Introduction : s’inclure dans le tableau
p. 9-20
Texte intégral
Tout ceci n’était ni vrai, ni faux mais vécu.
André Malraux1
Notes pour une soutenance, rédigées le 25 février 1993 :
Avant de parler en historien de méthodologie et de conclusions, permettez-moi de me livrer modestement au jeu de l’egohistoire tel que le goût s’en est développé depuis les entretiens pionniers parus dans Le Débat.
La satisfaction de le faire n’est pas seulement narcissique, elle participe, à mon sens, du contrat de vérité constitutif de la discipline historique et éclaire très largement les conditions et les raisons de l’écriture de cette thèse.
En premier lieu, parler de commémoration c’est parler d’enracinement, de lien, du culte de morts révérés ou discutés mais incontestablement partagés.
Comme mon patronyme l’indique ce n’est pas vraiment mon cas. Seul un tiers de mes aïeuls sont de nationalité française et encore toute trace d’enracinement dans un quelconque terroir a-t-elle disparu depuis bien longtemps.
L’histoire n’est pas pour moi un exercice de généalogie, encore que cette profession qui est mienne doive sans doute beaucoup à la figure d’un grand-père disparu en 1941 qui, militant ouvrier anarcho-bolchévique, se jetait sur tous les livres d’histoire qui lui tombaient sous la main et dont ma mère a pieusement entretenu le souvenir.
C’est d’ailleurs par l’engagement militant que je suis venu trois fois à l’histoire.
La première fois, dès le collège, quand, pour suppléer à mon absence de racines dans un milieu qui affirmait les siennes – celui des enfants de Carcassonne dans lequel mon accent teinté de banlieue parisienne me stigmatisait, tandis que mon ignorance complète de l’espagnol m’empêchait d’être inclus dans les enfants d’une immigration à laquelle du reste je n’appartenais pas –, j’ai commencé à multiplier les exposés fleuves sur la Commune de Paris, puis sur la guerre d’Espagne (ce fut mon premier contact avec les archives) et la Résistance. La série se poursuit naturellement au lycée où je me procure, pour contrer un enseignant imprégné d’un Furet dont je ne connaissais pas le nom… La Révolution française de Pierre Gaxotte ! avant de retourner chez le libraire pour y trouver un livre plus à ma convenance et découvrir le Précis d’histoire de la Révolution française d’Albert Soboul. Dans une suite logique – et chronologique – ma classe de première est mobilisée par une autre révolution, russe celle-là.
Du roman familial et de la double passion de l’histoire et de la politique de ce grand-père mythique – « toujours très propre malgré son foulard rouge » et toujours prêt à affronter les Camelots du Roi (il y perdit un œil si j’en crois le récit familial) – je me suis donc fait une véritable patrie, celle des hommes en lutte, de La condition humaine et de L’espoir. Mon internationalisme spontané et réactif aux enracinements dont j’étais – pensais-je alors – exclu m’a conduit – c’était l’air du temps (Maxime Le Forestier chantait « J’m’en fous de la France on m’a menti ») – à regarder avec une distance toujours plus affirmée un roman national dont je ne retenais que ceux qui à mes yeux préfiguraient d’autres cieux : Robespierre et les communards.
Dans ce contexte, je dois avouer que, comme Aragon trente années plus tôt, c’est « mon parti qui m’a rendu les couleurs de la France ». En effet, après une maturation qui m’a vu m’affilier successivement à presque tous les groupes et groupuscules de gauche, le XXIIe congrès du PCF – et l’influence de mon professeur de français – ont emporté ma conviction et m’ont ainsi permis de retrouver ce que je considérais alors comme mes origines ouvrières. Le destin d’Antoine Bloyé2 me serait évité.
J’acquis donc enfin une « petite patrie » sans renoncer à la grande, celle du mouvement ouvrier et progressiste international comme on disait encore.
Dans le même temps, Althusser m’avait fait vaciller vers la philosophie. La khâgne y mit bon ordre et Heidegger d’un côté, mon professeur d’histoire de l’autre, me ramenèrent vers Clio.
