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Journaliste

p. 49-64


Texte intégral

1J’appris ce qu’était la « PQR » (presse quotidienne régionale) et que le quotidien le plus diffusé en France n’était pas Le Monde, Libération ou Le Figaro, mais Ouest-France (800000 exemplaires). Le directeur du personnel m’informa que la PQR ne vivait pas du travail d’information des journalistes, mais de la rubrique « nécro » (nécrologique), des « PA » (petites annonces) – il aurait été plus exact de dire « VO » (voitures d’occasion) – et de la « pub ». On me narra l’histoire déjà légendaire du Provençal : à la libération de Marseille, Gaston Defferre et ses compagnons résistants prenant possession, armes à la ceinture, des locaux du journal pétainiste Le Petit Provençal, qu’ils rebaptisèrent aussitôt et que le futur maire de la ville transforma en un organe de presse utile aux enjeux et luttes du pouvoir politique. Lors de ma première descente à Marseille, j’eus rendez-vous sous la tente « VIP » (very important persons) pour découvrir le « plus grand et le plus vieux concours de boules du monde », organisé par mon journal ; il était onze heures du matin, on n’y servait que du pastis.

2Sous les toits de l’hôtel Mirabeau, construit par Aubert au xviiie siècle, à l’angle de la rue Caumartin et du boulevard des Capucines1, je devais dépouiller l’information internationale et française pour constituer des dossiers qui alimenteraient « Le Monde comme il va », la chronique hebdomadaire d’Edmonde Charles-Roux, chronique que je devais également planifier et alimenter en écriture. J’étais donc un nègre, mais un nègre « en chemise », puisque mon nom figurait comme collaborateur à côté de celui de la signataire en titre. Une seule fois, Edmonde Charles-Roux m’avertit qu’elle faisait retirer mon nom de sa chronique : ayant décidé de rédiger une attaque en règle contre Le Pen et le Front national, elle ne souhaitait pas me faire courir de risques personnels. C’était l’époque du gouvernement Mauroy, dans lequel Gaston Defferre, son mari, occupait le poste de ministre de l’Intérieur.

3Au bout de trois ans et demi, je quittai Le Provençal pour rejoindre, en tant que chef d’édition, les confrères d’un nouveau quotidien, Le Sport, qui tentait de concurrencer L’Équipe. Puis j’acceptai de monter un projet de quotidien départemental à Toulouse, Courrier Sud, qui devait faire la pièce à La Dépêche du Midi. Je découvris alors les arcanes du lobbying politique. Suivirent deux passages par la presse informatique, en tant que secrétaire général de rédaction (L’Ordinateur individuel, Le Monde informatique), pour revenir à l’information comme chef d’édition puis rédacteur en chef (adjoint) au Courrier international, de 1991 à 1993. En 1994, avec Gilles Suze et deux infographistes, dont j’ai malheureusement oublié les noms, nous avons produit un CD interactif sur L’Eau dans le monde qui obtint plusieurs prix2.

Exil ou maturation ?

4L’apprentissage des différents métiers de la presse pendant douze ans m’a fait découvrir les techniques de fabrication du texte imprimé, la chaîne d’élaboration des informations, la construction des faits, leur diffusion et leur vulgarisation, et réfléchir à la différence entre métier de journaliste et métier d’historien.

La fabrication de l’écrit

5Le fractionnement et la spécialisation des tâches de la fabrication d’un journal, qui est soumise aux exigences souvent contradictoires des coûts de fabrication, des délais et du respect de l’information et de son contenu, ont changé ma vision de l’objet-texte. Quand on connaît le travail des journalistes, il devient vite évident que de multiples transformations d’un texte, de son titre, de sa présentation et de son illustration peuvent être dues à des contraintes temporelles, techniques ou économiques, où interviennent d’autres personnes que l’auteur, sans même que, parfois, celui-ci en ait été informé. J’ai aussi vécu l’informatisation de la presse par la micro-informatique dans les années 1980. En 1989, un correcteur envoyé par le Syndicat du livre, à qui je montrais l’ordinateur sur lequel il lui aurait fallu relire les textes – un Mac SE/30, quatre fois plus rapide que son prédécesseur –, est reparti en refusant le travail, même après s’être vu proposer l’accompagnement et la formation (un bien grand mot…) pour allumer la machine, insérer une disquette, ouvrir le fichier, enregistrer, etc. Trois ans plus tard, une telle attitude n’était déjà plus pensable et les correcteurs commençaient à disparaître des rédactions. Pendant ce temps, les sociétés de photocomposition parisiennes, après des investissements considérables en matériels désormais obsolètes, fermaient les unes après les autres.

