Épopées
p. 125-167
Texte intégral
1Mes travaux ont procédé par investissement progressif de l’objet-texte en son entier : le Jeu saint Loÿs, approché pour ses seules allusions politiques à l’occasion de ma maîtrise, avait abouti, en doctorat, à l’étude et l’édition du texte complet. Le phénomène s’est reproduit deux fois. D’abord avec les quelques vers du jargon franglais de Maistre Pathelin, ensuite avec la liste du chœur de la Santissima Annunziata de Florence qui avait retenu mon attention dans le Memoriale d’Antonio Alabanti. Comme pour le Jeu saint Loÿs, l’édition était l’ultime étape de deux longs parcours.
2Ces cheminements m’entraînaient hors de mon programme de recherche, et même de mes intérêts déclarés – le théâtre « religieux », Arnoul Gréban et ses œuvres. À chaque fois, les processus, les signes et traces d’usage inscrits dans la matérialité du livre m’interrogeaient en même temps que le contenu textuel. Les raisons de cette attention soutenue aux traces d’usage et aux signes sont devenues plus claires avec le temps : les processus qui avaient fait naître ces objets-textes étaient autant de sources sur les liens sociaux et les activités dont ils étaient issus ; en d’autres termes, ils étaient susceptibles d’éclairer la destination multifonctionnelle et collective de l’écrit au Moyen Âge. Ainsi, dans le processus de production dramatique, je pouvais identifier ce que les « médiévaux » appelaient les originaux, des manuscrits au carrefour de plusieurs usages, utilisés parfois par de nombreuses personnes.
3Les originaux se distinguent par la mise en page, la qualité du texte et la présence de « crochets » ; ils servaient d’instruments de référence lors d’un grand jeu public. À partir de ces originaux, étaient transcrits les rôles d’acteurs et tout le matériel écrit nécessaire à la représentation : abrégés du régisseur, panneaux de signalisation des lieux ou de désignation de personnages, registres techniques, livres des prologues – documents qui ont presque tous disparu. Justifiés généralement par pliage et écrits sur une seule colonne, les originaux pouvaient être le fruit d’une rédaction d’auteur qui composait son hystoire à la table, disposant au fur et à mesure les gloses dramaturgiques par l’insertion de « crochets ». Toutefois, un original pouvait aussi être repris d’un autre original quand une ville voulait produire une Passion pour raison de politique intérieure, de publicité à l’échelon régional, ou suite au désir des élites locales de faire fructifier leur capital social et pécuniaire. Les échevins envoyaient alors un coursier emprunter à une ville voisine les originaux de leur Passion, généralement jouée peu auparavant, afin d’avoir un modèle ; c’est ce que fit Malines avec Lille (1494) ou Mons avec Amiens (1500), et que souhaitait faire Châteaudun avec Amboise (1509), si cette dernière n’avait redouté de perdre ses manuscrits dans l’affaire. Ce transfert aboutit à un nouvel original, modifié ou interpolé selon les exigences locales.
4Certains originaux portent les traces d’une écriture collective, ou de corrections par des réviseurs, commissaires ou censeurs, voire de coordination pour la mise en scène. Même surchargée de plusieurs niveaux d’ajouts et de révisions, la langue de ces originaux est rarement fautive, car elle est écrite ou retranscrite dans le milieu le plus proche de la production et de l’utilisation du texte. Cette notion d’original mouvant est difficile à saisir aujourd’hui, tant est encore présente l’idée romantique de l’auteur produisant, solitaire, une œuvre dont il faut restituer la prime version instaurée comme canonique par le milieu académique aux xixe et xxe siècles. En croisant cette mouvance du texte avec les didascalies et les éléments de régie relatifs à différentes Passions, on peut observer ce que des groupes sociaux se donnaient à voir des images référentielles de leur culture et histoire.
5Je ne connais pas le monde des images. Leur importance avait été entrevue lors du premier projet proposé à Jean Dufournet sur les « mystères de saint Louis et le rôle de l’image dans les mentalités à la fin du Moyen Âge ». L’intention était de démonter l’organisation polytopique des actions dramatiques dont j’avais fait l’hypothèse qu’elle était constitutive du système de représentation « médiéval », dans la perspective d’une histoire des mentalités. Les manuscrits avaient détourné cette intention au profit de questions posées par la lecture des textes et leurs signes marginaux.
6Entre les xiiie et xvie siècles, la versification était le médium (presque) exclusif de la forme dramatique dans une infinie variété d’agencements métriques et strophiques. Vers la fin de cette période, les rhétoriciens ne cessaient d’inventer de nouveaux assemblages pour leurs compositions dramatiques. Quelle était la syntaxe de ces cathédrales versifiées de dizaines de milliers de vers dont les rimes n’avaient de raison, écrivait-on, que pour ceux qui les composaient ?
7La lecture de la correspondance de Mozart m’avait préparé à l’objection fréquente que seuls les auteurs de ces textes étaient en mesure d’en suivre les subtilités versificatoires. Dans une lettre à son père, à propos de deux de ses concertos pour piano, celui-ci écrivait : « Ils tiennent juste le milieu entre le trop difficile et trop facile – ils sont très brillants – agréables à l’oreille – naturels sans tomber dans la platitude – ici et là – seuls les connaisseurs* y trouveront satisfaction* – mais de telle sorte que les non-connaisseurs puissent en être contents sans savoir pourquoi1. »
8Croire la versification des rhétoriciens trop subtile pour être perçue à l’audition était confondre le résultat sonore d’une écriture avec l’analyse technique de ses procédés. En outre, dans le jeu ou la lecture à haute voix, les textes étaient servis par une vocalisation, une musicalité et une gestuelle dont nous ne savions rien. En suivant la pensée de Mozart et à l’écoute de ses concertos, il était facile de vérifier qu’un non-connaisseur puisse subir les effets d’une composition musicale très réfléchie, « mais […] sans savoir pourquoi ». Je postulais qu’un spectateur/auditeur d’un mystère pouvait de la même manière subir l’effet d’une écriture dramatique très élaborée par le mètre et la rime sans pour autant être un versificateurné – à condition, bien sûr, de reconnaître d’emblée aux constructions versifiées une autre valeur que celle de l’assemblage vain auquel on les réduisait le plus souvent. Peut-être même une versification musicalisée était-elle l’un des moteurs du succès de la Passion d’Arnoul Gréban : musicien autant que rhétoricien, n’avait-il pas été qualifié, par son immédiate postérité, d’« inventeur de grand véhémence2 » ? Je faisais un premier pari, celui d’un sens porté par l’élaboration versifiée.
I. Arnoul Gréban : de l’identité d’un auteur à la forme d’une culture
9Fort de l’expérience du Jeu saint Loÿs, mon premier travail de chercheur nouvellement intronisé fut de tenter de découvrir une organisation sous-jacente à la versification des 34000 vers du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban. En étudiant les formes versifiées jusqu’à l’échelle du microdétail des répliques, je parvins à montrer qu’un « plan métrique » soutenait l’organisation interne de l’œuvre. Dans une courte Créacion du Monde liminaire, l’auteur avait inséré différentes formules strophiques à l’état pur, ou natif, qui représentaient les matrices des répétitions, des enchaînements et développements strophiques incorporés ultérieurement à l’enfance, la vie, la Passion et la Résurrection du Christ. Ainsi, le rôle de Jésus était thématisé au moyen de vingt et une reprises d’une même forme de rondeau tout au long du texte, ceux de début et de fin exaltant le Père et le Saint-Esprit, comme le déroulement d’une série de clichés qui distribuaient le devenir unitaire de la Trinité selon l’ordre du Credo. Le rondeau illuminait ce fil thématique tel un « projecteur rhétorique », probablement avec une diction et un ton particuliers, et, au moins une fois, par le chant. Arnoul avait procédé de même avec quatre autres formes strophiques qui thématisaient la première obstination (orgueil de Lucifer), la première humanité (création d’Adam), la première plainte (expulsion du Paradis), le premier conflit (meurtre d’Abel et Caïn)3. C’était la démonstration d’un talent d’ordre conceptuel pour l’organisation formelle que l’on retrouvait dans la structure du commentaire de la Consolation de Philosophie de Boèce, que j’avais exhumé grâce à… Ignatius, le mémorable antihéros de John Kennedy Toole.
10La présence insistante de ces motifs formels m’orienta vers une réflexion sur la portée pédagogique des deux œuvres. Elle coïncidait avec la nature de certains des emplois que leur auteur avait tenus, à Notre-Dame, à la faculté de théologie et au couvent de la Santissima Annunziata à Florence : il était un pédagogue, un démonstrateur de l’organisation et de l’histoire du monde.
11Cependant, j’étais insatisfait des chapitres biographiques écrits avant mon entrée au CNRS. Bien qu’ayant voulu échapper à la contextualisation « gratuite », du genre « Notre-Dame au temps d’Arnoul Gréban… », le piège narratif avait fonctionné. Le désir d’intégrer des faits de nature et de statut différents à une vie dont je reconstituais la trame me conduisait à des pseudovérités, des hypothèses trop commodes. Marc Bloch, dans son Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, décrivait les trésors d’érudition qui cédaient, sous de mêmes mains, aux explications dignes d’une psychologie des plus rudimentaire. En ce qui me concernait, l’acribie avec laquelle je traquais l’identité d’Arnoul formait un contraste discutable avec la façon dont j’écrivais, sans aucun fondement sinon la projection rétrospective, qu’en 1455 « Arnoul avait probablement quitté Notre-Dame pour trouver ailleurs de meilleures conditions d’emploi et de salaire, ainsi que le faisaient ses confrères musiciens formés dans les Flandres ». En réalité, les hypothèses plausibles étaient infinies et l’établissement de faits avérés plutôt improbable. Je réorientai ma rédaction dans le sens d’un itinéraire ; pendant un temps, j’imaginai aussi pouvoir distribuer les faits documentés et la diffusion des œuvres selon les lieux de travail d’Arnoul et les patronages dont il dépendait, comme autant de planètes d’une même galaxie, chacune avec son propre système gravitationnel.
