Champs, positions et enjeux
p. 89-171
Texte intégral
… En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges des Cartographes levèrent une Carte de l’Empire qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte ; des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques.
Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Lib. IV, Cap. XIV, Lérida, 1658, cité par Jorge Luis Borges1
1Je n’ai pas vraiment creusé mon sillon et bien souvent, pour reprendre une métaphore de Christian Grataloup, j’ai sans doute préféré à l’agriculture intensive celle sur brûlis. On peut y voir un déficit, un défaut. J’assume la pluralité de champs parcourus qui entrent en résonance avec celle des lieux que j’ai simultanément investis. Bien sûr, je suis conscient qu’il s’agit d’une mise en cohérence a posteriori. Mais je crois que cette configuration correspond aussi à une pente naturelle que je me suis bien gardé de contrarier et je crois, immodestement sans doute, qu’en définitive je suis parvenu à donner quelque efficacité à ce dispositif éclaté. C’est du moins ce que je vais, à présent, tâcher de montrer.
2Dans cette perspective, l’ordre des objets de recherche qui ont été les miens importe peu. Il n’est du reste pas chronologique. Les champs recensés dans la suite de cet ouvrage ne sont pas successifs dans mes préoccupations intellectuelles : ils sont simultanés, se chevauchent le plus souvent et ne sont dominants que le temps de faire aboutir un projet, qu’il s’agisse d’un article ou d’un livre. Enfin l’évolution de leur traitement doit chaque fois aux autres défrichements entrepris en parallèle.
3Au fil de ce parcours j’ai aussi essayé d’affirmer pour chaque domaine les positions que je défends, consacrant une place particulière à l’histoire du temps présent.
L’histoire de l’enseignement de l’histoire
L’enseignement de l’histoire ne saurait être rendu responsable d’une défaillance du sens de la Nation, d’un affaiblissement du goût pour les choses publiques. L’histoire ne peut pas tout et tel n’est pas son rôle. Sursaturée de finalités, l’histoire devient opium. La première des finalités serait de ne pas trop en avoir. La multiplicité des circonstances auxquelles le professeur d’aujourd’hui est confronté, la diversité des demandes auxquelles il a à répondre inclineraient sans doute à lui laisser le maximum d’autonomie. Libérez nos camarades !
Michelle Perrot2
4Comme je l’ai écrit plus haut, j’en suis venu à travailler sur l’histoire de l’enseignement en raison de la nécessité de dispenser des cours sur ce sujet et en lien étroit avec le travail entrepris, pour la même raison, sur l’historiographie. Il est en effet difficile en France, étant donné la place prise par l’histoire scolaire, de concevoir les évolutions historiographiques – sauf à avoir de celles-ci une vision très restrictive – sans prendre, en même temps, en compte l’une des fonctions sociales traditionnelles de l’histoire universitaire : préparer à l’enseignement (principalement secondaire mais aussi primaire – du moins initialement). Quand, avec la géographe Denise Douzant-Rosenfeld, nous nous sommes attelés à la tâche en 1992, il n’existait aucune synthèse et très peu d’ouvrages hormis, pour l’histoire, Le mythe national de Suzanne Citron3. Le premier objectif a donc été de rassembler un corpus : celui des « Instructions officielles » glanées dans la crypte de la bibliothèque de l’INRP, alors sise rue d’Ulm. Une chose néanmoins me semblait acquise dès ce moment, il s’agissait d’une histoire qu’il fallait écrire – ne serait-ce que pour pouvoir l’enseigner – et, pour y parvenir, les textes officiels constituaient, avec les manuels scolaires consultés, la première des sources. Leur lecture attentive et aussi exhaustive que possible4 m’a aussitôt conduit à corriger certaines idées reçues. C’est ainsi que je « découvrais » un Lavisse bien éloigné de la vulgate à laquelle j’avais été formé. Non sans l’appui des articles de Pierre Nora5, c’est un véritable réformateur que je rencontrais et je me réjouis que Jean Leduc ait entrepris de lui consacrer l’étude qu’il mérite.
5En effet, le Lavisse que je percevais à travers ses propres écrits n’était pas le chantre de la pédagogie magistrale que j’escomptais trouver en écho au discours des rénovateurs contemporains de l’enseignement tel qu’il m’était parvenu alors que j’étais moi-même élève dans le secondaire. Tout au contraire, il conduisait, à la suite de son maître Victor Duruy, mais de façon plus affirmée que lui – dans un contexte qui, il est vrai, lui laissait les coudées plus franches – une dure lutte contre l’accumulation factuelle, affirmant sans ambages qu’« enseigner, c’est choisir ». Il tâchait de promouvoir – du moins dans le primaire – une pédagogie qui s’appuie sur l’expérience que les élèves ont du présent pour leur faire reconnaître les caractéristiques propres du passé. Régulièrement, dans mes cours, je cite cette visite dans une école du faubourg Saint-Antoine, dont on ne peut affirmer qu’elle se soit jamais produite, mais qui atteste bien les préoccupations qui étaient les siennes. La description de cette visite est introduite par quelques phrases qui interrogent de façon générale la performativité de l’enseignement :
Que se passe-t-il donc, après quelques années écoulées, dans ces têtes mal instruites ? Les vagues souvenirs deviennent plus vagues ; les rares traits connus des figures historiques s’effacent ; les compartiments du cadre chronologique cèdent : Clovis, Charlemagne, saint Louis, Henri IV tombent de leur place, comme des portraits suspendus par un clou fragile à un mur de plâtre ; ils errent dans ces mémoires confuses où le brouillard s’épaissit en ténèbres, et ces écoliers sont des Français en vertu du hasard qui les a fait naître en France, mais ils vivront comme des étrangers parmi les monuments de leurs ancêtres.
[…] Autant il est dangereux à l’historien, autant il est nécessaire au professeur de choisir son point de départ dans le présent pour expliquer le passé. Les mots aujourd’hui, autrefois, doivent revenir sans cesse pour faire pénétrer dans les jeunes têtes la notion du temps et du développement historique. Cet art difficile, bien des maîtres le devinent et le pratiquent, et je demande aux lecteurs la permission de leur conter une visite que j’ai faite dans la plus petite classe de l’école primaire de Paris.
6Puis vient le récit de la visite elle-même :
J’arrivai au moment où un jeune maître commençait une leçon sur la féodalité. Il n’entendait pas son métier, car il parlait de l’hérédité des offices et des bénéfices, qui laissaient absolument indifférents les enfants de huit ans auxquels il s’adressait. Entre le directeur de l’école ; il l’interrompt et, s’adressant à toute la classe : « Qui est ce qui a déjà vu ici un château du temps de la féodalité ? ». Personne ne répond. Le maître s’adressant alors à l’un de ces jeunes habitants du faubourg Saint-Antoine : “Tu n’as donc jamais été à Vincennes ? – Si, Monsieur – Eh bien ! tu as vu un château du temps de la féodalité.” Voilà le point de départ trouvé dans le présent.
7À partir de cet instant, le directeur de l’école s’efforce de faire comprendre ce qu’était la féodalité en se servant des connaissances des élèves construites à partir de leur connaissance du château de Vincennes et conclut :
Formons des maîtres comme celui-là. Mettons dans leurs mains des livres où ils trouvent, simplement exposés, les principaux faits de l’histoire de la civilisation. Ne deviendront-ils pas capables d’enseigner aux enfants l’histoire de France6 ?
8La préoccupation pédagogique n’est évidemment pas, alors, le fait du seul Lavisse. Elle est générale et on peut parler, à bon droit, d’une « révolution pédagogique » promue et conduite par les artisans du développement de l’école républicaine dont participent le fameux Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson7 ou bien la tenue de conférences du Musée pédagogique données en 1907 par Charles Seignobos et Louis Gallouédec, encore que, lors de ces dernières, beaucoup des participants (des professeurs de lycées parisiens) rechignent devant les innovations proposées qui entendent rompre avec le cours magistral.
9Ce souci pédagogique qui, comme le rappelle l’article que consacre Pierre Nora au Dictionnaire Buisson dans Les lieux de mémoire8, s’attache aux plus petits détails (type de plume à recommander, promotion du tableau noir, affirmation d’un schéma privilégiant le groupe classe…), répond à la volonté de renforcer l’efficacité de l’enseignement délivré, tout particulièrement dans le primaire, qui est alors le seul enseignement de masse puisque seulement 5 % environ d’une classe d’âge entre, en 1920, en classe de sixième.
10C’est en fonction de l’impératif que l’histoire soit enseignée que le cursus universitaire a été réorganisé dans les années 1880 car, pour Lavisse, le primaire, le secondaire et le supérieur formaient les « trois ordres de l’Université de France9 ».
Les trois ordres de l’Université de France sont solidaires les uns des autres, et l’effet salutaire de ce que nous faisons ici, en Sorbonne, sera ressenti quelque jour dans la plus humble école du plus humble village. J’aime à revenir à cette idée. On me reprochera d’être utilitaire : je le suis en effet. J’ai, comme je le disais tout à l’heure, cette ambition que nous contribuions tout à la fois au progrès de la science historique française et de notre enseignement national.
11Cette dimension est particulièrement manifeste dans les tentatives de faire de l’agrégation un véritable concours de recrutement d’enseignants – y compris en essayant d’y intégrer des épreuves orales à caractère professionnel10. L’échec des différentes tentatives de professionnalisation du concours – faute que les candidats puissent s’appuyer sur une réelle pratique d’enseignement – et la décision de n’imposer aux agrégatifs (le Capes n’existe qu’à partir des années 1950) que de suivre un cycle de conférences pédagogiques et un bref stage de sensibilisation avant le concours auraient sans doute été une source de réflexion non négligeable pour ceux qui entamèrent la dernière réforme de la formation des enseignants – encore aurait-il fallu qu’ils prennent la peine de lire ce qui était écrit à ce sujet…
12Dans ce cadre un enseignement généralisé de l’histoire (associé de plus en plus fortement après 1870 à celui de la géographie) largement acquis avant la IIIe République – puisque la fin du Second Empire, par la volonté de Victor Duruy, l’histoire et la géographie deviennent matières obligatoires à l’école élémentaire et que l’histoire est introduite en classe de philosophie – trouve sa justification dans la fonction sociale qui est dévolue à cet enseignement. Il s’agit en somme plus d’une justification « par les œuvres » (ce qu’on en attend comme effets sociaux) que « par la grâce » (l’intérêt en soi de ces disciplines).
13Ernest Lavisse est très insistant sur les objectifs assignés à l’enseignement de l’histoire – en particulier à l’école primaire – dans l’article qu’il signe, en 1882, dans la première édition du Dictionnaire de Ferdinand Buisson :
Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d’un devoir. Or, tous les sentiments sont susceptibles d’une culture, et toute notion, d’un enseignement. L’histoire doit cultiver le sentiment et préciser la notion. […] Les devoirs, il sera d’autant plus aisé de les faire comprendre que l’imagination des élèves, charmée par des peintures et par des récits, rendra leur raison enfantine plus attentive et plus docile. Tout l’enseignement du devoir patriotique se réduit à ceci : expliquer que les hommes qui, depuis des siècles, vivent sur la terre de France, ont fait, par l’action et par la pensée, une certaine œuvre, à laquelle chaque génération a travaillé ; qu’un lien nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur cette terre ; que nos ancêtres, c’est nous dans le passé ; que nos descendants, ce sera nous dans l’avenir. Il y a donc, une œuvre française, continue et collective : chaque génération y a sa part, et, dans cette génération, tout individu a la sienne. Enseignement moral et patriotique : là doit aboutir l’enseignement de l’histoire à l’école primaire. S’il ne doit laisser dans la mémoire que des noms, c’est-à-dire des mots, et des dates, c’est-à-dire des chiffres, autant donner plus de temps à la grammaire et à l’arithmétique, et ne pas dire un mot d’histoire. Rompons avec les habitudes acquises et transmises ; n’enseignons pas l’histoire avec le calme qui sied à l’enseignement de la règle des participes. Il s’agit ici de notre chair et de notre sang. Pour tout dire, si l’écolier n’emporte avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales ; s’il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de bataille pour de nobles causes ; s’il n’a pas appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie, et dégager ensuite du chaos de nos institutions vieillies les lois sacrées qui nous ont faits libres ; s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau, l’instituteur aura perdu son temps. Voilà ce qu’il faut que dise aux élèves maîtres le professeur d’histoire à l’école normale comme conclusion de son enseignement11.
14L’enseignement de l’histoire – tout particulièrement à ce niveau – doit construire un récit national continuiste qui articule les différents moments de l’histoire du pays et leur donne sens en faisant de la notion de progrès un principe organisateur. Si ce projet structure la façon de penser l’enseignement, il n’est nullement étranger à la conception plus globale de l’historiographie que développent les historiens méthodiques et aux effets sociaux qu’ils attendent de la professionnalisation de l’histoire. Dès 1876, dans l’éditorial inaugural de la Revue historique, Gabriel Monod, après avoir esquissé une évolution « des études historiques en France depuis le xvie siècle » (en fait, il remonte bien plus haut) n’assigne-t-il pas une tâche identique à l’histoire envisagée globalement ?
En ce qui touche spécialement la France, les événements douloureux qui ont créé dans notre patrie des partis hostiles se rattachant chacun à une tradition historique spéciale, et ceux qui plus récemment ont mutilé l’unité nationale lentement créée par les siècles, nous font un devoir de réveiller dans l’âme de la nation la conscience d’elle-même par la connaissance approfondie de son histoire. C’est par là seulement que tous peuvent comprendre le lien logique qui relie toutes les périodes du développement de notre pays et même toutes ses révolutions ; c’est par là que tous se sentiront les rejetons du même sol les enfants de la même race, ne reniant aucune part de l’héritage paternel, tous fils de la vieille France, et en même temps tous citoyens au même titre de la France moderne12.
15Il ne faut donc pas déconnecter l’histoire scolaire du mouvement de l’historiographie, lien au demeurant essentiel pour Lavisse et les autres historiens méthodiques et qui le reste bien au-delà du moment méthodique. Marc Bloch, qui ne se privait pas de dénoncer le fait que l’Université en France fonctionne comme « une usine à fabriquer des professeurs » ne s’en est pas moins, comme Lucien Febvre, soucié de l’histoire enseignée et de celle mise au programme des concours de recrutement.
16C’est cependant la fonction sociale assignée à l’enseignement de l’histoire qui conduit, dans les dernières décennies du xixe siècle, à la nécessité d’explorer des modalités d’enseignement effectivement performantes, puisque celui qui est délivré jusqu’alors n’apparaît pas satisfaisant comme le soulignent le rapport Himly-Levasseur13 et l’idée répandue que la défaite de 1870 a été la victoire de l’instituteur prussien et, par conséquent, la défaite du système scolaire français. J’ajoute qu’en articulant finalités et enseignement de l’histoire, Lavisse – ici entendu comme une figure éponyme d’un moment – n’innove pas puisque, dès l’introduction de l’histoire dans l’éducation des princes, cette matière est chargée d’utilité. Elle est considérée comme une source d’enseignements qui guideront le Prince et lui permettront de ne pas répéter les erreurs commises par ses devanciers : soit le thème de l’historia magistra vitae (littéralement « l’histoire maîtresse de vie »). Plus tard, François Guizot puis Victor Duruy voient dans l’histoire enseignée une source de « modération » qui doit permettre de clore le temps des révolutions pour ouvrir celui des réformes. Ainsi Victor Duruy écrit-il en 1863 en présentant le programme qui sera désormais enseigné en classe de philosophie :
J’ai toujours trouvé à l’histoire une grande vertu d’apaisement. Elle montre, par toutes ses leçons que, si l’absolu se trouve dans la vérité religieuse et dans la vérité scientifique, la politique est, comme la loi, une question de rapport, une convenance entre les choses déjà faites ; que même il faut compter, sans les subir, avec les passions, les préjugés, et que la plus grande des forces c’est la fermeté dans la modération14.
17Ainsi ce qui est remarquable, de Bossuet à Lavisse, c’est plus une variation sur les motifs d’enseigner l’histoire qu’une remise en cause de ceux-ci. On pourrait ajouter que, de surcroît, une finalité ne chasse pas l’autre : les attentes se sédimentent, elles s’agglomèrent. Et l’idée qu’on puisse retenir des leçons de l’histoire s’avère particulièrement résistante dans la doxa scolaire et au-delà, alors même que l’historiographie savante a renoncé au « vieil anthropocentrisme du bien et du mal » (Marc Bloch15) et se montre plus soucieuse de comprendre que de juger.
18Sans doute a-t-on exagéré l’efficacité de l’école républicaine. C’est ce que tend à montrer la thèse de Brigitte Dancel16 fondée sur une relecture de séries de copies d’histoire du certificat d’études qui souligne les limites des connaissances acquises par les élèves et écorne le mythe d’une école où la transmission aurait été pleinement assurée. Il n’en reste pas moins que, depuis lors, cette période fait figure d’une espèce d’âge d’or.
19De ce premier parcours je retenais la conviction que les questions de pédagogie ne peuvent être autonomisées au regard des objectifs assignés à l’institution mais doivent toujours leur être articulées comme elles doivent l’être avec les évolutions de l’historiographie.
20Cet enseignement de l’histoire a connu un long moment de stabilité des années 1880-1890 aux années 1960 montrant une certaine capacité d’adaptation en intégrant progressivement au noyau « méthodique » des programmes – i. e. l’histoire événementielle à dominante politique – les apports de l’histoire économique et sociale. Pourtant, à partir des années 1960 – une date repère peut être le programme d’inspiration braudélienne introduit en classe de terminale en 1962 –, cette stabilité est progressivement ébranlée : la place attribuée à la discipline dans la scolarité est remise en cause (dès 1969 on parle, pour le primaire, de « discipline d’éveil »), son adaptation aux évolutions de l’historiographie se révèle de plus en plus difficile et les attentes elles-mêmes se modifient.
21À grands traits, il s’agit alors d’amorcer une mue et d’émanciper l’enseignement de l’histoire du tropisme du national, quitte à transformer le statut de la discipline en l’intégrant dans un pôle « sciences sociales », selon le vœu de Marcel Roncayolo émis dans les années 1970.