L’organisation de la fabrication et la composition des équipes

6Les contraintes matérielles et temporelles de la fabrication constituent un autre cadre structurant pour la production des textes et la maturation progressive de leur sens – notamment la composition des « chemins de fer », qui ne se faisait pas encore par logiciel et qui imposait de difficiles compromis pour faire coïncider les exigences de coût, de publicité (couleurs vs noir et blanc) ou de mise en page, dans la composition des cahiers quadri, noir et blanc ou bichro. En termes de contraintes temporelles, un hebdomadaire était le support qui imposait le rythme le plus tendu pour la fabrication, du moins en France, à cette époque. La sécurité nécessaire à la sortie en temps et heure d’un quotidien impose en effet de disposer d’une équipe très nombreuse, aussi bien en rédaction qu’en fabrication. Il y a donc toujours plus de textes à publier qu’il n’en faut, et plus de personnes que nécessaire pour effectuer le travail. Dans un hebdomadaire, la situation est totalement différente : une petite équipe de secrétariat de rédaction produit au jour le jour un certain nombre de pages, selon un planning qui commence entre huit et quinze jours, sinon plus, avant la sortie du numéro – ce qui signifie qu’il doit y avoir en permanence deux, voire trois numéros en cours de fabrication. Enfin, un article de quotidien peut être d’un intérêt limité à la seule journée où il est publié ; celui d’un hebdomadaire doit pouvoir « tenir la route » pendant une semaine : c’est là la question du choix éditorial. Si un texte vient à manquer au dernier moment, on ne peut le remplacer par le premier sujet venu – il faut donc avoir du « marbre » en prévision de cette situation.

Métier de journaliste et métier d’historien

7À cette époque, un lieu commun s’est répandu, qui affirmait que les métiers d’historien et de journaliste étaient de même nature. Si l’on conçoit ce dernier métier comme la pure présentation de faits établis par une critique de leurs sources et construits selon un schéma causal, il pourrait sembler que l’information diffusée par un journal est élaborée selon un processus apparenté au travail de l’historien. Mais ce serait faire abstraction, dans le cas des articles de presse, des prérequis d’un « produit » formaté pour des catégories ciblées de consommateurs, et dont les exigences critiques ne sont validées que par la responsabilité juridique d’un directeur de publication à caractère commercial, et non par sa présentation pour discussion devant une communauté constituée de compétences scientifiques. Je voyais les conséquences de cet état de choses à la source – sans parler des changements de toutes sortes et interventions de multiples personnes qui pouvaient survenir dans la fabrication et la présentation de l’écrit après le travail propre de son auteur.

À propos des sources

8Peu après la mort de Gaston Defferre, en 1986, ses archives ont été déposées dans mon bureau. S’y trouvaient une diversité de documents concernant des personnalités et des faits majeurs de l’histoire politique française, sur quarante ans – en tant que ministre de la France d’outre-mer, Defferre fut l’instigateur de la loi-cadre pour la décolonisation de l’Afrique –, ainsi que ses archives privées. Le contenu de ces caisses fut répertorié, carton après carton, par une personne de son entourage, collaborateur de toujours, qui en prenait livraison et les rapportait, quelque temps plus tard ; de son propre chef, et selon une appréciation exclusivement personnelle de la chose, ce collaborateur a distrait et détruit toutes les pièces qu’il jugeait devoir l’être, sans que quiconque en ait été averti3.