12Peu après la découverte plus approfondie de son œuvre musicale grâce à Herbert Kellmann, je reçus la proposition de rédiger la notice « Gréban » dans l’encyclopédie Die Musik in Geschichte und Gegenwart, l’autre instrument de référence pour la musicologie, avec le Grove Dictionary of Music and Musicians. Ce fut l’occasion de livrer une brève synthèse de l’état de ma recherche et de mesurer le chemin parcouru depuis la lecture de la notice d’Omer Jodogne, quinze ans auparavant, en collant bout à bout les deux pans de la carrière d’Arnoul4.
Gréban, Arnoul : vers 1429-† après 1485. Arnulphus de Greban (1), très vraisemblablement identique à Arnulphus de sancto Gilleno et Arnolfo da Francia (2).
1. Arnulphus de Greban, déjà maître ès arts, est embauché comme organiste à Notre-Dame de Paris le 17 juillet 1450. La même année, il prend successivement les charges de maître de grammaire (19 octobre) et de maître des enfants du chœur (27 novembre). Le 24 septembre 1451, s’y ajoute la gestion des revenus et dépenses des dix à douze enfants du chœur dont neuf sont à la charge du chapitre. Il assure ainsi quatre emplois distincts, tenus habituellement par trois ou quatre personnes, un fait unique dans l’histoire du chœur et de la musique à Notre-Dame. Encore jeune à ce moment, il est inscrit comme clerc des matines dans les listes synodales annuelles du personnel du diocèse de Paris. Une délibération capitulaire d’avril 1454 informe qu’Arnoul tenait également une école élémentaire dans la maison des enfants du chœur. Seuls les engagements et désengagements de charges, ou les redditions de comptes, mentionnent l’identité complète d’Arnoul – magister Arnulphus Greben ou de Greban. En 1452, pendant son séjour à Notre-Dame, il rédige son monumental Mystère de la Passion. Sous sa forme initiale ou interpolée, cette Passion servira de modèle à la quasi-totalité des Passions dramatisées dans le domaine français jusqu’au milieu du xvie siècle. Arnoul quitte ses charges à Notre-Dame en mai 1455, pour rejoindre Charles d’Anjou, comte du Maine et frère cadet du roi René, qui emploie également son frère Simon comme secrétaire. Le 28 septembre 1456, Arnoul donne son premier cours de bachelier en théologie à Paris sous la tutelle de son ancien patron à la cathédrale, le célèbre Thomas de Courcelles. Son commentaire à la Consolatio Philosophiae de Boèce est une œuvre antérieure à 1467, qui connut une diffusion dans le milieu théologien parisien, comme certains exemplaires de sa Passion. La dernière mention d’Arnoul en France date du 22 février 1473, peu avant la mort de son maître, Charles d’Anjou, le 10 avril.
Un Traité des différents genres et catégories de chanteurs (Tractatulus de differentiis et gradibus cantorum) est attribué à magister Arnulphus ou Arnulphus de San Gilleno. La richesse de la langue, les périodes à phrases complexes, le style élaboré de ce traité sont de même facture que le commentaire de la Consolatio Philosophiae de Boèce par Arnoul Gréban. Le manuscrit n’a pas encore été daté avec précision, mais la description d’extraordinaires voix de chanteuses porterait plutôt à dater ce texte de la seconde moitié du xve siècle, quand apparaissent les premiers témoignages du genre. Le magister Arnulphus de l’explicit – similaire à l’identité la plus fréquente d’Arnoul Gréban dans le domaine français –, et son attribution à Arnulphus de Sancto Gilleno, abbaye du diocèse de Cambrai, diocèse d’origine d’Arnolfo da Francia (2.), fortifient cette hypothèse : également dans ce cas, il ne s’agit pas d’un véritable patronyme mais d’un toponyme en guise de surnom.
2. Arnolfo da Francia (pseudo Giliardi). Au mois de septembre 1473, accompagné d’un groupe de chanteurs et muni d’une lettre de recommandation, Arnolfo se présente à Caffagiuolo devant Laurent de Médicis pour être embauché comme chanteur à San Giovanni. De ce groupe, Laurent retient Arnoul à son service personnel et obtient le 14 juin 1477 une dispense pontificale pour qu’il puisse devenir prêtre hors de son diocèse d’origine, le diocèse de Cambrai. Après un rééquilibrage du pouvoir à l’intérieur du chapitre de la cathédrale Santa Maria del Fiore en faveur de Laurent, un chœur polyphonique est rétabli le 27 janvier 1478. Arnoul y chante comme contreténor jusqu’au mois de juin. Une lettre d’Antoine de Cambrai (Antoine Baneston), adressée le 24 mai 1479 à Laurent en réclamation d’une dette d’Arnoul, confirme que celui-ci est considéré comme le chanteur du prince. Entre-temps devenu prêtre, Arnoul a obtenu une chapellenie à San Lorenzo. Il n’assure pas son service de messes et fait l’objet d’un commandement à résidence (7 septembre 1479), donné au nom d’Arnolfo G. Entre 1480 et 1483, il part en France recruter des chanteurs pour le compte de Laurent de Médicis. Ces recrutements aboutiront à l’envoi de nombreux chanteurs à Florence en provenance des diocèses de la France du Nord et du Hainaut. Dans un premier temps, ils sont embauchés à la Santissima Annunziata où un proche de Laurent, Antonio Alabanti, avait récemment été élu prieur. Par son intermédiaire, Laurent put construire à l’Annunziata la politique musicale civique qu’il n’avait pu développer à San Giovanni et à Santa Maria del Fiore. La réorganisation de tous les aspects de la vie conventuelle, en particulier l’enseignement du chant et la pratique musicale, aboutit à la mise en place, en 1483, d’un chœur de vingt-deux chanteurs, non compris les chanteurs étrangers extérieurs à la communauté servite. Un nouveau répertoire est constitué par le prieur qui, au mois de mai, s’est rendu à Rome pour faire noter cinq messes et trois motets et offrir un repas aux chanteurs du pape qui détiennent la copie de ces messes et chants. La formation des chanteurs fait l’objet d’une planification pédagogique rigoureuse. Selon les directives de l’Alabanti, les quatre maîtres de musique du couvent doivent enseigner : 1o Les Laudes de la Vierge, 2o Les motets, 3o Les Psaumes, 4o Les hymnes et le Magnificat, 5o Les messes. Parmi les hymnes du répertoire hebdomadaire figure l’Ave maris stella, et parmi les messes, L’Homme armé et De tous biens plaine. Le 29 janvier 1484, Arnoul, qui avait déjà enseigné la musique écrite aux novices en 1479, s’engage à chanter au couvent où il demeure jusqu’en juillet 1485. À ce moment, près de la moitié des chanteurs extérieurs à la communauté quittent le chœur, dont Arnoul. Ces départs coïncident avec celui d’Antonio Alabanti, élu général de l’ordre des servites, transféré à Bologne. Il y est vraisemblablement suivi par Arnoul dont on perd la trace après cette date.
Les carrières d’Arnulphus de Greban et d’Arnolfo da Francia se suivent dans une remarquable continuité temporelle, de 1450 à 1485. Après le 22 février 1473, aucune mention n’est plus jamais faite en France d’un magister Arnulphus actif comme théologien, pédagogue ou musicien, et il n’existe aucune mention d’un Arnolfo da Francia en Italie avant septembre 1473. Parmi les points communs des deux carrières, il faut noter les activités de pédagogue exercées à Paris et à Florence, et l’appartenance au premier cercle du pouvoir, au service de Charles d’Anjou et de Laurent de Médicis.
Les œuvres musicales suivantes peuvent lui être attribuées : Magnificat sexti toni, à 3 voix ; Magnificat octavi toni, à 4 voix ; Ave maris stella, à 3 voix ; Sena vetus à 4 voix ; Le sovenir, à 3 voix ; O invida Fortuna, à 3 voix ; Piangneran gli occhi mey, à 3 voix. On remarque l’usage du style alternatim et du faulx-bourdon pour les œuvres sacrées. Le Magnificat à trois voix est accompagné d’une citation biblique (Matthieu 11,15 : qui habet aures audiendi audiat, « entende qui a des oreilles pour entendre ») afin d’inciter à découvrir « a faulz bourdon » la 3e voix manquante. Le Sena vetus, motet en l’honneur de Sienne, pourrait être un contrafactum, comme les chansons O invida Fortuna et Piangneran gli occhi mey pourraient être des contrafacta de chansons françaises. La chanson Le sovenir est une parodie d’une chanson très connue du compositeur anglo-bourguignon Robert Morton.
II. Maistre Pathelin : du jargon comique à la méditation spirituelle
13En reprenant l’annexe de ma thèse sur le jargon franglais de Maistre Pierre Pathelin, en même temps que je travaillais sur la versification de la Passion et l’itinéraire d’Arnoul Gréban, je fus amené à une découverte : l’un des trois manuscrits, le « Paris, Bibliothèque nationale de France, français 15080 », ou manuscrit « Bigot », était considéré comme dénué d’intérêt par les spécialistes en tant que copie tardive – elle était datée traditionnellement du milieu du xvie siècle. Je pus démontrer que ce manuscrit remontait au troisième tiers du xve siècle. Il se révélait, pour moi, comme l’une des plus importantes sources pour l’établissement du texte de l’œuvre.
14La découverte se situait sur deux plans : le texte et son recueil. Le texte du manuscrit Bigot contenait une interpolation de soixante vers, et ce développement ajoutait une perspective d’action intermédiaire inconnue des autres versions : l’avocat Pathelin, après avoir grugé le marchand de tissu de façon sensationnelle, décide de répéter l’opération avec son boulanger. Autre spécificité : de multiples leçons étaient différentes, dans une tradition riche de trois manuscrits, ce qui est exceptionnel – à l’exception notable de la Passion de Gréban, les œuvres dramatiques ne sont généralement connues que par un témoin unique. La reconstitution de l’histoire du manuscrit réservait une surprise de taille : il appartenait originellement à un autre volume, l’actuel manuscrit « Paris, BnF, fr. 1707 ». Cela me mit sur la piste de l’existence d’un fonds secret à la Bibliothèque royale. Au début des années 1840, un incident avait dévoilé au grand jour que des manuscrits considérés comme prestigieux et seulement connus des bibliothécaires en chef demeuraient non cotés et ne pouvaient être consultés que par eux – une pratique dont l’ancienneté était vérifiée par le démembrement du Pathelin qui avait eu lieu dès l’acquisition de la collection Bigot par le bibliothécaire du roi, en 17065.