22La question n’est pas dépassée près de quarante années plus tard : quelle histoire enseigner ? Celle du monde, de l’Europe, de la France, des groupes qui la composent ? Le contenu demeure une question sensible tout autant que la manière d’enseigner17…
23Quant à la question des finalités, elle a peu évolué. L’appel de Michelle Perrot à « libérer nos camarades » lancé au colloque de 198418 – c’est-à-dire à réduire le discours de l’institution sur les raisons d’enseigner l’histoire – n’a pas été entendu, tant s’en faut. Au demeurant, dès l’instant du colloque, Antoine Prost, qui présente l’une des synthèses, traite de façon totalement dissymétrique l’intervention de Mona Ozouf, qui plaide pour la restauration d’un enseignement de l’instruction civique, et celle de Michelle Perrot dont il ne retient qu’une citation d’Alphonse Aulard : « C’est déjà un grand bienfait public que d’accoutumer insensiblement les hommes à examiner et non pas à croire. » C’est que l’histoire enseignée est devenue au fil des années la matière vers laquelle on se tourne dès lors que se pose – ou que semble posée – la question de ce que « nous » sommes et que cette fonction assignée apparaît, qui plus est, pour ceux qui en ont en charge la défense au sein de l’institution scolaire (en premier lieu l’inspection générale), le meilleur argument pour en maintenir les positions en termes d’effectif d’enseignants et de volume horaire19. L’envers de la médaille est qu’en lui faisant remplir dans les textes officiels une mission idéologique, ou assimile purement et simplement l’histoire enseignée à de l’idéologie conduisant certains hommes politiques, dont Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, à souhaiter que les programmes d’histoire ne soient plus élaborés par des spécialistes mais débattus au parlement20 – bien que le contenu des programmes ne relève pas de ses attributions, comme le Conseil d’État l’a rappelé en « retoquant » l’article 4 de la loi de février 2005 qui prescrivait d’enseigner le « rôle positif de la colonisation française ».
24Après avoir été corédacteur de programmes aussitôt rejetés, j’ai produit, avec Christian Delacroix, dans les colonnes d’EspacesTemps une analyse argumentée des programmes publiés21 sous la direction de Dominique Borne en 1995. Interprétation sur laquelle nous divergions avec François Dosse, qui signa pour l’occasion une analyse très différente puisque notre approche était à forte tonalité critique quand ce dernier y voyait « une chance à saisir22 ». J’entrepris, dans le même temps, toujours avec Christian Delacroix, de réaliser un tableau commenté des programmes et instructions depuis 181423 que nous n’avons, depuis lors, cessé de remanier et de compléter.
25C’est l’ensemble de ces travaux qui me donna l’idée de proposer à Jean Leduc d’écrire en commun la synthèse qui faisait défaut sur l’enseignement de l’histoire en France24. À bien des égards il était, en effet, la personne la plus indiquée pour conduire ce projet puisqu’il avait été, au cours de sa carrière, enseignant dans le secondaire et en classes préparatoires, conseiller pédagogique de nombre de jeunes enseignants, directeur du CPR25 de Toulouse – structure qui prenait naguère en charge la formation des enseignants stagiaires du secondaire après l’obtention du Capes et de l’agrégation – et un observateur attentif des débats sur la didactique de l’histoire.
26L’écriture de cette synthèse nous permit de mettre en évidence l’importance et le poids de la tradition – ce que nous avons appelé la « culture disciplinaire » des enseignants – résistante, pour le meilleur et pour le pire, aux inflexions présentes dans les programmes quand celles-ci entrent en conflit avec leur façon de concevoir l’enseignement de l’histoire, conception héritée à la fois de l’enseignement reçu à l’université et de celui délivré dans le cadre de leurs propres apprentissages scolaires. Elle nous permit aussi de prendre plus encore conscience que nous faisions l’histoire des prescriptions et non celle des pratiques sur lesquelles nous manquons cruellement de données et qui demeure la boîte noire de l’histoire de l’enseignement puisque ce n’est qu’en creux, à travers le prisme bien souvent déformant du discours des réformateurs successifs, qu’on peut saisir ces pratiques – du moins pour les périodes anciennes puisque, aujourd’hui, des chercheurs s’appuient sur le corpus des observations de cours qu’ils ont eux-mêmes réalisées26. Il n’empêche que cette approche disciplinaire, attentive aux évolutions de l’histoire universitaire et de son épistémologie – « internaliste » au regard des histoires de l’éducation –, nous a paru pertinente. Et il me paraîtrait souhaitable que les acteurs de cet enseignement – les professeurs – la connaissent pour inscrire leurs propres pratiques et les demandes qui leur sont adressées dans la durée et donc pouvoir porter sur elles un regard réflexif.
27Ce chantier n’est pas clos, tant s’en faut. Il appelle, en premier lieu, de véritables tableaux comparatifs – attentifs aux contenus enseignés et à l’historiographie de référence – avec d’autres pays, tant il est vrai que l’exceptionnalité prêtée à la situation française est bien souvent un postulat qui dispense d’aller plus loin27, et, en second lieu, une analyse des projets portés par les organisations supranationales qui ont désormais une « doctrine historique », travail que j’ai, pour ma part, ébauché pour le Conseil de l’Europe28.
28En deuxième lieu, il faudrait conduire un travail systématique sur les acteurs de cette histoire.
29Enfin, le moment actuel, avec ses tensions, mérite une attention particulière et, à mon sens, l’histoire de l’enseignement de cette discipline ne peut qu’éclairer les choix nécessaires pour une véritable redéfinition de l’histoire enseignée.
L’histoire, la géographie et les autres
La géographie ne gagne sans doute plus à être méconnue.
Jacques Lévy et Michel Lussault29
30Ma rencontre avec EspacesTemps ne tient pas du hasard. Ou plutôt, si le hasard y tient évidemment un rôle, le fait que le contact établi avec Jacques Lévy à de tout autres fins ait débouché sur cette longue collaboration et ce lourd et passionnant investissement paraît a posteriori logique : pour moi il y a d’emblée une pluralité de sciences sociales au rang desquelles figure l’histoire dont j’ai choisi de faire une profession. Dans ce paysage des sciences sociales – et de ma place d’historien –, la géographie occupe une place particulière, ne serait-ce qu’en vertu du fait que j’ai été obligé d’en apprendre quelques rudiments au cours de ma scolarité – même si je me suis aperçu depuis lors que ce qui m’avait été enseigné dans le secondaire n’était pas vraiment de la géographie –, pour passer les concours et pour avoir dû quelque temps l’enseigner dans le secondaire puis devant un public de candidats au concours de professeurs des écoles. Mais, bien sûr, la géographie ne saurait résumer le tout des sciences sociales et je tiens pour le plus vif compliment qui m’ait été fait, même si celui-ci s’est avéré plutôt contre-productif lors de mes premières auditions pour devenir maître de conférences, la première phrase du rapport de Pascal Ory consacré à mon doctorat dont il écrit « que, tout en étant on ne peut plus historienne [cette thèse] prouve que l’histoire fait bien partie des sciences sociales30 ».
31Il est pourtant important, à cet endroit, de souligner que je ne me considère nullement comme un théoricien, un épistémologue, mais comme un praticien de l’histoire et c’est en tant que tel que j’ai été amené à lire et à utiliser des ressources théoriques forgées dans d’autres champs disciplinaires.
« L’histoire-géographie »
32Mon intérêt vrai pour la géographie est paradoxalement récent. Il date, précisément, du moment où j’ai intégré le collectif d’EspacesTemps et où j’ai fréquenté les géographes qui en faisaient partie. Jusqu’alors, comme chez beaucoup d’historiens, ma curiosité en matière de science géographique se bornait aux rudiments nécessaires pour passer les concours et, lorsque j’étais en classe préparatoire, l’exercice du commentaire de carte – qui, à mes yeux, cristallisait le « savoir » géographique – m’était toujours apparu comme un pur exercice scolaire sans le moindre intérêt. J’avoue que je n’ai jamais su « faire chanter la carte31 » et que, qui plus est, y parvenir n’a jamais été dans mes ambitions. L’histoire-géographie me semblait alors un héritage encombrant et le premier – voire le seul – intérêt de la géographie, telle que je la percevais à travers l’enseignement reçu, se résumait à la mise à disposition d’un stock de métaphores suggestives (butte-témoin, métamorphisme de contact, rejeux…). Aussi quand naquit le projet de consacrer à ce mariage dans l’institution scolaire une livraison d’EspacesTemps, dont je me suis finalement avéré être l’élément moteur, j’envisageai spontanément d’écrire une demande de divorce32.
33Sans doute faut-il, à cet endroit, revenir sur les conditions qui ont présidé à cette association33. L’arrimage de la géographie à l’histoire – bien que Le tableau de la géographie de la France publié en 1903 par Paul Vidal de La Blache ouvre la grande Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse – n’est pas lié pour ce dernier à des considérations scientifiques mais à des motifs essentiellement politiques.
34Certes, il s’inscrit dans une espèce de naturalité acquise de l’association des deux disciplines – le topos ancien de « la géographie œil de l’histoire », pour reprendre une expression prise comme titre de l’article que nous confia Daniel Nordman34 – ainsi que dans une tradition scolaire en voie de constitution : les programmes de primaire ajoutent dès 1867 « des éléments de l’histoire et de la géographie de la France » aux matières obligatoires de l’enseignement primaire. Mais les raisons pour lesquelles Lavisse promeut le couple histoire-géographie sont d’abord d’ordre politique : il s’agit de donner à la France un corps sensible en complément du récit que l’histoire doit, pour sa part, inculquer, un corps qui est une métaphore concrète de la conception « lavissienne » de la nation, c’est-à-dire un composé de climats, de reliefs et de paysages divers qui trouve son harmonie dans cette diversité35 tout comme elle est un creuset de peuples différents et d’une histoire faite de « légitimités successives ». D’où le statut sensiblement différent des deux disciplines dans les Instructions de 1890, le premier texte officiel où l’utilité des deux matières est mise en parallèle :
Personne ne conteste l’utilité des connaissances géographiques, dans un temps où l’accroissement extraordinaire des relations entre les hommes et des échanges entre les peuples a créé pour tous les pays civilisés des conditions nouvelles d’existence. Mais, pour assurer à la géographie son rang dans l’enseignement secondaire, il ne suffit pas de reconnaître son utilité. Il est nécessaire de prouver qu’elle a, elle aussi, une valeur éducative, et qu’elle concourt, comme l’histoire, sinon au même degré, au développement des diverses facultés de l’élève. C’est à ce prix seulement qu’elle aura, dans notre plan d’études, son droit complet de cité. D’ailleurs, définir son rôle dans l’éducation est le meilleur moyen de tracer ses règles et de fixer sa méthode. De ce qu’elle doit produire, on conclura aisément à ce qu’elle doit être36.
35Ce n’est qu’avec la lecture que Lucien Febvre produit de la géographie vidalienne qu’il définit comme un « possibilisme » dans le livre qu’il consacre à la géographie comme « introduction […] à l’histoire37 », que cette discipline se voit reconnaître une véritable fonction heuristique : être une propédeutique à une histoire économique et sociale attentive au matériel afin d’en finir avec une historio-graphie qui semblait, selon lui, décrire des « paysans ne [labourant] que de vieux cartulaires38 ». C’est en raison de cet enjeu que Febvre ne retient pas les critiques émises par les sociologues à l’encontre de la géographie vidalienne et qui sont pourtant très proches de celles qu’ils formulent dans le même temps vis-à-vis de l’histoire « historisante » (i. e. méthodique)39. On peut légitimement parler, comme le fait François Dosse, de « captation » de la géographie vidalienne par les Annales40.
36Cette opération n’a pas été infructueuse pour l’histoire, et les historiens de l’histoire économique et sociale ont souvent, à l’instar de Georges Duby, reconnu leur dette à l’égard de la géographie vidalienne :
De cette thèse, le modèle, le vrai, je l’avais pris aux géographes. La Société aux xie et xiie siècle dans la région mâconnaise ne se distingue point de ces monographies régionales qu’avaient élaborées, que publiaient Deffontaines, Derruau, Blache, Faucher, Julliard, sinon en ce que les observations recueillies, confrontées, ne portent pas sur le temps présent ou sur le passé proche, mais se projettent beaucoup plus loin, par-delà sept siècles41.
37Georges Duby précise, dans son essai d’egohistoire, comment la géographie a joué un rôle d’éducation au matériel, au concret :
Cependant, ce qui m’attacha profondément à la géographie, ce fut l’attention nécessairement portée au plus tangible, l’obligation d’ouvrir les yeux, de sentir, de palper. […] Pour m’être assidûment interrogé devant des plans, devant des cartes, j’ai contracté le besoin de donner, dès que possible, consistance visuelle aux phénomènes de sociabilité en les situant, en les inscrivant exactement dans l’espace42.
38Cette alliance, Fernand Braudel l’a conduite à son terme en faisant de la géographie une ressource majeure pour fonder sa différenciation des rythmes du temps et asseoir sa vision de l’histoire, au demeurant très déterministe.
39Pourtant, dès les années 1980, l’intérêt heuristique du mariage histoire-géographie est remis en cause par le mouvement de la géographie universitaire. À Chateauvallon, en 1985, Fernand Braudel s’oppose à Étienne Julliard : « S’il n’y a pas de déterminisme géographique, où se trouvera la science géographique43 ? » Les débats qui traversent la géographie constituent à ses yeux un véritable renoncement à tenir le rôle explicatif qui lui est propre : « Les géographes ont depuis longtemps déclaré forfait », soutient-il dans l’Identité de la France44, conduisant à son terme la définition normative de la géographie forgée par les historiens.
40Il n’y aura pas d’embellie. À partir de ce moment, les références, dans les travaux des historiens, à ceux des géographes se font de plus en plus rares et inversement. Chacun convoque dès lors d’autres ressources – parfois les mêmes –, à savoir la science politique, la sociologie, la philosophie… À tel point que le recueil dirigé par Jacques Revel, pourtant consacré aux jeux d’échelles45 et symptomatique des renouvellements de l’histoire, ne fait aucune référence, malgré sa connotation spatiale, aux travaux des géographes, pas plus que Michel de Certeau n’abordant l’étude de la ville, quelques années plus tôt, n’en avait ressenti le besoin46.
41Il faut dire que le raisonnement porté par la géographie « nouvelle » semblait s’écarter des renouvellements à l’œuvre en histoire : la première, « dernière invitée du banquet structuraliste » (François Dosse), était tentée de rechercher les lois de l’espace, de lire celui-ci comme une langue tandis que la seconde réévaluait l’importance du récit, de l’événement et de la part réfléchie de l’action. Au terme de cette dérive des continents il ne restait plus que le môle scolaire et… EspacesTemps.
42Pourtant le dialogue avec cette géographie à partir du moment où j’ai commencé de la lire ne m’a pas paru manquer d’intérêt, tant s’en faut. Bien qu’acquis aux remises en cause de l’histoire économique et sociale, je suis convaincu, quitte à être taxé d’éclectisme épistémologique, que le recours au quantitatif d’une part, à la recherche de l’empreinte spatiale de l’autre n’est pas contradictoire avec l’attention portée aux acteurs et à l’événement, fût-ce au « micro-événement47 ». C’est, au demeurant, à cette double démarche que j’ai soumis le corpus de mon doctorat48 – analysant aussi bien les données statistiques issues de l’enquête conduite auprès des 35000 communes de France pendant le Bicentenaire de la Révolution (et produisant à partir de celui-ci plus de cent cartes) que les données qualitatives, qu’il s’agisse des gestes ou des discours, et donc attentifà l’« exceptionnel normal » (Edoardo Grendi), à l’écart, au singulier, aussi bien qu’à la répétition. J’en suis arrivé à concevoir le national comme une scène virtuelle tissée par les médias tandis que les différentes scènes locales étaient mues par d’autres dynamiques.
43Au-delà de ces usages j’ai toujours été fasciné par cette altérité proche du raisonnement que je retrouvais tant dans l’approche géographique de l’Europe par Jacques Lévy49 que dans celle de la mondialisation de Christian Grataloup50, cette capacité à tailler large, à tenter de formaliser des processus quand l’historien craint toujours de s’égarer lorsqu’il sort des limites de sa spécialité et semble voué à faire l’« inventaire des différences » (Paul Veyne).
Et les autres…
44J’ai ressenti le même intérêt en lisant des ouvrages de sociologie, de science politique ou d’anthropologie quand bien même leurs présupposés théoriques s’écartaient des miens. C’est la position que j’ai finalement défendue dans la livraison d’EspacesTemps consacrée à l’histoire et à la géographie51.
Bien sûr, il y a des cultures disciplinaires et nul ne peut songer à les nier. Il suffit pour en mesurer la prégnance que s’engage le dialogue avec les « autres ». On ne se sent jamais autant historien que lorsqu’on est plongé hors de son milieu et confronté à des assemblées de géographes, de sociologues ou de politologues (je parle évidemment en historien mais la réciproque doit être vraie…). Immédiatement les référents communs manquent, les modes de pensée s’affichent dans leur étrangeté, leur altérité, avant parfois qu’heureusement, le dialogue se noue. Ce n’est que dans ces rencontres que l’on s’aperçoit combien on intériorise, au long de sa formation, les réflexes fondamentaux de la discipline… Ce qui n’est, en soi, nullement dépréciatif mais relève du simple constat52.
45De cette différence j’ai fait plus d’une fois l’expérience, tant en travaillant avec le politologue Philippe Dujardin53, enclin à inscrire les objets sur lesquels nous travaillions en commun dans des structures fondamentales de très longue durée à la limite de l’invariant anthropologique, qu’en constatant, avec l’anthropologue Pascale Baboulet, l’écart de nos approches respectives de manifestations identiques. À titre anecdotique, et pour illustrer ce propos, je me souviens que, lorsque j’ai été associé au laboratoire du sociologue Marcel Jollivet, celui-ci m’a demandé quels étaient mes auteurs de référence : dérouté par la question, je n’ai pu bredouiller qu’une réponse très historienne évoquant mon corpus.
46Je ne peux que rejoindre, aujourd’hui encore, la position énoncée par Bernard Lepetit, chef de file du « tournant critique » des Annales dans son article « Propositions pour une interdisciplinarité restreinte » :
Envisager [la] disparition [des disciplines] par annulation des différences, c’est croire que la compréhension des sociétés progresse par la réduction du nombre et de la complexité des commentaires explicatifs tenus sur elles. Je plaide pour l’attitude inverse54.
47J’en concluais – et j’en conclus toujours – qu’au fond la question est de savoir : « De quoi ai je besoin pour étudier l’objet qui est le mien ? En quoi les approches autres troublent-elles l’ordonnancement primitif de ma problématique et l’enrichissent-elles55 ? », et je poursuivais :
Il faut rompre avec l’idée selon laquelle une discipline serait destinée à fédérer les sciences sociales. La métaphore d’une science tronc autour de laquelle se développeraient, comme autant de ramages, les autres sciences doit être définitivement abandonnée. L’heure n’est plus aux tentations hégémoniques et impérialistes, à l’autoproclamation d’une position de carrefour revendiquée tour à tour (ou concurremment) par l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie. Au carrefour des sciences sociales il n’y a pas une discipline mais des objets et ce qui importe, au demeurant, ce sont les frottements que produisent les sciences sociales dans leurs approches singulières d’objets communs56.
