvoir

« Toute l’activité politique est un conflit pour décider de ce qui est parole ou cri, pour retracer donc les frontières sensibles par lesquelles s’atteste la capacité politique. […] Cette distribution et cette redistribution des espaces et des temps, des places et des identités, de la parole et du bruit, du visible et de l’invisible forment ce que j’appelle le partage du sensible. L’activité politique reconfigure le partage du sensible. Elle introduit sur la scène du commun des objets et des sujets nouveaux. Elle rend visible ce qui était invisible, elle rend audibles comme êtres parlants ceux qui n’étaient entendus que comme animaux bruyants. »

Jacques Rancière, Politique de la littérature, p. 12.

2J’ai pu montrer dans Conjurer la guerre que les Kanaks de Houaïlou n’ont pas cessé de lutter pour leurs espaces, leurs temps, leurs places, leurs identités, et pour faire entendre leurs voix sur les scènes du commun, bien avant même leur « entrée dans la Cité1 » au sortir de la Deuxième Guerre mondiale ou leur « irruption2 » lors des « événements » des années 1980. Tenter de rendre justice à mes interlocuteurs kanaks ne saurait ainsi consister à se substituer à leurs voix ; ils n’en ont nul besoin. Il reste à se demander quelle écriture historique et anthropologique peut se dessiner alors. Marshall Sahlins a énoncé un important principe d’écriture de l’histoire coloniale :

On pourrait suggérer que l’historiographie se conformât à un principe subalterniste3 élémentaire : aucune allégation de coercition impérialiste ne devrait être reçue comme un événement de l’histoire coloniale sans que l’on ait procédé à une étude ethnographique des pratiques qu’elle a engendrées. Nous ne pouvons pas simplement confondre histoire coloniale et histoire des colonisateurs. Il reste en effet à savoir comment les règles imposées par l’État colonial ont été sabotées par la culture4.

3Ainsi, la violence des premières opérations de répression coloniale à Houaïlou n’a pas fait des habitants des villages dévastés des victimes ; ils ont plutôt cherché, par leur mobilisation comme auxiliaires autour de « chefs », à accueillir, domestiquer et manipuler cette nouvelle puissance à leur propre bénéfice, alors qu’ils étaient impliqués dans une multitude de relations avec les régions voisines de Canala et d’Ouvéa, et de conflits segmentaires.

4D’une manière assez radicale, l’universitaire et militante associative cherokee Andrea Smith a soulevé, avec d’autres, la question de savoir à quelles conditions il est politiquement et éthiquement légitime de s’engager dans un tel projet historiographique et ethnographique, en questionnant les modes dominants d’appropriation à l’université du savoir des communautés indigènes :

Les universitaires de formation occidentale accordent une valeur élevée au fait d’obtenir le « savoir » et la « vérité » comme un but en soi et pour soi. Par contraste, dans les communautés indigènes, acquérir du savoir ne confère pas pour autant le droit de le communiquer5.

5Elle établit ainsi un « lien entre l’impératif ethnographique qui guide l’étude des peuples indigènes et la violence sexuelle6 » :

Tout comme ceux qui dominent sexuellement les autres prétendent souvent que s’ils ont pris du plaisir à l’acte alors « elle devait en avoir envie », certains universitaires pensent que s’ils souhaitent étudier des communautés indigènes, celles-ci doivent certainement aussi en avoir envie7.

6Sans utiliser les mêmes comparaisons, certains intellectuels kanaks considèrent également que la recherche occidentale constitue une forme d’appropriation illégitime d’un patrimoine kanak, et qu’elle duplique ainsi une posture coloniale spoliatrice. La question renvoie certes à un tropisme mélancolique qui accompagne l’histoire de l’ethnologie, mais aussi à un ensemble de revendications de respect éthique et politique particulièrement légitimes. D’une manière inattendue, cette question du voyeurisme évoque également un propos de M. Foucault (au demeurant empiriquement contestable) selon lequel

l’ethnologie s’enracine dans une possibilité […] qui appartient en propre à l’histoire de notre culture, plus encore à son rapport fondamental à toute histoire, et qui lui permet de se lier aux autres cultures sur le mode de la pure théorie8.

7– c’est-à-dire sur le mode du regard.