15Une fois reconstitué, le recueil originel se présentait comme une miscellanée : miracle, vie de saint, Heures, ballades, complainte, remèdes, « guide touristique » pour les sépultures des rois de France à Saint-Denis, pièces politiques, débats ; Pathelin arrivait en dernière position. Afin de mieux appréhender le contexte de sa transmission, je réalisai l’édition du Pathelin et de tous les autres textes du recueil dont il avait été démembré. Deux pièces de circonstance – la sentence de condamnation à mort du connétable de France, Louis de Luxembourg, le 19 décembre 1475, et le récit de la mort de Charles le Téméraire près de Nancy, en janvier 1477 –, qui s’accordaient avec la datation du papier, plaçaient le recueil comme nécessairement postérieur à ce dernier événement, mais probablement de peu.
16L’examen matériel du volume confirmait que son état correspondait à l’organisation originelle, qui posait question par l’apparente hétérogénéité du genre des pièces. S’agissait-il d’un choix organisé ou d’une récolte qui avait rassemblé le tout-venant de textes qui circulaient en nombre, sous forme de cahiers indépendants, dans la deuxième moitié du xve siècle ? J’estimais cette circulation des cahiers comparable à celle des disquettes informatiques de 3,5 pouces qui circulaient en grand nombre entre praticiens de l’écrit à la fin des années 1980, quand ce que l’on appelait les réseaux locaux (LAN, ou Local Area Networks, opposés aux WAN, ou Wide Area Networks) ne reliaient pas encore entre eux les ordinateurs portables et les machines de bureau. De la même manière, un nombre important de recueils variés du xve siècle étaient l’équivalent de nos actuels disques durs externes, chacun géré selon une variété personnelle d’usages et d’intérêts, mais tous par des praticiens de l’écrit, conséquence de la diversité d’activités de leurs possesseurs – médecin, notaire, comptable, etc. – et de leurs polarités rhétoriques, religieuses ou scientifiques. Je concluais que l’assemblage du recueil Bigot procédait de la logique interne du contenu de ses textes, selon une composition en trois sections subdivisées chacune en trois plans : 1o le salut de l’âme, la justice divine et les damnés ; 2o le corps déchu, la justice royale et le condamné ; 3o le monde, l’homme pécheur et sa parodie de justice.
17Maistre Pathelin, en position finale dans ce recueil de moralités spirituelles, avec la scène interpolée particulière à cette version – le délire d’orgueil d’un individu qui se vante de pouvoir faire mieux encore –, mettait en place l’idée d’une lecture morale où l’œuvre aurait exemplifié les péchés capitaux illustrés par les protagonistes de la pièce : l’avocat Pathelin pour l’Orgueil et le drapier Guillaume pour l’Avarice. Le recueil était construit comme reflet d’une totalité cosmique et métaphysique : l’Âme, le Corps et le Monde, dans la perspective des quatre fins dernières : la Mort, le Jugement dernier, le Paradis et l’Enfer. Sous l’apparence disparate qui mêlait des faits politiques, des recettes de médecine et le théâtre des passions humaines, se retrouvait le principe de l’organisation polytopique des mystères ou de triptyques comme celui du Jardin des Délices de Jérôme Bosch pour représenter l’Homme et son salut au miroir de l’imago mundi.
18D’autres viatiques de lecture, préparés à la même époque pour la méditation, pouvaient être comparés au recueil Bigot. Ils se distinguaient des livrets de dévotion par des contenus de nature religieuse ou dévotionnelle, mais inspirés de faits de la vie quotidienne. Selon moi, ces livres illustraient le transfert de la pratique de la méditation hors des milieux de clercs et de théologiens, marquant une étape vers les exercices spirituels qui fleuriront au xvie siècle.
19Quant à l’étude du texte, il me fallut quatre ans pour trouver une solution aux concordances des interpolations entre les différentes versions de l’œuvre. Ce n’est qu’en abandonnant les stemma traditionnels (construits sur le modèle des arbres généalogiques) et en envisageant que différentes versions pouvaient être en relation les unes avec les autres par une transmission orale liée à la performance que je réussis à trouver une clé pour comprendre la cohérence de la tradition textuelle de Pathelin. En d’autres termes, il fallait abandonner l’idée que la variance du texte était une preuve de rupture dans la tradition textuelle, et la comprendre comme un élément possible de sa continuité6. Un même groupe de joueurs (c’est le terme employé au xve siècle pour désigner l’acteur), pouvait intégrer à l’œuvre des interpolations « flottantes », sortes de briques textuelles, incorporées dans différentes répliques au gré du jeu, au cours de performances successives. Plusieurs autres types de modifications obéissaient à des procédés dramaturgiques stéréotypiques, en appui sur des interjections et des interrogations dans le jeu en repartie, ou à des développements de type lazzi – attitude révérencieuse et exagérée, retournement brusque de comportement, etc. La répétition jouait un rôle fondamental dans ces procédés. Un ruban octosyllabique à rimes plates, que j’appelais textus, destiné à la mémorisation, contenait l’ensemble de la matière verbale, et une ponctuation spécifique, notée dans l’écriture sous forme de gros points (punctus), indiquait les segmentations internes à chaque vers, s’il y avait lieu.
20De l’analyse de la ponctuation et de la variance textuelle des différentes versions de Pathelin, je faisais un élément de preuve à l’existence de pratiques performatives de métier, dont je pouvais montrer la permanence depuis le xiiie siècle. En effet, les mêmes types de procédés d’interpolation sont repérables entre les différentes versions du Jeu de Robin et Marion. En conclusion de mon édition de Pathelin, je posais sérieusement la question des origines françaises de la Commedia dell’arte : les savoir-faire du jeu all’improviso de la comédie sur canevas trouvaient là des antécédents confirmés par l’existence de troupes – le plus ancien contrat d’acteurs associés, à Paris, avait été découvert aux Archives nationales par Élisabeth Lalou, et il datait de 1486. Or, selon l’historiographie, il n’y aurait eu ni troupe ni jeu « professionnels » de l’un ou l’autre côté des Alpes avant le milieu du xvie siècle… Par ailleurs, j’étais animé par la conviction que les savoir-faire ne pouvaient être moins grands pour le jeu théâtral que pour n’importe quelle autre activité et que jouer avait dû se constituer en métier sinon de droit, du moins de fait, dans une société où les artes avaient un rôle présent et structurant. Pour quelle raison l’activité dramatique, seule entre toutes, serait-elle entachée d’une absence de compétences ?
21Pour que mon livre soit d’un prix accessible, je décidai de le publier non pas chez l’un des grands éditeurs consacrés, mais aux éditions Tarabuste, à Saint-Benoît-du-Sault, dont je savais qu’elles feraient, en outre, un bon travail d’imprimerie. Dans ce village du Boischaut, au sud du Berry, que Tarabuste animait de poésie, Odile Marcel et moi avions chacun créé une association. La Compagnie du Paysage mobilisait les paysans et les néoruraux des campagnes locales pour l’intégration de leur environnement dans un développement durable, Didascalies organisait des concerts de musique de la Renaissance dans des églises et lieux patrimoniaux. Choragos, le chœur qui avait accompagné ma conférence à l’université de l’Illinois, vint à deux reprises. Je m’accordai d’autant plus aux usages sociaux de l’histoire que j’en voyais, là-bas, l’intérêt et les résultats. Andrew Butler, reconstitutionniste et praticien des écritures médiévales, m’apprit pourquoi l’encre s’éclaircissait parfois si rapidement dans les manuscrits dont je lui présentais les photos : cela dépendait de la vitesse de sédimentation des pigments dans l’encrier, remués en fonction de la densité de gomme arabique incorporée dans le mélange – facteur d’observation grâce auquel je distinguais mieux les étapes de copie des pièces du recueil Bigot. À l’écomusée de la vallée de la Creuse, à Éguzon, un public intéressé et même curieux se déplaçait pour l’exposition-conférence sur le théâtre du Moyen Âge organisée avec Claudine Martin et Djamel Meskache, des éditions Tarabuste.
22Pathelin ou le Miroir d’Orgueil fut publié en 2002, au prix de vingt-trois euros. La témérité de mon choix éditorial est aisément mesurable. Les éditions Tarabuste expédièrent le livre à vingt revues spécialisées. Sept ans plus tard, aucun compte rendu n’était sorti de ces envois. Le livre ne fut pas même relevé dans la Bibliographie annuelle de la littérature française d’Otto Klapp, référence dans le domaine. Certes, European Medieval Drama publia une critique enthousiaste de Mario Longtin, jeune chercheur canadien, mais il avait reçu l’ouvrage de moi-même après avoir suivi mon séminaire pendant un long séjour parisien. De façon inattendue, les Annales, histoire économie société – revue culte des historiens – inclurent l’ouvrage dans leur sélection, le « Choix des Annales ». Grâce à cette distinction, le livre fut acheté par les plus grandes bibliothèques universitaires françaises et américaines. Ainsi, « mon » Pathelin n’est pas passé inaperçu d’une partie de la communauté académique – celle des historiens. Faut-il préciser que, également dans ce cas, l’ouvrage n’avait pas été envoyé par l’éditeur mais donné par un tiers à un collègue ?
