Décrire une situation présente
p. 15-32
Texte intégral
1L’objectif de mes recherches est de réaliser une anthropologie politique centrée sur la compréhension d’une situation présente. Un tel objectif définit une intention et une méthodologie idiographiques. Le champ de singularités visé par mon travail, ce qu’on dénomme souvent un « terrain », est délimité spatialement par une région de Nouvelle-Calédonie qui recouvre à la fois à peu près l’aire linguistique ajië, et la commune de Houaïlou. Telle est d’ailleurs ma première dette envers Alban Bensa et Jean-Claude Rivierre qui insistèrent ab initio sur la nécessité d’un investissement linguistique important. En Nouvelle-Calédonie, celui-ci localise très strictement1. Mon champ de recherches est circonscrit thématiquement par un intérêt pour les situations de conflit, débouchant à l’occasion sur des violences physiques. Enfin, le « présent » de la situation renvoie d’abord à celui de ma « présence » dans la région considérée, par l’enquête ethnographique, depuis 1991 (par intermittences, bien évidemment).
Décrire
« Positivistes, nominalistes, pluralistes et ennemis des mots en isme, nous le sommes tous. »
Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, p. 386.
2Si le monde (ici le monde historique et social) est « tout ce qui est le cas », pour reprendre la proposition 1 du Tractatus de Ludwig Wittgenstein2, alors il paraît légitime, si ce n’est inévitable, de « penser par cas3 ». Une telle position ne dit cependant rien de l’échelle des cas considérés, ni de leur consistance ontologique, et de multiples manières de faire des sciences sociales demeurent concevables à partir d’un point de départ nominaliste et historiciste. Les derniers travaux épistémologiques de Jean Bazin4 se sont ancrés dans un tel pari :
Je n’observe jamais que des situations. Une situation est une configuration singulière par définition temporaire, le moment actuel d’une histoire en cours, dont on peut dresser un état. À cet égard je suis réduit au lot commun des sciences sociales, tel que le définit Jean-Claude Passeron ;
3et J. Bazin de renvoyer alors au Raisonnement sociologique5 : les sciences sociales « sont nécessairement historiques » ; elles « ne peuvent être fondées que sur l’observation de “configurations singulières” jamais répétées dans leur intégralité6 […] ». Cette dernière citation évoque directement la formule de Paul Veyne, qu’on peut tenir pour l’introducteur du pragmatisme dans les sciences sociales françaises, ce « merveilleux coupeur de têtes abstraites7 », dans ce texte fascinant, Comment on écrit l’histoire : « Il n’existe en histoire que des constellations individuelles ou même singulières8. » En s’inscrivant dans le tournant pragmatique et descriptif des sciences sociales, J. Bazin opposait deux jeux de langage décrivant les opérations de connaissance pratiquées dans la discipline anthropologique9. D’un côté, « l’hypothèse ethnologique », centrée sur l’interprétation des comportements comme indices d’une appartenance culturelle ou ethnique, accorde aux règles une valeur causale, les croyances servant d’explication à l’action (par exemple, le mythe – ou la théologie – utilisé pour rendre compte du rituel)10. Contre cette hypothèse à la fois culturaliste et mentaliste, « l’hypothèse anthropologique » – la seule qui vaille pour J. Bazin – assigne aux sciences sociales la tâche de décrire des actions en situation, par la familiarisation de l’enquêteur avec un monde, c’est-à-dire invite à l’explicitation d’un ensemble de règles délimitant le possible pour les acteurs engagés dans la situation.
4Jean Bazin aurait certainement pu reconnaître la tâche qu’il proposait aux sciences sociales dans une autre formule de L. Wittgenstein : « On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine11. » Dans « Questions de sens », il précise ce qu’il entend par la description :
Décrire une action, c’est décrire tout un monde dont cette action n’actualise que l’un des possibles. […] Dans la mesure où, à force de les étudier, je parviens à décrire ce qu’ils font, c’est justement que je ne suis pas à leur place. Eux n’ont nul besoin d’une description (ou d’une carte) pour s’y repérer12.
