Interroger les matériaux d’enquête
p. 47-64
Texte intégral
1En voulant faire résonner dans les situations dans lesquelles j’ai pu m’insérer à Houaïlou les échos de celles d’autrefois dont mes interlocuteurs me parlaient, en voulant imaginer ces temps passés comme des conjonctures incertaines, le projet que je me suis proposé de réaliser dans Conjurer la guerre impliquait un certain pluralisme méthodologique. S’il est vrai, comme l’écrit P. Veyne, que « les vrais problèmes d’épistémologie historique sont des problèmes de critique », et que le travail du chercheur est « une lutte contre l’optique imposée par les sources1 », alors il est nécessaire de mettre la production des matériaux au centre de l’analyse. Loin de faciliter leur « croisement », la diversité des matériaux que j’ai utilisés (entretiens réalisés pendant des enquêtes ethnographiques, traductions de textes ajië, archives de différents types et documents anciens, données quantitatives, cartes) a avant tout creusé ma perplexité quant à la nature de leur hétérogénéité. Peut-être pourrait-on considérer ces différentes sources comme des espèces d’écrans, aux caractéristiques variables, où vient se projeter le réel selon une perspective singulière à chaque fois ; alors on devrait s’interroger sur les forces projectives qui sont à l’œuvre pour pouvoir en lire la surface. Dans cette perspective, les « données » ou les « matériaux », loin d’être de simples reflets du réel, sont toujours aussi les résultats d’une opération à laquelle j’ai été amené, comme bien d’autres chercheurs avant moi, à réfléchir.
Usages de Maurice Leenhardt
2Ma première expérience de ce type de réflexion est liée à ma rencontre avec les archives privées Leenhardt. Mon choix de travailler dans la région de Houaïlou (plutôt que dans une autre région de Nouvelle-Calédonie) tenait pour une part à l’existence que m’avaient signalée Alban Bensa et Jean-Claude Rivierre, dès le début de mon travail, de documents inédits en langue ajië, collectés par le pasteur-ethnologue et conservés dans sa famille, et, je l’espérais, susceptibles de constituer des « matériaux ethnographiques » anciens. Après les premiers moments d’enthousiasme consacrés à explorer les dossiers et à photocopier un certain nombre de textes en langue ajië, ma déception fut assez grande, en raison du faible intérêt de M. Leenhardt pour les questions d’anthropologie politique qui me préoccupaient. Dans les textes publiés de M. Leenhardt, la dimension politique est pratiquement absente de Do Kamo comme des Documents néo-calédoniens, à peine plus présente dans les Notes d’ethnologie néo-calédonienne et dans Gens de la Grande Terre ; et je ne retrouvais pas dans la phénoménologie religieuse qu’il développe, centrée sur la « pensée mythique », le pragmatisme sensé, voire calculateur, de mes interlocuteurs kanaks. Or, loin de constituer la part manquante du puzzle, les notes de tournées missionnaires ou les cahiers des élèves pasteurs rassemblés en grand nombre dans une armoire familiale témoignaient du fait que cette absence d’intérêt ne relevait pas d’une mise à l’écart tardive, mais bien au contraire d’une curiosité sélective en amont, loin d’un quelconque modèle encyclopédique (maussien, par exemple) d’enquête positiviste ; au demeurant, M. Leenhardt l’avait écrit lui-même, dans une lettre à son père : « Tu vois, Papa, ce que je cherche ; la religion et la famille canaque ; c’est exactement le domaine missionnaire2. » Contrairement à un espoir naïf, il n’y avait pour moi aucune possibilité d’un usage immédiat de ces « archives missionnaires3 », où je ne pouvais lire sans médiation les hiérarchies sociales, les représentations religieuses ou les croyances ; elles n’étaient pas plus authentiques ou plus justes d’être plus anciennes que les enquêtes ethnographiques que je menais. Une série de questions s’ouvrait alors à moi4 : de quoi furent faits les vingt ans de séjour de M. Leenhardt à Houaïlou – qu’il ne passa pas « sur le terrain » au sens où on entend aujourd’hui une opération de recherche relativement codifiée – qui fascinèrent tant L. Lévy-Bruhl et M. Mauss ? Comment penser alors le passage de M. Leenhardt missionnaire à M. Leenhardt ethnologue5 ? Et comment percevoir ce dont ces « archives » ne parlent pas ?