III. Le Memoriale : de la polyphonie à la gestion entrepreneuriale
23En 2006, invité à participer à l’animation d’un mastère de formation sur l’histoire du livre ancien, à Montepulciano, je proposai de parler du Memoriale d’Antonio Alabanti. Cinq ans auparavant, à l’occasion de la présentation du chœur polyphonique de l’Annunziata, lors de l’International Musicological Congress à Leuven, j’en avais commandé le microfilm, à partir duquel je m’étais confectionné un fac-similé. J’espérais mieux saisir un contenu qui paraissait dénué de logique, sinon par endroits : le menu hebdomadaire de la communauté, dont les services quotidiens témoignaient d’un souci de variété (« de temps à autre : raviolis »), pouvait renvoyer à une série de calculs relatifs aux coûts de différents plats de viande ; la double page de bilan du prieur – véritable inventaire à la Prévert –, qui avait supprimé, entre autres habitudes, celles de « manger sous l’escalier » pour les frères et, pour les séculiers, de « venir à toute heure et ch… », résumait les nombreux aspects de ce qu’il qualifiait lui-même de « réforme ». Lorenzo et Clarice, c’est-à-dire Laurent de Médicis et Clarisse Orsini, sa femme, figuraient en tête de deux longues listes de personnes. Un canevas d’entretien d’embauche pour un futur jardinier attestait que l’Alabanti ne laissait rien au hasard. Néanmoins, les écritures comptables formaient l’essentiel du volume ; ainsi, dans le premier des six cahiers du registre, des sommes mensuelles avec totaux annuels étaient inscrites en continu de 1469 à 1481, sans aucune explication, précédées de nombreux fragments de comptabilité en partie double contraposte : en page de gauche, le de’ dare ou « doit donner » des débiteurs, en vis-à-vis à droite, le de’ avere ou « doit recevoir » des créditeurs. Le cahier suivant était entièrement dédié à des comptes fournisseurs, pour des sommes parfois très importantes : chaufourniers – chaudronniers – sablonnier – maçons – charpentiers – tailleurs de pierre – forgerons – transporteurs – peintres – vitrerie – ciriers.
24Au cours d’une mission de dix jours à l’Archivio di Stato de Florence, j’explorais les énormes livres-maîtres (mastri) auxquels le prieur renvoyait dans son Memoriale – Libro Rosso (rouge), Azzurro (bleu), Giallo (jaune) –, aux couleurs encore vives, qu’il fallait porter à deux bras et qui contenaient en partie double la comptabilité analytique du couvent. Les Ricevute, beaucoup plus petits et allongés, recelaient plusieurs milliers de reçus de paiements, dont les signatures autographes d’Arnoul et ses confrères chanteurs. D’autres registres énuméraient toutes les rentrées et dépenses d’argent (Entrata e Uscita), les créditeurs et débiteurs des exploitations fermières (Debitori e creditori : poderi), etc. Au total, une douzaine de volumes, dont le contenu faisait va-et-vient avec celui de l’Alabanti, permirent d’esquisser le schéma de l’organisation administrative et comptable du prieur. Ma première constatation fut que l’ensemble des écritures du Memoriale avaient été exécutées pendant son priorat, de 1477 à 1485, car les mains des quatre copistes identifiés étaient celles de frères et de laïcs embauchés par lui comme procureurs et sindics, dont ser Zanobi di Domenico del Giocondo, membre de la famille du modèle de Leonardo da Vinci, mona Lisa ou la Gioconda.
25Sur un plan strictement comptable, Zanobi del Giocondo avait procédé à un véritable audit financier. En premier lieu, comme le montraient ses interventions dans le Libro Rosso, il avait opéré une révision générale des comptes de la gestion antérieure à l’arrivée de son maître, ou conto vecchio : toutes les dépenses engagées avant son élection, le 7 novembre 1477, mais payées après, avaient été reportées en partie double dans le 1er cahier du Memoriale. Après cette liste d’apurements, des tableaux de résultats mensuels sur douze ans montraient l’orientation à la baisse des recettes de la chapelle miraculeuse, de 1470 à 1477 : les chiffres qui culminaient chaque année aux mois de septembre et de mars-avril m’avaient permis d’identifier les revenus de la chapelle, car ils correspondaient aux flux maximum des aumônes lors des fêtes de l’Annonciation (25 mars) et de la Nativité de la Vierge (8 septembre). Or l’icône de la Santissima Annunziata, objet de vénération de la part des Florentins depuis le xiiie siècle, et rapidement de l’Europe entière, constituait le « poumon » financier du couvent. Louis XI, lors de son couronnement, lui avait fait faire un don de deux cents écus d’or, et les offrandes votives les plus précieuses étaient déposées dans l’Armadio degli Argenti, peint par Fra Angelico et son atelier. Grâce aux chiffres du Memoriale et au registre de l’Entrata, je calculai que, après six années de priorat, l’Alabanti avait presque doublé les ressources financières de l’Annunziata par rapport à la période précédant son arrivée. Un résultat auquel l’embellissement musical de la liturgie par le chœur n’était pas étranger, puisque, à partir de 1483, de substantielles aumônes étaient versées au prieur en personne pour l’exécution de messes polyphoniques. L’attention portée à la gestion comptable touchait tous les mouvements d’argent, y compris les reports en non-valeurs (annulations de recettes non perçues), les recettes de vin et de cire, vérifiées sur vingt ans, ainsi que les locations et aliénations du patrimoine. L’Alabanti allait jusqu’à engager des actions juridiques pour que le couvent recouvre des biens usurpés – arraché l’exploitation de Garminzo des mains de Dame Catherine ! proclamait le prieur dans son registre.
26En résumé, la gestion de l’argent, des salaires, des produits de première nécessité, des matériaux de construction, des impositions et taxes, de l’affermage des terres, des contrats en tous genres et d’un personnel nombreux faisait de l’administration d’un couvent comme l’Annunziata une complexité unique, distincte de celle des entreprises séculières. À l’époque, aucune compagnie n’intégrait tant de besoins divers. Le Memoriale était le fruit d’une interaction entre les mondes régulier et séculier, sur tous les fronts de la relation économique, à long, moyen et court termes, dans un milieu urbain en symbiose avec les campagnes environnantes. Cette interaction se manifestait déjà au xive siècle dans l’administration communale à Sienne, et surtout à Florence, où la charge de camerlingue – chef comptable et trésorier – était distribuée à tour de rôle, tous les six mois, à deux frères mendiants des différents ordres. Le laconisme injonctif de l’Alabanti dans son registre, en accord avec sa fonction – Envoyer voir notre huile… Faire labourer nos exploitations du val d’Arno… ÀQuinto, confirmer l’un des ouvriers et licencier l’autre… ÀPrato, récupérer le loyer de notre maison et louer la ferme à ceux de Lastra, avec contrat… Et avant tout, visiter et examiner l’état de nos exploitations… –, semblait faire écho, à quarante ans de distance, à la devise de Jacques Cœur : Dire, faire, se taire. Aux bibliothécaires-archivistes réunis à Montepulciano, je présentai le Memoriale comme l’instrument d’une gestion entrepreneuriale. En conclusion, je formulai l’hypothèse que les compétences révélées par l’Alabanti donnaient l’exemple de ce qui avait pu nourrir la réflexion du franciscain Luca Pacioli sur la comptabilité marchande, synthétisée dans le De Computis et computandis, publié à Venise en 1494 et pierre angulaire de la comptabilité moderne.
27S’imposa alors l’idée que seule une édition intégrale du Memoriale pourrait établir que le registre était bien un instrument de gestion, et non une miscellanée comptable, et ouvrir à la question des liens entre les Médicis et le couvent de la Santissima Annunziata, où Arnoul avait enseigné et s’était finalement établi. Membre du cercle le plus rapproché de Laurent de Médicis, qui l’avait « fait » prêtre, à l’instar de Marsile Ficin, Matteo Franco et Ange Politien7, Arnoul était l’homme dont la stature avait permis le recrutement de chanteurs de très haut niveau pour le couvent, des professionnels qui savaient lire la musique : chanter à notes donnait la possibilité de renouveler rapidement le répertoire des messes polyphoniques – en 1483, l’Alabanti n’en avait pas acheté moins de douze. Le chœur de l’Annunziata, qui rivalisait avec ceux des cours de Milan, Ferrare, Naples et celui de la chapelle Sixtine, servait aux fidèles des messes composées sur les thèmes les plus célèbres du temps, dernier cri de la modernité liturgique, ce qui avait eu, on l’a vu, des conséquences pécuniaires non négligeables.
Prévision budgétaire et réseau politique
28L’édition intégrale du registre dévoilait en particulier chez le prieur l’étendue de son réseau politique et un sens remarquable de la prévision8. En rapport avec le menu de la communauté, présenté de manière spectaculaire sous forme de tableau, il avait estimé le coût hebdomadaire de l’alimentation pour environ soixante-dix personnes. En réordonnant les calculs du 6e cahier, je reconstituai les étapes de son estimation : 1o coût hebdomadaire d’un menu type sur la base des denrées achetées les plus coûteuses, soit six plats de viande par tête répartis sur quatre jours ; 2o variations de coûts selon les viandes (agneau châtré, veau) ; 3o coût hebdomadaire d’un menu complet avec œufs, fromage et fruits achetés ; 4o coût hebdomadaire synthétique par denrée – viande, fromage, poisson – en ayant réduit au passage celui de la viande. Ce dernier résultat était intégré à une ultime étape, l’estimation prévisionnelle des dépenses ordinaires (spese ordinarie), où la nourriture constituait le poste le plus élevé :
Salaires et indemnité forfaitaire (vestimento) pour trente prêtres : 60 livres. – Salaires des chanteurs, pour l’organiste et le latin : 90 l. – Le cuisinier et son aide : 7 l. – Le jardinier, sa famille et l’âne : 8 l. – Deux maîtres qui font cours aux étudiants : 12 l. – La nourriture : 180 l. – Deux écrivains : 16 l. – Dépenses de mouture du grain : 14 l. – Petit bois pour le four : 8 l. – Dépenses de novices, profès et convers : 50 l. – Lavandier et barbier : 12 l. – Médecins pour soigner : 4 l. – Dépense de bois pour le feu : 44 l. – Taxe du Général et du Provincial : 17 l. – Université de Pise : 17 l. – Benedeto, maçon : 15 l. – Deux ouvriers : 4 l. – [Total] : 555 l.