5Le projet qui s’ouvre alors à l’anthropologie de description de la singularité peut ainsi se développer en combinant deux exigences de complexité et de clarté, afin d’éviter « le mélange de merveilleux et d’amphigouri de plus d’une description d’ethnographe13 ».
6Que l’examen idiographique d’une situation présente ou passée implique l’invention d’une praxéographie (comme le disait J. Bazin), d’une cartographie des actions possibles, c’est-à-dire avant tout d’une écriture, témoigne bien de ce que Claude Imbert indique dans « Le cadastre des savoirs » comme l’un des déplacements épistémiques les plus importants apportés dans les dernières années par les sciences sociales :
Emprunterait-on à l’ethnographie, viserait-on une « microhistoire », l’avantage attendu n’est pas un surcroît de concrétude mais bien de préparer d’autres prises de réel, au prix coûtant d’une autre intelligence14.
7Si on accepte, comme je le fais après beaucoup d’autres, l’inscription nominaliste du savoir des sciences sociales historiques (défendue par P. Veyne ou par Michel Foucault avant que de l’être par J. Bazin), la question de la généralité ou de la généralisation, qui hante l’anthropologie dans son ambition naturaliste ou philosophique, ne se pose pas. On connaît la célèbre formule du § 43 des Recherches philosophiques de L. Wittgenstein : « La signification d’un mot est son emploi dans le langage15. » Si comprendre un mot, c’est pouvoir l’utiliser, de même comprendre un monde (social), c’est pouvoir apprendre à s’y comporter. Le savoir anthropologique n’est pas autre chose qu’apprendre à jouer (un jeu sans nul doute très compliqué, avec des règles implicites ou explicites, et des coups à jouer qui changent les règles), afin de transformer l’exotique en familier. Aussi singulier soit-il, « leur » jeu est toujours une variante du « nôtre » – ou l’inverse. Il s’agirait ainsi de préférer à la « structure » – quelles que soient les extraordinaires ambiguïtés du terme, qui ont fait sa richesse heuristique16 – le concept wittgensteinien d’« air de famille ». Ou plutôt, faire comprendre ce qui s’y passe reviendra par l’invention d’une écriture à rendre manifestes des airs de famille (que J. Bazin appelait des « logiques ») entre un monde que nous décrivons (posé comme lointain dès lors que nous l’étudions) et l’espace de la familiarité que peuvent partager l’auteur et les lecteurs. Telle est la place restreinte et décisive qui s’ouvre au comparatisme anthropologique, loin de toute visée nomothétique : il ne s’agit pas d’atteindre des règles universelles, de chercher par abstraction successive des structures de structures, mais de déceler localement des airs de famille, de faire voir une complexité singulière, et de faire ainsi comprendre des logiques d’action qui pourraient dans un premier temps susciter un sentiment de perplexité. J’ai toujours apprécié la modestie des objectifs ainsi énoncés (par L. Wittgenstein en premier lieu, et par ses introducteurs dans le débat des sciences sociales en France), leur caractère résolument déceptif et leur renonciation à concurrencer la philosophie. Bref, de mon point de vue, l’anthropologie sociale ne saurait être une anthropologie philosophique (bien qu’elle ne soit pas nécessairement dénuée d’attendus philosophiques). Mais alors, dira-t-on peut-être, à quoi bon ? À cette question sur laquelle il me faudra revenir, je ne saurais répondre dans un premier temps qu’en transposant dans l’anthropologie ce que P. Veyne dit de l’histoire :
cri du cœur de l’historien, comme celui d’un dessinateur ou d’un naturaliste, serait : « C’est intéressant parce que c’est compliqué. »17
8Poser l’espace de la description ethnographique face à l’envers d’un monde familier me semble définir une question strictement parallèle à celle de l’anachronisme en histoire telle qu’elle a été thématisée par Nicole Loraux18, Jacques Rancière19 et Georges Didi-Huberman20. Ce dernier décrivait ainsi le paradoxe de l’historien :
Tel est donc le paradoxe : on dit que faire de l’histoire, c’est ne pas faire d’anachronisme ; mais on dit aussi que remonter vers le passé ne se fait qu’avec le présent de nos actes de connaissance. On reconnaît donc que faire de l’histoire, c’est faire – au moins – un anachronisme21.