C’est en licence d’histoire que je commençai mes années de plein engagement politique qui devaient me conduire à la présidence de l’Aget-Unef, au bureau national de l’Unef, puis à la direction de l’UEC de Toulouse et à sa direction nationale. 1978-1982, quatre années où j’étais, enfin, ce que j’avais toujours aspiré à devenir : un militant professionnel, même si, en moi, l’ombre de Tchen murmurait souvent que ce « monde que je construisais n’était pas fait pour moi ». Pourquoi ne le suis-je pas resté ? La conjoncture lourde de ces années l’explique sans doute. Comme aussi la valorisation du savoir qui faisait également partie de ma culture et qui me retint toujours de vraiment franchir le pas.
En d’autres temps sans doute… Mais ce ne furent pas les miens.
Puis vint le temps de la rupture politique pressentie, et quelques années plus tard, assumée. Une maîtrise d’été, une errance d’un an au bout de laquelle je revins plein de mes doutes vers ma seule formation professionnelle socialement reconnue : l’histoire.
L’agrégation fut un challenge : prouver a contrario que je pouvais – encore – être un bon étudiant. Résister aux persiflages de mes condisciples du Mirail, décrocher une admissibilité avant de venir me réfugier en tant qu’auditeur libre à Saint-Cloud, loin de mes terres de militance.
Que faire l’agrégation en poche ? En d’autres termes, comment se satisfaire d’une vie de « prof » ordinaire pris entre les copies, les conseils de classe et les vacances sans pouvoir vraiment envisager une autre activité sociale.
C’est alors que la commémoration du Bicentenaire de la Révolution s’ouvrit devant moi, troisième retour vers l’histoire. Certes, je m’étais bien juré de me tenir à l’écart du politique. Mais je ne connaissais pas le grec pour emboîter le pas de la séduisante école française d’études helléniques, ni assez de latin pour m’interroger sur le féodalisme : restait l’époque moderne et contemporaine.
Je pris ma carte d’étudiant comme j’avais pris d’autres cartes et m’inscrivis avec Michel Vovelle sur la base d’un projet assez fruste d’affrontement de figures emblématiques – Danton/ Robespierre. Il m’aiguilla vite vers une voie plus globale.
Le choix de Michel Vovelle était loin d’être innocent. Il associait trois caractéristiques à mes yeux essentielles. Il était historien des mentalités et pour moi l’attitude politique relevant des mentalités était l’insondable mystère posé par ma pratique militante. Il était communiste mais, tout comme moi alors, « critique ». Enfin, il parlait de ce qui, depuis mon engagement au PCF, devenait toujours plus ma famille : le patrimoine révolutionnaire français, « la Grande Révolution ». Mon projet initial évolua, mon rêve étant désormais de prendre la mesure de l’efficacité « des appareils idéologiques d’État », d’assister au combat qui opposerait les tenants de l’éradication de l’exception française – qui signifiait mon « déracinement » – à ses défenseurs dont j’étais – bien qu’obscur – par héritage et vocation.
J’ai joué le jeu ! Je me suis livré à fond – avec l’aide de mes amis d’EspacesTemps que le hasard d’une pétition pour un XXVe congrès extraordinaire, qui n’eut jamais lieu, m’avait fait rencontrer – à l’analyse des entretiens qualitatifs sur la Révolution française que nous avions recueillis.
Ce fut dans la douleur que l’image prit corps d’une solitude patrimoniale que ne compensaient pas les chants révolutionnaires qui ponctuaient les pauses puis, plus terrible encore que la découverte d’une opinion publique dans laquelle je ne pouvais me retrouver, l’analyse de son fondement, le regard rétrospectif sur tout un passé dont je n’étais qu’un maillon et qui, en dépit d’engagements courageux, reposait peut-être sur un mirage – le mythe de la rupture radicale et délibérée. De ce point de vue, le livre collectif Révolutions, fin et suite fut un véritable travail de deuil, une table rase, la pratique du doute systématique en même temps qu’un aboutissement, le réveil d’une conscience critique anesthésiée par les années de « praxis » de l’activisme estudiantin.