48Dans cette perspective, la philosophie – bien qu’elle ne soit pas à proprement parler une « science sociale » – constitue évidemment une ressource non négligeable. J’ai ainsi fait mon miel de la lecture de Jean-François Lyotard et notamment de ses thèses sur la postmodernité57. Je sais que cette partie de son travail n’est pas la mieux considérée par les philosophes, qui lui préfèrent sa lecture de Kant. Qu’importe, les œuvres qu’il a consacrées à la condition postmoderne et notamment la notion de « crise des grands récits » m’ont été utiles pour « caler » ma propre approche du moment du Bicentenaire. Et tenter de spécifier ce moment historique. De ce point de vue, la notion de postmodernité est de celles qui posent problème puisqu’elle est à la fois une tentative de diagnostic (chez Lyotard) et une proclamation à visée performative (par exemple dans une partie de l’historiographie anglo-saxonne). C’est néanmoins à partir d’elle que je me suis engagé dans une réflexion sur l’historicité, bientôt étayée par les travaux de Reinhart Koselleck, de Gérard Lenclud et de François Hartog et, sur leurs pas, de Marshall Sahlins.
49À ce stade, il faut poser la question du type d’usage que l’historien peut faire de ces ressources. La littérature est abondante. Gérard Noiriel fait ainsi un « éloge de la traduction » qui ouvre La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe 1793-199358. Et on peut, à bon droit, évoquer, contre l’utilisation sauvage des concepts issus des autres sciences sociales, la nécessité de les faire travailler en tenant compte de l’économie intellectuelle qui les a vu naître. Bien sûr, ce travail de compréhension est nécessaire mais on ne peut écarter ce qui, à un moment donné, dans un travail de recherche, s’avère suggestif, ce qui donne à penser. C’est le cas, par exemple, des concepts issus de la psychanalyse, que certains historiens n’hésitent pas à déplacer et à faire jouer dans un autre espace, quitte à les tordre et à les redéfinir. Henry Rousso pointe la difficulté quand il écrit à propos de ses usages des catégories psychanalytiques :
Faire travailler des concepts élaborés dans d’autres champs disciplinaires ne peut être le résultat d’une transplantation sauvage, d’un pillage réalisé au petit bonheur la chance sauf à n’être effectivement qu’un masque dissimulant – mal – « les faiblesses du raisonnement ». En même temps l’usage métaphorique s’il s’avère heuristique, une certaine forme de braconnage pour reprendre une formule chère à Michel de Certeau peuvent-ils être dédaignés ? Toute traduction, tout usage hors contexte est une torsion – y renoncer reviendrait à vouloir parler la langue de l’autre… Pour ma part, je soutiendrais volontiers que l’essentiel réside dans l’élucidation, la construction d’une position réflexive, vis-à-vis des ressources mobilisées et évidemment dans les effets de connaissance ainsi produits.
Histoire-Géographie ou histoire, géographie et les autres ?
50Du point de vue de la recherche la réponse est simple. Elle correspond d’ailleurs au parcours intellectuel de très nombreux chercheurs. Nul ne peut en effet désormais faire totalement abstraction des travaux produits dans les diverses sciences sociales – sans même évoquer la figure classique de la géographie historique et de la géohistoire – puisque la science politique et la sociologie, loin de se cantonner aujourd’hui dans l’étude des sociétés contemporaines, ne cessent de repousser leur champ d’investigation en amont, ne laissant plus aux historiens le monopole du maniement de l’archive et de l’exploration des sociétés passées. Elles le font souvent avec beaucoup de pertinence : cela est particulièrement vrai pour l’étude de la période contemporaine59, mais ça l’est déjà sur des champs plus éloignés – qu’on songe ici, par exemple, aux travaux déjà anciens de Norbert Elias.
51Le temps où seuls les historiens du temps présent étaient confrontés à une concurrence interprétative de leurs objets est révolu et il faut s’en réjouir.
52La question, dans le domaine scolaire, est plus délicate. Sans doute faut-il, au minimum, dénaturaliser l’association histoire/géographie pour mettre au cœur de cet apprentissage le fait qu’il s’agit bien de deux types de raisonnement différents, en attendant qu’il soit possible – une fois redéfinie la fonction d’un enseignement de l’histoire-géographie – de faire la place à d’autres types de raisonnement, ce qui supposerait, en amont, une véritable diversification des enseignements délivrés dans les cursus menant à l’enseignement, diversification qui reste aujourd’hui encore bien timide et précaire.
L’historiographie et l’épistémologie de l’histoire
La santé d’une discipline scientifique exige, de la part du savant, une certaine inquiétude méthodologique, le souci de prendre conscience du mécanisme de son comportement, un certain effort de réflexion sur les problèmes relevant de la « théorie de la connaissance » impliqués par celui-ci.
Henri-Irénée Marrou60
53Les temps ont changé depuis que Pierre Chaunu écrivait :
L’épistémologie est une tentation qu’il faut résolument savoir écarter […]. Tout au plus est-il opportun que quelques chefs de file s’y consacrent – ce qu’en aucun cas nous ne sommes ni ne prétendons être – afin de mieux préserver les robustes artisans d’une connaissance en construction – le seul titre auquel nous prétendions – des tentations dangereuses de cette morbide Capoue61.
54L’essor de la réflexion historiographique et épistémologique et des travaux qui lui sont liés peut même être considéré comme l’une des caractéristiques majeures du moment présent de l’historiographie qu’on a pu qualifier de « tournant réflexif ».
55Certes l’historiographie en tant que domaine précède ce moment. Que l’on songe ici, par exemple, au cours de Sorbonne (1945-1946) de Georges Lefebvre publié en 1971 sous le titre La naissance de l’historiographie moderne, aux livres d’Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations (1970), de Jacques Godechot, Un jury pour la Révolution (1974) ou encore, toujours dans les années 1970, à Penser la Révolution française de François Furet (1976). De même il faut noter l’existence de manuels écrits à l’intention des étudiants de L’histoire de Jean Erhard (1971), aux Écoles historiques (1983) de Guy Bourdé et Hervé Martin ou encore les dossiers historiographiques de la collection « Nouvelle Clio » aux Presses universitaires de France, sans parler, évidemment, des écrits réflexifs d’historiens comme Marc Bloch, Lucien Febvre, Georges Lefebvre, Fernand Braudel ou Henri-Irénée Marrou.
56Toutefois il faut attendre, en France, la thèse de Charles-Olivier Carbonnell publiée en 1976, Histoire et historiens, une mutation idéologique des historiens français, 1865-188562, et les colloques dont ce dernier a été l’initiateur63, pour que l’historiographie devienne en France un champ à part entière de la recherche historique64 et encore près de vingt ans pour qu’elle soit pleinement consacrée – avec la publication des Lieux de mémoire dirigés par Pierre Nora – comme une démarche nécessaire à l’historien, voire, en l’occurrence, la seule qui lui permette de renouveler la façon d’écrire l’histoire de France.
57Ainsi, dans le texte introductif du premier volume des Lieux, leur maître d’œuvre évoque-t-il « l’éveil, en France tout récent, d’une conscience historiographique ». Et soutient, pour caractériser la conjoncture qui préside à l’élaboration des Lieux, que « c’est l’histoire tout entière qui est entrée dans son âge historiographique ». Si le recours à l’historiographie en tant que généalogie est ancien – il suffit de se reporter aux Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry (1820-1821), qui constitue un des premiers bilans historiographiques critiques, ou encore au « Progrès des études historiques en France depuis le xvie siècle » de Gabriel Monod, publié dans le numéro inaugural de la Revue Historique en 1876 – celle-ci ne sort vraiment que dans les années 1970-1990 des préfaces et des manifestes où elle était essentiellement circonscrite. Et surtout, comme le souligne Pierre Nora, elle est désormais appelée à tenir une autre fonction. Elle n’est plus seulement la marque de la revendication d’une filiation ou celle d’une rupture, mais elle participe désormais de la mise en abîme de l’objet étudié, de sa déconstruction, de l’historicisation pleine et entière de l’écriture de l’histoire.
58En ce qui concerne l’épistémologie, il faut d’abord noter que l’on est passé d’une définition prescriptive – réflexion sur les préalables nécessaires à la constitution d’une science – à une définition plus modeste, que Gilles-Gaston Granger énonce en ces termes : « Décrire et reconnaître l’organisation structurale et le fonctionnement d’une pensée cognitive dans un domaine déterminé d’objets65. » Le second élément notable est, bien entendu, que la réflexion est désormais de plus en plus menée par les historiens eux-mêmes et non plus par des philosophes ou des grandes figures atypiques du milieu, ces « épines au flanc » comme Arlette Farge a qualifié les travaux de Michel de Certeau, Paul Veyne ou Michel Foucault66. Certes, comme le remarque Christian Delacroix, le groupe des historiens français intervenant dans ce type de débat est toujours relativement restreint. Pour sa part il retient, pour les années 1980-1990, « sans prétendre être exhaustif (et sans hiérarchie aucune !) […] les noms de : Roger Chartier, Antoine Prost, Jacques Revel, François Bédarida, François Dosse, Kzysztof Pomian, Marcel Gauchet, Pierre Nora, Jacques Le Goff, Arlette Farge, Régine Robin, Jacques Guilhaumou, Gérard Noiriel, Alain Corbin, Philippe Joutard, Pierre Vidal-Naquet, André Burguière, François Hartog, Christophe Charle, Jean-François Sirinelli, Henry Rousso, Jean-Pierre Rioux, Pascal Ory67… ».
59La publication en 1996 des Douze leçons sur l’histoire68 d’Antoine Prost – issues d’un cours professé en Sorbonne –, du fait de la position centrale de l’auteur au sein de l’Université, peut servir de repère dans la dignité institutionnelle nouvelle dont ce questionnement est désormais crédité.
60L’essor d’une production historienne en ce domaine n’a nullement impliqué le rejet des travaux des philosophes. Bien au contraire, la réception historienne de ceux de Paul Ricœur a été considérable69, comme en témoignent la généralisation de la référence à ses ouvrages ou encore la présence massive d’historiens lors de la Conférence Marc Bloch dont il fut l’invité, en 2000, à l’occasion de la parution de La mémoire, l’histoire, l’oubli. Cet intérêt croissant des historiens pour la réflexion de ce philosophe, manifeste depuis celle de Temps et récit, tient pour beaucoup au fait que Paul Ricœur a été le lecteur attentif de leurs travaux à rebours d’une tradition philosophique qui a longtemps interrogé la possibilité de faire de l’histoire, mais sans prendre véritablement en compte la production historienne. Au reste il s’agit là d’une position ancienne de ce philosophe, déjà saluée par Louis Althusser70, comme je l’ai rappelé précédemment. Il convient de souligner, pour comprendre l’ampleur de cette réception, le rôle décisif d’historiens tels que Roger Chartier, François Dosse ou François Hartog, qui ont publié de nombreux articles explicitant les analyses du philosophe sur l’histoire71, facilitant l’accès à ses œuvres ou en diffusant des éléments essentiels auprès du public historien.
61L’attention portée aux thèses de Ricœur comme la multiplication des articles et des ouvrages comportant un questionnement épistémologique s’inscrivent dans une conjoncture. Elle est due aux interrogations qui traversent les historiens français dans le moment de la remise en cause de l’explication économique et sociale qui avait assuré l’unité paradigmatique de la recherche universitaire française depuis la Libération et elle manifeste une ouverture nouvelle aux courants historiographiques étrangers (microstoria, Alltagsgeschichte, linguistic turn). Elle se déploie sous le couvert d’une « crise » qui marque « la fin des certitudes » – le « temps des doutes » (Roger Chartier) – tandis que les historiens doivent faire face au défi que représente le négationnisme (selon le néologisme forgé par Henry Rousso pour distinguer ce dernier du révisionnisme constitutif de l’écriture de l’histoire72) et articuler la nature narrative de l’histoire, la reconnaissance pleine et entière du pluralisme interprétatif inhérent à l’histoire et la notion de preuve.
62Comme en témoigne la référence explicite aux thèses de Paul Ricœur sur le récit ou encore le recours à la notion – sans doute quelque peu énigmatique pour la plupart des enseignants – de « mise en conformité épistémologique minimale » dans les programmes scolaires publiés en 1995, les questions débattues à ce moment-là irriguent presque immédiatement le champ scolaire, conférant une place nouvelle au questionnement épistémologique déjà assurée dans les concours de recrutement (du moins au Capes) par l’épreuve sur dossier73.
63Mon propos n’est pas de dresser ici, une nouvelle fois, l’analyse de la conjoncture historiographique qui s’installe en France à la fin des années 1980 et dont le « tournant critique » des Annales, survenant dans un lieu emblématique de l’histoire économique et sociale, peut servir de balise amont74. Ce bilan a été dressé à de nombreuses reprises.
64Peut-être convient-il de le nuancer à partir des expériences d’enseignement. Il me semble, en effet, qu’on peut, à cet égard, toujours parler d’une réticence forte – voire d’une certaine résistance – à l’historicisation de soi de la part des historiens75 comme à tout ce qui peut ressembler à un débat théorique (même si cette posture est désormais moins systématique et moins assurée que précédemment).
65Le « métier », « l’atelier » constituent toujours les termes les plus à même d’opérer une autocaractérisation de la profession.
66Dans la réalité des enseignements universitaires, l’historiographie et l’épistémologie sont encore, la plupart du temps, confinées dans des cours spécifiques qui sont, qui plus est, souvent des variables d’ajustement des cursus universitaires et dont la position est donc moins fortement assurée dans les maquettes que les traditionnelles approches par période. Comme si les façons successives d’envisager une question ou l’étude des notions mises en œuvre relevaient d’un détour pensé comme inutile et comme une perte de temps au regard de l’apprentissage des « faits ». D’ailleurs une telle réflexion n’est pas attendue dans les dissertations des concours, même si la nouvelle définition des épreuves du Capes en laisse désormais la possibilité76.
67En retour l’enseignement le plus communément délivré en la matière prend une forme chronologique et généalogique dans laquelle les écoles se succèdent, marquant le progrès de la science historique au détriment d’interrogations plus historicisées montrant les relations entre une société et son historiographie, interrogeant les formes d’écriture de l’histoire, la sociologie de la discipline, l’anthropologie du « faire de l’histoire » à la façon de Reinhart Koselleck, les présupposés théoriques à l’œuvre dans chacun de ces « moments » – ce qu’on pourrait qualifier d’« épistémologie spontanée77 » des historiens – ou encore la fonction sociale de l’histoire78.
68C’est pourtant, à mon sens, vers cette inscription de l’écriture de l’histoire dans l’histoire – à l’image des nouvelles démarches qui prévalent désormais en histoire des sciences79 – qu’il faudrait tendre. Ces nouvelles approches insistent notamment sur la nécessité de contextualiser l’argumentation scientifique et d’étudier les controverses sans prendre appui sur les développements ultérieurs de la discipline et faire une « histoire des vainqueurs80 ». Une telle démarche devrait aussi favoriser l’intégration des questions d’ordre historiographique ou épistémologique dans les cours consacrés à des objets reconnus comme relevant « pleinement » de l’histoire – i. e. les cours d’histoire consacrés aux différentes périodes.
69Bien sûr, ce constat fondé sur les observations que j’ai pu conduire ne prétend pas rendre compte de l’ensemble de l’enseignement universitaire délivré en France aujourd’hui. Mais malgré d’indéniables progrès, comme en témoignent la plupart des manuels édités pour les concours, la mise en histoire de l’historio-graphie reste l’exception.
70Cet état de fait provient sans doute de l’intime conviction que, pour raisonner, il faut d’abord connaître son histoire – c’est-à-dire, en définitive, toujours « ce qui s’est réellement passé » – et aussi de la crainte d’encourager un certain relativisme.
71C’est pour mieux évaluer cette situation que nous avons conduit une enquête sur l’enseignement de l’historiographie et de l’épistémologie dans l’enseignement supérieur français81. Avouons que cette enquête, relancée alors que la grogne des universitaires montait face à la remise en cause de leur statut (2009-2010), n’a pas permis d’établir la pesée escomptée, d’autant que les indications données par les libellés – en l’absence de plan de cours ou de déclarations d’intention pour les éclairer – sont souvent difficilement interprétables. En définitive, la principale indication, outre une relative généralisation en raison des épreuves du concours, est que souvent ces cours tiennent au poids des personnalités des enseignants qui localement en défendent l’existence et qui sont, le plus souvent, de jeunes maîtres de conférences, voire des Ater.
72Une fois encore – mais c’est bien une question historique –, il faudrait poser le problème en termes de légitimation et de diffusion (donc de temporalités différentielles) dans l’institution universitaire (soit hors de l’EHESS et du CNRS). Mais retenons qu’au sein de celle-ci il n’existe toujours pas, à ma connaissance, de postes dévolus – puisque les chaires ont disparu – à l’historiographie ou à l’épistémologie de l’histoire… et que ce sont les IUFM qui ont, en complément d’institutions plus prestigieuses, fait office de « niches » pour accueillir ce type de problématique et de recherche.
Quelle historiographie ? Quelle épistémologie ?
73Sans que je prétende être épistémologue, voire même historiographe, mon travail s’inscrit pour partie à la confluence de ces deux questionnements. J’ai tâché de préciser le cheminement qui m’y a conduit, il faut à présent en définir les objectifs et les attentes.
74En ces domaines – faute sans doute d’autres compétences – c’est résolument en historien que je me positionne. L’historio-graphie est une pratique sociale et, pour reprendre le programme défini par Michel de Certeau, elle doit être abordée comme la conjugaison d’un lieu social, de pratiques disciplinaires et d’une écriture – « une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.), des procédures d’analyse (une discipline) et la construction d’un texte (une littérature)82 ».
75C’est ce que nous avons tenté de faire dans les Courants historiques en France xixe-xxe siècle. Bien sûr, ce travail de synthèse comporte des limites parmi lesquelles la rareté des travaux disponibles concernant la sociologie des historiens et une attention forcément trop limitée par la nature même du projet aux procédures d’écriture de l’histoire qui appellerait la confrontation de corpus analysés avec précision. J’avoue, concernant le second point, que j’en ai eu l’idée et que j’ai même pensé consacrer mon habilitation à diriger des recherches à l’historiographie de la Révolution française. Mon projet était de procéder, d’une part, à une historicisation véritable des grilles de lecture de la Révolution en montrant, par exemple, la part prise par les analyses politiques dans les lectures de celle-ci – ainsi l’incidence de la notion de « voie de passage » diversifiée au socialisme dans le réexamen de la Révolution dans les années 1960-1970 – sans pour autant réduire l’historio-graphie à sa dimension politique et, d’autre part, de travailler sur la structure narrative des récits successifs consacrés à des événements majeurs de la période. Ce travail n’avait, à mon sens, de valeur que dans la longue durée des deux siècles qui nous séparent de la Révolution. Pour des raisons institutionnelles, après en avoir débattu avec celui que j’avais choisi comme tuteur, il ne m’a pas semblé possible de conduire à bien ce projet en dépit de l’intérêt vif à l’égard de l’historiographie montré par le successeur de Michel Vovelle à la tête de l’IHRF, Jean-Clément Martin. Je ne désespère pas de retourner à ce chantier dans les prochaines années.