29Le total de 555 l. ne correspondait pas à l’addition des chiffres, qui était de 558 l., mais il ne s’agissait pas d’une erreur de calcul. Comme pour les trois autres postes les plus importants, l’Alabanti avait produit un chiffre « rond » : de la même façon, les 180 livres de la nourriture avaient été obtenus en multipliant par cinq le coût hebdomadaire de 34 livres 16 deniers, soit 179 livres9. Ayant la certitude, par ce dernier calcul, que la liste des dépenses ordinaires était mensuelle – ce qui n’était indiqué nulle part –, j’eus la curiosité de faire le total annuel : 555 l. × 12 = 6660 livres. S’il s’agissait d’un calcul budgétaire, la logique gestionnaire de l’époque conduisait à assigner ces dépenses constantes sur des recettes certaines, en l’occurrence celles de la chapelle miraculeuse. Je transposais ainsi des pratiques de gestion comptable que j’avais observées à Notre-Dame de Paris, où les chanoines assignaient les frais annuels d’entretien de la maîtrise, que gérait Arnoul Gréban, sur des revenus fonciers et immobiliers spécifiquement attachés à la prébende du chœur. Ils procédaient de même pour les salaires, assignés sur la caisse des messes anniversaires (fondations d’obits, un revenu certain), les dépenses extraordinaires (renouvellement des aubes des enfants, par exemple) effectuées grâce à des emprunts à l’intérieur de la communauté (avec remboursement garanti sur des recouvrements d’affermages). De plus, mon hypothèse de budget pouvait donner un sens à la présence des revenus rétrospectifs de la chapelle au début du Memoriale. Il restait à comprendre comment ces données avaient pu avoir été utilisées par le prieur. À cet effet, je suivis la démarche du bilan des exploitations fermières de la famille Médicis. Préparé pour l’impôt sur le revenu de 1469, ce document énonçait en préambule avoir fait des moyennes sur trois ans10 :
Dans ce cahier, nous procéderons à l’enregistrement de toutes les propriétés de Laurent et Julien de Médicis situées dans le Mugello, et pour chacune d’elles nous en dirons les revenus. Nous signifions par là que nous dirons les loyers des maisons et des locations de leurs possessions, ainsi que les revenus des exploitations et autres terres louées hors leurs possessions ; afin de mieux connaître la vérité de ces revenus, nous prendrons trois récoltes successives, puis la tierce partie du tout, que nous déclarons alors comme revenu annuel pour chacune d’elles.
30Pour connaître la vérité des revenus de la chapelle de l’Annunziata, aussi fluctuants que des récoltes agricoles, j’appliquai ce principe aux douze années rapportées dans le Memoriale, soit quatre périodes de trois ans. Cependant, je n’additionnai que neuf mois pour chaque année, de novembre à juillet inclus. Ce choix résultait de deux observations. D’une part, si l’Alabanti avait voulu faire entrer ses dépenses ordinaires dans un calcul budgétaire, il lui fallait réserver une part des recettes pour les dépenses extraordinaires (spese straordinarie), considérables : les travaux d’embellissement menés au couvent, auxquels se rapportaient les comptes fournisseurs du deuxième cahier, totalisaient 13 453 livres. D’autre part, en réponse à la demande du prieur de « faire la somme de tout l’encaissement », le comptable avait fourni dans son registre la « somme de l’encaissement du couvent pour la période du 31 juillet 1482 au 1er novembre 1483 », et je jugeai que cette information pouvait être une piste de calcul. Pour obtenir une projection budgétaire plausible, j’enlevai les mois doublés de la période fournie par le comptable et qui formaient sous-ensemble à mes yeux – août, septembre, octobre –, réservant ainsi aux dépenses extraordinaires les importantes aumônes de la fête de la Nativité de la Vierge, tout en conservant la majeure partie du revenu annuel pour les dépenses ordinaires.
31Mes moyennes se présentaient ainsi :
32Suivant l’exigence comptable démontrée par le premier cahier du Memoriale – un apurement explicitement fondé sur la distinction entre la comptabilité du prieur et celle de ses prédécesseurs –, il convenait de séparer comptes ancien (conto vecchio) et nouveau (conto novo). J’étais conscient du côté aléatoire de ma démarche. Je fus donc stupéfait, après diverses combinaisons, de découvrir que la moyenne triennale calculée sur la base des deux exercices extrêmes du conto vecchio donnait un résultat identique à celui tiré du premier exercice triennal du prieur, ou conto novo : 6572 livres11, équivalent, à 1,3 % près, aux 6660 l. du calcul annuel des dépenses ordinaires.
33Sur la base considérée par hypothèse comme budget, les dépenses ordinaires de l’Alabanti garantissaient la subsistance de la communauté, les salaires, les impôts, l’entretien du jardin et du bâti sur les seules ressources financières de la chapelle, avec un important volant annuel disponible pour répondre aux dépenses extraordinaires. L’audit du conto vecchio trouvait à présent un sens : après l’apurement, reporté par des extraits de comptabilité en partie double, le tableau rétrospectif des recettes de la chapelle présentait la « vérité des revenus » comme base de calculs budgétaires développés ailleurs dans le Memoriale. Ajoutons que, lors de la quatrième étape (4o) des calculs préparatoires aux dépenses ordinaires, le prieur avait réduit le coût hebdomadaire de la viande de 11 l. 9 s. 4 d. Cette économie paraissait négligeable ; rapportée à l’année, elle représentait néanmoins 628 l. (11 l. 9 s. 4 d. × 5) × 12), soit un budget annuel de 7288 l., qui n’entrait dans aucune fourchette moyenne des recettes de la chapelle, selon les chiffres du conto vecchio.
34Malgré l’absence de commentaire et leur disposition apparemment erratique, ces chiffres n’étaient pas des notes de brouillon mais le résultat final de calculs de gestion. Pour les spese ordinarie, seules les étapes de l’obtention du chiffre de la nourriture étaient détaillées, car c’était le poste le plus important et les autres dépenses se calculaient beaucoup plus facilement. Au moins pour les 1er, 2e et 6e cahiers, le Memoriale constituait le stade ultime de la position gestionnaire du prieur, confirmée par le 5e cahier : le prieur y faisait le bilan de sa comptabilité personnelle, de ses indemnités et salaires, dont les brèves mentions étaient reprises et développées par le volume des Ricordanze, où s’enregistraient les contrats et paiements sous couvert de l’identité juridique de la communauté.
35Selon les Ricordanze, l’Alabanti avait présenté son bilan au terme de l’année 1483 selon le style de Florence, c’est-à-dire après l’Annonciation du 25 mars 1484 – en réalité, la fin des exercices comptables, pour des raisons pratiques évidentes, était au 31 mars. De fait, l’examen des comptes du prieur couvre la période du 4 janvier 1478 au 3 avril 1484. Le quitus accordé le 5 mai, contresigné par cinq frères camerlingues, tous florentins, explicitait les mentions du Memoriale, notamment le paiement… d’un manque à gagner de 80 florins d’or pour quatre carêmes non prêchés12 ! À ceci près que le prieur avait présenté un dernier chiffre de cinq carêmes – à l’examen de ce qui lui était dû, il y avait eu négociation ou réévaluation entre l’Alabanti et les comptables de la communauté.
36La seule intervention du prieur dans son registre qui fût certainement postérieure au printemps 1484 était le canevas d’entretien d’embauche du jardinier, dont Zanobi del Giocondo avait établi le contrat de travail, en février 1485, assumant pour la première fois une responsabilité à la main de son maître. Le Memoriale, vade-mecum du prieur, très vraisemblablement présenté en guise de bilan lors la reddition de ses comptes, devint ultérieurement l’instrument de gestion de son procureur. Ainsi que l’exhortait la couverture : « […] qui veut apprendre à gouverner les couvents lise ce livre. » Le solde d’un compte fournisseur, clôturé dans le Memoriale plusieurs années après le départ de l’Alabanti, attestait que le registre était un instrument d’administration et d’instruction appartenant en propre au couvent.
Un bilan financièrement positif
37Au regard de l’ensemble de la documentation de l’Annunziata, la gestion financière du prieur se révélait bénéficiaire. En novembre 1477, le couvent était criblé de dettes. Le 1er octobre 1490, sous la houlette de maître Antonio Alabanti, devenu entre-temps général des servites, les Ricordanze enregistraient un emprunt de 423 florins d’or auprès de plusieurs frères pour l’achat d’une grande exploitation agricole par le couvent ; l’emprunt était rétribué à 8 % par an, intérêts payables tous les six mois auxdits frères ou à leurs mandataires, même s’ils quittaient l’ordre… C’était une application de la réflexion mendiante sur l’usure, à laquelle participaient les théologiens servites, qui justifiait la prise d’intérêts13. Pour que des frères aient pu disposer d’un tel pécule, il fallait de substantielles ressources accumulées et, peut-être, une banque de prêt installée à l’intérieur de la communauté, comme cela fut le cas, deux générations plus tard, à l’Ospedale degli Innocenti qui jouxtait l’Annunziata sur la Piazza de’ Servi14.
38Quant aux listes du prieur, en tête desquelles figuraient Laurent de Médicis et Clarisse, chacune des personnes que j’identifiai témoignait d’un lien familial, administratif ou financier avec les servites : chanceliers de Laurent, membres de l’Œuvre (conseil d’administration) de l’Annunziata, prêteurs désignés par l’appellatif anonyme de l’amico, l’« ami ». Après plusieurs hypothèses, telles que l’ordonnancement d’une visite prestigieuse – la contemplation de l’icône de la Vierge miraculeuse, dévoilée pour la circonstance, était le premier geste au programme des hôtes de marque de la ville –, j’interprétai ces listes comme le réseau des amis de l’Alabanti15. Clarisse Orsini signifiait l’importance des servites dans l’orbite des Médicis, en recommandant à Nicolò Michelozzo, chancelier de son mari, d’aider l’Alabanti face à un emprunt forcé de la ville car, écrivait-elle à leur propos, sono cose nostre (« ils sont nôtres »)16 : elle ne pouvait mieux expliciter la raison qui avait conduit Laurent à envoyer en France son chanteur Arnolfo recruter pour l’Annunziata. La part considérable réservée aux chanteurs dans le budget du couvent, la plus importante après la nourriture, était à la mesure du rôle de la musique dans la réforme du prieur – introduta la musica, comme son bilan le rappelait –, voulue par Laurent de Médicis dans un projet politique et esthétique de grande ampleur17, inspiré par une garde rapprochée d’experts devenus prêtres par sa volonté – Ficin pour la philosophie, Politien pour les lettres, Arnoul pour la musique18.