Enfin, la tension cessa pour céder à une nouvelle inquiétude. Que font-ils lorsqu’ils commémorent puisqu’ils ne font pas ce que je croyais qu’ils faisaient ? D’où l’accent mis, aujourd’hui, sur les pratiques, sur ce qui, à mes yeux, demeure le mystère de la fête, de ces costumes du passé que je n’ai jamais pu moi-même, en aucune occasion, arborer de peur d’y perdre ma dignité.
Sans racines d’aucune sorte, j’interroge encore l’enracinement. Et je comprends que la pratique de l’histoire est pour moi la posture du témoin légitime.
On comprend, dès lors, ma sensibilité aux deux termes contradictoires des manifestations du Bicentenaire : la distanciation manifestée par de nombreux créateurs et une partie considérable des intellectuels parisiens et l’enracinement qui s’exprime de la manière la plus éclatante par ces milliers d’arbres plantés en 1989. Au fond, ma propre tension.
Tous ces mots étaient-ils inutiles ? Je n’ai nullement le goût de la confession – qui n’appartient pas à mon univers mental – et pour le divan – ce n’est ni le lieu, ni le mode.
Il s’agissait seulement d’expliciter les conditions de la fabrique, non pas de l’histoire, mais d’une thèse d’histoire dont l’artisan n’a pas la naïveté de croire que sa position d’extériorité lui est donnée mais dont il sait qu’elle est le fruit incertain d’un violent combat et d’un dialogue au corps à corps que chaque ligne poursuit et dont chacune porte les stigmates.
Faut-il ajouter avant de défendre méthodologie et conclusions, de soutenir mon travail pour employer le terme consacré, que ces lignes furent les premières écrites et qu’elles ont permis que ce travail se fasse, en lui donnant son sens puisqu’il n’est de sens que dans le dévoilement ?
Paris, le 26 février 1993, 0 heure 15.
1Dix-huit ans ont passé presque jour pour jour depuis que j’ai écrit ce texte communiqué seulement à quelques amis, conservé dans le dossier « correspondance thèse » de mon disque dur et transféré depuis lors d’ordinateur en ordinateur. Je n’en ai presque rien modifié, hors quelques scories orthographiques et typographiques.
2Des mots écrits ce soir-là, aucun ne fut prononcé lors de la soutenance de ma thèse : Les territoires de la commémoration. Une conjoncture de l’identité : le Bicentenaire de la Révolution française (1989), le 29 octobre 1994 à l’université Paris 13. Jean-Clément Martin, qui en avait été l’un des rares destinataires, me l’avait expressément recommandé et je n’avais pas eu de mal à suivre son conseil puisqu’en vérité ce texte n’avait pas été conçu pour cela. Il était à usage privé, une sorte d’embrayeur pour entamer la rédaction de mon travail, une rampe de lancement, une façon de donner sens aux heures passées devant mon ordinateur et de stimuler l’envie d’aller jusqu’au bout, de tenter de répondre, pour moi-même, à la question « Qu’est-ce que je fais là ? ». Si je le divulgue aujourd’hui, en introduction de cet itinéraire, c’est pour attester le fait que le travail d’élucidation de mon rapport à l’écriture de l’histoire n’est rien moins que conjoncturel et lié à un exercice imposé.