La vulgarisation. La dimension de la réception dans un champ. Les cadrages de la compréhension commune vs le travail des spécialistes

9Je découvris ce que signifiait présenter une « information » ou un fait à des inconnus qui ne l’attendent pas, à la différence des cadrages multiples qui existent entre spécialistes d’un domaine quelconque, qui attendent des informations formatées et codées venues de personnes qu’ils connaissent le plus souvent et qui sont spécialisées comme eux. Un livre de vulgarisation sur les retombées techniques, politiques et financières des technologies spatiales, projet proposé par le maire de Toulouse, Dominique Baudis, me demanda un an de travail4. Le directeur de Matra-Espace m’apprit qu’il conseillait la lecture de ce livre aux ingénieurs qu’il embauchait : « Cela ne leur apprendra pas à fabriquer un satellite, mais c’est la meilleure introduction qu’ils pourront avoir à leur métier. » C’est le seul vrai compliment que j’estime avoir reçu au cours de mes douze années de journalisme. Certains textes sont conçus pour des communautés homogènes. D’autres circulent entre des sphères différentes, qui leur donnent ou non un sens et une valeur. On ne peut pas fétichiser un texte et le considérer comme s’il était une entité parfaitement autonome. Production insérée dans le temps, certains textes ont eu pour fonction d’établir de grandes échelles de communication entre des acteurs très dissemblables par leur fonction sociale.

Ma thèse

10Simultanément, pendant les week-ends et les vacances, ou entre deux emplois, je continuais ma thèse et mes lectures de mystères. Mon salaire me permettait d’acheter la bibliographie nécessaire, y compris les éditions rares des xixe et xxe siècles. Il m’était ainsi possible d’étudier à domicile ce que je n’aurais jamais eu la disponibilité ni le temps de consulter en bibliothèque.

11Mon édition du Jeu saint Loÿs constitue ma thèse, soutenue en mars 19875. Dans toute la production des mystères, j’avais mis la main sur un texte à mes yeux essentiel, original par sa source, Les Grandes Chroniques de France. Dans ce mystère, la vie de saint Louis est en effet évoquée dans sa substance historique, car même si le saint-roi est recouvert d’un calque christique, il est mué en avatar de Louis XI. Ou bien est-ce l’inverse : une évocation d’un Louis XI recomposé avec les oripeaux du saint, mais dont les vêtements, les propos, les préoccupations et l’entourage sont ceux du xve siècle. Ce mystère rendait caduque la typologie traditionnelle qui sépare les textes selon leur matière dramatique et distingue le théâtre comique et le théâtre religieux. Dans le théâtre religieux, que les historiens du début du xxe siècle, séparation de l’Église et de l’État aidant, qualifiaient parfois de théâtre sérieux, on distinguait les miracles et les mystères ; dans les mystères, il y avait deux catégories : les textes d’origine testamentaire, puis les vies de saints. Pour les mystères atypiques, comme ceux du Siège d’Orléans et de la Destruction de Troie, on avait créé une dernière catégorie, les « mystères divers ». Cette classification était fondée sur les titres des œuvres et non sur leur contenu : le Jeu saint Loÿs, historique par sa source et sa substance, avait cependant été identifié comme « hagiographique ». Tout ceci était artificiel. C’est ce que je tentais de démontrer dans ma thèse, en même temps que j’analysais la structure polyphonique de la composition de mon texte, qualifiée de « polytopique », puisque issue d’une plurilocalisation simultanée du déroulement des actions. (L’idée de cette qualification m’était venue des Polytopes de Iannis Xenakis, architectures dynamiques composées d’espaces sonores et visuels qui formaient spectacle.)

12Hormis le travail éditorial, l’analyse formelle du texte et matérielle du manuscrit avaient alimenté ma réflexion. L’essentiel du jeu était composé d’octosyllabes à rime plate, ou vers qui riment deux par deux (aabbccddee…). Cette disposition constitue la trame de base des discours dramatiques, romanesques et didactiques au Moyen Âge – Roman de Renart, Roman de la Rose, Pèlerinage de l’Âme, etc. Mais de nombreuses autres formes et dispositions de vers émaillaient mon texte. Conformément aux usages de présentation, je classais ces formes dans une nomenclature, tout en cherchant à en comprendre l’organisation et la fonction. Comme d’autres éditeurs avant moi, je constatais qu’il était difficile de trouver une raison définie à l’emploi d’une forme strophique particulière. Néanmoins, j’arrivais à montrer que les strophes isomorphes ou hétéromorphes, les ballades et les rondeaux fonctionnaient presque toujours comme les maillons de chaînes, liées par la rime à leurs extrémités dans la trame d’octosyllabes à rimes plates ; entre les maillons, à l’intérieur de ces chaînes, la liaison ou l’absence de liaison marquaient fortement, semblait-il, des échos, des ruptures ou des oppositions.