8Il me semble toutefois que le principe subalterniste de M. Sahlins comme la critique d’A. Smith maintiennent un dualisme (entre histoire impériale et perspective des colonisés ou des communautés indigènes) que l’historicisation réelle du savoir anthropologique conduit à abandonner. Ainsi, élaborée comme enjeu interne par l’investissement auxiliaire, la reconnaissance des « chefs » par les Français fut l’occasion d’une concurrence continue entre membres de lignages déjà en conflit, et qui perdure sous d’autres formes jusqu’à maintenant ; de telle sorte que l’État colonial est devenu une composante d’un fonctionnement politique segmentaire dont, dans le même temps, il transformait radicalement les moyens. Il me semble que se placer sur un tel plan d’intersection constitue un lieu d’écriture légitime, un lieu où la production de savoir puisse avoir un sens, y compris pour mes interlocuteurs kanaks – à condition toutefois de ne pas présumer de l’ampleur du savoir en question ou de la cohérence des hypothèses que je propose, et d’accepter que les personnes concernées accèdent à ce que je produis, sous forme de textes, de conférences ou de discussions, et puissent ainsi le contester.

L’ouverture du questionnaire

9Les critiques subalternistes et féministes de l’écriture des sciences sociales m’ont conduit à approfondir deux dimensions de mon travail, autour du caractère colonial puis post-colonial de la Nouvelle-Calédonie d’une part, et des rapports de genre et d’âge d’autre part.

10De nombreuses analyses portent maintenant en France sur la question coloniale et post-coloniale, et sur les déplacements qu’elles entraînent dans l’élaboration de nos objets et de nos méthodes ; j’en prendrai pour exemples deux textes récents. J.-F. Schaub écrit ainsi :

Depuis plus de trente ans, des bibliothèques entières d’essais critiques ont dénudé les travers de la posture eurocentrique, littéralement depuis les cinq continents. À cet effort théorique méritoire, il existe une réponse empirique et pragmatique : l’étrangement de soi et la pénétration des autres à travers l’apprentissage des langues9.

11Romain Bertrand écrit quant à lui :

Ce que permet par contraste la théorisation en termes d’historicité indigène du moment colonial, c’est, d’une part, de penser l’histoire des sociétés extra-européennes à l’aune de leurs propres trajectoires au long cours, et, de l’autre, d’envisager la « situation coloniale » tel un monde à plusieurs plans – c’est-à-dire comme un assemblage lâche de situations dans lesquelles prévalaient des régimes d’expérience et des rationalités pratiques différenciés, entre lesquels se mouvaient les acteurs au gré des contraintes d’interaction10.

12La Nouvelle-Calédonie m’a confronté dès l’origine de mes recherches à cette dimension11, et il me semble que l’écriture de Conjurer la guerre prend effectivement en compte la critique de l’eurocentrisme, l’apprentissage des langues, la considération des historicités indigènes, la multiplicité des plans coexistant dans les situations coloniales et aussi le fait que l’histoire de la Nouvelle-Calédonie est marquée depuis vingt ans par des statuts définis comme transitoires, dans un processus de décolonisation inachevé et dont le terme est parfaitement incertain12.

13C’est également par le développement d’interactions pratiques et théoriques avec mes interlocuteurs kanaks et avec un certain nombre d’institutions locales créées ou renforcées par les accords de Nouméa dans le but de contribuer à la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, que je me suis rendu plus sensible à leur positionnement et à leurs revendications. J’ai ainsi particulièrement pu débattre de la perspective néo-coutumière du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie avec le sénateur de Houaïlou, Georges Mandaoué, et de la perspective patrimonialiste de l’Agence pour le développement de la culture kanake avec son directeur originaire de Houaïlou, Emmanuel Kasarhérou. J’ai essayé de décrire le type de discussions que j’ai pu avoir, dans différents cadres, autour du programme de collecte du patrimoine oral kanak depuis 2002, à la suite de conférences données au Centre culturel Tjibaou en 1999 et en 2002.