76Le second enjeu que je vois est d’imbriquer les questionnements historiographiques et épistémologiques et d’inscrire les débats épistémologiques dans leurs contextes historiques. En effet, il convient d’historiciser les débats épistémologiques et de montrer que l’exposé des thèses se fait toujours en situation83. Ainsi, si Seignobos développe une lecture subjectiviste de l’histoire – comme l’a souligné Antoine Prost dans un article qui a fait date84 –, c’est en réaction à la définition objectiviste, pour ne pas dire scientiste, défendue par les durkhémiens. Force est de constater que, dans d’autres circonstances et devant d’autres publics – par exemple les enseignants du secondaire –, ses positions sont sensiblement différentes de celles défendues lors des confrontations avec Simiand ou Durkheim dans le cadre des débats accueillis par la Société française de philosophie. Ainsi, tandis que, dans La méthode historique appliquée aux sciences sociales85, Seignobos affirme : « L’histoire n’est donc pas une science, elle n’est qu’un procédé de connaissance », tandis que dans L’histoire dans l’enseignement secondaire86, qui présente sa collection de manuels scolaires, il soutient : « Maintenant que l’histoire a commencé à se constituer en science87. » L’épistémologie est – aussi – une arme de combat et les débats épistémologiques doivent être aussi lus à cette aune88.
77Un troisième grand chantier serait de « prendre au sérieux89 » l’épistémologie « spontanée » – pratique – des historiens (l’épistémologie implicite) – ou leurs discours explicites sur l’histoire90. Ce travail doit être cependant conduit sans remettre en cause la validité du projet qu’ils entendent défendre explicitement. Travers auquel, d’une certaine façon, Paul Ricœur n’échappe pas quand il soutient, malgré l’adossement à la condamnation par François Simiand des « trois idoles de la tribu des historiens », que Fernand Braudel, loin de rompre avec le récit, en construit un autre : celui de la Méditerranée, qui devient de ce fait un « quasi-personnage91 ».
78Enfin dernière piste qui, à mon sens, devrait être plus systématiquement explorée : celle des usages des autres sciences sociales et de la philosophie, ne serait-ce que pour marquer la différence entre les références légitimantes (qui posent l’intéressante question de ce qui est regardé à un moment donné comme légitimant par la communauté) et les usages heuristiques, ceux qui imprègnent et renouvellent le raisonnement de l’historien.
79À travers ces exemples il me semble possible de démontrer l’intérêt qu’aurait une internalisation vraie de ces questionnements dans les pratiques historiennes « ordinaires » (i. e. non dévolues spécifiquement à ces approches) et dans l’enseignement universitaire classiquement consacré à des périodes.
De la commémoration aux usages publics du passé
Le futur est connu, c’est le passé qui est imprévisible.
Plaisanterie de la période soviétique92
80La prise en compte de l’objet « commémoration » par les historiens est récente. Elle participe, comme le soutient Pierre Nora, de l’essor même du phénomène commémoratif, l’historiographie s’emparant d’une pratique sociale en pleine expansion et dont, dans le même temps, le sens change par intégration à partir des années 1990 d’épisodes relevant des « pages noires » de l’histoire. Dans cette perspective, le Bicentenaire peut être considéré comme l’acmé de la commémoration classique dans le premier moment de l’« ère de la commémoration » – un geste qui se revendique encore essentiellement de l’élan donné par les ancêtres – avant qu’elle ne tende à devenir une commémoration-reconnaissance et qu’elle ne puisse paraître « désorientée93 ». Ainsi le geste commémoratif résulte d’une négociation d’un passé défini comme commun. C’est par essence un acte politique destiné à penser les modalités par lesquelles une société réagence son passé pour construire un devenir commun. Comme le souligne Bernard Lepetit : « Le temps historique se réalise au présent. […] Le passé […] est un présent en glissement », et le présent des sociétés est fait de « réemplois du passé », par lesquels « les groupes requalifient, pour de nouveaux emplois, les objets, les institutions et les règles qui dessinent ensemble l’espace d’expérience dont ils disposent94 ».
81J’ai fait récit de la façon dont, pour ma part, j’ai fini par consacrer mon doctorat à la commémoration du Bicentenaire et de la manière dont l’analyse de cet objet avait complètement modifié mon approche initiale, me conduisant à centrer mon étude sur les pratiques sociales de la commémoration au détriment du référent historique de cette dernière95.
82Certes, Michel Vovelle y est revenu dans un ouvrage où il me fait l’honneur de discuter certaines de mes conclusions96, l’écho social du Bicentenaire ne peut être détaché de l’impact structurant de l’événement. Sur ce point je m’écarte de Pierre Nora97 quand il écrit dans « L’ère de la commémoration » :
Mais, dans ses malheurs [il évoque peu avant ces lignes la conjoncture politique globale et celle de la Mission chargée de l’organisation des manifestations], le Bicentenaire aura pourtant rencontré une chance imprévisible, celle d’avoir eu pour effectif commémorateur un historien persuadé que « sans jouer à l’excès de l’effet de miroir, on ne peut douter que la façon dont s’est préparé et déroulé le Bicentenaire informera précieusement, à l’avenir, au-delà de lui-même, sur l’état de la société, de la politique et de la culture françaises à la fin du xxe siècle ». Jean-Noël Jeanneney a donc doublé son activité de la constitution d’archives complètes, bien classées et immédiatement exploitables. Une vaste équipe d’enquêteurs est déjà au travail pour ausculter « la France des quatre-vingt au miroir de la commémoration98 », et nul doute qu’elle ne finisse par lui donner, rétrospectivement, l’épaisseur et la compacité historiques qui lui ont, sur le coup, singulièrement manqué. Curieux destin de ce Bicentenaire dont l’histoire va faire, pour l’histoire, l’événement qu’il n’a pas été99.
83En effet, le Bicentenaire n’est pas un artefact historiographique produit dans l’après-coup100, même si le fait que des archives aient été rassemblées et soient consultables sur simple dérogation accordée libéralement par l’ancien président de la commission – Jean-Noël Jeanneney – et que des études lui aient été consacrées lui confère indéniablement une autre consistance que les quelque pages du rapport de Pierre Caron consacré aux festivités du Cent-cinquantenaire101. Le Bicentenaire a été bien plutôt la saisie collective d’une opportunité qui tient effectivement, comme le souligne Michel Vovelle, à la résonance de l’événement, à l’importance de sa mémoire comme répertoire commun. Pour autant je maintiens qu’une certaine « distanciation » a présidé aux gestes d’État du Bicentenaire. Sans revenir sur l’analyse de la revue Goude, qui a pris la forme d’une métaphore102 fort à distance de la fête de la Fédération qu’elle était censée rappeler, je demeure frappé par mon entretien avec Christian Dupavillon, âme de la dimension esthétique des principales manifestations, me disant qu’il aurait bien aimé appeler les Français à pavoiser et à faire de leurs villes une grande rue Montorgueil, à l’image du tableau de Claude Monet représentant celle-ci le 30 juin 1878, mais qu’il avait dû y renoncer, convaincu que cela ne répondrait pas à l’esprit du temps. Et quand l’enthousiasme s’est manifesté, force est de constater qu’il a dès lors été partie prenante des politiques culturelles locales destinées à promouvoir ou à renforcer de nouvelles identités territoriales, voire à l’échelon local à affirmer la vitalité des communes de moindre ampleur103.
84Cela dit, Michel Vovelle a raison d’insister sur le fait qu’une conjoncture n’est jamais pérenne. C’est ce qu’il écrivait dès 1991 en préface à Révolutions, fin et suite.
Je me dis parfois : nous sommes en 1815. Imaginons, spéculation gratuite et naïve, qu’une enquête de ce genre ait été menée chez les futurs libéraux des années 1820 ou 1830, de la génération stendhalienne. De quelle image de la Révolution auraient-ils été porteurs ? Le temps des troubles, l’inflation de l’assignat, l’économie démantelée, la violence et la terreur, pour finir sur l’épisode sanglant de la mégalomanie napoléonienne… Dans la boîte de Pandore il ne restait guère que l’espérance, et quelques valeurs nouvelles un jour proclamées.
85Certes l’analogie – comme toujours – comporte des limites mais elle souligne pour le moins la possibilité de réinvestissements ultérieurs et différents de la mémoire d’un événement de cette taille. En ce qui me concerne, c’est à cette comparaison que j’ai songé en voyant les « enfants du Bicentenaire » chanter la Marseillaise et brandir le drapeau tricolore dans les manifestations de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2002, puis en observant, lors de la campagne présidentielle suivante, la convocation des couleurs nationales par les deux candidats présents au second tour sans qu’aucun d’eux n’ait eu le sentiment d’aller à contre-courant de la sensibilité collective, bien au contraire.
86De mon travail sur le Bicentenaire j’ai tiré une autre conclusion sur le statut de l’histoire dans notre société qui a été importante pour mes travaux ultérieurs : le fossé existant entre l’interprétation historienne de l’histoire et les usages publics de cette dernière. J’ai, en effet, été frappé par le fait que l’histoire mobilisée dans les manifestations commémoratives et la plupart des discours, dès lors que l’on ne focalisait pas exclusivement l’attention sur la scène nationale, était en définitive très étanche aux débats savants et que leurs références étaient plus souvent Michelet ou Lavisse que les travaux des historiens contemporains104. À cet égard, et pour reprendre une formule de Christian-Marc Bosséno, l’histoire apparaît bien comme « un scénario libre de droits ». Cela ne veut pas dire que l’histoire ainsi mobilisée exclut toute forme d’érudition. Au contraire, certaines manifestations du Bicentenaire se sont montrées très soucieuses du respect des détails, mais il ne faut pas négliger la différence de nature entre une entreprise régie par « une visée de connaissance » (Roger Chartier) et des manifestations destinées à conforter le « vivre ensemble ». Pour le dire autrement, bien que cela soit tentant pour les historiens, ce n’est pas tant la question de la mémoire – sauf si, suivant Maurice Halbwachs, on considère que cette dernière, par définition, est toujours en reconstruction – qui est en jeu que celle des usages sociaux du passé, des pratiques sociales dont l’évocation du passé est le support.
87Que les professionnels de l’histoire l’acceptent ou non, les usages sociaux de l’histoire obéissent, en effet, à des logiques toutes différentes des logiques historiennes et leur présence sur des estrades commémoratives légitime la commémoration et ses organisateurs bien plus qu’elle ne fait progresser la connaissance historique. Cette question n’est pas forcément problématique tant du moins que les historiens acteurs sociaux ont bien conscience de ce qui se joue effectivement en de tels instants et qu’ils ne considèrent pas qu’ils ont simplement augmenté leur auditoire. De ce point de vue l’analyse des commémorations fait inévitablement pencher le fléau vers le présent. C’est pour approfondir ce questionnement que j’ai participé à la conception, l’organisation, puis l’édition du colloque « Les usages politiques du passé dans la France contemporaine105 ».
88La configuration française n’est cependant nullement exceptionnelle, on en retrouve les caractéristiques dans bien des pays comme en rendent compte – parmi d’autres séminaires, colloques ou publications – tant les interventions au séminaire coanimé plusieurs années durant par Philippe Joutard, Bogumil Jewsiewicki Koss puis Marie-Claire Lavabre106 que le numéro de Vingtième Siècle coordonné et présenté par Henry Rousso107. Le retour sur les pages dites « sombres » de l’histoire, l’élaboration de rituels de reconnaissance des fautes commises par les pères, l’exigence d’un discours de vérité sur l’histoire nationale s’accompagnant ou non de réparations matérielles, la place cardinale dévolue à la notion de traumatisme collectif pour aborder les séquelles de ces passés « ressurgis » apparaît même comme une dimension de la mondialisation108 – sa dimension mémorielle109.
89D’autre part, le chantier du Bicentenaire m’a rendu sensible à la dimension esthétique des commémorations et, par-delà celles-ci, aux formes de mises en scène contemporaines du politique, ce qui m’a notamment amené à travailler sur les panthéonisations effectuées pendant la Ve République110 et, parmi d’autres, sur les commémorations télévisuelles du débarquement de Normandie ou les installations des présidents de la République111.
90Enfin, la lecture de l’article de François Hartog et de Gérard Lenclud112 dans la phase d’élaboration de ma thèse, puis celle du travail poursuivi par le premier – notamment Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps113 – m’ont amené à continuer le travail entrepris sur le Bicentenaire et à considérer les commémorations – et au-delà les usages publics du passé – comme un laboratoire pour passer au banc d’essai les hypothèses avancées dans ces travaux, cette fois non à partir du corpus des historiens et des œuvres littéraires, comme le fait essentiellement François Hartog, mais à partir des discours politiques contemporains. En effet la commémoration
ne met pas seulement en jeu les représentations du passé mais aussi celles de l’avenir et du présent. Commémorer n’est pas seulement effectuer un retour sur soi. Ce n’est pas une simple évocation du passé, une remémoration. C’est produire un discours, mettre en scène un geste qui utilise le passé pour esquisser, devant les hommes du présent, leur devenir commun et manifester ce qui les lie ensemble aujourd’hui. Les commémorations sont donc un marqueur de l’historicité, de la perception sociale du temps, tout autant qu’elles servent de fabrique identitaire114.
91C’est à partir de cette définition que j’ai commencé à m’intéresser à la place des références à l’histoire dans le discours des présidents de la République et à laquelle j’ai consacré le volume inédit de mon habilitation à diriger des recherches115.
Historien du temps présent
Certains, estimant que les faits les plus voisins de nous sont par là même rebelles à toute étude vraiment sereine, souhaitent seulement épargner à la chaste Clio de trop brûlants contacts.
Marc Bloch116
92« Historien du temps présent », telle est, en définitive, l’appellation qui caractérise le mieux le travail que je conduis et celle dont je me revendique à l’exclusion de toute autre. Si celle-ci est désormais assez communément admise au sein de la communauté historienne, je mesure néanmoins fréquemment les interrogations qu’elle suscite encore au-delà de cette dernière – et même auprès des étudiants en histoire qui me sont confiés – et le fait que le rapprochement entre « histoire » et « présent » ne laisse d’étonner, tant le lien entre histoire et passé (révolu) semble du registre de l’évidence.
93Ce faisant je m’inscris clairement dans une tradition historiographique née il y a un peu plus de trente ans, quand le CNRS décida, pour développer les études portant sur la période la plus récente, d’ouvrir un laboratoire qui leur soit dévolu, laboratoire qui prit finalement le nom d’Institut d’histoire du temps présent.
94Certes on peut rappeler que la dénomination de ce laboratoire de recherche – appelé à prendre le relais du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale dont la direction scientifique du CNRS estimait la tâche achevée117 – tient, pour une part, aux contingences institutionnelles. Le terme « contemporain » étant attribué à un autre laboratoire créé au même moment – l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) –, il fallait opérer une distinction entre les deux structures. Il n’en demeure pas moins que la nécessité de nommer la nouvelle unité de recherche et de la distinguer de l’IHMC a eu des effets instituants. En effet, la formule « temps présent » est loin d’être anodine et paraît au contraire marquée par la culture de son premier directeur : François Bédarida. Elle entre en résonance avec son itinéraire personnel puisque la notion de « présent/ présence » est une notion cardinale du christianisme – famille spirituelle dont était issu François Bédarida – et se réfère tout à la fois à l’histoire des vivants – du vivant – et au « présentisme épistémologique » mis en valeur par Henri-Irénée Marrou, historien d’Augustin, chrétien engagé à gauche et figure de référence de François Bédarida.
L’histoire est la relation, la conjonction, établie, par l’initiative de l’historien, entre deux plans d’humanité, le passé vécu par les hommes d’autrefois, le présent où se développe l’effort de récupération de ce passé au profit de l’homme, et des hommes d’après. […] Nous ne pouvons isoler, sinon par une distinction formelle, d’un côté un objet, le passé, de l’autre un sujet, l’historien. […] L’histoire est le résultat de l’effort, en un sens créateur, par lequel l’historien, le sujet connaissant, établit ce rapport entre le passé qu’il évoque et le présent qui est le sien118.
95Toute histoire selon cette conception est donc, comme le soulignaient déjà Charles Seignobos puis, avec plus de vigueur, Marc Bloch et Lucien Febvre, un rapport passé/ présent – l’histoire du temps présent n’échappant pas à cette règle, bien au contraire, puisque son fondateur insiste sur la valeur heuristique de ce rapport119.
96Par la suite, comme il est normal, la notion d’histoire du temps présent a été travaillée pour asseoir une légitimité contestée par de nombreux historiens – et non des moindres – qui en récusaient la possibilité et n’y voyaient souvent qu’un succédané du journalisme. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner en ouvrant le colloque « Temps présent et contemporanéité » qui s’est tenu à Paris en mars 2011 :
Rappelons qu’au moment de la fondation de l’IHTP, l’histoire du « passé récent » n’était guère ni enseignée ni objet de recherche dans la plupart des universités françaises hormis principalement Sciences Po et Paris X Nanterre120. Le projet même d’une histoire du temps présent soulevait de nombreuses objections – au mieux des réserves –, qu’il s’agisse de l’accessibilité aux sources ou encore de l’impossibilité de produire une histoire scientifique d’une période vécue par l’historien et dont la proximité ainsi que la faible assise temporelle étaient censées empêcher son traitement historique alors largement conçu comme la possibilité de mettre au jour des processus de causalités et d’effets ignorés des acteurs.
En ce sens, le discrédit pesant sur l’histoire du temps présent participait de celui affectant l’histoire politique ou encore l’entreprise biographique – ces « idoles » de l’histoire méthodique, qualifiée d’« événementielle » ou d’« historisante », que la science historique, en suivant l’injonction de François Simiand121, avait abattues. Au mieux s’agissait-il pour la majorité de la communauté des historiens d’un travail effectué à titre conservatoire pour une histoire à venir – voire simplement d’une œuvre de journaliste.