IV. La musique du signe ou le pari de l’interprétation
39Pour le Memoriale, comme pour les documents dramatiques produits à partir d’un original, la reconstitution des liens entre un texte maître et les écrits qui lui sont liés permettait de combler, au moins partiellement, l’inconnaissance des contextes et le non-dit documentaire. Dans le domaine dramatique, la reconstitution de ces liens s’était doublée d’un pari sur le sens porté par la construction versifiée des textes. Une autre étape était indispensable à leur meilleure connaissance : les œuvres étaient-elles jouées telles que nous les lisions ? Qu’en était-il de leur interprétation ? C’est par l’expérience audible et visible du jeu que les œuvres dramatiques connaissaient leur plus large diffusion dans une société où la majorité des gens ne savaient pas lire ; la question paraissait donc centrale19.
40En poursuivant l’étude des traditions textuelles, il était devenu évident que les manuscrits ne transmettaient pas exactement ce qui devait être dit ou ce qui avait été joué. À certains endroits précis, les pratiques de jeu et de lecture à haute voix modifiaient le texte manuscrit, comme je l’avais constaté par les répétitions de la prophétie de Cassandre dans la Destruction de Troie, les « crochets » et « redictes » du Jeu saint Loÿs, le textus et les interpolations « flottantes » de Maistre Pathelin. La fonction de ces modifications, par la mise en valeur des répliques et des situations qu’elles développaient, était aux antipodes de ce que perçoit notre sensibilité stylistique contemporaine, où la répétition est synonyme d’épuisement du sens ; c’est là une mutation esthétique et structurelle qui rend aujourd’hui fastidieuse la lecture des mystères monumentaux, quand de nombreux personnages débitent, les uns après les autres, les mêmes propos.
41Pourtant, la répétition investissait plus profondément encore cette rhétorique, puisqu’elle constituait aussi la base des virelais, ballades et rondeaux, dont les refrains encadrent des couplets ou clôturent les strophes. Aux xive et xve siècles, le rondeau est la forme à refrain la plus employée dans les textes dramatiques, exclusivement utilisée pour les dialogues et les situations collectives. Un rondeau de huit vers octosyllabiques – soit AB aA ab AB, où les majuscules figurent les vers-refrains répétés à l’identique – peut être distribué sur une douzaine de personnages et s’appliquer à de multiples situations : banquets, combats, lamentations, etc. Depuis l’édition du Jeu saint Loÿs, les rondeaux de combats demeuraient cependant une énigme pour moi : leur texte, tout de cris et d’interjections, se trouvait parfois si fragmenté entre les personnages qu’il ne pouvait être exécuté tel quel, sauf à imaginer, côté jeu, une chorégraphie d’une grande précision pour la mise en place des vers morcelés, ou, côté écriture, une formalisation sans rapport avec ce qui était joué. À la faveur de différents indices, j’avais acquis la conviction que les réalisations d’un rondeau pouvaient se dérouler selon des modes très différenciés, en voix simultanées ou entremêlées, dans une gamme vocale allant du chant au hurlement. Le mode dépendait étroitement du caractère des situations, harmonieuses (salutations de bienvenue ou de départ, invitation à boire, chœur angélique), ou confuses (jeux ou combats, tortures, brouhaha de diables).
Un pari collectif
42À ce point de ma réflexion, d’autres parieurs vinrent à ma rescousse. Ils avaient eux-mêmes misé sur l’hypothèse d’une oralité dramaturgique variable par rapport à l’écrit. Taku Kuroiwa démontrait la diversité des réalisations d’un même rondeau dans différents manuscrits de la Passion de Gréban20 ; Xavier Leroux, de son côté, avait établi que des successions rimiques atypiques et des vers hypo- ou hypermétriques, dont le sens ne posait aucun problème, n’étaient pas des erreurs mais de probables enregistrements de la parole performative21. Notre pari collectif fut déclenché par la lecture du Mystère des Actes des Apôtres.
43En établissant le schéma de la versification de la scène initiale du Cénacle, où les des apôtres s’expriment à tour de rôle par une strophe structurellement différente, je m’étonnais que Simon Gréban, tout en construisant une œuvre qui faisait charnière avec la Passion de son frère, développât des formes strophiques toutes inédites selon les normes que j’utilisais. Était-il possible qu’un langage commun, dont l’efficacité semblait garantie par l’usage de plusieurs générations de rhétoriciens, ne puisse se résumer à autre chose qu’à d’innombrables variétés de formes strophiques et métriques ? Surtout, ne fallait-il pas remettre en cause mes catégories descriptives ? À la faveur d’une réplique de l’apôtre Pierre, dans une scène nodale de la troisième journée du mystère, j’eus l’intuition que tous les schémas rimiques et strophiques possibles, quelle que soit leur longueur ou leur complexité, pouvaient se réduire structurellement aux couples aa et ab. Au printemps 2008, j’invitais Xavier Leroux et Taku Kuroiwa à déjeuner chez moi. Pendant que je préparai un risotto – était-ce aux herbes ou à la betterave ? Je ne sais plus… –, ils disposaient des dix-huit minutes du temps de cuisson pour établir chacun sa description de la réplique de saint Pierre, afin que nous confrontions nos résultats.
44Aujourd’hui, après deux ans de travail, nous mesurons que le fossé entre l’oral et l’écrit ne concerne pas seulement des vers irréguliers ou des répliques répétées, mais l’ensemble de l’écriture22. L’écrit fournissait le matériau minimal de la restitution sonore et les linéaments de sa distribution performative. À un moment x du processus de composition, une hystoire était mentalement élaborée, simultanément formatée pour la lecture à haute voix, le jeu, la copie. Pour ce qui est de la transmission écrite, selon les époques et sa destination spécifique – avant l’imprimerie et jusque dans la deuxième moitié du xve siècle, un manuscrit est toujours réalisé en vue d’usages et de destinataires/commanditaires identifiés –, une mise en page (ou formalisation) appropriée adaptait le formatage aux besoins de la conservation, de la lecture, de l’enseignement, de la méditation, du jeu. Ces deux étapes – formatage et formalisation – étaient la clé de nombreux phénomènes de mouvance textuelle. Il nous fallait comprendre les codifications par lesquelles s’opéraient les transferts entre l’oral et l’écrit d’une part, l’écrit et l’oral d’autre part : nous poursuivions désormais l’idée d’une oralité graphique23, où le signe serait inscrit soit pour enregistrer l’oralité, soit pour en proposer une modalité. Même dans l’hypothèse d’une composition selon des principes simples de briques rimiques posées les unes à la suite des autres, la versification demeurait complexe dans sa globalité, car on ne pouvait approcher son fonctionnement sans faire intervenir la syntaxe de la phrase et son contenu. Sinon, ce serait comme vouloir entendre, décrire et comprendre une composition musicale par la seule nomenclature des valeurs de notes, sans tenir compte ni de la mélodie ni de l’harmonie. Comme l’avait formulé synthétiquement Taku Kuroiwa, pour conclure une de nos rencontres skypiennes, entre Sendaï, Toulon et Paris, où chaque idée, chaque phrase de notre écriture collective étaient discutées mot à mot : « Mais le vers est musique ! »
La musique du signe
45La codification formelle à l’usage du jeu engendrait des dispositifs ponctués, segmentés et didascalisés, qui conditionnaient la médiation des œuvres, tout en masquant la clé de l’interprétation. La correspondance de Mozart est exemplaire pour comprendre le problème : « Ce qui est le plus difficile en Musique* : le tempo […] Que je reste toujours exactement en mesure, cela les étonne tous. Ils ne peuvent pas comprendre que dans le Tempo rubato d’un Adagio, la main gauche ne veuille rien savoir. Chez eux, la main gauche cède toujours24. » Dans aucune de ses partitions piano, Mozart ne fournit l’indication tempo rubato, pas même dans son manuscrit autographe du Rondo en la mineur (K. 511), exceptionnellement surchargé, d’un bout à l’autre, d’articulations et d’indications dynamiques précises : or cette segmentation et ponctuation des variations mélodiques, portées par l’intangible rythme de valse à la main gauche, montrent son souci d’inscrire au plus près les modalités d’exécution du « temps dérobé25 ».
46Si certains manuscrits médiévaux formalisés pour le jeu ne le cèdent en rien aux exigences de Mozart pour son Rondeau en la mineur, les modalités les plus évidentes de leur interprétation en sont tues. Celles-ci faisaient partie des savoir-faire, du métier et des modèles partagés dans l’espace social : jouer le rôle du Christ dans la Passion, de saint Pierre dans les Actes des Apôtres, ou de saint Louis dans le Jeu saint Loÿs, outre l’apprentissage de plus de trois mille vers26, demandait l’intégration d’une gestuelle, de modes de parler et même de marcher27, transmis et répercutés par de multiples modèles intellectuels, iconiques28, glyptiques29 et, surtout, liturgiques.
47Pour comprendre les codes d’interprétation qui m’avaient interrogé initialement pour les combats en rondeau, je n’excluais ni l’hypothèse de préparations minutieuses – on connaissait, au xve siècle, des chefs de troupe maîtres d’armes –, ni celle d’une extrême ritualisation, comme dans le nô et le kabuki japonais30. Beaucoup d’indices conduisaient dans cette dernière direction. D’abord, les gestes et indications didascaliques de voix et regards formulés dans les mystères semblaient calqués sur les rituels liturgiques, en particulier ceux du Liber pontificalis, dont j’avais eu connaissance par ma collègue Monique Goullet31. Qu’il s’agisse des modes de parler – prière, bénédiction, préface, lecture (modum orationis, benedictionis, prefationis, lectionis) –, des niveaux de voix – haute (alta voce), basse (submissa voce) –, ou du soulignement vocal, la parenté est flagrante : à la triple sentence de Cassandre prophétisant la destruction de Troie, correspondaient nombre de sentences triples des rituels de consécration. Ainsi, un nouveau pape « reçoit de la main du camerlingue des deniers d’argent valant dix sous provinois, qu’il jette sur l’assistance. Il fait cela trois fois, en disant à chaque fois : Il a répandu, il a donné aux pauvres, sa justice demeure dans les siècles des siècles32 » ; lors de la consécration d’un évêque, « le consécrateur s’approche, s’agenouille devant lui et dit en chantant : De nombreuses années. Il le fera et le dira trois fois, en haussant d’un ton à chaque fois33 ». Par voie d’extension, la liturgisation de la société, par le rôle focal des cérémonies religieuses, des sacrements et des images pieuses, apporte une réponse à plusieurs questions pratiques essentielles34. En effet, comment des multitudes d’acteurs – bourgeois souvent, mais pas uniquement – auraient-ils pu jouer de façon crédible des rôles de saints, d’homme pieux, de situations empruntées à l’histoire biblique, s’il n’y avait eu le modèle liturgique en référence ? Sans unité de langage pour la gestuelle, comment expliquer le formidable développement des grandes représentations collectives au xve siècle ? Ce sont des prêtres qui, presque toujours, jouaient le rôle du Christ : si les Évangiles et leurs gloses fournissaient la matière du rôle, les ordines instauraient les modèles didascaliques, le rythme de la gestuelle, le ton des voix, l’orientation des regards. Quand ce n’était pas le cas, les clercs apprennaient aux laïcs, hommes ou femmes, comment jouer : en 1510, à Châteaudun, un moine fut payé pour avoir montré et instruit le rôle de Marie-Madeleine à une femme35.