9Il me semble qu’il y a un paradoxe comparable dans l’idiographie ethnographique : celle-ci s’inscrit non seulement dans la multiplicité des face-à-face de l’enquêteur avec ses interlocuteurs, ses hôtes et à l’occasion ses amis ; mais aussi dans la relation de l’auteur (du livre) avec la multiplicité (en pratique restreinte, mais en théorie plus large…) de ses lecteurs potentiels. Il ne s’agit donc pas tant de s’encanaquer, pour reprendre l’expression d’un reproche jadis adressé à Maurice Leenhardt, que de faire des Kanaks nos familiers. Autant dire que la question de la destination de l’écriture n’est pas plus négligeable que celle de sa provenance (là même où le concert réglé de la production disciplinaire organise une façon de ne pas se poser la question).
Une anthropologie du conflit
« Il disait toujours qu’on ne pouvait rendre compte de la guerre qu’en parlant des détails les plus banals comme des plus atroces, dit-elle. En dehors de cela, parler de la guerre se réduisait à un pur académisme, de simples querelles qui conduisaient à des malentendus toujours nouveaux. […] Pour lui, quand un étranger pouvait à tout moment frapper à votre porte, braquer son pistolet sur vous et vous demander de tuer votre voisin, tout cela était superflu. »
Norbert Gstrein, Le Métier de tuer, p. 230.
10J’ai constamment envisagé mon travail de description de configurations singulières de rapports de pouvoir comme relevant de la tradition disciplinaire de l’anthropologie politique. Il s’inscrit ainsi dans le déplacement pragmatique qui fait préférer à l’étude et à la typologie des formes d’institutions22, ou à la caractérisation de procédures23, l’analyse des capacités mises en œuvre dans l’action ou dans la pratique (dont la structuration institutionnelle ne constitue qu’un élément). Dans son célèbre article « Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? », M. Foucault a proposé un certain nombre de déplacements dans l’examen de la question du pouvoir, qu’il inscrit tout entière dans le domaine de l’action :
L’exercice du pouvoir […] est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants24.
11Il ne réduit pas pour autant son étude à un pur béhaviorisme ou à un pur interactionnisme, puisqu’il inscrit la liberté des acteurs pris dans une relation de pouvoir au sein d’un ensemble de coordonnées dont l’étude empirique est toujours possible, et qui ne se réduisent pas au face-à-face des individus. Ainsi, nous dit M. Foucault, l’analyse des relations de pouvoir exige qu’on établisse un certain nombre de points : « le système des différenciations qui permettent d’agir sur l’action des autres » (et d’évoquer les statuts, les privilèges, la place dans le processus de production, les compétences, etc.) ; « le type d’objectifs poursuivis par ceux qui agissent sur l’action des autres » (ce qui en constitue donc les enjeux, à savoir les privilèges, les profits, l’autorité, l’exercice d’une fonction, etc.) ; « les modalités instrumentales » (i.e. les moyens de l’exercice du pouvoir : les armes, la parole, la surveillance, le contrôle, etc.) ; « les formes d’institutionnalisation » ; et enfin « les degrés de rationalisation25 » (qui s’évaluent en fonction de l’efficacité des instruments, des raffinements technologiques, des coûts éventuels, etc.). C’est l’ensemble de ces coordonnées qui définissent ce que M. Foucault appelle ailleurs une situation stratégique :
Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée26.
12On saisit bien que la description de ces différentes variables peut constituer un vaste programme de recherche pour les sciences sociales. Comme l’écrivait Gilles Deleuze :
Aussi chaque dispositif est-il une multiplicité, dans laquelle opèrent de tels processus en devenir, distincts de ceux qui opèrent dans un autre. C’est en ce sens que la philosophie de Foucault est un pragmatisme, un fonctionnalisme, un positivisme, un pluralisme27.