3Une seconde fois le texte qu’ouvrent ces lignes précède la rédaction du travail que je dois présenter dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches que je prépare aujourd’hui et j’en éprouve la même nécessité, bien que, cette fois, l’exercice d’egohistoire soit plus attendu même s’il n’est nullement requis, l’arrêté définissant ce que doit être l’habilitation à diriger des recherches évoquant un « Mémoire de synthèse des activités scientifiques » sans autre précision. C’est dire cependant qu’à mes yeux il ne s’agit pas d’un pensum dont il faudrait, bon gré mal gré, s’acquitter, fût-ce en en édulcorant le principe, mais bien d’un véritable besoin intellectuel car écrire ne peut jamais être, pour moi, seulement une réponse à une demande institutionnelle. Écrire l’histoire est aussi un dialogue avec moi-même et si je prends un réel plaisir à le faire, je n’en écris pas moins, le plus souvent, comme à reculons – d’où le choix de mettre en exergue cette citation d’un entretien avec Linda Lê paru dans Le Monde4. Ce n’est pas que je confonde histoire et fiction – je n’ai jamais osé le second genre – mais, même dans notre écriture balisée d’archives et de références, appuyée sur le travail d’une communauté, normée par la méthode, j’hésite toujours à coucher mes interprétations sur le papier, sans doute parce qu’écrire est à mes yeux un acte grave, éminemment sérieux, qui engage profondément. C’est pourquoi je m’accroche à mes phrases, ne cessant de les tordre pour qu’elles ne me trahissent pas5. Il faut donc, chaque fois, que je fasse renaître le désir d’écriture qui ne prend source que dans le sens donné au fait d’écrire et donc à ma relation à ce que j’écris.
4L’histoire du genre egohistoire est désormais bien connue. Elle vient d’être encore éclairée par les pages que lui consacre François Dosse dans sa biographie de Pierre Nora6. Ce qu’il faut bien appeler un genre s’enracine dans le projet éditorial de Pierre Nora de rassembler quelques itinéraires d’historiens célèbres pour accompagner et affirmer la montée en puissance du « je » dans l’écriture de l’histoire et mettre l’accent sur ce qu’il nomme « le nouvel âge de la conscience historique ». Encore faut-il noter que l’usage du « je » n’a pas été immédiatement évident pour les historiens les premiers confrontés à l’exercice, comme le prouve le premier jet de l’egohistoire de Georges Duby récemment publiée par Patrick Boucheron dans Le Débat7 et dans lequel le grand médiéviste emploie pour parler de son itinéraire la troisième personne avant d’opter dans la version définitive pour le pronom personnel. Plus qu’à une véritable autobiographie, c’est à une tentative d’objectivation de leur itinéraire intellectuel, d’élucidation du « lieu » d’où ils écrivent – pour suivre une proposition forte de Michel de Certeau – que Pierre Nora avait convié les historiens qui, les premiers, acceptèrent de relever le défi8. Cette proposition participe de la construction d’une posture réflexive. La présentation de l’ouvrage, signée de son maître d’œuvre et que j’ai eu à de multiples reprises l’occasion de commenter devant des étudiants, précise l’ambition de l’ouvrage9 :
Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage. L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait10.
5J’avoue que ce contrat me convient et que je n’y vois pas, comme Arlette Farge, le « témoignage d’un sourd désarroi11 » des historiens mais un exercice salutaire, au minimum pour celui qui s’y livre, sans doute, au-delà, pour ceux qui auront à faire l’histoire de l’histoire, voire pour les lecteurs éventuels. Dès lors le ton ne pourra être celui de ma première tentative dont je mesure le côté trop « existentiel » : cette fois, ce n’est pas pour moi seul que j’écris. En effet, comme y insiste François Dosse :
Cet exercice pose […] le délicat problème que l’on retrouve autant dans le genre biographique qu’autobiographique : où placer la frontière entre la sphère de l’intime, du jardin secret, et la sphère publique, séparation qui n’est jamais vécue comme telle par personne tant l’imbrication est grande entre ces deux domaines ? Mais jusqu’où peut-on aller dans le dire ; peut-on se contenter dans cet exercice d’un mi-dire12 ?
6Mais l’alternative au « mi-dire » – dont je néglige ici l’acception lacanienne pour prendre l’expression en son sens le plus réduit – n’est cependant pas le tout-dire. Au reste, cette seconde alternative ne pourrait relever que de l’illusion et supposerait une transparence de la conscience qui n’est pas plus donnée aux historiens qu’aux autres individus. « Tout-dire » reviendrait à lâcher des bribes sans cohérence comme ces associations que sollicite l’analyste du patient allongé sur le divan, car la cohérence, comme nous l’a appris Paul Ricœur, provient de la mise en récit et de l’intrigue qui structure un récit. Le récit, même de soi, de son parcours, est tentative de maîtrise et suppose un maître d’œuvre qui l’organise, s’efforce de lui donner sens, même s’il peut arriver – c’est la meilleure destinée qu’on puisse lui souhaiter – qu’il donne à penser, y compris par ce qui échappe à celui qui écrit.