3La situation missionnaire suscite sur le « champ de mission », de manière volontariste, des interactions entre le missionnaire et ceux qu’il cherche, plus ou moins activement, à convertir et à encadrer, dans un espace social différencié selon ses logiques propres, mais aussi du point de vue même du missionnaire (où on parle alors de païens, de catéchumènes, de membres d’églises, d’évangélistes, d’élèves pasteurs, etc.). Le missionnaire observe des situations sociales, entend des énoncés quotidiens, explicatifs ou justificatifs, propose éventuellement des interprétations des unes et des autres. M. Leenhardt fit passer de tels énoncés, de telles interprétations dans des espaces scripturaires tout à fait hétéroclites : cahiers, journaux ou carnets de bord personnels6, correspondances7, articles dans les bulletins de la mission ou rapports missionnaires8, publications de vulgarisation ou de propagande (visant le plus souvent la collecte de fonds9), articles ou monographies scientifiques10, et parfois à la jonction entre plusieurs de ces genres11. Avant de s’inscrire dans un projet scientifique, ce qu’il écrivit sur le monde kanak était d’abord guidé par une logique d’autojustification centrée sur la légitimité et le progrès de l’œuvre, face à des ennemis potentiels (les catholiques et l’administration coloniale en particulier), ou d’obtention de soutiens financiers des groupes protestants métropolitains. Les questions sont nombreuses pour pouvoir utiliser les textes écrits ou rassemblés par M. Leenhardt, pour comprendre à la fois la nature de sa curiosité et la conformation particulière de son regard, aveugle à certains points : quels en étaient les destinataires ? Et les lecteurs potentiels ? En quoi ses écrits reprennent-ils les topoi du genre, tels que l’anecdote édifiante ou les énoncés répétitifs sur les croyances païennes ? Quelles étaient les catégorisations des mondes indigènes qui préexistaient dans son milieu d’origine et de formation, comme dans son espace de vie (les colons ou administrateurs) ?
4Il n’est pas moins important d’essayer de saisir pourquoi les interlocuteurs d’un missionnaire répondent à sa sollicitation dans l’interaction pour comprendre dans quelle mesure et à quel titre ils ont pu devenir des « sources » d’information : quelles étaient les modalités locales de transmission du savoir ? Quelles étaient les positions sociales des interlocuteurs du missionnaire ? Quel était leur degré de soumission et d’investissement subjectif vis-à-vis du missionnaire et de son œuvre ? A fortiori quand ces interlocuteurs du missionnaire ne sont pas simplement des « informateurs », mais deviennent des « auteurs » : ainsi, j’ai essayé d’interroger la pratique de M. Leenhardt12 consistant à donner des cahiers d’écriture à l’appui d’un questionnaire d’enquête. Ce sont avant tout les élèves pasteurs kanaks de M. Leenhardt qui écrivaient. Se trouvaient-ils dans des positions sociales particulières dans l’organisation sociale locale ? Le choix de la conversion relève-t-il alors d’un calcul stratégique particulier ? Quelle passion a conduit ces auteurs à écrire ? Les récits rapportés étaient-ils donnés à M. Leenhardt comme des descriptions d’une réalité sociale vive ou comme les souvenirs morts de croyances passées ? Se pliaient-ils aux cadres missionnaires du récit de conversion ? On comprend aisément que ces textes ne constituent pas des données brutes décrivant de manière positiviste les croyances ou les pratiques précoloniales : leur usage impose de retrouver derrière l’archive la situation qui l’a produite, pour les remettre en conjoncture. C’est notamment ce que j’ai tenté de faire autour de la figure de Bwêêyöuu Ërijiyi13, personnage central dans la construction du savoir anthropologique leenhardtien. En fin de compte, c’est moins la figure de M. Leenhardt missionnaire féru d’ethnographie devenant anthropologue qui me paraît la plus intéressante et que j’ai cherché à retrouver, que celle de l’acteur de la vie sociale de Houaïlou, auteur d’écritures quotidiennes (journal, lettres), inséré dans des conflits locaux, et collecteur d’objets et de fragments discursifs, dont les plus stimulants se trouvent à mon sens certainement dans le Vocabulaire plutôt que dans les Documents. Ainsi, savoir ce qui se jouait dans la relation missionnaire, quels intérêts expliquent le passage à l’écrit et quels furent les enjeux de la conservation de ces matériaux est indispensable à l’appréciation la plus mesurée possible de ces « données ». De la même façon, j’ai tenté de montrer à quel point l’investissement personnel de J. Guiart dans les projets protestants mis en œuvre à Houaïlou est important à saisir pour utiliser de manière heuristique ses productions scientifiques des années 1950 et 1960.