48Avoir enseigné les Écritures et la musique constitue l’essentiel de ce que l’on connaît des activités d’Arnoul à Paris et à Florence – une relation étroite avec l’interprétation, comme théologien et musicien. Pour ce qui est de la pratique dramatique, on ne sait par quelles circonstances il y fut confronté. L’écriture de la Passion témoigne d’un savoir-faire dramaturgique abouti, alors qu’il vient de terminer ses apprentissages de maître es arts et intègre le groupe des jeunes clercs des matines à Notre-Dame de Paris, où il dirige le chœur d’enfants – il a moins de vingt-cinq ans. Dans une composition cathédralesque, magister Arnulphus développe l’histoire du Christ au format du commentaire savant selon des procédés dialogiques colportés depuis plusieurs siècles par les traditions performatives vernaculaires. À l’examen de ce que l’écrit a transmis de ces traditions, à la connaissance de l’imbrication des mondes culturels savants et vernaculaires dont témoigne la Passion, il est légitime de postuler que les jeux de rôles versifiés et leurs codes d’interprétation qui tissaient des variations rythmiques, métriques et musicales constituaient la modalité pédagogique qui couronnait la transmission du savoir. Seulement ainsi Arnoul pouvait-il avoir fait l’expérience d’un langage qui prenait d’emblée dans son œuvre une forme aussi achevée ; ainsi seulement de nombreux autres clercs de son époque et de formations diverses – juristes, médecins, théologiens, canonistes – pouvaient-ils pratiquer avec autant d’évidence, dans le médium dramatique, un langage commun et pertinent aux horizons d’attente de leurs contemporains36.
Notes de bas de page
1 W.A. Mozart, Correspondance, vol. IV (1782-1785), Paris, Flammarion, 1991, no 502, p. 76 : « Mozart à son père à Salzbourg » (Vienne, 28 décembre 1782) ; l’astérisque indique ce qui est en français dans le texte (traduit de Mozart, Briefe und Aufzeichnungen, Band III : 1780-1786, Kassel, Bärenreiter, 1962, no 715, p. 245- 246). Dans cette lettre, Mozart parle de ses trois derniers concertos pour piano – en la majeur (K. 413), mi bémol majeur (K. 414) et ut majeur (K. 415) ; celui en la majeur était déjà achevé, et, dans le passage cité, il se référait peut-être plus particulièrement aux K. 414 et 415 – il jouera ce dernier le 23 mars 1783 au Burgtheater de Vienne, en présence de l’Empereur, lors d’une académie de musique qui eut un très grand succès.
2 « Ung frere il eut, Arnoul Greban nommé, gentil ouvrier en pareille science et inventeur de grande vehemence », prologue à l’édition princeps du Mystère des Actes des Apôtres, Bourges, Alabat, 1538, folio + iii recto, col. 1.
3 « La question du “prologue” de la Passion ou le rôle des formes métriques dans la Creacion du Monde d’Arnoul Gréban » [1999].
4 « Gréban, Arnoul » [2002] ; l’avant-texte français que nous donnons ici ne comporte pas les références documentaires et bibliographiques.
5 En l’absence du conservateur en chef des manuscrits, Aimé Champollion-Figeac, un bibliothécaire donna par inadvertance un manuscrit tiré de ce fonds fantôme à François Génin qui préparait l’édition de la correspondance de Marguerite de Navarre ; à l’érudit qui le redemandait quelques jours plus tard, Champollion-Figeac nia que la bibliothèque possédât le manuscrit en question. Un scandale public s’ensuivit, à l’issue duquel ces manuscrits auparavant invisibles furent versés au catalogue général. Pour les éléments que nous avons pu reconstituer de cette histoire rocambolesque, voir Maistre Pierre Pathelin. Le Miroir d’Orgueil. Texte d’un recueil inédit du xve siècle (mss Paris, BnF, fr. 1707 & 15080), Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2002, p. 64-68 et notes 94 et 96.
6 Le schéma présenté ici conjugue ceux proposés dans notre édition, p. 81 et 99 ; pour un commentaire succinct relatif aux différents états du texte et à leurs auteurs, voir Farce de Maître Pierre Pathelin – Farce de Maître Mimin, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 11-12.
7 Ficin remercie explicitement Laurent non seulement de lui avoir assuré un bénéfice, mais même de l’avoir élevé à la dignité du sacerdoce (Raymond Marcel, Marsile Ficin (1433-1499), Paris, Les Belles Lettres, 1958, p. 403-404 pour les dates d’ordination de Ficin, p. 411 pour sa nomination à la cure de San Christoforo à Novoli, et p. 410 pour Politien et Matteo Franco).
8 Memoriale de maestro Antonio Alabanti, prieur de la Santissima Annunziata de Florence (1477-1485) [2010].
9 La livre (lira), unité de compte monétaire, est divisée en 20 sous, et chaque sou en 12 deniers. Les historiens de l’économie et des comptabilités médiévales, comme Federigo Melis ou Philippe Wolff, ont souligné à quel point ces erreurs sont rares : dans les sociétés de pénurie, un fagot ou un boisseau d’avoine n’est pas moins vital qu’une charretée de bois ou de grain, ne pas se tromper est donc crucial. (P. Wolff : « Nous avons constaté l’extrême complexité du système monétaire. […] Cela compliquait la comptabilité qu’ils [les commerçants] tenaient personnellement. Lorsque nous vérifions les calculs, tels qu’ils nous apparaissent, soit dans les minutes notariales, soit dans les registres de comptes de la municipalité ou du collège de Périgord, soit dans notre fragment malheureusement unique de comptabilité commerciale, nous sommes frappés par la rareté des erreurs de calcul », Commerces et Marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Paris, Plon, 1954, p. 525). Dans notre cas précis, rappelons que l’Alabanti a ajouté une unité aux « 179 l. » hebdomadaires afin d’obtenir « 180 l. », soit cinq livres mensuelles supplémentaires : il peut sans difficulté en retrancher trois pour faire bonne mesure par un chiffre rond.
10 Ce cahier (Firenze, Archivio di Stato, MAP f. 87, n. 61, cc. 406-430) a été édité par Paolo Nanni, « Lorenzo agricultore. Sulla proprietà fondiaria dei Medici nella seconda metà del Quattrocento », Rivista di storia dell’agricoltura, 32, 1992, p. 1-148 : In questo quaderno farmo richordo di tutti e’ beni inmobili di Lorenzo e Giuliano de’ Medici possti in Mugiello, de’ quali diremo le rendite di ciaschuna et d’esse, cioè pigioni di chase e ficti di possessioni, et de’ poderi e altre terre alloghate fuori delle posessioni. Per intendere più il vero d’esse rendite, pigliamo 3 richolte, seghuente l’una all’altra, et racholte quelle pigliamo la terza parte del tutto, et quello diciamo richolgha chiaschuna d’esse per anno (Nanni, op. cit., p. 29).
11 La moyenne des années 1478-1481, à l’exercice du prieur, donne 6571 l. 16 s. 8 d. (détail du calcul : 19715 l. 10 s. : 3), soit, arrondi à l’unité la plus proche, 6572 l. ; celle des années 1469-1472 + 1475- 1478, relevant du compte ancien, donne 6572 l. 4 s. 6 d. (détail du calcul : (22552 l. 6 s. : 3 = 7517 l. 8 s. 8 d.) + (16881 l. 1 s. : 3 = 5627 l. 4 d.) : 2), soit, arrondi à l’unité la plus proche, 6572 l.
12 Le florin est une monnaie d’or (monnaie réelle) dont il existe plusieurs variétés ; celui référencé lors de l’examen des comptes de l’Alabanti vaut 5 livres 17 sous, soit une somme de 117 livres par carême non prêché.
13 Depuis le milieu du xve siècle, dans certains cas, la papauté avait formellement autorisé la prise d’intérêts ; la bulle de Nicolas V, du 1er août 1454 (Vat. Cod. Borgiani Lat. 893, f. 290r-291v), autorisant la constitution d’un Montem publicum à Ancône avec un prêt à intérêt de 5 %, est éditée dans Luciano Palermo, « Finanza, indebitamento e sviluppo economico a Roma nel Rinascimento », Debito pubblico e mercati finanziari in Italia. Secoli XIII-XX, Giuseppe De Luca, Angelo Moioli (éd.), Milano, Angeli, 2007, p. 83-102 ; repris partiellement, avec traduction, dans La banca e il credito nel Medioevo, Milano, Mondadori, 2008, doc. 33, p. 192-195. Au moins deux frères servites, maîtres en théologie et collaborateurs de l’Alabanti – Bartholomeo di Marco da Montepulciano et Giovan Baptista di Marco di Firenze –, avaient participé au Consilium Montis Pietatis de 1473 à Florence.