13L’importance politique de rapports sociaux segmentaires en Nouvelle-Calédonie m’a certainement poussé à m’engager dans un travail descriptif de relations de pouvoir qui s’inscrit dans la continuité des propositions de J. Bazin et de M. Foucault. Plutôt que définir une structure institutionnelle permanente, il me semble en effet que la segmentarité qualifie une logique d’action : selon les situations dans lesquelles il est pris, un individu peut faire référence à tel ou tel niveau d’appartenance sociale pour se chercher des appuis. Ainsi, dans la conjoncture de réforme foncière en Nouvelle-Calédonie, les occasions de conflit sont particulièrement nombreuses dans le cas des réattributions de terre aux Kanaks liées à la mise en œuvre des accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) : des désaccords peuvent se produire à l’occasion de telles procédures, à n’importe quel niveau lignager, entre plusieurs lignages d’un même clan, plusieurs clans ou plusieurs regroupements de clans. Mieux, deux clans en conflit au sujet d’un premier terrain peuvent dans le même temps être unis face à un autre regroupement de clans dans une revendication portant sur un autre terrain. Ainsi, toute « familiale » qu’elle soit, la logique segmentaire de constitution des collectifs dans l’action et le conflit s’oppose strictement à toute représentation de communautés unies, holistiques, harmonieuses, solidaires et fusionnelles. Les principes structuraux segmentaires de fission et de fusion décrits par Edward Evans-Pritchard28 renvoient au contraire à une insociable sociabilité dont témoigne, empiriquement, l’extraordinaire ambivalence des sentiments et des affects qui parcourent les rapports sociaux. Enfin, cette logique segmentaire s’inscrit dans une conjoncture foncière marquée par plus d’un siècle d’intervention de l’État colonial et post-colonial en Nouvelle-Calédonie, et ne saurait ainsi en aucun cas être perçue en opposition typologique avec une logique étatique.
14Ainsi, j’ai choisi la discorde, la dispute, la division, le dissensus, la querelle, la conspiration, la conjuration, le compromis et la violence avant tout comme des fils directeurs, des leviers dans l’enquête comme dans l’analyse, pour saisir les logiques d’action des habitants de Houaïlou. Le choix d’un tel fil directeur prolonge en l’élargissant le travail amorcé dans ma thèse sur les conflits fonciers. Bien qu’il me paraisse extrêmement délicat d’enquêter ethnographiquement sur les subjectivités, j’ai essayé d’être sensible aux enjeux subjectifs, ou si l’on préfère aux processus de subjectivation présents dans les différents conflits que j’ai essayé de décrire dans Conjurer la guerre. Dans cette perspective, des ouvrages aussi divers que ceux de Renato Rosaldo, Ilongot Head-hunting, de Philippe Bourgois, En quête de respect, ou d’Alain Dewerpe, Charonne, ont constitué de véritables modèles29.
15En parlant de « conflit », il ne s’agit ainsi en aucun cas de proposer une théorie particulière de la nature de la violence ou du caractère conflictuel des rapports sociaux ; mais plutôt d’examiner un certain nombre de situations sociales ayant une dimension politique, un air de famille combinant la mobilisation collective et l’usage de la violence physique, formes d’action saisissables au moyen de l’enquête ethnographique30. J’ai essayé de laisser les harmoniques de ces airs de famille se faire écho. La « violence » n’est donc pas dans mon travail une catégorie ontologique, une figure tragique de la misère de la condition humaine, mais plutôt un levier heuristique pour aborder les rapports sociaux dans leur singularité en même temps que dans leur banalité.