Genèses des sources écrites
5Ces préoccupations quant aux « sources » sont aujourd’hui courantes, et renvoient à ce qu’on désigne parfois dans la discipline historique comme un « tournant archivistique » récent. L’historien Angelo Torre en donne une formulation simple et claire : « Il convient d’examiner, outre le discours que le document véhicule, la genèse du document lui-même14. »
6N’étant pas historien de formation, mais soucieux d’historiciser le savoir anthropologique, je suis particulièrement redevable à Isabelle Grangaud de m’avoir montré les limites d’un usage par trop positiviste des archives coloniales et la productivité d’une analyse critique fine des documents d’archives coloniales15, et à Bernard Vienne de m’avoir convaincu que les sources européennes du xixe siècle pouvaient totalement manquer les enjeux de ce qui se jouait pour les acteurs kanaks impliqués dans les guerres coloniales.
7Ce que disent les archives ne peut être séparé de ce qu’elles sont : non pas des sources d’information qui attendraient d’être saisies par le regard objectivant d’un chercheur, mais plutôt des productions destinées à certains usages, qui sont ensuite relues avec un autre but, détournées et recontextualisées en vue de produire du savoir. L’archive est d’abord la preuve de sa propre existence, c’est-à-dire de sa propre production (par qui ? et dans quel contexte ?) et de son propre transit jusqu’à nous. Elle n’est pas la preuve de ce qui s’est passé – même s’il est parfois possible de faire l’hypothèse qu’elle atteste, de biais, que quelque chose s’est passé. C’est au demeurant une présupposition nécessaire du discours historique « dont le sort reste malgré tout suspendu à ce minimum qu’il se passe quelquefois quelque chose16 ». Carlo Ginzburg a ainsi montré dans « Les voix de l’autre17 » comment l’analyse des « fêlures » du texte du jésuite Le Gobien inventant la harangue de l’indigène Hurao permet de conserver un accès référentiel à un au-delà du texte – ici sous la forme de l’arrivée des rats dans les îles Mariannes dans les soutes des navires européens.
8Au cours de la journée d’étude qui s’est tenue à l’École normale supérieure le 29 mai 2009, « Logos et pathos d’empire : autour des travaux d’Ann Stoler », Arlette Farge disait en substance que si l’archive immobilise, le passé révolu frissonne toujours en elle. Ce frisson, je l’espère, n’a cessé de guider mes pas dans les dépôts d’archives – parce que j’y cherchais non des « informations », mais une manière d’imaginer plus intensément ce qui se vivait dans des périodes que mes propres interlocuteurs de Houaïlou n’ont pas connues directement, et qui pourtant avait laissé des traces dans leurs propos ; ce qu’Ann Stoler appelle la « pulsation » de l’archive18.
9C’est dans la même perspective que j’ai édité avec ma collègue historienne Isabelle Backouche un numéro de la revue Genèses intitulé Faire la preuve19. Il s’est agi dans ce dossier d’aborder des situations dans lesquelles les acteurs observés sont tenus de « faire la preuve », et de penser ensemble le travail de la preuve et la carrière de la preuve, en s’interrogeant sur l’effet produit par le travail d’élaboration de la preuve sur l’analyse ultérieure des chercheurs utilisant ces matériaux probatoires. Le travail de la preuve produit des sources ou des matériaux (et suscite éventuellement les conditions de leur conservation) susceptibles de nourrir l’analyse ; l’argumentaire utilisé pour prouver s’appuie sur une lecture du social, sur des catégories et sur une éventuelle « reconstruction du passé », qui toutes peuvent avoir une incidence sur le travail du chercheur, qui lui-même – dernier « écho » entre le terrain observé et le présent de la recherche – doit fonder son analyse sur des preuves.
Atopie, justification, amitié
« Pourquoi ne parlez-vous pas ?