14Une autre dimension de l’élargissement de ma réflexion porte sur les rapports de genre et d’âge. Ils ne constituent pas mon objet de recherche, mais j’ai progressivement pris conscience, notamment grâce aux travaux de Christine Salomon13, de Christine Hamelin14, de Dorothée Dussy15 et d’Hélène Nicolas16, de l’important filtre androcentrique qu’impliquait la construction d’une problématique focalisée sur la politique et les conflits à l’échelle villageoise (portant centralement sur des droits fonciers, sur la chefferie ou sur les noms de familles). Les prises de parole publiques sur ces titres ou ces objets sont surtout masculines, comme les plus importantes capacités de mobilisation dans les cérémonies coutumières, claniques, religieuses ou politiques. Il n’y a pas de femmes chefs (malgré l’hapax de la reconnaissance par la France d’une « reine Hortense » au milieu du xixe siècle à l’île des Pins), ni de sénatrice coutumière, ni de femme membre du conseil d’aire ajië-arhö. Reste que la métonymie coutumière qui renvoie la « culture » aux « vieux » est particulièrement mutilante, voire aveuglante : car il y a eu des militantes kanakes pendant les « événements », et il y a maintenant des élues, à commencer par la maire de Houaïlou depuis 2008, Valentine Eurisouké ; il y a des collectrices de l’ADCK (dans d’autres aires que l’aire ajië-arhö, mais pas non plus de femmes dans l’équipe salariée permanente du Département développement culturel, patrimoine et recherche de l’ADCK) ; et également des femmes membres de certains conseils des anciens. Plus généralement, on doit se demander ce qu’il en est de la place des femmes dans les conflits villageois. Faire une histoire qui ne soit pas le discours du pouvoir suppose alors de ne pas se satisfaire des formes les plus publiques d’action et des acteurs les plus visibles. Et de fait, l’investissement des femmes est massif dans les mobilisations politiques (quel que soit le sens qu’on donne à ce mot, des cérémonies coutumières aux meetings militants en passant par les réunions foncières), ne serait-ce qu’en raison du fait que c’est leur force de travail qui est sollicitée en premier, et qu’à côté des paroles et des positionnements masculins, le poids des hommes repose aussi sur leur capacité à mobiliser (y compris par la violence) économiquement et subjectivement leurs proches (pour faire la cuisine pour les femmes, pour travailler aux champs ou reverser une partie des revenus salariés pour les jeunes hommes, etc.). De plus, si, à ma connaissance, les femmes kanakes ne font pas le coup de feu (ni à la chasse, ni pendant les « événements », ni pendant les conflits villageois sur lesquels j’ai pu enquêter), il n’est pas rare que certaines soient impliquées dans des bagarres à mains nues ou au couteau17. Le poids des rapports inégalitaires de genre et de génération dans ces formes de mobilisation fait de la « famille » un lieu décisif pour la compréhension du conflit et de la violence, notamment sur le registre de l’acquisition des répertoires d’action, des modes de socialisation dans un continuum de violences domestiques (des parents sur les enfants, des grands frères sur leurs cadets, des hommes sur les femmes), de construction des habitus dans lesquels la violence physique, la violence sexuelle et l’intimidation ne sont pas illégitimes.

15Par ailleurs, insister sur la dimension segmentaire des rapports sociaux a pour corollaire logique d’atténuer la radicalité de l’opposition entre public et privé. Une certaine vigilance envers les questions de genre et d’âge permet d’insister sur le fait que les espaces domestiques sont tout à fait partie prenante des mobilisations collectives ; ils sont en particulier essentiels dans la compréhension des modes de socialisation à la violence. C’est ainsi que mon analyse de la question de la « jeunesse » dans l’affaire de Wakaya dans Conjurer la guerre s’est appuyée sur les indications d’Hélène Nicolas concernant la place différenciée et les modalités respectives d’initiation des jeunes gens et des jeunes femmes à l’adolescence et avant le mariage. Dans un exposé à la Maison des sciences de l’homme le 14 février 2002 intitulé « La guerre civile comme paradigme de la politique occidentale », Giorgio Agamben avait montré en s’appuyant sur les travaux de Nicole Loraux la dialectique unissant la stasis (la guerre civile), l’oikos (la maison) et la polis (l’espace politique). J’aimerais à l’avenir approfondir encore dans le cas kanak les rapports entre sphère publique et vie privée, entre affaires domestiques et engagement politique dans les situations de conflit que j’ai commencé à analyser.

Notes de bas de page

1  Guiart (1966).

2  Coulon (1985).

3  Je me permets de rétablir cet adjectif malencontreusement omis dans la traduction française du texte de M. Sahlins.

4  Sahlins (2007, p. 283).

5  Smith (2005, p. 133, ma traduction).

6  Ibid.

7  Smith (2005, p. 132-133, ma traduction).

8  Foucault (1966, p. 388).

9  Schaub (2008, p. 438).

10  Bertrand (2008, p. 40).

11  Naepels (1997).

12  Naepels (1999a).

13  Salomon (2003), Salomon & Hamelin (2007).

14  Hamelin & Salomon (2007).

15  Dussy (2004), Dussy & Le Caisne (2007).

16  Nicolas (2010).

17  Salomon (2002) ; Dauphin & Farge (1997).

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