16Mon intérêt pour les questions conflictuelles ou pour la guerre civile, ma fascination pour La Cité divisée de N. Loraux et pour « Il faut défendre la société » de M. Foucault, deux textes que j’ai évoqués dans l’introduction de Conjurer la guerre et qui thématisent l’idée que la guerre est souterrainement présente dans tous les ordres policés (et notamment dans la famille), sont anciens et me renvoient certainement à des expériences personnelles. Pour éviter des formes trop causalistes d’illusion biographique, j’évoquerai simplement les déplacements de ma perspective : étudiant en philosophie puis en anthropologie, je suis parti de questions liées à la communauté et à la domination, avec des directeurs (de maîtrise puis de DEA) de formation marxiste, c’est-à-dire des penseurs de la division (Étienne Balibar puis Emmanuel Terray). Il me semble que mon passage de la philosophie à l’anthropologie, et dans cette dernière discipline à une approche « micrologique » et pragmatique, est le signe de mon désir d’aller voir au plus près le conflit et la violence, pour essayer de comprendre. J’y ai acquis un goût jamais démenti pour l’enquête, pour l’autoproduction des matériaux, pour les études rurales, voire pour la monographie (si on accepte d’utiliser ce terme en référence à l’idiographie plutôt qu’à la volonté de totalisation).
17Il faut immédiatement ajouter que le choix d’un tel angle d’attaque contribue à présenter mes interlocuteurs kanaks sous un jour qui relève très certainement de la « distorsion » que l’anthropologue samoan Epeli Hau’ofa dénonçait dans les travaux de ses collègues océanistes. Dans un article déjà ancien, « Anthropology and Pacific Islanders », il montrait que leur focalisation sur la guerre, la compétition, le commerce, l’alliance de mariage, les cérémonies, la sorcellerie, si elle avait apporté des connaissances importantes, avait également construit une image déformée des Océaniens :
Il serait juste de dire qu’en général nous avons insuffisamment contribué dans nos écrits professionnels au redressement de l’image déformée des Mélanésiens. Nous avons négligé d’en faire le portrait comme d’êtres humains équilibrés qui aiment autant qu’ils haïssent, qui rient joyeusement aussi bien qu’ils se disputent, qui sont pacifiques autant que guerriers, généreux et gentils aussi bien qu’étroits d’esprits et calculateurs. Pourtant, ce sont ces qualités ignorées qui nous ont permis d’arriver chez eux sans avoir été sollicités et de vivre parmi eux. Comment se fait-il alors que nous autres anthropologues avons négligé ces aspects de l’existence humaine en Mélanésie ? Les modèles que nous avons apportés sur le terrain – celui du conflit, par exemple – nous ont-ils masqué ces qualités ? Si nous nous préoccupons véritablement de nos relations avec les gens auprès de qui nous avons vécu – aussi bien que du futur de notre discipline dans la région – nous devons sérieusement prendre en considération la sensibilité croissante des gens, et leur susceptibilité quant à leur image, pour faire entrer dans nos écrits scientifiques relatifs à leurs cultures et à leurs sociétés certains éléments d’une perspective humaniste31.
18Il faudra dans la suite de mon propos prendre au sérieux cette mise en garde particulièrement pertinente, qui est aussi une mise en cause de l’intrigue que j’ai choisi de construire (puisqu’E. Hau’ofa évoque spécifiquement l’exemple du conflit), et réfléchir aux conditions d’une écriture « humaniste » – alors que les souvenirs de la bienveillance et de la générosité de mes interlocuteurs, et des rires partagés, sont particulièrement vifs.
Une expérience de l’ethnographie en Nouvelle-Calédonie
19Il y aurait une tout autre manière de commencer ce mémoire, par le récit des enquêtes que j’ai menées. Car décrire une situation présente, ce n’est pas autre chose que décrire ce que j’ai appris dans mes enquêtes ethnographiques, sur le « terrain », à Houaïlou, en Nouvelle-Calédonie. Ces périodes d’enquête constituent des expériences qui s’étendent désormais au long de deux décennies, donnant ainsi à la synchronie de l’opération de recherche ethnographique une petite épaisseur diachronique. L’expérience de l’ethnographie qui est la mienne n’est certainement pas héroïque ; elle n’en a pas moins été bouleversante. De multiples travaux, de plus en plus nombreux32, portent réflexivement sur l’expérience de l’enquête ethnographique, et je n’aborderai que certaines des très nombreuses questions qu’ils soulèvent.