— pourquoi ? bah ! il y a beaucoup de raisons
parce que je ne suis pas le chercheur, je suis le trouvé. »
Dominique Fourcade, Est-ce que j’peux placer un mot ?, p. 40.
10Si la pratique historiographique suppose une relation directe avec des choses (des objets dont la forme matérielle peut être très diverse : textes, images, sons, notamment) qui sont constituées en documents et dans certains cas en archives, l’opération ethnographique procède à la production de matériaux d’enquête par la relation de l’enquêteur avec des êtres humains en vie, par l’interaction (directe, de face à face). Or cette opération exige une vigilance critique exactement parallèle à celle que nécessite l’usage de sources d’archives. Ce que peut l’ethnographie est ainsi déterminé par les conditions des interactions entre humains qui la constituent. Je propose de les ordonner selon trois registres : situations, relations et énonciations. La première question qu’on peut poser à l’opération ethnographique est celle du contexte social ou politique d’une enquête, en se demandant dans quelles situations se déploient les interactions qui s’y nouent, au sens où Max Gluckman comme Georges Balandier utilisaient le terme20. La deuxième question est celle des relations de l’ethnographe avec les personnes qu’il rencontre, de la manière dont elles se constituent et évoluent. Cette ligne de réflexion a particulièrement été traitée par des travaux utilisant des concepts psychanalytiques, notamment autour de la question du transfert et du contre-transfert21. Dans un ouvrage célèbre, Paul Rabinow a également analysé la diversité des positions qu’il occupait par rapport aux interlocuteurs avec qui il travaillait au Maroc22 ; et Bernard Juillerat a proposé une très belle description de ses rapports avec ses interlocuteurs yafar23. La relation d’enquête est constitutive de ce qui se donne ensuite comme matériau d’enquête. Dans cette relation, quelque chose est mis en circulation, dont l’ethnographe (que je suis en l’occurrence) se retrouve le dépositaire. C’est ainsi par la méthode même de l’enquête ethnographique que je deviens lieu de dépôt et plaque d’impact, écran projectif d’une vibration intersubjective productrice de connaissances, mais qui n’est certainement pas réductible à ça. Jeanne Favret-Saada a montré ce que signifie alors entrer dans ce processus, qui n’est pas seulement de connaissance24.
11Les situations et les relations où l’enquête ethnographique se déploie sont dissymétriques, l’intention de l’ethnographe et de ses interlocuteurs n’étant pas du même ordre, d’une manière qu’il faudrait pouvoir qualifier à chaque fois. L’un des objectifs que j’ai cherché à atteindre fut de construire dans la durée mon extériorité relativement aux conflits étudiés, de devenir dans la perception d’autrui étranger par rapport aux intérêts de tous, c’est-à-dire ni joueur, ni arbitre, mais hors jeu, hors champ relativement aux rapports sociaux étudiés – au nom de la qualification du savoir que je cherchais à produire –, ce qui ne signifie pas chercher à s’inscrire en dehors des rapports sociaux. La définition de ce qui est dans le jeu ou hors jeu est évidemment fonction de l’objet d’étude considéré : en m’intéressant aux rapports politiques et conflictuels contemporains dans les villages kanaks, j’ai privilégié les interlocuteurs les plus visibles dans ces rapports, ayant une position de chefs de famille, souvent des hommes assez âgés, et suis moins fréquemment rentré dans des relations de travail avec des femmes et avec des jeunes gens, ou a fortiori des Caldoches (en essayant toutefois de ne les faire disparaître ni de l’enquête ni de l’analyse). C’est ainsi par approximation qu’on dit que l’ethnographe arrive sur son lieu d’enquête en tant qu’étranger, ou qu’il se caractérise par l’éloignement de son regard. Son étrangeté n’est pas une donnée, mais un objectif, une idée régulatrice de sa pratique, qui se monnaye empiriquement par l’occupation de places bien déterminées, successivement ou conjointement25 : pour moi, Métropolitain en situation coloniale ; étranger accueilli grâce à telle relation précise ; étranger inséré vivant chez tel ou tel de mes interlocuteurs, parcourant son réseau social ; étranger désintéressé rencontrant le plus grand monde possible, de part et d’autre des camps en présence dans chaque conflit, participant à la vie quotidienne en essayant de limiter ses interférences dans le jeu que jouent ses interlocuteurs. Dans un article publié en 1998, j’ai proposé d’appeler cette position l’atopie26 de l’ethnographe – qu’il ne faut nullement confondre avec une impossible absence de « participation » ou d’insertion sociale. Il s’agit non d’un privilège de la position d’ethnographe, mais d’un horizon qui décrit la traduction de l’exigence d’objectivation propre aux sciences sociales dans la réalité de leur fabrique, ici l’enquête ethnographique. Construire mon atopie revient à faire admettre à mes interlocuteurs dans un processus qui ne connaît pas de fin que mes intérêts d’enquêteur se limitent à mon désir de savoir et que je n’interfère pas en tant que concurrent, qu’atout majeur ou qu’arbitre dans le champ étudié.