13Pour ce qui est de l’analyse matérielle du manuscrit, je reconstituais le processus d’écriture. Une douzaine de mains différentes avaient produit l’ensemble de la copie. Par l’examen de leur répartition selon les cahiers, un maître d’œuvre apparaissait : cette main était la seule à se corriger elle-même au fil de sa propre rédaction, parfois même pour une réorientation de la trame scénique, marque d’un travail d’auteur qui corrigeait aussi le travail des autres copistes. On retrouvait même les traces d’une numérotation des cahiers par matinée et après-dîner, signe de leur vie indépendante avant d’être réunis ultérieurement en un volume. Le dispositif de copie, de mise en page et la présence de signes spécifiques signalaient un manuscrit préparé pour une représentation et donnaient un aperçu de la vie performative du manuscrit, avant de devenir le livre que j’avais entre les mains.

14Deux annexes accompagnaient la thèse. La première analysait plus particulièrement le signe du « crochet » (2) dans un ensemble de manuscrits de théâtre français du xve siècle ; j’arrivais à la conclusion qu’il s’agissait du marqueur d’une glose visuelle, musicale ou scénique. De plus, la didascalie de la prophétie de Cassandre, lue à Édimbourg dans le manuscrit de la Destruction de Troie – « Ces lignes se doivent répéter trois fois » –, m’avait guidé pour comprendre le signe le plus étrange rencontré dans le manuscrit du Jeu saint Loÿs.

15Ce signe agrégeait trois éléments graphiques : la lettre r suivie d’une boucle abréviative pour « r[edicte] », au sens de « répétition », venait en surcharge sur un « crochet » ; ce double signe signifiait qu’il fallait développer comme une glose – visuelle, textuelle, dramaturgique – la réplique en marge de laquelle l’indication se trouvait. La réplique ne manquait pas de piquant : un archer anglais, Willam (avec une prononciation équivoque pour vilain), blessé à mort par un soldat français, dictait son testament dans un franglais truffé d’allusions sexuelles. La taille exceptionnelle du signe montrait l’importance voulue pour ce morceau de bravoure

16Dans la seconde annexe, j’analysais le jargon “franglais” de la Farce de Maître Pathelin, reconstitué en superposant les différentes versions de l’œuvre – ma démarche, archéologique, était calquée sur l’édition d’un texte cunéiforme6. Le même jargon était employé par les personnages anglais du Jeu saint Loÿs, ridiculisés par un patois truffé d’obscénités et de termes anachroniques, avec une inversion systématique des genres masculin et féminin. Cette annexe constitua ultérieurement la substance de mon premier article scientifique, publié dans le Journal des Savants7.

Jeu saint Loÿs, folio 43 recto.

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À droite de la colonne de texte : abréviation du mot redicte (« répétition ») superposée à un grand « crochet » (2). Un minuscule « crochet » est placé en dessous du premier vers de la réplique du Roy d’Angleterre (huit lignes avant la fin).

17Après l’achèvement de ma thèse et après avoir quitté Le Provençal, mes meilleurs moments se situaient entre deux engagements professionnels, au chômage, quand je pouvais dépouiller des archives et les fonds de bibliothèques, et me déplacer vers Rome, Florence et Cracovie, où me menaient une nouvelle recherche consacrée à Arnoul Gréban et ma collaboration avec Stanisław Musiał.

Histoire d’une béatification

181987. Devant moi, en contrebas, au sud, coule la Vistule, sinueuse, et depuis l’autre rive, s’étend la plaine « polono-germanique », comme on dit ici. Surplombant la maison des jésuites, le manoir de Przegorzały est disposé en arc sur la crête de la cuesta ; Stanisław m’explique que cette demeure a servi pendant la guerre de résidence aux officiers SS et à Hans Frank, gouverneur général de la Pologne. Sur le clocher de l’église de la communauté, l’unique église dont l’édification avait été autorisée depuis l’instauration du communisme en Pologne, une mosaïque représente le péril atomique. Avec Stanisław, entre-temps devenu journaliste, nous devons travailler à l’organisation de sa thèse sur Charles de Bovelles. Tard le soir, il rentre de sa rédaction. « Si tu veux bien, tu auras un petit travail pour notre supérieur ; probablement, me dit-il mystérieusement, il ne dort pas, car il sait que tu es là. » Il n’en dira pas plus.