20C’est en premier lieu des rencontres que mon travail m’a permis de faire que je voudrais parler, qui forment pour moi l’essentiel de l’expérience de l’ethnographie. Me reviennent à l’esprit tant de figures, ces singulières combinaisons de marginalité, de pouvoir ou d’impuissance, de savoir et d’ignorance, de vérité et de moralité, de gentillesse et de dureté, qui constituent d’abord ce que j’entends par « Houaïlou33 » : Narcisse, qui m’entraîna et me guida dans le monde complexe, vertigineux de l’épaisseur historique et subjective des rapports sociaux locaux ; Priscillia, dont j’ai fêté le premier anniversaire en brousse, maintenant armée de ses téléphones portables à Nouméa, si loin et si proche de Houaïlou ; Elvis, cherchant son inscription généalogique incertaine dans les squats de Nouméa ; Marie, surmontant dans l’alternance de la colère et de la bonne humeur la mort prématurée de son mari et la charge de ses quatre enfants ; Louis et Georges, hommes forts, durs et joyeux de la vie politique calédonienne ; Jean-Luc, qui me fit découvrir la réalité effarante des parloirs et des prisons métropolitains ; William, le seul de mes interlocuteurs que j’appelle « grand-père » ; Pierre et Joseph, témoignant de l’élégante civilité et de la finesse calculatrice des « vieux » militants du RPCR34 et de l’UC35 ; Yvon et sa gentillesse tout entière frappée au sceau de son engagement protestant ; Charles, chef conciliateur d’une guerre inachevée ; Maurice, qui m’épaula de son scepticisme et de ses encouragements, avant de partager avec moi jusqu’au fou rire ses plaisanteries et ses moqueries ; Ludovic, le plus jeune de la fratrie avec qui j’ai le plus longtemps vécu, qui mit un terme à ses visions en se suicidant, et bouleversa les vies de ses frères Édouard, Charley et Fabrice, et de sa sœur Viviane ; Suzanne, fondant en larmes en me voyant lors de mes deux derniers séjours en Nouvelle-Calédonie, en 2008 et 2009, au souvenir des moments passés avec son mari, décédé peu auparavant ; et tant d’autres encore… Je pense à eux souvent ; peut-être fut-ce simplement de penser à eux qui constitua pour moi la règle méthodologique principale dans l’écriture de Conjurer la guerre – privilège infini des ethnographes…
21Car je souhaite insister sur le sentiment d’actualité du « terrain », tel qu’il se maintient dans le travail de recherche et d’écriture, notamment par l’écoute et la transcription des entretiens réalisés, par la relecture des notes prises pendant l’enquête, par l’observation des photos (j’ai notamment systématiquement fait des portraits de mes interlocuteurs) ; puis par la citation. Cette actualité, ce sont ainsi des voix et des visages maintenus présents tout au long du processus de la recherche. Puissant effet de réel. Dans Le Goût de l’archive, Arlette Farge a décrit les effets d’imprégnation de la fréquentation des archives, dont il me semble qu’on peut les transposer aisément au processus de transcription des entretiens enregistrés :
Le goût de l’archive passe par ce geste artisan, lent et peu rentable, où l’on recopie les textes, morceaux après morceaux, sans en transformer ni la forme, ni l’orthographe, ni même la ponctuation. Sans trop même y penser. En y pensant continûment36.