12Enfin, on peut se demander à quels genres d’énonciations ces relations singulières inscrites dans des situations spécifiques lui permettent ou non d’accéder. Caractériser les énoncés produits dans la relation ethnographique ne va pas de soi27. Sans doute faut-il distinguer une grande variété de cas et de registres, la pratique ethnographique n’impliquant pas un seul type d’interlocution – ni une seule modalité énonciative au sein d’un même entretien. Il faudrait chercher à comprendre quels sont les types d’énoncés que rencontre ou que suscite l’ethnographe au cours de ses enquêtes (informations, théories, opinions, idiosyncrasies, témoignages, souvenirs, justifications, mensonges, etc.), et ce qu’ils impliquent pour le savoir anthropologique quant à son degré de certitude et à la nature de sa vérité. Je me suis en particulier demandé si le concept de justification (notamment tel qu’il a été utilisé par Luc Boltanski28) permet de décrire certaines des formes de l’interlocution ethnographique, en particulier lorsqu’elle a lieu dans une situation conflictuelle29. Se pose alors la question du registre de la réalité sociale auquel permettent d’accéder des énoncés dans lesquels on donne ses raisons. La possibilité d’une énonciation recueillie ou suscitée par un ethnographe apparaît sur un fond de silence : face à un ethnographe, son interlocuteur a toujours de bonnes raisons de se taire30, et il est analytiquement productif de penser le silence (qu’il résulte de l’oubli ou du refus de l’interlocution31) comme un processus actif32 – exactement au même titre que la destruction de documents est l’une des conditions de la constitution d’archives. Les marges blanches où s’inscrit l’opération ethnographique sont ainsi au moins aussi importantes à penser que les textes qui y prennent parfois naissance ; prendre en compte le croisement d’intentionnalités qu’organise le dispositif ethnographique implique de l’ethnographe qu’il critique les « sources » qu’il produit, et devrait l’inciter à une grande prudence quant à l’ampleur du savoir qu’il peut produire à partir de cet espace d’interactions.
13J’aimerais insister sur la nécessité de cette prudence à partir d’un texte qu’Édouard Glissant a consacré aux confins du Pacifique, La Terre magnétique. Les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques. Dans cet ouvrage, É. Glissant met à plusieurs reprises son projet d’écriture et les rencontres qui le fondent en parallèle (et parfois en opposition) avec celui d’une science sociale fondée sur des entretiens :
Nous ne voulions pas non plus faire défiler des personnes comme des spécimens à la montre, les entasser dans un panier débordant de renseignements ou dans un carnet de notes ou dans un rouleau de film, et commenter. Il est si difficile de simplement rester les uns en face des autres33.
14On sait que cette manière de thématiser la rencontre, « simplement rester les uns en face des autres », a récemment trouvé un écho dans la proposition de substitution du fait d’« être-là » (being there) à l’« observation participante » comme caractérisation de la pratique ethnographique34. É. Glissant poursuit :
Il est si difficile non seulement d’enregistrer ce que les habitants connaissent de leur histoire (vous posez les questions les plus malignes qui soient et vous interprétez les réponses), ou d’en bâtir une artificielle science, mais aussi de partager avec ces habitants ce qu’il en reste d’obscur ou qui le sera toujours et qui ne demande pas qu’on éclaircisse ni qu’on tire leçon, mais qu’on mélange peut-être ces opacités, intervenues de partout, qu’on les mette en rapport avec les intuitions de la terre, que celle-ci soit de continents ou d’archipels35.
15Oui, dans l’enquête ethnographique, il y a bien des silences et des opacités.
Les ethnographes vrais sont à jamais privés des sources secrètes. Nous l’étions pareillement, mais nous l’acceptions volontiers36.