14 Maria Fubini Leuzzi, « Le ricevute di Francesco de’ Medici a Vincenzio Borghini. La contabilità separata dello spedalingo degli Innocenti », dans Archivio storico italiano, 160, 2002, p. 353- 367 ; Richard Goldthwaite, « Local Banking in Renaissance Florence », dans The Journal of European Economic History, 27, 1998, p. 5-55, et « Banking in Florence at the end of the Sixteenth Century », ibid., 27, 1998, p. 471-536. Les historiens s’accordent à questionner la véracité des chiffres pour les comptabilités de cette époque à Florence.
15 Ce sont les actes découverts par Patrice Foissac qui m’ont orienté de façon décisive dans l’interprétation des listes du prieur ; parmi les exemples cités par lui, celui du collège Saint-Martial de Toulouse qui fait inventorier devant notaire, en 1439, la « liste des procureurs et défenseurs stratégiquement répartis dans tous les lieux de pouvoir qui pouvaient intervenir en leur faveur » (Patrice Foissac, Histoire des collèges de Cahors et Toulouse (xive-xve siècles), Cahors, La Louve, 2010, p. 471-474, « Les amis des collèges », cit. p. 472).
16 Clarice Orsini à Niccolò Michelozzi, le 20 juillet 1482 ; cité par Natalie R. Tomas, The Medici Women : Gender and Power in Renaissance Florence, Ashgate, Aldershot, 2003, p. 62.
17 Francis William Kent, dans son ouvrage le plus synthétique sur Laurent de Médicis (Lorenzo de’ Medici and the Art of Magnificence, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 2004) : If this was his intention [de devenir le duc de la République de Florence], Lorenzo’s cultural program was a highly intelligent paving of the way, a seamless weaving together of his deepest aesthetic and political impulses (op. cit., p. 148).
18 Lorenzo loved to surround himself with very intelligent people. […] He choose increasingly to be surrounded by creative people with a discerning or scholarly knowledge of antique sources […] (Kent, op. cit., p. 60-61).
19 En 1990, Jean-Claude Schmitt posait la question : « Réhabiliter les jongleurs ? La forme écrite sous laquelle les textes littéraires du Moyen Âge nous sont parvenus rend mal compte de la manière dont ces œuvres furent produites, mimées, reçues. Or, la parole et le geste, les mimiques, la danse et la musique y jouent, autant que le “texte” un rôle majeur » (La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 261).
20 Taku Kuroiwa, « Le vieil jeu en mouvement : la configuration rimique et métrique des triolets dans les manuscrits du Mystère de la Passion (la Creacion du Monde et la Première Journée) d’Arnoul Gréban », Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge, textes réunis par Xavier Leroux, Babeliana, 14, Paris, 2011, p. 143-157.
21 Xavier Leroux, Le Gouvert d’humanité. Édition critique, Paris, Champion, 2011, voir « Étude de la versification », p. 95-128.
22 « De l’oral à l’oral : réflexions sur la transmission écrite des textes dramatiques au Moyen Âge » [2010] ; « Formes fixes : futilités versificatoires ou système de pensée ? » [2011] ; « Ipotesi sul funzionamento della versificazione nella Passion de saint André » [2011].
23 Jack Goody, auteur du concept de raison graphique, insiste souvent sur les capacités limitées de formalisation mémorielle au sein des cultures orales par rapport aux sociétés de culture écrite, l’écrit étant un facteur clé, qualitatif, dans le développement du savoir et de la connaissance. « Les institutions sociales sont très affectées par les limitations du canal oral […]. Les procédures légales sont moins gouvernées par des lois générales, par des procédures formelles » (Jack Goody, « La mémoire dans la tradition orale », Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, trad. fr. 2007, p. 49). Cependant, pour Goody, il n’y a de culture orale que dans les sociétés sans écriture, et la versification n’est pas un facteur d’oralité ; il la conteste comme telle, même là où cela semble aller de soi : « Bon nombre des procédés que nous croyons oraux, comme les assonances dans Beowulf (ou dans l’œuvre de Gerald Manley Hopkins), la structure mnémonique du Rig-Veda, la composition formulaire des Grecs, et même l’utilisation massive de la rime semblent rares dans les cultures sans écrit » (ibid., p. 52). Dans son article « Théâtre, rites et représentations de l’autre » (La Peur des représentations, trad. fr. 2006, p. 113-167), J. Goody expose une vision téléologique du théâtre, des origines à nos jours, où le théâtre médiéval anglais et français est connu de seconde main d’après une littérature et selon des stéréotypes remontant à la fin du xixe siècle : drame religieux né de l’Église et pièces de clercs à caractère urbain, le tout soumis aux interdits de l’Église.
24 W. A. Mozart, Correspondance, vol. II (1777-1778), Paris, Flammarion, 1987, no 241, p. 89 : [Augsburg, 23-25 octobre 1777], « Mozart à son père à Salzbourg » ; l’astérisque indique ce qui est en français dans le texte. (Traduit de Mozart, Briefe und Aufzeichnungen, Band II : 1777-1779, Kassel, Bärenreiter, 1962, no 355, p. 83, l. 85-96.)
25 L’autographe est daté par Mozart du 11 mars 1787. Même les meilleures éditions de ce rondeau recèlent de subtiles inexactitudes – Hans-Christian Müller, Wolfgang Amadeus Mozart, Rondo für Klavier a-Moll, KV 511, nach Autograph und Erstdruck, Urtext Edition + Faksimile, Schott/Universal Edition, Wien, Wiener Urtext Edition, 1973 ; Mozart, Einzelstücke fûr Klavier, herausgegeben von Wolgang Plath, Urtext der Neuen Mozart-Ausgabe, Reviediert Neuausgabe, Kassel, Bärenreiter, 2001, p. 46-55) : les notations crescendo liées à l’exposition du thème aux mesures 5, 85, et 160, dont l’autographe montre distinctement qu’elles commencent sur l’anacrouse de la deuxième partie du thème avant la barre de mesure, ont été placées par les différents éditeurs après la barre pour les mesures 5 et 160. Cette anticipation, qui n’est pas systématique, marque des transitions importantes : elle souligne l’ascension chromatique, si caractéristique du thème, pour préparer sa première exposition au relatif majeur (mes. 8-9) et l’épisode central en la majeur (mes. 88-89) ; elle annonce la coda finale (mes. 163-164). Non seulement cette inexactitude des éditions banalise l’indication dynamique en normalisant son placement, mais elle gomme une précision utile pour comprendre la logique des nuances voulue par Mozart, en particulier que le tempo rubato joue aussi sur le traitement des dynamiques : entre autres exemples, voir le f[orte] placé par les éditeurs en début de mesure 36 alors que l’autographe le place en fin de mesure 35, ce qui est beaucoup plus intéressant harmoniquement et répond mieux à l’articulation mélodique de la phrase.
26 Précisément : 3110 vers pour le rôle de saint Louis, environ 3400 pour celui de Jésus (adulte) dans la Passion de Gréban, et 3860 pour celui de saint Pierre dans les Actes des Apôtres (mais 5325 pour saint Paul).
27 Lors d’une déposition à l’occasion d’un procès criminel, en 1439, un bandit décrivait un homme jeune qui était un clerc et marchait à la manière d’un clerc : […] et subsequenter ipse loquens cum Camusio de Novis et terralhono secuti fuerunt ipsum juvenem, qui erat clericus et ad modum clerici incedebat (cité par Françoise Gasparri, Crimes et châtiments en Provence au temps du roi René – Procédure criminelle au 15e siècle, Paris, Le Lépoard d’Or, 1989, p. 215 : 1871 ; traduction, p. 127).
28 Analysant le langage des gestes dans la tradition cléricale, Jean-Claude Schmitt a développé l’idée d’un continuum entre les modèles théoriques repris dans la tradition littéraire et reproduits dans la tradition dramatique, ainsi que la prégnance du rapport à l’image (La raison des gestes…, « Les images et les drames liturgiques », p. 276-277, ainsi que ce qui concerne la messe, les éléments du rite eucharistique, et la dramatisation de la liturgie, p. 330-343).
29 Au début des années 1530, à propos de l’enlèvement des statues de saints par les réformés, Charles de Bovelles écrivait : « Retirer les statues [des saints], c’est comme nous priver des Écritures » (Jean-Claude Margolin, Lettres et poèmes de Charles de Bovelles. Édition critique, introduction et commentaire du ms. 1134 de la bibliothèque de l’université de Paris, Paris, Champion, 2002, no 60 : De sanctorum statuis e templo minime tollendis, p. 123, v. 14 : Tollite scripturas si pereant statue).
30 Ainsi, au kabuki, le long combat de « La mort héroïque de Yoshikata » (Yoshikata Saigo), extrait de l’acte 2 du Genpei Nunobiki-no Taki (« La bannière blanche du clan Genji »), de Namiki Senryu et Miyoshi Shoraku (1749).
31 Le Pontifical de la curie romaine au xiiie siècle. Texte latin, traduction, introduction par Monique Goullet, Guy Lobrichon et Éric Palazzo, Paris, Les Éditions du Cerf (Sources liturgiques, 4), 2004.
32 Le Pontifical…, op. cit., p. 116-117 : Recipit etiam postea de manu camerarii denarios argentos valentes X sol. provesinorum et proicit eos super astantes. Et hoc facit ter, dicendo singulis vicibus : Dispersit, dedit pauperibus, iustitia eius manet in seculum seculi.
33 Ibid., p. 92-93 : […] consecrator accedens et genuflectens ante ipsum dicat cum nota : Multos annos ; et hoc faciat et dicat ter, ita quod secunda vice altius quam prima et tertia dicat altius quam secunda.
34 Éric Palazzo, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2000.
35 « Item : A venerable et discrete personne messire François Souef, religieulx de la Magdaleine de Châteaudun, tant pour avoir monstré, aprins et instruicte la femme Jehan Rousselet, laquelle a joué audit mistere le rolle de la Magdaleine que d’avoir assisté à tous et chascuns des recors, servy de protocolle et porté le livre a tous les jours qu’on a joué ledit mistere de la Passion, la somme de six escuz d’or […] » (Marcel Couturier, Graham A. Runnalls, Compte du Mystère de la Passion – Châteaudun 1510, Chartes, Société archéologique d’Eure-et-Loir, [1991], p. 162).
36 « Arnoul Gréban et l’expérience théâtrale, ou l’universitaire naissance des mystères » [2011].
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