19« Il s’agit d’une grande cause, m’explique en français le père Dra˛˙zek (prononcer dronjek), celle d’un procès en béatification. » À la fin du xixe siècle, Jan Beyzim (yann beïzimm), un jésuite polonais, pris de passion pour les lépreux, était parti fonder une léproserie à Madagascar. « N’est-ce pas lui qui s’était fait arracher toute sa dentition avant de partir, sachant qu’il n’y aurait pas de dentiste sur place ? » demandé-je. Dra˛˙zek interpréta cette anecdote – que Stanisław m’avait racontée un jour où j’avais mal aux dents – comme un « signe du ciel » : oui, c’était bien de Beyzim qu’il s’agissait. Le supérieur, qui avait publié un recueil de lettres de ce missionnaire, avait été désigné par sa province comme promotor causae pour préparer le dossier de béatification. Au cours de son enquête, Dra˛˙zek s’était rendu à Madagascar, où Beyzim était mort en 1912. Deux « témoins oculaires » avaient été retrouvés, ce qui était, disait-il, particulièrement important. Mais, après examen du dossier par la Congrégation pour les causes des saints, Rome le lui avait retourné, car « la présentation du contexte historique était trop légère ». Le père Stanisław Musiał lui avait parlé de moi comme « historien ». Accepterais-je de voir le dossier, de faire quelque chose ?

20Cela me paraissait une contrepartie normale pour mon hébergement, et, par ailleurs, au séminaire de Jacques Le Goff, nous avions étudié les documents des enquêtes préliminaires à la canonisation de saint Louis. Il m’intéressait de comprendre le protocole d’une béatification, processus dont la mise en place remontait au Moyen Âge. L’enjeu semblait important pour mon interlocuteur qui soulignait l’attachement du pape au succès de cette cause. À titre personnel, je sentais le paradoxe, en tant qu’incroyant, de se trouver sollicité pour répondre aux exigences de l’institution ecclésiale dans l’élaboration de ses symboles, même si mon amitié avec Stanisław ne rendait pas ce fait évident. J’acceptai la proposition en soulignant les limites de ma connaissance du monde religieux contemporain. Avec le dossier, Dra˛z˙ek me confia la cassette où était enregistré le témoignage de la « très vieille dame », décédée depuis à près de cent ans, qui avait travaillé avec Beyzim dans la léproserie.

21En consultant les pièces et la présentation générale, je compris pourquoi le dossier avait été rejeté. Selon le formulaire de soumission, la commission était constituée, si mes souvenirs sont bons, de six théologiens et de trois historiens. Cela montrait, au moins dans les intentions, une nette répartition critique dans l’examen des causes. Or il n’y avait pas de logique dans la présentation des pièces du dossier de Beyzim : aucune n’était numérotée ni décrite selon des principes uniformes, et le commentaire n’y renvoyait pas ; il n’y avait aucun lien visible entre l’argumentaire et les documents qui devaient l’appuyer. Le contexte historique était inexistant. Seules des considérations de nature apologétique venaient à l’appui de la cause. Si l’on se référait au dossier, le père Dra˛z˙ek ne semblait pas avoir la moindre idée du plus simple dispositif nécessaire à la présentation de sources qui doivent justifier une démonstration. Par rapport aux contacts que j’avais eu avec des jésuites français, éditeurs de texte ou historiens de l’Église, c’était surprenant ; à l’intérieur d’un ordre où les études sont de rigueur, je constatais de grandes différences entre les cultures intellectuelles.

22Le lendemain, je me rendis dans les librairies académiques de Cracovie, dont certaines étaient très fournies en ouvrages de sociologie religieuse – le gouvernement communiste avait ouvertement et largement subventionné la recherche dans le domaine des « sciences de la religion » (religioznastwo) –, et j’achetai plusieurs essais et synthèses historiques qui me furent particulièrement utiles par la suite. Mes matinées étaient consacrées au dossier. Je repris les uns après les autres tous les témoignages et documents, en les classant selon une typologie, et je mis en perspective ce que l’on savait de l’enfance et la formation de Beyzim, sans déceler les habituels signes de la « vocation précoce du bienheureux ». Quelques jours plus tard, j’informai le père Dra˛z˙ek du sens de mon travail, lui posant aussi quelques questions sur son enquête à Madagascar.