16C’est précisément d’accepter les limitations de ce que donnent à connaître les énonciations issues du dispositif ethnographique qui permet d’en faire véritablement usage dans l’administration de la preuve, me semble-t-il.
17Ces énonciations sont pour moi particulièrement importantes car j’ai fait le choix de citer de nombreux documents, et parmi eux de nombreux extraits d’entretien. M. de Certeau a mis en lumière les questions d’autorité et de rhétorique que soulève une telle pratique d’écriture, en particulier dans le cas d’un « savoir ethnographique », qu’il entend au sens « d’une parole instituée en lieu de l’autre37 » :
Le savoir ethnographique, tout comme le savoir démonologique ou médical, s’accrédite par la citation. Dans cette perspective, il faut s’interroger sur le rôle de la citation de l’autre dans le discours historiographique lui-même. J’entends « citation » au sens littéraire, mais on peut l’entendre aussi de la citation devant un tribunal38.
18En ce sens, le passage de la pratique ethnographique, dont j’ai tenté de montrer le statut flottant, à la mise en forme textuelle des énonciations par la transcription, puis à la citation d’extraits choisis constitue évidemment une pratique d’auteur et d’autorité, doublée d’une volonté de légitimation scientifique :
La citation est le moyen d’articuler le texte sur son extériorité sémantique, […] et de lui assurer ainsi une crédibilité référentielle. À cet égard, la citation n’est qu’un cas particulier de la règle qui rend nécessaire à la production de « l’illusion réaliste » la multiplication des noms propres, des descriptions et du déictique39.
19L’analyse de M. de Certeau anticipe ici par bien des traits celle que proposa J. Clifford de l’autorité de l’ethnographe40. Tout en ayant conscience de sa vertu critique, il me semble qu’une telle analyse rhétorique doit être balancée par une approche plus épistémologique : les extraits d’entretiens que je cite résultent d’une procédure réfléchie et disciplinairement encadrée de production de matériaux ; à ce titre, ils ont bien une forte valeur référentielle et peuvent légitimement jouer un rôle argumentatif. De plus, le fait que je les accompagne du nom du locuteur dans tous les cas où une telle nomination n’est pas susceptible de lui nuire ou de léser d’autres membres de la situation sociale évoquée41 me semble une manière simple et j’espère convaincante de montrer que mes analyses sont construites à partir des propos et de la réflexion de mes interlocuteurs.
20J’aimerais ajouter une dernière dimension à cette pratique de la citation, liée à l’historicité de mes propres enquêtes. Comme je l’ai signalé plus haut, je suis de plus en plus fréquemment confronté à l’expérience du décès de mes interlocuteurs. Ainsi, dix-neuf des trente-trois personnes avec qui j’ai réalisé des entretiens enregistrés en 1991 ont aujourd’hui disparu, dont mes deux plus proches amis kanaks, Narcisse Kaviyöibanu et Maurice Mèèvâ. C’est indéniablement lié au biais qui m’a orienté de manière privilégiée, notamment au début de mes recherches, vers les chefs de famille les plus visibles dans les situations de conflit politique, qui sont nettement plus âgés que la moyenne de la population de Houaïlou. Cette réalité est aggravée par la médiocre espérance de vie des Kanaks. Et j’ajoute enfin qu’en raison notamment du nombre d’accidents de voiture et de suicides, plusieurs de mes relations plus jeunes, avec qui je n’ai pas fait d’entretiens enregistrés, ont également disparu. Du coup, bien que l’ethnographie procède du face-à-face, mon écriture se trouve confrontée à une situation bien connue des historiens, à savoir le fait de faire parler les morts : « L’écriture [historique] met en scène une population de morts42. »
21M. de Certeau comme J. Rancière se sont appuyés sur une analyse de l’œuvre de Michelet pour questionner cette situation :
Un demi-siècle après que Michelet l’a dit, Freud observe qu’en effet les morts « se remettent à parler ». Non plus, comme le croyait Michelet, par l’évocation du « devin » que serait l’historien : « ça parle », mais à son insu, dans son travail et ses silences. Ces voix dont la disparition est le postulat de tout historien et auxquelles il substitue son écriture re-mordent l’espace d’où elles sont exclues et parlent encore dans le texte-tombeau que l’érudition élève à leur place43.