C’est, par exemple, la position développée par un grand maître de l’histoire moderne, Pierre Goubert, en introduction de son Initiation à l’histoire de la France publiée en 1984 : « Quant à cette large part du xxe siècle que j’ai vécue, je la ressens surtout à travers mes souvenirs, mes réactions vives et mes dures analyses ; jamais il ne me serait venu à l’idée d’en écrire l’histoire, même brièvement, et j’avoue mal comprendre comment d’autres ont osé, sinon par vanité, par intérêt ou par goût de la facilité. »
L’affirmation de la place de l’histoire du temps présent dans l’historiographie lors du colloque de 1992, organisé en hommage à François Bédarida et publié l’année suivante sous le titre Écrire l’histoire du temps présent, gardait d’ailleurs l’écho des combats menés pour parvenir à la reconnaissance de l’histoire du temps présent comme domaine légitime de la recherche historique : « La bataille est gagnée, on ne conteste plus son statut au temps présent et qu’il puisse être objet d’une étude scientifique », n’hésitait pas à dire René Rémond dans son propos introductif, affirmation qui n’était pas sans comporter encore une certaine dimension performative. Les interventions rassemblées dans les actes du colloque convergent pour fonder une sorte de normalité épistémologique de l’histoire du temps présent – décrite comme une pratique historienne analogue à celles des autres périodes dans le cadre d’un présentisme épistémologique désormais unanimement accepté – au-delà de ses spécificités reconnues et assumées, la principale étant de faire l’histoire du « vivant » dont le marqueur est l’existence de témoins vivants.
Les années qui suivirent ont largement confirmé le diagnostic/pronostic formulé par René Rémond puisque les travaux relevant de l’histoire du temps présent se sont multipliés et puisque celle-ci a pris place à l’université comme un secteur à part entière de la recherche historique. Elle a même participé de la part croissante prise par le contemporain – entendu au sens français du terme (la période ouverte par la Révolution française) – dans l’université française, tant du point de vue du nombre des thèses soutenues et des recrutements d’enseignants chercheurs que du poids de cette « période » comme spécialisation universitaire choisie par les étudiants en master122.
De la diffusion d’une notion
97À trente ans de distance, de nouvelles questions peuvent être posées à l’histoire du temps présent dont la première est la diffusion du concept en France et à l’étranger.
98En France, il semble qu’attaché au nom d’un laboratoire du CNRS le terme d’histoire du temps présent ait souvent été ressenti comme une appellation institutionnelle plus que comme la dénomination d’une « période » ou d’un secteur de la recherche historique. Ainsi, sur un champ comparable, l’historien toulousain Jean-François Soulet est-il longtemps resté fidèle à la notion d’« histoire immédiate » forgée par le journaliste Jean Lacouture123, considérant que l’insistance sur la notion d’« immédiateté » rend mieux compte de l’opération historiographie à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire du passé proche et déniant la qualité de « présent » à des périodes déjà éloignées :
Parler de temps présent pour évoquer la Seconde Guerre mondiale ou même la guerre d’Algérie, écrit-il, n’est guère convaincant124.
99Cette position n’empêche au demeurant pas les Cahiers d’histoire immédiate qu’il dirige de faire place à des articles sur ces deux moments historiques, voire sur des épisodes encore plus lointains. À lire Jean-François Soulet, mis à part l’inscription de l’histoire du passé proche dans une tradition séculaire qui remonterait à Hérodote, la différence que recouvrent à ses yeux les deux termes est cependant peu perceptible, si bien que les deux dénominations sont utilisées alternativement dans son dernier ouvrage125. En outre la notion d’immédiateté – c’est-à-dire au sens littéral l’absence de toute médiation – paraît doublement impropre, tant pour rendre la réalité d’une société et d’une période notamment marquées par la place prise par la médiatisation que pour caractériser le travail de l’historien qui – s’il ne peut en aucun cas reprendre à son compte l’idée d’un nécessaire recul temporel – ne procède cependant pas à l’observation directe des phénomènes qu’il étudie mais travaille sur leurs traces126, même si celles-ci sont récentes, voire produites par son enquête comme c’est le cas des « archives provoquées ». Pour sa part, François Bédarida soulignait, s’inscrivant en continuité avec les réflexions de Marc Bloch et de Lucien Febvre, la valeur heuristique de la notion de présent en regard de celle d’immédiateté :
Sur le plan de la terminologie, si le terme d’histoire du temps présent l’a emporté sur celui concurrent d’histoire immédiate, d’abord favori, la raison en est à chercher moins dans le déficit de scientificité de ce dernier vocable que dans la valeur heuristique du couple présent/passé, totalement absente du concept d’immédiateté127.
100De son côté Pierre Laborie, bien qu’ayant été longtemps lié à l’IHTP, promeut depuis plusieurs années la notion alternative d’« histoire du très contemporain », qu’il préfère à celle d’histoire du temps présent.
Cette dénomination [histoire du très contemporain] se réfère moins à la brièveté du temps écoulé entre l’événement et son étude […] qu’à l’idée de contemporanéité […]. [Ainsi] l’étude du passé proche, l’objet du très contemporain serait une réflexion sur les ressorts, les temporalités et les fondements de la contemporanéité, sur les usages du passé au présent – y compris ceux d’un passé relativement éloigné en train de ressurgir128.
101Or si la définition fondatrice de l’histoire du temps présent fait de celle-ci une période inscrite entre deux bornes mobiles – en amont l’existence de témoins vivants et en aval l’actualité129 –, elle n’exclut nullement de prendre en compte les usages présents du passé, comme le prouve notamment la place prise par la mémoire dans les travaux développés sous ce label. L’œuvre d’Henry Rousso130, qui en fait d’ailleurs la marque de l’histoire du temps présent, est de ce point de vue exemplaire.
La définition même de l’histoire du temps présent, c’est d’être l’histoire d’un passé qui n’est pas mort, d’un passé qui est encore porté par la parole et l’expérience d’individus vivants, et donc d’une mémoire active et même singulièrement prégnante […]. Cette histoire est certes un dialogue entre les vivants et les morts, comme tout récit historique, entre contemporains, sur un passé qui n’est pas encore entièrement passé, mais qui n’est plus déjà actuel. Elle interroge sur la frontière indéterminée qui sépare le passé et le présent, comme toutes les autres formes de connaissance historique, mais elle en a fait, elle, son objet d’étude principal131.
102Remarquons toutefois que la définition initiale retenue pour délimiter l’histoire du temps présent répond d’abord aux contraintes de légitimation et d’autonomisation dans le champ disciplinaire d’une pratique nouvelle par alignement sur la norme habituelle du découpage historien : le découpage chronologique – en ce cas, non pas à partir d’un événement fondateur ou considéré comme clivant, mais à partir d’une ressource –, le témoignage – qui serait la marque d’une histoire du vivant.
103La lecture institutionnelle esquissée au début de ce paragraphe, sans être erronée – la « distinction » (au sens bourdieusien du terme) dans la recherche se traduit aussi par la création de dénominations spécifiques –, n’explique sans doute pas l’ensemble des raisons pour lesquelles des universitaires s’ingénient à contourner la notion de « présent ». Sans doute, pour comprendre cette stratégie d’évitement ou de disqualification a priori, faut-il aussi faire appel à des analyses d’un autre type et prendre en compte les effets des positions défendues par l’IHTP, tant lors de la mise en cause du livre de Karel Bartosek, Les aveux des archives132, que lors de la table ronde organisée à la demande de Lucie et Raymond Aubrac pour obtenir des historiens une réfutation des thèses soutenues par Gérard Chauvy133, rencontre qui s’est tenue dans les locaux du journal Libération le 17 mai 1997 et a été publiée par celui-ci le 9 juillet 1997134.
104Certes les deux « affaires » sont différentes. La première chronologiquement concerne la publication des Aveux des archives par Karel Bartosek en 1996, figure de la résistance à la « normalisation » qui succède au Printemps de Prague, exilé et déchu de sa nationalité, devenu chercheur au CNRS et intégré à l’IHTP. Dans cet ouvrage, celui-ci prétend notamment apporter un nouvel éclairage sur Artur London et l’écriture de L’aveu à partir de la consultation des archives du Parti communiste tchèque. Il est aussitôt publiquement critiqué dans les colonnes de Libération par Denis Peschanski135, lui-même chercheur à l’IHTP, puis par le journaliste Alexandre Adler dans une tribune publiée par Le Monde136 pour manquement à la méthode historique – opérer une lecture décontextualisée des archives et céder à l’« impérialisme de la source » – et pour volonté de liquider l’héritage de la geste antifasciste137. Karel Bartosek reçoit, dans les jours qui suivent la parution de ces deux articles, le soutien de l’ancien directeur de l’IHTP, François Bédarida, et celui de dix-neuf historiens faisant autorité138 – pétition dont le premier effet est de clore le débat139 mais qui montre combien est difficile, sans même se prononcer sur le travail de Karel Bartosek, l’historicisation du communisme (voire de l’antifascisme) tout particulièrement en France ; tant ce débat – déjà engagé avec la publication du livre de François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle140, puis relancé en 1997 par celle, sous la direction de Stéphane Courtois, du Livre noir du communisme141 – est indissociablement scientifique et idéologique et divise fortement la communauté historienne142.
105L’« affaire Aubrac » est d’une autre nature. Il s’agit d’une table ronde convoquée à la suggestion de Daniel Cordier mais à la requête de deux grandes figures de la Résistance, Lucie et Raymond Aubrac. Elle s’est tenue le 17 mai 1997 dans les locaux de Libération, qui en a publié le 9 juillet la transcription revue et corrigée par les protagonistes. L’ambition initiale des époux Aubrac était de battre en brèche les insinuations de Gérard Chauvy dont certaines reprenaient les thèses développées dans le « testament » de Klaus Barbie « produit » par son avocat, Jacques Vergès. Or si les historiens présents143 s’accordent immédiatement pour déclarer infondées les accusations portées contre les époux Aubrac, la confrontation débouche rapidement tant sur un questionnement – notamment conduit par Daniel Cordier – à propos des déclarations contradictoires des deux résistants (du point de vue de la datation de différents événements, de la connaissance par Barbie de la véritable identité de Raymond Aubrac…), que sur l’existence d’éventuelles filatures qui auraient abouti à l’arrestation des parents de ce dernier et sur le constat d’une divergence radicale de perspective entre des historiens soucieux de l’établissement positif le plus minutieux possible des faits et la liberté revendiquée à plusieurs reprises par Lucie Aubrac d’être une « conteuse » et de se soucier plus des effets pédagogiques de son récit que de son exactitude.
Bien sûr, je n’ai pas fait un travail d’historienne mais un travail de professeur, de pédagogue. Ma vie de professeur est une vie de militante, ce n’est pas une vie qui s’accroche à chercher l’heure, le prénom et la date144.
Je n’atteins pas […] [la] compétence [des historiens professionnels] quoiqu’agrégée d’histoire, je suis avant tout pédagogue. Des savants historiens j’ai pris la trame de mes cours, mais j’ai enseigné Louis XIV avec les Lettres de Mme de Sévigné et les comédies de Molière, l’affaire Dreyfus avec les déclarations de la Ligue des droits de l’homme.
Cela fait vingt ans, depuis mon retour en France en 1976, que je participe avec mes camarades de résistance à de multiples interventions dans les établissements scolaires pour aider collégiens et lycéens à traiter le sujet annuel du concours de la Résistance et de la Déportation. Je ne prends pas le développement événementiel de leur livre d’histoire. J’arrive avec des affiches, des journaux clandestins, une étoile jaune, des lettres de fusillés, des histoires insensées souvent effroyables dans le parcours des résistants. Je deviens pour ces jeunes la conteuse d’une époque que celles et ceux qui l’ont vécue peuvent seuls faire comprendre. J’explique à ces jeunes que l’esprit de résistance dépasse le cadre de la Deuxième Guerre mondiale, qu’il a existé bien avant, qu’il existe actuellement et que, futurs citoyens, ils en deviennent dépositaires. À eux, dans leur vie, de préserver les valeurs qui de tout temps ont engagé dans des combats volontaires des hommes et des femmes pour la défense ou la reconquête de la liberté et de la dignité de tout être humain145.
106De toute évidence la confrontation a été pénible pour chacun des participants qui, en la commentant, expriment tantôt des désaccords sur la façon dont elle s’est déroulée (Laurent Douzou146, Maurice Agulhon), tantôt des réserves (Jean-Pierre Vernant) ou, à l’inverse, maintiennent la pertinence des questions adressées aux deux acteurs témoins (Jean-Pierre Azéma, Daniel Cordier, François Bédarida, Henry Rousso, Dominique Veillon). Il est cependant notable qu’alors qu’il était possible de gommer les aspérités du dialogue – voire ses dérapages – lors de sa transcription, les époux Aubrac s’y soient refusés, préférant que les divergences apparues soient rendues publiques147.
107Il est clair que la relation aux grands témoins acteurs que sont les résistants divise les historiens présents. Pour une partie de ceux-ci, « l’autohéroïsation » des époux Aubrac au fil des récits qu’ils ont produit, ou par le biais de films qui leur ont été consacrés ne peut que nuire à la défense de la vérité historique.
108Henry Rousso commente ainsi la table ronde :
Si le résultat n’est que partiellement décisif au regard d’une histoire générale de la Résistance, il est en revanche emblématique des enjeux qui se nouent à l’heure actuelle autour de l’histoire du temps présent, et qui touchent au statut du témoin, à celui de l’historien et aux usages idéologiques du passé. […]
Lucie Aubrac n’a pas simplement donné libre cours à sa subjectivité, elle a témoigné, y compris dans les détails de son récit, pour l’histoire et la vérité. Elle a affirmé, comme un leitmotiv, faire œuvre de « pédagogie ». Lorsqu’elle nous dit aujourd’hui qu’elle a pris des libertés avec les faits, on éprouve un singulier malaise, non parce que nous l’avons crue (à tort, semble-t-elle nous dire aujourd’hui), mais parce qu’elle semble ainsi renier la position qu’elle a toujours adoptée, à savoir défendre l’importance cruciale de la mémoire des acteurs comme écriture véridique de l’Histoire148.
109François Bédarida défend une position identique dans son propre commentaire :
La Résistance n’a besoin ni d’être « arrangée » par des récits plus ou moins romancés, ni d’être obscurcie par les versions flottantes des acteurs, ni héroïsée par des personnifications inévitablement temporaires. En revanche, elle a besoin de toute la rigueur de la méthode historique, ce qui exige aussi bien l’empathie que l’esprit critique, en se gardant par-dessus tout des approximations et des reconstructions rétrospectives149.
110À l’opposé, d’autres historiens, qu’ils aient été ou non partie prenante de la table ronde, critiquent publiquement tant les modalités de la rencontre (un journal n’est pas le lieu approprié pour mener une enquête historique) que ce qu’ils interprètent comme un dérapage mettant injustement en cause deux héros de la Résistance (les historiens se sont transformés en accusateurs). Ainsi, pour Antoine Prost, certains des historiens présents « ont franchi la ligne jaune150 », tandis que pour Claire Andrieu et Diane de Bellescize il s’est agi d’un « interrogatoire de […] mauvaise police151 ». Ces critiques sont reprises dans un texte signé par un collectif d’historiens qui dénonce la table ronde comme une « déplorable leçon d’histoire », historiens parmi lesquels se trouvent un ancien directeur de l’IHTP, Robert Frank, ainsi qu’un chercheur de ce laboratoire, Denis Peschanski.
Les relations subtiles entre historiens et témoins ne se résument pas à un jeu de questions-réponses dans le climat tendu d’un face-à-face. […]
L’histoire de la Résistance n’est pas une histoire sacrée, elle est une histoire comme une autre, et la démarche scientifique, nous le répétons, consiste à rechercher la vérité, quitte à tordre le cou à nombre de mythes et de légendes. Il n’en reste pas moins vrai que les résistants sont des témoins qui ont une spécificité que nous ne pouvons pas ne pas prendre en compte. La gloire de la Résistance a rejailli sur chaque homme, sur chaque femme qui l’ont servie, et s’indigner que l’objet « Résistance » donne lieu à une héroïsation, c’est faire preuve de naïveté ou de mauvaise foi. Ce processus est légitime, et les historiens n’ont pas à s’agacer (ni à se réjouir) de la « starisation » de tel ou tel résistant152.
111C’est ainsi la question du statut du (grand) témoin acteur (résistant, survivant…) et de sa relation particulière aux historiens qui se trouve ainsi mise au centre de la controverse qui oppose entre eux des historiens souvent très proches, qui travaillent sur les mêmes sujets, parfois dans les mêmes lieux institutionnels. Il en a résulté des cicatrices d’autant plus vives153.
112On rejoint à cet endroit un autre débat – tout aussi polémique – qui s’est développé cette fois dans l’historiographie de la Première Guerre mondiale, opposant Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker d’une part et Rémy Cazals et Frédéric Rousseau d’autre part sur la valeur des témoignages des Poilus (soit pour adopter une classification schématique : l’« école du consentement » et l’« école de la contrainte154 »). Les deux premiers historiens affirment dans 14-18, retrouver la guerre :
Le témoignage a […] été source tout à la fois d’informations irremplaçables et d’inhibitions majeures ; à ce titre, c’est sans doute dès la Première Guerre mondiale qu’une certaine forme de dictature du témoignage s’est imposée aux contemporains, et aux historiens. Dictature dont il faut s’affranchir pourtant. Comment ne pas voir, en effet, que s’interdire de parler de l’expérience combattante sous prétexte que seuls ceux qui l’ont vécue pourraient l’analyser, c’est renoncer tout simplement aux règles élémentaires de l’opération historique155 ?
113Frédéric Rousseau et Rémy Cazals156 en défendent, au contraire, la validité :
Loin de « l’histoire d’en bas », loin de « la masse des combattants ». Il me semble qu’on [Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau] prend prétexte de la lutte contre une prétendue « dictature du témoignage » pour imposer les élucubrations de quelques intellectuels mystiques157.
114Ce rapprochement avec l’une des controverses historiographiques touchant le premier conflit mondial montre qu’il s’agit d’une question épistémologique non réductible à un positionnement idéologique qui, au demeurant, dans les deux cas, ne s’inscrit aucunement dans le clivage droite/gauche. Mais, en même temps, ces débats mobilisent une certaine sensibilité, des jugements de valeur sans doute indépassables dans l’écriture de l’histoire et traduisent, comme pour le nazisme, l’extrême difficulté de l’historicisation d’épisodes qui continuent de servir de référence aux positionnements politiques contemporains158.
115C’est pourquoi il me paraît impossible de ne pas prendre aussi en compte les affrontements autour du livre de Karel Bartosek puis de la table ronde consacrée à l’« affaire Aubrac » pour comprendre les limites de la diffusion de la notion de temps présent en France159.
116Au niveau international – même si elle relève d’une autre logique – l’appréciation sur les limites de la diffusion du concept de temps présent n’est pas plus simple à porter.