7Plus raisonnablement, comme Pierre Nora le propose, faut-il se contenter de tenter d’expliciter, d’« élucider » pour reprendre une formule chère à Michel de Certeau, « le lien entre l’histoire qu’on [fait] et l’histoire qui vous a fait ». En présenter une interprétation ni fausse, ni vraie mais, du moins, vécue, « vérité tensive » (François Dosse) s’il en est. Cet effort participe, selon moi, d’une exigence dès lors que l’on adopte les thèses du présentisme épistémologique telles que les définissait Henri-Irénée Marrou : à savoir le fait que l’histoire est pleinement un questionnement adressé du présent au passé, questionnement élaboré et déployé par un historien qu’on ne peut, de ce fait, mettre entre parenthèses. Au demeurant, dater cette prise de conscience de l’auteur de De la connaissance historique (1954) est inexact et injuste car la question de la place de l’historien comme acteur de l’historio-graphie13 le précède de loin. Non seulement Michelet parlait du « moi-histoire », mais même les historiens méthodiques, chantres de l’effacement de l’historien au profit du « nous » de la communauté scientifique qu’ils cherchaient à constituer, n’ignoraient pas la subjectivité à l’œuvre dans la recherche historique, invoquant volontiers la nécessité d’imaginer le passé à partir de ce que l’historien connaît du présent14. Ainsi Charles Seignobos fait de sa sincérité la garantie ultime de la synthèse sur l’histoire nationale qu’il publie en 1933. Il explicite dans les premières lignes de l’introduction, le titre (Histoire sincère de la nation française) qu’il lui donne en ces termes :
Le titre insolite et probablement ridicule donné à cet ouvrage marque le sentiment qui m’a inspiré. Il signifie que j’ai dit sincèrement comment je comprends le passé, sans réticence, sans aucun égard pour les opinions reçues, sans ménagement pour les convenances officielles, sans respect pour les personnages célèbres et les autorités établies15.
8Évidemment il ne s’agit pas de construire une fausse continuité. En recueillant ses Essais d’egohistoire, Pierre Nora s’inscrit délibérément en rupture avec les conventions d’écriture de l’histoire qui ont prévalu depuis le moment méthodique et qui, d’une certaine manière, s’étaient même durcies quand l’histoire entendait devenir science et « attend[ait] peut-être son Saussure16 » comme l’affirmaient – non sans un soupçon de réserve – Pierre Nora et Jacques Le Goff en introduction de la trilogie Faire de l’histoire publiée quelques années plus tôt pour consacrer le triomphe de la « Nouvelle Histoire ». Mais, comme souvent en histoire de l’histoire, il s’agit d’un travail à nouveaux frais sur un chantier ancien.
9Reste que le modèle de l’essai d’egohistoire s’est comme démocratisé en étant intégré aux travaux à rassembler pour soutenir une habilitation à diriger des recherches pour ceux, du moins, qui interprètent l’obligation de produire un « mémoire de synthèse des activités scientifiques » comme la possibilité de se confronter avec le genre ego-historique. Et il serait d’ailleurs souhaitable que ces textes bien souvent inédits, non seulement faute d’éditeurs mais par la volonté même de leurs auteurs17, soient publiés – au minimum étudiés – dans leur ensemble et leur diversité pour brosser le portrait collectif de la recherche contemporaine en sciences humaines – puisque cette exigence n’est pas le lot des seuls historiens. Un tel travail, n’en doutons pas, serait un précieux apport à la sociologie du métier d’historien à la constitution de laquelle appelait déjà Lucien Febvre18. Paris le 16 février 2011, 14 h 3319.