22J. Rancière, concluant sa réflexion sur Michelet, écrit :
L’Œdipe historien ne peut cesser d’être un « nécrophile » s’il veut rendre aux âmes mortes le sang de la vie. C’est par cette psychanalyse des morts que l’histoire, affolant les boussoles scientistes, accède à sa dignité de science en restant une histoire. C’est la mort calmée qui lui donne le terrain où elle peut se faire ethnologue du passé. Mais c’est aussi l’opération maintenue de la reconduction des morts qui l’empêche de disparaître dans sa victoire, de n’être plus qu’une ethnologie ou une sociologie du passé. La différence propre à l’histoire, c’est la mort, c’est le pouvoir de mort qui s’attache aux seules propriétés de l’être parlant, c’est le trouble que ce pouvoir introduit dans tout savoir positif44.
23Je ne m’engagerai pas plus avant dans les dimensions psychanalytiques évoquées par ces deux textes ; il m’importe toutefois de penser que la pratique de la citation est une manière de prolonger l’expérience de la rencontre qu’institue l’ethnographie et qui s’interrompt parfois brutalement.
Notes de bas de page
1 Veyne (1978, p. 295).
2 Leenhardt, Lettre à ses parents, 24 mai 1914.
3 J’y ai néanmoins trouvé quelques relevés généalogiques de familles du littoral de Houaïlou, extrêmement précieux pour l’analyse de l’évolution des chefferies correspondantes, cf. Naepels (2010b). Et les correspondances déposées au Centre des archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence sont également dignes d’intérêt pour comprendre la vie à Houaïlou au début du xxe siècle. Je les ai abondamment citées dans Conjurer la guerre.
4 Naepels (2008b).
5 Cf. Clifford (1987), Naepels & Salomon (2007a et b).
6 Leenhardt (1910-1917).
7 Leenhardt (1902-1920).
8 Leenhardt (1913, 1931).
9 Leenhardt (1909-1922).
10 Leenhardt (1930).
11 Leenhardt (1921, 1922).
12 Qui fut aussi celle d’ethnologues comme Franz Boas, cf. Berman (1996), Naepels (2007b).
13 Aramiou & Euritéin (2002, 2003).
14 Torre (2007, p. 103).
15 Grangaud (2002, 2009) ; cf. également Stoler (2009).
16 Rancière (1992, p. 78).
17 Ginzburg (2003).
18 Stoler (2009, p. 17-53).
19 Backouche & Naepels (2009).
20 Gluckman (1940), Balandier (1951).
21 L’analyse la plus stimulante est sans nul doute celle de Georges Devereux (1980). Parmi de nombreux travaux plus récents, on peut également citer Olivier Schwartz (1990).
22 Rabinow (1988).
23 Juillerat (1997).
24 Favret-Saada (1977, 1990), Favret-Saada & Contréras (1981).
25 Cf. Rabinow (1988), Weber (1989, p. 24-25) et Althabe (1990, p. 129-130).
26 Naepels (1998b, reproduit à la fin de ce volume).
27 Naepels (2003).
28 Boltanski (1990).
29 Naepels (2006b, reproduit à la fin de ce volume).
30 On se référera à l’analyse que propose Patrick Williams (1993) d’un objet, le deuil chez les Manouches, sur lequel la règle de ses interlocuteurs est le silence le plus strict ; cf. Naepels (1994).
31 Pollak (1993).
32 Naepels (2001).
33 Glissant (2007, p. 34-35).
34 Geertz (1988), Watson (1999), Borneman & Hammoudi (2009).
35 Glissant (2007, p. 35-36).
36 Glissant (2007, p. 34).
37 Certeau (1975, p. 247).
38 Ibid., p. 293.
39 Ibid., p. 131-132.
40 Clifford (1983).
41 Dans le cas contraire, j’utilise plusieurs types d’anonymat (du locuteur ou des noms de personnes ou de lieux que celui-ci évoque).
42 Certeau (1975, p. 138).
43 Certeau (1987, p. 93).
44 Rancière (1992, p. 151-152).
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L’exercice de la pensée
Machiavel, Leopardi, Foucault
Alessandro Fontana Jean-Louis Fournel et Xavier Tabet (éd.)
2015
Ethnographie, pragmatique, histoire
Un parcours de recherche à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie)
Michel Naepels
2011