117Dans une partie de l’Europe, à l’image de la France et du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, des instituts nationaux ont été créés pour étudier, dès les années 1950, la période de la guerre comme en Allemagne fédérale l’Institut für Zeitgeschichte de Munich en 1952 ou en Italie l’Institut national pour l’histoire du mouvement de libération (Istituto Nazionale per la Storia del Movimento di Liberazione) fondé à Milan en 1949 et officiellement reconnu par l’État en 1967. Parfois l’objet d’études assigné à ces instituts n’est pas strictement limité à la guerre. Ainsi en Allemagne, la mission de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich a été, dès le début, évolutive quitte à intégrer, après la réunification, l’histoire de l’Allemagne communiste160. Dans d’autres pays comme l’Espagne, l’Argentine, le Chili (et plus globalement l’Amérique latine), le terme même d’« histoire du temps présent » a trouvé sa traduction et des instituts ont été créés, bien souvent en lien avec la nécessité de faire l’histoire de passés traumatiques récents et de leur mémoire161. En revanche, aux États-Unis, la traduction du terme paraît presque un non-sens162 en raison d’une organisation académique moins structurée par le découpage en périodes et aussi moins articulée à l’enseignement et qui ne requiert donc pas d’affirmer l’existence de ce champ. À grands traits, comme semblent l’attester les travaux du colloque « Temps présent et contemporanéité », l’adoption de la notion serait étroitement liée au fait que la société concernée est confrontée – ou non – à la nécessité de gérer un traumatisme collectif récent et doit affronter, selon la formule d’Henry Rousso, un « passé qui ne passe pas ».
Banalisation ? Obsolescence ?
118Au-delà de la question de la diffusion contrastée de la notion d’histoire du temps présent, deux questions contradictoires ont été posées par les débats récents : celle de sa « banalisation » (Pieter Lagrou163) et celle de son inutilité en tant que champ spécifique de l’historiographie (Antoine Prost164).
119La thématique de la banalisation défendue par Pieter Lagrou s’appuie sur un constat non négligeable. Alors qu’à ses débuts l’histoire du temps présent apparaissait comme une innovation historiographique, sa pratique s’est généralisée en France comme à l’étranger. Elle serait donc sortie de sa période héroïque pour devenir une pratique commune et admise par la communauté historienne. Elle n’aurait donc plus besoin d’être particulièrement défendue. D’une certaine manière, l’analyse développée par Pieter Lagrou relève du constat. Nulle part, en effet, l’histoire du temps présent n’est plus victime d’un interdit académique comparable à celui qui régnait en France dans les années 1970. C’est d’abord la perspective internationale qu’il adopte qui permet à Pieter Lagrou de relativiser l’exceptionnalité de l’histoire du temps présent et de la considérer comme un champ désormais intégré aux pratiques de recherches historiennes légitimes et reconnues.
120Si la généralisation des études portant sur le temps présent conforte ce diagnostic, il me semble toutefois que celui-ci pèche par optimisme. Comme le montrent les travaux sur l’histoire enseignée en Afrique165 ou encore en Russie166, l’étude des dernières décennies y est plus que réduite ou relève davantage de l’idéologie que de l’histoire. La reconnaissance d’une histoire du temps présent comme pratique scientifique autonome serait alors un critère de mesure de l’évolution démocratique des sociétés concernées. Plus généralement cette relative banalisation – y compris dans les cursus universitaires – me paraît bien moins acquise que ne le soutient Pieter Lagrou si, par histoire du temps présent, on n’entend pas seulement un allongement chronologique du champ légitime des études historiques, mais aussi une certaine façon de faire de l’histoire qui intègre explicitement une dimension réflexive.
121La position défendue par Antoine Prost ne relève pas de la même argumentation. Dans son intervention au colloque « L’histoire immédiate, bilans et perspectives » qui s’est tenu à Toulouse en 2006, celui-ci reprend en effet les objections traditionnelles soulevées à l’encontre de l’histoire du temps présent (recul insuffisant, manque de sources…) pour les réduire à néant. Mais c’est pour, finalement, récuser toute particularité épistémologique à l’histoire du temps présent et proposer de ne plus la distinguer comme champ spécifique, de la confondre dans l’histoire contemporaine. La question qui, selon lui, mérite de retenir l’attention est moins l’émergence de ce champ dans le questionnement des historiens dans les années 1980 que son éclipse aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale.
Traiter le présent en historien ne constitue donc pas une innovation : c’est une pratique ancienne. Au vrai, l’histoire du temps présent est une vieille histoire !
De ce point de vue, ce qui mériterait d’être étudié, ce n’est pas la revendication d’une histoire du temps présent, c’est la désaffection pour cette histoire. Depuis quand l’idée qu’elle est impossible faute de recul s’est-elle imposée ? Dans quel contexte historiographique, mais aussi politique et social ? Sous quelles influences ? Il y a là un chapitre à écrire dans l’histoire de la discipline historique167.
122Cette inscription de l’histoire du temps présent dans un continuum – que celui-ci s’enracine dans les origines de l’histoire avec les œuvres d’Hérodote ou de Thucydide (Jean-François Soulet) ou qu’il soit une dimension constitutive de l’historiographie et de son enseignement depuis le deuxième tiers du xxe siècle – mérite examen.
123Il me semble, pour ma part, que la première continuité relève du trompe-l’œil et qu’on ne peut faire fi ni de la perception sociale de l’historicité, ni du statut social de la discipline historique, ni enfin des règles qui y président. Le fait que l’origine du mot « histoire » soit grecque et que l’Antiquité ait connu des hommes qui s’intitulaient historiens ne peut masquer les différences168 et permettre de tenir l’histoire pour un genre stabilisé et un ensemble homogène depuis l’Antiquité : cela reviendrait à ignorer l’histoire de l’histoire et à dénier toute historicité à son écriture169.
124La lecture défendue par Antoine Prost n’est pas moins discutable. Si, effectivement, l’étude des dernières décennies est, dès 1863, intégrée dans les programmes scolaires de la classe de philosophie (terminale) par Victor Duruy170 inaugurant la règle – rarement transgressée – de la poursuite de l’étude de l’histoire « jusqu’à nos jours » dans l’enseignement scolaire français171 et si les historiens méthodiques n’hésitent pas à écrire des ouvrages qui intègrent les dernières années, encore faut-il rappeler que cet enseignement et cette écriture de l’histoire récente s’effectuent d’abord au nom de la mission civique que ceux-ci revendiquent hautement172. Écrire l’histoire contemporaine relève alors d’une nécessité politique assumée comme telle par la communauté historienne. En outre, il convient de souligner que l’étude de l’histoire contemporaine – qui effectivement ne se distingue guère à la fin du xixe siècle de l’histoire du temps présent en tant que « période » puisque la Révolution française lui sert de borne amont – ne participe pas alors à la qualification professionnelle de l’historien, qui se fonde sur l’expertise dans le maniement des archives, tout particulièrement médiévales. Lavisse ou Seignobos ont soutenu des thèses d’histoire médiévale et c’est à ce titre qu’ils ont été reconnus comme historiens, ce qui leur a permis par la suite – en se prévalant de la qualité d’historien acquise en travaillant sur ces chantiers – d’écrire des livres d’histoire contemporaine. On peut certes objecter le cas de Pierre Renouvin, mais là encore le souci d’écrire l’histoire récente – celle de la guerre de 1914-1918 – est initialement surdéterminé par les exigences politiques (même si Pierre Renouvin prend rapidement ses distances vis-à-vis d’elles) et notamment par la question des responsabilités respectives dans le déclenchement de la guerre.
125La continuité avec les conditions d’institutionnalisation de l’histoire du temps présent à la fin des années 1970 doit donc être fortement nuancée tant celle-ci s’effectue sous d’autres auspices.
126Le second argument d’Antoine Prost est de réfuter toute spécificité épistémologique à l’histoire du temps présent.
Certes, la présence des vivants a des conséquences sur l’écriture de l’histoire, sur la façon dont l’historien présente les résultats de sa recherche. Elle l’invite à la prudence et le conduit à peser soigneusement ce qu’il écrit, ce qui infléchit sa recherche même, dans la mesure où l’écriture de l’histoire n’est pas dissociable de la recherche. Pourtant, nous savons tous que, dans notre travail d’historien, nous ne disons pas tout ce que nous savons, ne serait-ce que par nécessité de faire court ; nous effectuons toujours un choix dans nos récits, en fonction des priorités de notre questionnement ou de notre argumentation. Nous avons donc conscience d’une distance entre ce que nous a appris notre recherche et les résultats que nous livrons au public. La pression des contemporains sur l’écriture de l’histoire du présent serait épistémologiquement discriminante si elle conduisait l’historien au mensonge, fût-ce par omission. Ce qui constitue un risque réel, dont il doit être conscient, mais non une fatalité.
De ce point de vue, la différence entre l’histoire du temps présent et les autres histoires, est une différence de degré et non de nature173…
127Cet argument semble plus redoutable que le premier. En effet, il interroge ce qu’il y aurait de spécifique dans l’écriture de l’histoire du présent au regard de celle des autres périodes, arguant que le même contrat de vérité et de précaution s’impose à l’écriture historienne quelle que soit la période concernée. Remarquons tout d’abord que cette position n’est pas contradictoire avec les plaidoyers pour défendre l’histoire du temps présent puisque ceux-ci n’ont eu de cesse de plaider sa normalité épistémologique et méthodologique. Pour le dire comme Antoine Prost, n’est-ce pas là « enfoncer une porte ouverte » ? Nul n’a en effet jamais prétendu qu’écrire sur les morts dispensait l’historien de toute déontologie… Cela dit, la spécificité du rapport au vivant de l’historien du temps présent ne peut être ainsi sous-estimée ni totalement déniée. En histoire du temps présent la difficulté est, en quelque sorte, redoublée puisque non seulement l’historien du temps présent écrit sur les vivants, mais il peut être amené à écrire l’histoire d’une période qu’il a lui-même vécue. Peut-on ne pas tenir compte de cette spécificité alors qu’elle est si prégnante dans la pratique de la recherche174 ? Ce n’est pourtant pas un hasard si, dès sa fondation, l’IHTP a consacré une part non négligeable de son activité à réfléchir à son rapport à la demande sociale ou encore à la place de l’historien dans l’écriture de l’histoire, devenant ainsi l’un des lieux où la notion de réflexivité a été la plus élaborée.
128Certes, comme le souligne Antoine Prost, le présent n’a pas le monopole de l’attention des vivants : il cite comme exemple la réception de l’ouvrage d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur les traites négrières175 et feint de se demander si l’histoire de l’esclavage relève de l’histoire du temps présent. Pour ma part, je serais tenté de soutenir que, si l’histoire de l’esclavage ne relève évidemment pas de l’histoire du temps présent176, en revanche son écriture contemporaine, les réactions et les mobilisations que cette histoire suscite en font bien partie, de même que, si l’étude de la Révolution française ne ressortit pas à l’histoire du présent, le Bicentenaire en procède. Ces mobilisations souvent passionnées, ces rejeux, ces actualisations relèvent de ce qu’on peut appeler, pour prendre à rebours la catégorie proposée par Reinhart Koselleck, la contemporanéité du non-contemporain. On pourrait, pour illustrer cette notion et malgré son côté un peu mécanique, reprendre la métaphore citée par Reinhart Koselleck du hublot de la machine à laver :
Chronologiquement, l’expérience saute des pans entiers de temps, elle ne crée pas la moindre continuité au sens d’une présentation additive du passé. Elle est plutôt […] comparable au hublot d’une machine à laver, derrière lequel apparaît de temps à autre telle pièce bariolée du linge contenu dans la machine177.
129En effet, comme le souligne François Dosse, le temps présent est « bien plus qu’un instant178 », il n’est pas seulement une période constituée du déroulé chronologique comprise entre deux bornes – fussent-elles mobiles –, il est aussi un présent épais. Le présent en effet n’est en rien pelliculaire et ne se réduit pas à la succession des événements qui le composent. Il est, pour reprendre la belle formule de Walter Benjamin, un « entrelacs » de temps travaillé par les surgissements, les réappropriations, les rejeux du passé qui constituent autant d’« après-coups ». Il résonne des « passés qui ne passent pas », des « passés non réglés » (Ernst Bloch179).
130Sans doute peut-on arguer que cette dimension n’individualise pas le temps présent. Et que les présents qui se sont succédé n’ont pas moins résonné des échos du passé. On peut ici rappeler le constat de Marx sur la prégnance des « grands souvenirs » dans la culture politique française du xixe siècle dont il estimait qu’elle était un frein à la formation d’une véritable conscience révolutionnaire en France ou encore les analyses de Michel de Certeau sur la « formalité des pratiques » montrant que le neuf se joue toujours en mobilisant des références anciennes, mais sans que celles-ci empêchent forcément de faire l’œuvre de son temps.
131Mais – je n’ignore pas qu’il s’agit presque d’une inflexion ontologique – peut-on mettre sur le même plan ces usages de l’histoire dont on pourrait trouver des traces fort lointaines et le statut du passé dans les sociétés contemporaines ? De ce point de vue je rejoins volontiers les réflexions de François Hartog :
Une dernière figure, devenue fameuse, de l’inquiétante étrangeté est celle de l’ange de l’histoire. Pour Benjamin, qui l’a mise en circulation, la tempête, qui incessamment pousse l’ange vers un avenir auquel il tourne le dos, est le progrès. À la fin de La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricœur reprend l’image, avec ce commentaire :
« Quelle est pour nous cette tempête qui paralyse à ce point l’ange de l’histoire ? N’est-ce pas, sous la figure aujourd’hui contestée du progrès, l’histoire que les hommes font et qui s’abat sur l’histoire que les historiens écrivent180 ? »
Je le dirai d’une autre façon encore : quand la figure du progrès n’était pas contestée, l’histoire qu’écrivaient les historiens éclairait l’histoire que les hommes faisaient, en donnant à voir celle qu’ils avaient faite. Désormais ou pour l’heure, c’en est fini de ce régime historiographique ! Si l’histoire, le concept moderne d’histoire, sur lequel l’Europe a vécu deux siècles, est toujours là, familier encore, il a perdu de son évidence et de l’efficace que naguère encore on s’accordait à lui reconnaître (avant que ne s’impose la mémoire). Pris dans les rets d’un présent présentiste, il peine à reconnaître le cours nouveau du monde : sa familiarité se charge d’étrangeté181…
132On l’aura compris, la proposition de ne pas individualiser le temps présent et de le dissoudre dans l’histoire contemporaine ne me convainc guère, pas plus que l’argument selon lequel maintenir une dénomination spécifique pour ce champ présenterait le risque de sous-estimer les continuités en exagérant, par effet de la coupure périodique, les changements. Il me semble que les travaux des historiens du temps présent ne tombent guère sous cette critique, comme en témoigne l’intégration de la Première Guerre mondiale dans le travail conduit par l’IHTP sur la violence de guerre ou sur les sorties de guerre dans une perspective résolument comparatiste et inscrite dans la longue durée.
133Bien sûr, l’histoire du temps présent ne peut se prévaloir d’une épistémologie complètement différente de l’histoire considérée dans son ensemble, pas plus, au reste, que les périodes ou les domaines qui fondent le découpage de la communauté historienne en spécialités. La proposition d’Antoine Prost, prise au sérieux, ne pourrait que conduire à ne plus distinguer une quelconque spécialisation des historiens, que celle-ci se fonde sur un découpage périodique ou sur des domaines spécifiques puisque aucune « différence de nature » ne pourra jamais être invoquée. En outre je n’ai, pour ma part, jamais rencontré de texte revendiquant pour l’histoire du temps présent une épistémologie radicalement différente de celle de l’histoire considérée dans son ensemble. C’est plutôt un argumentaire méthodologique qui a été déployé, insistant certes sur les spécificités – écriture du vivant, possibilité de recourir au témoignage, rapport spécifique à la demande sociale182 notamment – mais dans le but exactement inverse : plaider une normalité de traitement plutôt qu’une exceptionnalité. Et quand, par renversement des objections formulées à l’encontre de cette pratique, les artisans de l’histoire du temps présent ont insisté sur ce qui leur paraissait vraiment spécifique – « écrire au milieu du gué » –, c’était plus pour montrer que non seulement cette histoire était possible, mais qu’elle pouvait servir de laboratoire pour entreprendre d’écrire différemment l’histoire de l’ensemble des périodes en se défiant de la fatalisation rétrospective et en invitant à redécouvrir l’ensemble des futurs non advenus, ce que proposent, notamment, Paul Ricœur et Bernard Lepetit183.
134C’est du reste le fait que l’histoire du temps présent nécessite cet effort théorique qui la rend précieuse et qui fait que sa dissolution dans l’histoire contemporaine serait vraisemblablement préjudiciable à toute l’historiographie française et au-delà puisque, quoi qu’on en dise, l’histoire du temps présent telle qu’elle s’est développée en France fait figure de référence pour nombre de pays et qu’elle y est perçue comme un courant historiographique à part entière, voire comme une manière de faire de l’histoire.
135En définitive, en dépit du respect dû à un grand historien, l’argumentaire déployé par Antoine Prost ne relève-t-il pas plus d’une sensibilité idéologique que d’un débat épistémologique184 ?
136Il n’en demeure pas moins que l’histoire du temps présent s’inscrit dans une définition en tension – une tension qui ne semble pas devoir être dépassée –, celle de savoir si elle peut se satisfaire d’une définition « chronologique » – celle qui lui a été donnée dans les années qui ont suivi la création de l’IHTP –, ou bien si elle est susceptible de recevoir une définition substantialiste, que celle-ci soit posée en référence à un événement fondateur (l’effondrement de l’URSS, le 11 septembre 2001, « l’histoire de la dernière catastrophe en date185 »…) ou à un type particulier d’historicité186. Dans ce dernier cas, l’histoire du temps présent correspondrait à un « moment » de la conscience historique, piste suivie tant par François Hartog, Pierre Nora ou Henry Rousso, qui lie régime d’historicité et régime historiographique187.
137Mais cette hésitation doit-elle être tranchée ? Quel en serait le bénéfice pratique et théorique réel ? Les trois acceptions ne doivent-elles pas au contraire cohabiter pour nourrir les horizons de recherche des historiens ?
138Au-delà de cette définition en tension je retiendrai, pour ma part, l’intérêt d’une pratique qui interdit l’écriture naïve de l’histoire et requiert de façon sans doute plus pressante la construction d’une posture réflexive et la prise en compte effective du rapport passé/présent : une manière de faire de l’histoire.
Notes de bas de page
1 Jorge Luis Borges, Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, Paris, Le Rocher, 1951, Union générale d’éditions, p. 129-130.
2 Michelle Perrot, « Les finalités de l’enseignement de l’histoire », dans Colloque national sur l’histoire et son enseignement, Montpellier, 1994.