22S’il faut évaluer les effets de connaissance qu’elle autorise, c’est-à-dire la considérer en tant que moyen de produire des « matériaux », l’expérience ethnographique doit aussi être prise avec les affects qu’elle suscite37, une infinie variation de tonalités parcourues au fil constant de la tension : les joies de la compréhension, l’amitié, les rires, le partage limité mais réel de moments importants de la vie de proches – les décès, les naissances, la construction des maisons, les réussites et les échecs –, mais aussi les retards, les absences, la méfiance, les insultes, les menaces. La petite historicité de mes enquêtes se déploie alors selon plusieurs dimensions : la situation sociale locale se transforme (du contexte initial de mes enquêtes qui suivait tout juste la fin des « événements » à l’incertitude politique légèrement désabusée qui accompagne les statuts temporaires actuels, et qui détermine une partie de l’agressivité de certains de mes interlocuteurs ; du plus chaud des conflits fonciers au réaménagement progressif et plus ou moins consensuel des espaces locaux, etc.) ; par ailleurs, mes connaissances des situations locales, villageoises, s’approfondissent et me donnent une appréhension différente de mes interlocuteurs ; enfin, les générations se renouvellent : les « vieux » que je connaissais vieillissent encore ou sont déjà morts ; les « jeunes » de ma génération viennent occuper des positions de responsabilité et d’influence. Et je vieillis de mon côté aussi, avec une sensation d’insatisfaction rétrospective : il y a tant d’entretiens que j’aurais aimé mieux mener, avec le savoir que j’ai acquis dans l’intervalle, de questions que je n’ai pas posées à des vieux et des vieilles qui sont morts aujourd’hui – inutile illusion rétrospective. J’ai sans doute acquis aussi une plus grande disponibilité dans l’entretien, et j’espère plus de finesse dans la compréhension de ce qui m’est dit. J’ai également construit dans la durée plusieurs relations de proximité, voire d’intimité, dont j’ai pu éprouver l’importance quand j’affrontais des moments difficiles, la maladie et la mort de mon père notamment, ou encore l’accident de voiture qui me laissa inconscient à Wânii, dans une rivière du bord de mer de Houaïlou, fin septembre 2002, et je suis plus que reconnaissant envers les personnes qui m’aidèrent à sortir de la voiture et envers celles qui vinrent me soutenir aux soins intensifs à l’hôpital de Nouméa. De tels liens attestent, s’il est nécessaire de le redire, que dans la relation ethnographique, c’est l’enquêteur comme sujet qui est mobilisé. Ces évolutions combinées me donnent l’impression que l’enquête est à la fois de plus en plus difficile (notamment en raison des mises en cause croissantes de l’enquêteur dans un contexte post-colonial qui n’est ni stabilisé ni décolonisé) et de plus en plus facile (par le progrès de mon insertion locale) ; de plus en plus difficile aussi parce que certains de mes meilleurs amis sont morts, que les configurations sociales que j’avais l’impression de comprendre se défont, et que je ne sais pas toujours ce que je fais là (là-bas, au verso de ce monde). Mon enquête se déploie ainsi dans une étrange relation avec sa propre temporalité, et avec la temporalisation narrative de mes interlocuteurs – alors que je peux maintenant faire le constat qu’ils ne cessent eux aussi de relire l’histoire et de réajuster leur lecture des événements passés. Ainsi de tel de mes proches qui, après m’avoir expliqué les motifs de son engagement militant à la FCCI38, insista dans un de mes séjours suivants sur le fait qu’il fut l’un des premiers à quitter ce parti.