23« Nous voyons le supérieur s’élever chaque jour un peu plus au-dessus du sol », me dit Stanisław en souriant. Deux semaines plus tard, alors que je le croyais sur le point de partir à Rome, Dra˛˙zek m’annonça avoir retardé son départ, avec l’autorisation du provincial, en raison du « grand travail » que j’effectuais et pour lequel il me transmettait, disait-il, les remerciements de toute la province. Il me promit aussi, avec une insistance qui me déconcerta, une place privilégiée à Saint-Pierre, non loin de l’autel, lors de la béatification, si elle avait lieu. J’en profitai pour lui poser une question qui me tenait à cœur : pourquoi rien n’avait été dit, dans le dossier initial, sur la position de l’archevêque de Tananarive, qui était l’autorité de tutelle de Beyzim ? Parmi les pièces, se trouvaient les copies de plusieurs lettres émanant de l’archevêché, extrêmement critiques vis-à-vis du jésuite polonais. On y évoquait une enquête qui soulignait, entre autres, l’obsession quasi pathologique de Beyzim pour tout ce qui était d’ordre sexuel, empêchant de façon draconienne, par exemple, la promiscuité entre lépreux hommes et femmes. De ces éléments de correspondance ressortait clairement que Beyzim se trouvait, par son action, en opposition, voire en rupture avec les autorités religieuses françaises, lesquelles soulignaient – si mes souvenirs sont toujours bons – qu’il allait à l’encontre des coutumes et traditions indigènes. J’expliquai au père Dra˛z˙ek la nécessité de faire apparaître ces éléments contradictoires dans un dossier qui serait examiné par des historiens : on ne pouvait passer sous silence des informations et des sources qui, à tort ou à raison, émettaient de sérieuses critiques sur l’action de celui qui se disait engagé au secours des lépreux. Il me donna son accord. Trois semaines furent nécessaires pour réélaborer la partie historique du dossier.

24À Rome, quatre ans plus tard, quand je vins travailler à l’Archivio Segreto du Vatican, je rendis visite au père Dr˛az˙ek, devenu, entre-temps, rédacteur en chef de la version polonaise de l’Osservatore Romano. Il m’apprit que la cause de Beyzim avait été acceptée favorablement par la Congrégation pour les causes des saints. À son secrétariat, quand je me présentai, une jeune Polonaise me demanda : « De la part de qui ? – De la part de Darwin, répondis-je. – Ah ! » Elle pouffa de rire en regardant vers son collègue. « Celui des singes ? » Me revint à la mémoire une phrase de mon père, quand j’étais petit : « Hiroshima était une erreur ; c’est sur le Vatican qu’il aurait fallu8. »

25Jan Beyzim fut officiellement déclaré « bienheureux » par Jean-Paul II, lors d’un voyage en Pologne, le 18 août 2002. Il a été l’un des 1342 bienheureux de ce pontificat, soit un total supérieur à celui de tous ceux proclamés par les précédents papes depuis 1588.

Notes de bas de page

1  Ce bâtiment était ainsi dénommé parce que l’avocat député du Tiers État d’Aix et de Marseille, auteur du Courrier de Provence, y avait demeuré. Au dernier étage, je disposais d’un bureau de dimensions considérables, non loin de la tour d’angle circulaire que l’on voit depuis le carrefour.

2  Après avoir quitté le poste de rédacteur en chef technique au Courrier international, en 1994, Gilles Suze, comprenant que l’avenir de la presse était dans les technologies numériques, fonda une société de production dont je fus salarié. Au moment de son décès prématuré, en février 2010, il conduisait une liste unifiée « Nouveau Parti anticapitaliste-Fédération pour une alternative sociale et écologique-Alternatifs », à l’occasion des élections régionales en Charente-Maritime.

3  Déposées aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, les archives du fonds Gaston Defferre représentent plus de 40 mètres linéaires.

4  Le Ciel est à vous. Des satellites pour la vie quotidienne [1987].

5  Édition critique du Jeu saint Loÿs, manuscrit Paris, B.N. fr. 24331 [1987].

6  À la lecture de l’article de Jean-Marie Durand, « Un commentaire à TDP I, AO 17661 » (Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale, 73, 1979, p. 153-170), j’ai compris disposer du modèle méthodologique qui me permettrait de débrouiller l’écheveau textuel des différentes versions du pseudo-jargon « flamand » de Maistre Pathelin.

7  « Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin » [1989].

8  « Ces prénoms qui vous poursuivent » [1996].

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