3 Suzanne Citron, Le mythe national : l’histoire de France en question, Paris, Éditions ouvrières, 1989.
4 Cette ambition ne sera vraiment tenue que plus tard dans le travail entrepris avec Jean Leduc.
5 Pierre Nora, « Ernest Lavisse : son rôle dans la formation du sentiment national », La revue historique, juillet-septembre 1962 ; Id., « Lavisse, instituteur national », dans Les lieux de mémoires, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 247-290 ; Id., « L’Histoire de France de Lavisse », dans Les lieux de mémoires, t. II, vol. 1, La nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 317-376.
6 Ernest Lavisse, « L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationale », dans Id., Questions de l’enseignement national, Paris, 1885.
7 Pierre Nora, « Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson », dans Les lieux de mémoire, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 353-378 et Daniel Denis, Pierre Khan (dir.), L’école et la question des savoirs. Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Paris, CNRS Éditions, 2003.
8 Pierre Nora, « Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson », art. cité.
9 Cité par Olivier Dumoulin, « Les noces de l’histoire et de la géographie », EspacesTemps, n° 66-67, 1998, p. 78.
10 Nous avons esquissé avec Jean Leduc une histoire de ces différentes ébauches dans L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, op. cit.
11 Ernest Lavisse, « Histoire. L’histoire à l’école primaire », dans Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, 1882 [repris dans l’édition de 1911, p. 791-797].
12 Gabriel Monod, « Du progrès des études historiques en France depuis le xvie siècle », Revue historique, n° 1, 1876.
13 Avant même que la paix ne soit revenue, le ministre Jules Simon confie, en avril 1871, une mission d’inspection générale sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie à deux universitaires, Himly, professeur de géographie à la Sorbonne, et Levasseur, professeur d’économie au Collège de France. Les deux chargés de mission remettent leur Rapport général le 3 septembre 1871. À leur constat ils joignent cinquante-cinq propositions « les plus propres, vu la situation présente, à améliorer l’enseignement historique et à créer l’enseignement géographique qui n’existe pour ainsi dire pas » (BAMIP, n° 265, 1871, p. 348).
14 Instructions du 24 septembre 1863 sur l’enseignement de l’histoire en philosophie. BAIP, n° 165, septembre 1863, p. 296-298.
15 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Francs Tireurs, 1945 [Paris, Armand Colin, 2002, p. 126].
16 Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école primaire de la IIIe République, Paris, PUF, 1996.
17 Voir, en dernier lieu, la pétition déclenchée par l’introduction en classe de cinquième (Bulletin officiel spécial, n° 6 du 28 août 2008) de l’étude sur 10 % du temps alloué à l’histoire d’un royaume d’Afrique subsaharienne dont celui du Monomotapa (xve-xvie siècle). Dimitri Casali, « Louis XIV, Napoléon, c’est notre Histoire, pas Songhaï ou Monomotapa », www.pyepimanla.com/juilletaout2010/histoire/ notrehistoire.html.
18 Michelle Perrot, « Les finalités de l’enseignement de l’histoire », dans Colloque national sur l’histoire et son enseignement, op. cit.
19 Je me souviens avoir abordé la question avec Dominique Borne en marge d’un entretien publié par EspacesTemps – « Former les enseignants, enseigner l’histoire et la géographie », réalisé avec Jean-Marie Baldner, Christian Delacroix et Bernard Elissalde, EspacesTemps, n° 57/58, 1995, p. 61-67 – et de lui avoir reproché son insistance sur les finalités. Il avait alors rétorqué que, sans cet argumentaire, la place de la discipline dans l’enseignement serait rapidement réduite. L’ayant fait intervenir, alors qu’il est aujourd’hui retraité, dans le séminaire du master de l’université Cergy-Pontoise, j’ai pu mesurer que ce discours était lié à la fonction qu’il occupait puisque, loin des finalités revendiquées, c’est sur la relation personnelle entre un groupe et un enseignant qu’il a insisté devant les étudiants…
20 Entretien avec l’auteur du 30 juillet 2010.
21 « L’inflexion patrimoniale : l’enseignement de l’histoire au risque de l’identité », en coll. avec Christian Delacroix, ibid., p. 111-136.
22 François Dosse, « Une chance à saisir », EspacesTemps, n° 65/66, 1998, « Histoire/géographie, 1. L’arrangement », p. 137-145.
23 Christian Delacroix et Patrick Garcia, « Deux siècles d’histoire enseignée », ibid., p. 102-110.
24 L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, op. cit.
25 Centre pédagogique régional qui disparaît en 1992 avec la création des IUFM.
26 Par exemple : Benoît Falaize, Laurence de Cock ou encore Alexandra Oeser.
27 Ainsi ai-je appris qu’au Japon, depuis 1945, l’enseignement de l’histoire et de la géographie est associé alors qu’on a coutume d’insister sur la rareté de cette configuration.
28 « Une politique mémorielle européenne ? L’évolution du statut de l’histoire dans le discours des institutions européennes », dans Robert Frank, Hartmut Kaelble, Marie-Françoise Lévy, Luisa Pas-serini, Building a European Public Sphere/Un espace public européen en construction, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p. 179-201.
29 Jacques Lévy et Michel Lussault, introduction à Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Belin, 2000.
30 Rapport de soutenance.
31 Jacques Lévy, « Le désenchantement de la carte. Récit d’aventures », dans L’histoire entre épistémologie et demande sociale, Actes de l’université d’été de Blois septembre 1993, IUFM de Créteil, Toulouse, Versailles, 1994, p. 33-47, ici p. 33.
32 J’appris par la suite qu’un article portant ce titre avait déjà été commis… par le géographe Albert Demangeon, article qu’au demeurant nous avons publié dans le premier des deux numéros consacrés à l’histoire-géographie. Albert Demangeon, « Une demande de divorce » [1903], EspacesTemps, n° 65/66, 1998, p. 93.
33 Je reprends ici quelques éléments développés dans « L’espace géographique et les historiens », dans Jacques Lévy, Michel Lussault (dir.), Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, op. cit., p. 73-92.
34 Daniel Nordman, « La géographie, œil de l’histoire (France, xvie-xviiie siècle) », EspacesTemps, n° 65/66, 1998, p. 44-54.
35 La France est un pays « où la nature […] a versé à pleines mains ce qu’ailleurs elle n’a donné que séparément », Gaston Paris, 1895, cité par Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 4.
36 Ernest Lavisse, Instructions de 1890 rédigées avec Régis Jallifier pour la géographie. Souligné par moi.
37 Lucien Febvre, La Terre et l’humanité. Introduction géographique à l’histoire [1922], La Renaissance du Livre (L’évolution de l’humanité) [rééd. Paris, Albin Michel, 1970].
38 « Dans le domaine des études modernes par contre, les jeunes hommes, façonnés intellectuellement par une culture à base unique de textes, d’études de textes, d’explications de textes, passaient, sans rupture d’habitudes, des lycées où leurs aptitudes de textuaires les avaient seules classés, à l’École Normale, à la Sorbonne, aux Facultés où le même travail d’étude de textes d’explication de textes leur était proposé. Travail sédentaire, de bureau et de papier ; travail de fenêtres closes et de rideaux tirés. De là, ces paysans qui, en fait de terre grasse, semblaient ne labourer que de vieux cartulaires. » Lucien Febvre, « Leçon inaugurale au Collège de France » [13 décembre 1933], dans Combats pour l’histoire, op. cit.
39 François Simiand, « Géographie humaine et sociologie », L’Année sociologique, 1909, repris dans Méthode historique et science sociale, choix et présentation de Marina Cedronio, Paris, Éditions archives contemporaines, 1987.
40 François Dosse, « La ressource géographique en histoire », EspacesTemps, n° 68/69/70, 1998, « Histoire/géographie, 2. Les promesses du désordre », p. 109-125.
41 Cité par Pierre Nora, Essais d’egohistoire, op. cit., p. 360.
42 Georges Duby cité par Patrick Boucheron, « Représenter l’espace. Un défi à relever », EspacesTemps, n° 68/69/70, 1999, p. 60.
43 Cité par François Dosse, « La ressource géographique en histoire », ibid., p. 118.
44 Cité par François Dosse, ibid., p. 118, no 41.
45 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience, Paris, Hautes études/Gallimard/Seuil, 1996.
46 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1, Arts de faire, Gallimard (Folio), 1990. Cf. Patrick Garcia, « Un “pratiquant” de l’espace », dans Christian Delacroix et al. (dir.), Michel de Certeau. Chemins d’histoire, op. cit., p. 219-234.
47 Je suis en ce sens fidèle aux enseignements de Michel Vovelle, grand amateur de spatialisation, pratiquant dès que possible la quantification, mais en même temps sensible à l’événement.
48 Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d’une commémoration, préface de Michel Vovelle, Paris, CNRS Éditions, 2000.
49 Jacques Lévy, L’Europe une géographie, Paris, Hachette, 1997.
50 Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du Monde, Paris, Armand Colin, 2e éd. 2010 ; Id., Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, Paris, Armand Colin, 2011.
51 Patrick Garcia, « Invitation au débat », EspacesTemps, n° 68/69/70, 1998, p. 202-216.
52 Ibid., p. 212.
53 Cette collaboration est née de la participation à un colloque en 1988 dont les actes ont été publiés dans deux volumes successifs : Philippe Dujardin, Jean Davallon, Gérard Sabatier (dir.), Politique de la mémoire, op. cit., et Id. (dir.), Le geste commémoratif, op. cit., auxquels j’ai collaboré conjointement avec Brigitte Marin ; elle s’est poursuivie pendant bien des années dans le numéro de la revue Mots consacré aux gestes d’une commémoration (Mots/Les langages du politique, n° 31, 1992), dans les colonnes des Cahiers de la Villa Gillet (« La transmission », n° 10, novembre 1999) comme dans celles d’EspacesTemps (notamment la livraison « Transmettre aujourd’hui. Retours vers le passé », EspacesTemps, n° 74/75, 2000).
54 Bernard Lepetit, « Propositions pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité », Revue de synthèse, n° 3, juillet-septembre 1990, p. 332-333.
55 Patrick Garcia, « Invitation au débat », EspacesTemps, n° 68/69/70, 1998, p. 213.
56 Ibid., p. 216.
57 Notamment : Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979 et Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
58 Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
59 Voir, par exemple, les travaux d’Olivier Ihl ou de Nicolas Mariot.
60 Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954.
61 Pierre Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, Armand Colin, 1978, p. 10.
62 Histoire et historiens, une mutation idéologique des historiens français, 1865-1885, Toulouse, Privat, 1976. L’historiographie anglo-saxonne s’est montrée plus précoce en la matière.
63 Par exemple Au berceau des Annales, colloque de Strasbourg 1979, Presses de l’IEP de Toulouse, Toulouse, 1983.
64 Signalons aussi parmi les jalons de l’émergence de l’historiographie comme champ académique la thèse d’Olivier Dumoulin, Profession historien, 1919-1939. Un « métier » en crise ?, EHESS, 1983 (dactylographiée).
65 Cité dans l’éditorial du numéro d’EspacesTemps, « L’opération épistémologique », n° 84/85/86, 2004.
66 Arlette Farge, « Histoire sociale », dans François Bédarida (dir.), L’Histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 290 et suiv. François Hartog, pour sa part, parle d’« outsiders ». François Hartog, « L’inquiétante étrangeté de l’histoire », Esprit, février 2011, p. 65-76.
67 Christian Delacroix, « L’histoire entre doutes et renouvellements (les années 1980-1990) », dans L’histoire en France depuis 1945, op. cit., p. 199.
68 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil (Points), 1996.
69 Cf. Christian Delacroix, « De quelques usages historiens de P. Ricœur », dans Bertrand Müller, L’histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, Lausanne, Payot, 2004, p. 99-123. Voir en dernier lieu François Hartog, « L’inquiétante étrangeté de l’histoire », art. cité.
70 Louis Althusser, Bulletin de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, « Sur l’objectivité de l’histoire (lettre à Paul Ricœur) », n° 56, 1953, p. 315.
71 Ainsi François Dosse a non seulement publié une biographie du philosophe, mais aussi de nombreux articles sur Paul Ricœur et l’histoire, faisant ainsi œuvre de « passeur ». Cf. François Dosse, « Paul Ricœur révolutionne l’histoire », EspacesTemps, n° 59/60/61, 1995, « Le temps réfléchi. L’histoire au risque des historiens », p. 112- 122 ; « Paul Ricœur : entre mémoire, histoire et oubli », Les Cahiers français, n° 303, 2001, p. 15-23 ; « Le moment Ricœur », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 69, 2001, p. 137-152 ; ou encore son intervention cette fois devant les députés lors des auditions de la commission Accoyer, « Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée », Rapport d’information n° 1262, Assemblée nationale, 2008, p. 246-253.
72 Cf. Henry Rousso, « Négationnisme », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, op. cit.
73 Patrick Garcia, « L’historiographie et l’épistémologie : une ressource pour enseigner l’histoire ? », dans Cécile dehosson, Aline Robert (dir.), Intelligence des contenus et méthodes d’enseignement, op. cit.
74 Cf. l’article de Christian Delacroix, « La falaise et le rivage. Histoire du “tournant critique” », EspacesTemps, n° 59/60/61, 1995, « Le temps réfléchi. L’histoire au risque des historiens », p. 86-111.
75 J’en ai fait l’expérience quand j’ai suggéré qu’il serait intéressant de conduire une étude du séminaire d’Albert Soboul en s’appuyant sur le témoignage des historiens qui y avaient participé : proposition qui a suscité quelques réactions interloquées.
76 « L’un des deux sujets au moins comporte des documents que le candidat utilise dans sa composition. L’un des deux sujets peut intégrer une dimension d’épistémologie et d’histoire de la discipline. » Arrêté du 28 décembre 2009 définissant les épreuves écrites du Capes.
77 Pour reprendre la formule de Louis Althusser parlant d’une « philosophie spontanée des savants » : Louis Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974.
78 Voir par exemple : Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
79 Pour une présentation de ces démarches, voir Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales. Histoire, sciences sociales, n° 3, 1995, p. 487-522.
80 « Dans l’analyse de la polémique la règle d’est être agnostique vis-à-vis des acteurs, de ne pas faire intervenir les explications de la science actuelle (car elles empêchent de saisir les spécificités des énoncés et des débats du passé), de suivre la fabrication progressive chez chacun des convictions, des énoncés, des savoir-faire », ibid., p. 491-492.
81 Cette enquête par questionnaire lancée dans le cadre d’un partenariat entre le Réseau historiographie/épistémologie de l’histoire, l’ESEN (École supérieure de l’éducation nationale) et l’IHTP a recueilli 221 réponses (dont 7 non exploitables). La synthèse des résultats a été effectuée par Vincent Auzas.
82 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit.
83 Selon le modèle de l’histoire des sciences « sociologisée » évoqué ci-dessus.
84 Antoine Prost, « Seignobos revisité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 43, 1994, p. 106-111.
85 Charles Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Alcan, 1901.
86 Charles Seignobos, L’histoire dans l’enseignement secondaire, Paris, Armand Colin, 1906.
87 Ibid., p. 39.
88 On ne peut toutefois réduire l’épistémologie à son usage dans le cadre des polémiques car, comme le souligne l’éditorial du numéro d’EspacesTemps, intitulé « L’opération épistémologique » (art. cité), « [si] l’épistémologie en sciences sociales ça sert d’abord à faire la guerre, à se démarquer des adversaires, à conquérir une légitimité scientifique […], ça sert aussi en temps de paix pour s’orienter (et se désorienter) dans la production de connaissances empiriques. Vaste domaine des traductions et des appropriations, positives ou négatives, de la ressource épistémologique ».
89 Pour suivre la proposition de Bernard Lepetit de prendre les acteurs au sérieux, c’est-à-dire la part réfléchie de l’action. Bernard Lepetit, « L’histoire prend-t-elle les acteurs au sérieux ? », EspacesTemps, n° 59/60/61, 1995, « Le temps réfléchi. L’histoire au risque des historiens », p. 112-122.
90 J’avais été tenté, après avoir corrigé un lot de copies du Capes portant sur le sujet « Tyrans et dictateurs en Grèce ancienne » sur lequel l’immense majorité des candidats savaient fort peu de chose, de repérer les réseaux d’analogies et les raisonnements qu’ils mettaient en œuvre pour essayer de traiter le sujet.
91 Voir sur ce point la démonstration de Christian Delacroix, « Ce que Ricœur fait des Annales : méthologie et épistémologie dans l’identité des Annales », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Paul Ricœur et les sciences humaines, op. cit., p. 209-230.
92 Rapportée par Bogumil Jewsiewicki Koss.
93 En écho au titre de l’article de François Hartog, « Le temps désorienté », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 50, n° 6, novembre-décembre 1995, p. 219-277.
94 Bernard Le Petit, « Le présent de l’histoire », dans Id. (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 296.
95 Patrick Garcia, « Les territoires de la commémoration. Une conjoncture de l’identité française », Annales historiques de la Révolution française, juillet-septembre 1995, p. 451-458.
96 Michel Vovelle, 1789, l’héritage et la mémoire, Toulouse, Privat, 2007.
97 Patrick Garcia, « Les lieux de mémoire : une poétique de la mémoire ? », EspacesTemps, n° 74/75, 2000, p. 122-142.
98 Enquête de l’IHTP, ponctuée de « Lettres d’information » périodiques, complétée par une enquête en cours du CNRS et de la FNSP sur « La commémoration du Bicentenaire de la Révolution française dans les communes rurales françaises ».
99 Pierre Nora, « L’ère de la commémoration », dans Id., Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t. III, vol. 3, p. 982-983.
100 Thèse en définitive très proche de celles du linguistic turn.
101 Pierre Caron, « Le Cent-cinquantenaire de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 1946, p. 97-114. Pour ne rien dire de la disproportion entre les archives conservées.
102 Philippe Dujardin qualifie joliment ce défilé de chimère : « La Marseillaise ou l’invention chimérique de Jean-Paul Goude », Mots/Les langages du politique, n° 31, juin 1992, « Gestes d’une commémoration ».
103 Patrick Garcia, « Les racines d’un succès : la célébration des “vertus du lieu” lors du Bicentenaire de la Révolution française », dans Daniel J. Grange, Dominique Poulot (dir.), L’esprit des lieux. Le patrimoine et la cité, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1997, p. 315-328 ; Id., « Les politiques commémoratives locales lors du Bicentenaire de la Révolution française (1989) », dans Philippe Poirrier, Vincent Dubois (dir.), Les collectivités locales et la culture. Les formes de l’institutionnalisation xixe-xxe siècles, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture/Fondation Maison des sciences de l’homme/La Documentation française, 2002, p. 165-201.