23L’expérience de l’ethnographie en Nouvelle-Calédonie me renvoie également à un autre type de relations intersubjectives, celles que j’ai nouées avec un ensemble de chercheurs et de chercheuses qui m’ont encouragé, soutenu, critiqué, et avec qui j’ai pu débattre d’une expérience partagée. À dire vrai, je n’avais aucun lien avec la Nouvelle-Calédonie quand j’ai commencé à y travailler : l’amitié entre J. Bazin, mon directeur de thèse39, et Alban Bensa40 y a joué pour une part, ainsi que le contexte des accords de Matignon (qui facilitait le financement de mes premiers séjours d’enquête) ; et je pense que l’idée de partir au bout du monde ne me déplaisait pas. Je tiens à insister sur l’impulsion initiale, poursuivie par des interactions nombreuses depuis lors, que constitua ma rencontre avec Alban Bensa et Jean-Claude Rivierre, en juin 1988 (dans un séminaire d’élèves rue d’Ulm). Avec ce dernier, j’ai animé entre décembre 2001 et juin 2003 un groupe de traduction de textes kanaks au LACITO (CNRS, Villejuif). Il me faut également dire l’importance pour moi des travaux et des discussions menés au sein d’un groupe informel de recherche sur la Nouvelle-Calédonie que j’ai animé depuis septembre 1999 et qui s’est transformé depuis janvier 2004 en Groupement de recherche du CNRS « Nouvelle-Calédonie : enjeux sociaux contemporains » (GDR 2835), que je dirige encore aujourd’hui41. Au sein de ce groupe, je dois des remerciements tout particuliers à Christine Salomon et à Christine Hamelin avec qui j’ai pu partager l’ensemble de mes doutes et de mes difficultés depuis 1991, et dont les travaux sont une source d’inspiration constante.
Notes de bas de page
1 Étant donné la grande diversité des langues austronésiennes pratiquées par les Kanaks qui délimite des aires linguistiques de petite taille.
2 Wittgenstein (s.d. [1921], p. 11).
3 Passeron & Revel (2005).
4 Bazin (1996, 2000a, 2000b).
5 Passeron (1991, p. 358).
6 Bazin (1996, p. 418).
7 Certeau (1975, p. 111).
8 Veyne (1978, p. 417).
9 En précisant toutefois que « le débat entre herméneutique et pragmatique traverse l’ensemble des sciences humaines » (1996, p. 401).
10 Mariot (2001, 2003, 2008).
11 Wittgenstein (1982, p. 15).
12 Bazin (1998, p. 32).
13 Veyne (1978, p. 233).
14 Imbert (2005, p. 257).
15 Wittgenstein (2004, p. 50).
16 Cf. Deleuze (1972), Milner (2002), Balibar (2005).
17 Veyne (1978, p. 308).
18 Loraux (1993).
19 Rancière (1996).
20 Didi-Huberman (2000).
21 Didi-Huberman (2000, p. 31).
22 Evans-Pritchard & Fortes (1964 [1940]), Lowie (1948), Sahlins (1963).
23 Je renvoie à la définition de la politique par les procédures publiques de débat et de vote majoritaire chez Finley (1985), ou par la délibération consensuelle – ou palabre chez Terray (1988).
24 Foucault (1984, p. 313).
25 Foucault (1984, p. 316-317, c’est l’auteur qui souligne).
26 Foucault (1976, p. 123).
27 Deleuze (2003, p. 320).
28 Evans-Pritchard (1968 [1940]).
29 Rosaldo (1980), Bourgois (2001), Dewerpe (2006), cf. aussi Robben (1995). Sur l’ouvrage d’A. Dewerpe, cf. Naepels (2007a).
30 Naepels (2004 et 2006a, reproduit à la fin de ce volume).
31 Hau’ofa (2008 [1975], p. 7, ma traduction).
32 Citons les recueils récents de Bensa & Fassin (2008) et de Fogel & Rivoal (2009).
33 Rabinow (1988) a fait une série de portraits de ses interlocuteurs marocains dans un remarquable travail réflexif.
34 Rassemblement Pour la Calédonie dans la République, branche locale du RPR métropolitain longtemps dirigée par Jacques Lafleur.
35 Union calédonienne.
36 Farge (1989, p. 25).
37 Favret-Saada (1990).
38 Fédération des comités de coordination indépendantistes.
39 Naepels (1991, 2002a, 2010a).
40 Cf. Naepels (1990), Bensa & Naepels (1998) qui constitue l’introduction à ma traduction de Thomas (1998), Naepels (2000a), Bensa, Dussy & Naepels (2003).
41 C’est grâce à ce GDR que j’ai pu organiser une session « New Caledonia in Oceania : from settler colony to mining post-colony ? Some contemporary social issues » dans le sixième colloque de l’European Society for Oceanists, à Marseille, en juillet 2005.
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