104 J’ai fait, depuis lors, un constat similaire en travaillant sur le corpus des discours consacrés à l’histoire des présidents de la Ve République.
105 Publié en deux volumes aux Publications de l’université de Provence sous le titre Politiques du passé et Concurrence des passés.
106 « Histoires et mémoires d’ici et d’ailleurs : regards croisés ».
107 Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 94, 2007, présentation du dossier « Mémoires Europe-Asie », p. 310.
108 A contrario le discours condamnant toute reconnaissance comme un acte de « repentance » est souvent articulé à une approche critique de la mondialisation, à l’exemple de Philippe Seguin qui, le premier, reprit ce terme du registre catholique – « déclaration de repentance des évêques de France » (30 septembre 1997) – pour désigner tout regard officiel porté sur le passé qui met en cause la nation.
109 Patrick Garcia, « Quelques réflexions sur la place du traumatisme collectif dans l’avènement d’une mémoire monde », postface à Traumatisme collectif pour patrimoine : regards croisés sur un mouvement transnational, Vincent Auzas, Bogumil Jewsiewickikoss(dir.), Québec, Presses de l’université de Laval. 2008, p. 373-380.
110 Patrick Garcia, « Jacques Chirac au Panthéon. Le transfert des cendres d’André Malraux », art. cité, p. 205-223 et « Les panthéonisations sous la Ve République : redécouverte et métamorphoses d’un rituel », dans Maryline Crivello, Jean-Luc Bonniol (dir.), Façonner le passé, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2004, p. 101-118.
111 Patrick Garcia, « Une commémoration incertaine : le 8 mai 1945 », dans Christian Delporte, Denis Maréchal (dir.), Les médias et la Libération en Europe (1945-2005), Paris, L’Harmattan (Les medias en actes), 2006, p. 419-437 ; Id., « Mises en scène d’un rituel : les installations des présidents de la République. 1947-1974 », dans Évelyne Cohen, Marie-Françoise Lévy (dir.), La télévision des Trente Glorieuses. Culture et politique, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 219-238.
112 C’est d’ailleurs pour souligner cette dimension que j’avais sous-titré mon doctorat « Une conjoncture de l’identité française ».
113 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
114 Patrick Garcia, « Exercices de mémoire ? Les pratiques commémoratives dans la France contemporaine », Les Cahiers français, n° 303, 2001, p. 33-39.
115 À paraître sous le titre : Il était une fois la France. Les présidents de la République et l’histoire de Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy, Paris, Gallimard (Bibliothèque des essais), 2014.
116 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, (1949), op. cit., p. 59.
117 Sur les conditions de la dissolution du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, cf. Laurent Douzou, La Résistance : une histoire périlleuse, Paris, Seuil (Points), 2005, p. 197-214.
118 Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique [1954], Paris, Seuil (Points), 1975, p. 34-35 et 51.
119 Cf. infra.
120 Voire l’EHESS, qui se dotait en 1976 d’une direction d’études consacrée à l’« histoire du présent » confiée à Pierre Nora.
121 François Simiand, « Méthode historique et sciences sociales. Étude critique d’après les ouvrages récents de M. Lacombe et de M. Seignobos », Revue de synthèse historique, 1903.
122 Extrait de mon propos introductif au colloque « Temps présent et contemporanéité », Paris, 24-26 mars 2011.
123 Jean Lacouture a fondé la collection « Histoire immédiate » au Seuil et a rédigé l’article « Histoire immédiate » dans La Nouvelle histoire (Jacques Revel, Roger Chartier et Jacques Le Goff [dir.]) parue chez Retz en 1978 dont « dix articles essentiels » – n’y figurent pas les entrées « Présent » et « Mémoire collective » rédigées par Pierre Nora – ont été republiés sous le même titre (sous la seule direction de Jacques Le Goff) chez Complexe en 1988.
124 Jean-François Soulet, L’histoire immédiate, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1994, p. 3.
125 Id., L’histoire immédiate, sources et méthodes, Paris, Armand Colin, 2009.
126 C’était déjà la position défendue par Seignobos : « Au lieu d’observer directement des faits, elle opère indirectement en raisonnant sur des documents. Toute connaissance historique étant indirecte, l’histoire est essentiellement une science de raisonnement. Sa méthode est une méthode indirecte, par raisonnement. » C. Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, op. cit.
127 François Bédarida, « Le temps présent et l’historiographie contemporaine », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 69, 2001.
128 Pierre Laborie, Les Français des années troubles, Paris, Seuil, 2001, p. 10, no 2.
129 L’histoire du temps présent « couvre une séquence historique marquée par deux balises mobiles. En amont, cette séquence remonte jusqu’aux limites de la durée d’une vie humaine, soit un champ marqué d’abord et avant tout par la présence de « témoins » vivants, trace la plus visible d’une histoire encore en devenir […]. En aval, cette séquence est délimitée par la frontière, souvent délicate à situer, entre le moment présent – « l’actualité » – et l’instant passé. » (Denis Peschanski, Michael Pollak, Henry Rousso, « Le temps présent, une démarche historienne à l’épreuve des sciences sociales », Cahiers de l’IHTP, n° 18, juin 1991.)
130 Voir notamment Henry Rousso, Le syndrome de Vichy (1944- 1987), Paris, Seuil, 1987, ou encore avec Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Gallimard (Folio histoire), 1996 pour la seconde édition. Pour ne citer qu’un seul exemple, le numéro 18 des Cahiers de l’IHTP (1991) contient deux chapitres consacrés aux « usages politiques du passé ».
131 Henry Rousso, La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998, p. 63.
132 Karel Bartosek, Les aveux des archives, Prague-Paris-Prague, 1948-1968, Paris, Seuil, 1996.
133 Notamment dans : Aubrac. Lyon 1943, Paris, Albin Michel, 1997.
134 Ainsi les deux « affaires » ont notamment été commentées par Daniel Bensaïd, Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’Histoire, Paris, Fayard, 1999, par Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. Entre la chaire et le prétoire, op. cit., p. 37-55 et par Henry Rousso, La hantise du passé, op. cit., p. 91-93 et 122-135.
135 Denis Peschanski, « L’affaire de L’aveu : de l’art de faire avouer les archives », Libération, 13 novembre 1996.
136 Alexandre Adler, « L’histoire à l’estomac », Le Monde, 15 novembre 1996.
137 « Il faudra bien dire et redire que nous sommes encore nombreux, très nombreux, à savoir, par les archives et le raisonnement historique, que les héros sont les héros, le combat de l’Espagne républicaine le bon combat, les sacrifices exceptionnels du couple Aubrac l’honneur de la France, Artur et Lise London les symboles indestructibles de l’authentique passion communiste » (Alexandre Adler, art. cité).
138 François Bédarida, « Qui est Karel Bartosek ? », Le Monde, courrier des lecteurs, 17 novembre 1996 ; « Pour Karel Bartosek », Le Monde, 24-25 novembre 1996, pétition signée par Jean-Pierre Azéma, Jean-Jacques Becker, François Bédarida, Serge Berstein, Pierre Broué, Philippe Buton, Stéphane Courtois, Jean-Luc Domenach, Pierre Grémion, François Hincker, Pierre Kendé, Marc Lazar, Philippe Levillain, Pierre Milza, Henry Rousso, Jean-François Sirinelli, Nicolas Werth, Annette Wieviorka et Michel Winock. Cette pétition inaugure une longue série de prises de position collectives et publiques des historiens sur les questions qui les divisent. Olivier Dumoulin note à propos de la multiplication de ce phénomène : « Une partie de la corporation des historiens s’entredéchire et prétend résoudre, en une colonne ou deux, des divergences d’interprétation que bien des articles savants et pesants ont bien du mal à trancher dans le registre académique. » O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien, op. cit., p. 37.
139 Pierre Nora publiera par la suite la version originale de L’Aveu. Cf. François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, op. cit., p. 203- 206.
140 François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.
141 Stéphane Courtois (dir.), Le livre noir du communisme. Crimes, terreurs, répression, Paris, Robert Laffont, 1997.
142 Ainsi deux coauteurs du Livre noir – Jean-Louis Margolin et Nicolas Werth – se désolidarisent publiquement de l’interprétation développée par Stéphane Courtois dans l’introduction de l’ouvrage : « Retour sur le communisme d’État », Le Monde, 2 février 1996.
143 Maurice Agulhon, Jean-Pierre Azéma, François Bédarida, Laurent Douzou, Henry Rousso, Dominique Veillon, Jean-Pierre Vernant et Daniel Cordier – acteur de la Résistance devenu historien « amateur ».
144 « Table ronde », cahier spécial de Libération, « Chapitre un. Préliminaires pour un débat », Libération, 9 juillet 1997, intervention de Lucie Aubrac.
145 Lucie Aubrac, « De l’éloge au soupçon », commentaire sur le déroulement de la table ronde, Libération, 10 juillet 1997.
146 Laurent Douzou expose notamment sa perception du débat dans La Résistance française : une histoire périlleuse, op. cit., p. 262-268.
147 Dans son article réactif – Antoine Prost, « Les historiens et les Aubrac : une question de trop », Le Monde, 12 juillet 1997 – celui-ci adresse cette critique aux historiens présents : « L’insinuation inconvenante [aux parents de Raymond Aubrac morts à Auschwitz] est délibérée puisqu’elle se trouve dans un texte publié après que les auteurs l’ont corrigé. » Henry Rousso la rejette en ces termes : « On nous a reproché d’avoir posé la question sur les parents et surtout de l’avoir publiée. […] Mais outre le fait que c’est un résistant, c’est-à-dire un pair, un égal du couple Aubrac qui a mis cette question sur le tapis et non un historien, il faut savoir que nous avons été quelques-uns à demander qu’elle ne figure pas dans la publication, une demande à laquelle Daniel Cordier a volontiers accédé […]. Or c’est Lucie Aubrac elle-même qui a refusé formellement que cette question soit retirée du texte publié. » Henry Rousso, La hantise du passé, op. cit., p. 134.
148 Henry Rousso, commentaire de la table ronde, Libération, 11 juillet 1997.
149 François Bédarida, commentaire de la table ronde, Libération, 12 juillet 1997.
150 Antoine Prost, « Les historiens et les Aubrac : une question de trop », art. cité.
151 Claire Andrieu, Diane de Bellescize, « Les Aubrac, jouets de l’histoire à l’estomac », Le Monde, 17 juillet 1997. Il est à remarquer que le titre de l’article – qui est peut-être dû à la rédaction du Monde – reprend celui de l’article d’Alexandre Adler sur le livre de Karel Bartosek.
152 Claire Andrieu, Christian Bougeard, Laurent Douzou, Robert Frank, Jean-Marie Guillon, Pierre Laborie, François Marcot, Pierre Mencherini, Denis Peschanski, Jacqueline Sain-clivier, Serge Wolikow, « Déplorable leçon d’histoire », Libération, 25 juillet 1997.
153 Olivier Dumoulin parle à ce propos d’un véritable « psychodrame historiographique ». Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien, op. cit., p. 49.
154 En reprenant ces étiquettes j’ai conscience d’opérer une simplification commode mais forcément à la limite de la caricature.
155 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 52-53.
156 Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003 ; Rémy Cazals, « 1914- 1918 : oser penser, oser écrire », Genèses, 46, mars 2002, p. 26-43 dont une partie s’intitule : « Témoignages de combattants et intuition d’historiens » (p. 33-36).
157 Ibid., p. 34.
158 Cf. Saul Friedländer, qui écrit à propos de l’historisation du nazisme : « Même si l’on affirme et réaffirme sa propre interprétation des faits, on est toujours clairement amené à choisir non entre des faits, mais entre des interprétations enracinées dans des jugements de valeur qui ne peuvent être ni prouvés ni réfutés. »« Réflexions sur l’historisation du national-socialisme », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 16, octobre-décembre 1987, p. 43-54, ici p. 53. Voir aussi à ce propos Enzo Traverso, Le passé, mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005 et son article « Historiser le national-socialisme. Un dialogue judéo-allemand » dans Christian Delacroix et al. (dir.), Historicités, op. cit., p. 257-272.
159 Ces controverses appelleraient un développement beaucoup plus important en s’appuyant notamment sur les dossiers constitués par chacun des protagonistes. Tel n’est pas mon objet dans le cadre de ce travail.
160 Pieter Lagrou, « L’histoire du temps présent en Europe depuis 1945 ou comment se constitue et se développe un nouveau champ disciplinaire », La Revue pour l’histoire du CNRS, op. cit., p. 415.
161 Selon l’état des lieux présenté par Anne Pérotin-Dumon, « Historizar el pasado vivo en América Latina ou l’histoire du temps présent sur le mode latino-américain », au séminaire « Les écritures de l’histoire contemporaine », IHTP, 29 janvier 2010.
162 Signalons néanmoins, à l’initiative de Joan Wallach Scott, Andrew Aisenberg, Brian Connolly, Ben Kafka, Sylvia Schafer, Mrinalini Sinha, la publication de History of the Present a Journal of Critical History (http://www.historyofthepresent.org/) indiquée par Peter Schöttler lors du colloque « Temps présent et contemporanéité ».
163 Pieter Lagrou, « De l’actualité de l’histoire du temps présent », Bulletin de l’IHTP, n° 75, juin 2000, « L’histoire du temps présent, hier et aujourd’hui ».
164 Antoine Prost, « L’histoire du temps présent : une histoire comme les autres ? », Cahiers d’histoire immédiate, n° 30-31, automne 2006/printemps 2007, « Bilan et perspectives de l’histoire immédiate », p. 21-28.
165 Comme le montre pour l’Afrique la communication de Koffi Nutefé Tsigbé, « Histoire contemporaine ou histoire du temps présent au Togo ? Analyse des travaux soutenus au département d’histoire et d’archéologie de l’Université de Lomé (1990-2010) » lors du colloque « Temps présent et contemporanéité ».
166 Voir en particulier les travaux de Nicolaï Kossopov.
167 Op. cit., p. 22.
168 Lire sur ce point : Nicole Loraux, « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di Storia, n° 12, 1980, p. 55-81.
169 C’est ce qu’a mis en évidence le cycle de notre séminaire consacré en 2002 et en 2003 à « Le temps présent à l’épreuve du passé » (en collaboration avec Henry Rousso).
170 « Notre société actuelle, avec son organisation et ses besoins, date de la révolution, et, pour la bien comprendre il faut bien la connaître. » Victor Duruy, circulaire du 24 septembre 1863.
171 Qui été remise en cause au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale pour être progressivement restaurée d’abord en terminale en 1962 puis de façon plus assurée pour le collège et le lycée au début des années 1980.
172 Cf. Charles Seignobos, « L’enseignement de l’histoire comme instrument d’éducation politique », dans Conférences du Musée pédagogique. L’enseignement de l’histoire, 1907. C’est précisément cette revendication qui est contestée par les fondateurs des Annales ; Lucien Febvre assénant pour sa part dès 1919 lors de l’ouverture de son cours à Strasbourg : « Une histoire qui sert est une histoire serve », dans « L’histoire dans le monde en ruines » [Leçon d’ouverture à la Faculté des Lettres, Strasbourg, 4 décembre 1919], Revue de synthèse historique, t. XXX, n° 88, 1920.
173 Op. cit., p. 26.
174 Le travail en cours de Valérie Higounet rédigeant la biographie du négationniste Robert Faurisson, exposé lors du colloque « Temps présent et contemporanéité », en est une illustration saisissante.
175 Cf. Patrick Garcia, « France 2005 : une “crise historique” en perspective », dans Bogumil Jewsiewicki Koss, Érika Nimis (dir.), Expériences et mémoire. Partager en français la diversité du monde, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 337-352.
176 Contrairement à la position soutenue par Catherine Coquery-Vidrovitch dans une intervention donnée lors de la journée par le CVUH (Comité de vigilance face aux usages politiques de l’histoire) le 4 mars 2006, « Le passé colonial, entre recherche scientifique et usages mémoriels », dans laquelle elle affirmait que l’histoire de l’esclavage relève de l’« histoire immédiate » puisque certaines personnes âgées et toujours vivantes ont eu des grands-parents esclaves. http://video.rap.prd.fr/paris1/cvuh/coquery.mov. Cette piste a été suivie par Serge Bilé, Alain Roman, Daniel Sainte-Rose, Paroles d’esclavage. Les derniers témoignages, Saint-Malo, Pascal Galodé, 2011, dont les témoignages, à rebours du propos, montrent une mémoire transmise très réduite et l’importance que tient dans ce cas la reconstruction a posteriori d’un « vécu transmis ». Voir la position toute en nuances développée par l’anthropologue Jean-Luc Bonniol. Jean-Luc Bonniol, « La montée de la revendication mémorielle relative à l’esclavage colonial », http://dakirat.hypotheses.org/archives-ramses2/pour-une-histoire-de-la-memoire-entre-europe-et-mediterranee/jean-luc-bonniol-la-montee-de-la-revendication-memorielle-relative-a-l’esclavage-colonial.
177 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduction de Jochen et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 312-313.
178 Titre de sa communication au colloque « Temps présent et contemporanéité », op. cit.
179 Cité par Françoise Proust, L’histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Éditions du Cerf, 1994.
180 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 650.
181 François Hartog, « L’inquiétante étrangeté de l’histoire », art. cité.
182 Au demeurant fortement critiqué par Gérard Noiriel dans son introduction à Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999, intitulée « Pour une autre histoire du temps présent », p. 943.
183 Paul Ricœur, « Remarques d’un philosophe », dans IHTP, Écrire le temps présent, Paris, CNRS Éditions, p. 35-41 et Bernard Lepetit « Le présent de l’histoire », dans Id., Carnet de croquis. Sur la connaissance historique, op. cit., p. 252-283.
184 Il ne s’agit pas d’une attitude récente puisque l’histoire du temps présent n’est pas mentionnée dans les Douze leçons sur l’histoire, op. cit.
185 Selon la formule du médiéviste Hermann Heimpel, cité par Pieter Lagrou, « De l’actualité du présent », Bulletin de l’IHTP, n° 75, juin 2000, « L’histoire du temps présent, hier et aujourd’hui ».
186 C’est une des questions que pose Henry Rousso dans l’article « Histoire du temps présent » du Dictionnaire des sciences humaines, Sylvie Mesure, Patrick Savidan (dir.), Paris, PUF, 2006.
187 Lire en dernier lieu Henry Rousso, La dernière catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard (Essais), 2012, dont les apports n’ont pas été pris en compte dans ce texte écrit avant sa parution.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’exercice de la pensée
Machiavel, Leopardi, Foucault
Alessandro Fontana Jean-Louis Fournel et Xavier Tabet (éd.)
2015
Ethnographie, pragmatique, histoire
Un parcours de recherche à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie)
Michel Naepels
2011