Notes de bas de page
1 Clappique, André Malraux, La condition humaine.
2 Du nom du personnage éponyme d’un roman de Paul Nizan que l’ascension sociale – pourtant modeste – met en porte à faux avec ses origines de classe.
3 Le jury était composé de Michel Vovelle (directeur de thèse), Robert Frank, Jean-Clément Martin et Pascal Ory. Le texte de l’exposé de soutenance a été publié dans les Annales Historiques de la Révolution française, juillet-septembre 1995, p. 451-458.
4 « Vous savez, pour écrire, il faut se monter le bourrichon, faire cohabiter une forte présomption et une grande humilité, avoir une nette perception de la vanité des choses », Linda Lê, entretien, Le Monde, 19 novembre 2010. La formule est reprise de Gustave flaubert : « Oh ! comme il faut se monter le bourrichon pour faire de la littérature ! Et que bienheureux sont les épiciers ! », Correspondance, 20 avril 1860.
5 Les amis – notamment Christian Delacroix et Jean Leduc – à qui j’adresse le plus systématiquement les versions successives de mes articles s’amusent parfois de leur accumulation et m’interrogent quelquefois, avant de s’engager dans la lecture, pour savoir si la « version définitive revue » est bien l’ultime version du texte ou une version appelée à être démentie quelques heures plus tard.
6 François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, Paris, Perrin, 2011, chapitre 20 « L’écriture de soi : les Essais d’egohistoire », p. 389-396.
7 Georges Duby, « Ego-histoire. Première version inédite », Le Débat, n° 165, mai-août 2011, p. 101-120.
8 Il est remarquable que beaucoup de ceux qui refusèrent, malgré les demandes réitérées de Pierre Nora, de répondre favorablement s’y sont livrés par la suite comme Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant ou Annie Kriegel, témoignant ainsi de la résistance spontanée du milieu historien à l’écriture de soi comme de son changement d’attitude progressif.
9 Pierre Nora (dir.), Essais d’egohistoire, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1987. Y figurent les essais de Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, René Rémond. Auparavant Pierre Nora avait déjà accueilli dans sa collection « Témoins » l’autobiographie d’Emmanuel Le Roy Ladurie racontant son engagement au parti communiste (Paris-Montpellier : PC-PSU, 1945-1963, Paris, Gallimard, 1982).
10 Pierre Nora (dir.), Essais d’egohistoire, op. cit., « Présentation », p. 7.
11 Arlette Farge, « L’histoire inquiète », Le Débat, n° 49, mars-avril 1988, « Autour des Essais d’egohistoire », p. 127.
12 François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, op. cit., p. 393.
13 Dans la suite de ces pages j’utilise « historiographie » pour désigner le champ de recherche portant sur l’histoire de l’histoire et « historio-graphie » pour désigner l’acte d’écrire l’histoire.
14 Voir sur ce point l’article d’Antoine Prost, « Seignobos revisité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 43, 1994, p. 106-111, qui le premier procède à une relecture et une réévaluation de l’épistémologie de l’histoire proposée par les historiens méthodiques et insiste sur la place qui y est dévolue à la subjectivité.
15 Charles Seignobos, Histoire sincère de la nation française, Paris, Alcan, 1933.
16 Pierre Nora, Jacques Le Goff, « Introduction », dans Id. (dir.), Faire de l’histoire, t. I, « Nouveaux problèmes », Paris, Gallimard (Folio), 1974, p. 14, souligné par moi.
17 Quelques exceptions cependant parmi lesquelles le géographe Jacques Lévy (Egogéographies. Matériaux pour une biographie cognitive, Paris, L’Harmattan, 1995), Gérard Noiriel (Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin [Socio-Histoires], 2003) ou, plus récemment, Patrick Boucheron (Faire profession d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010). C’est le sens de la collection dans laquelle est publié ce texte.
18 Lucien Febvre, « Vers une autre histoire » [1949]. Repris dans Id., Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953 (rééd. Agora-Pocket, 1992). C’est l’objet du programme Histinéraires, « La fabrique de l’histoire telle qu’elle se raconte », retenu par l’Agence nationale de la recherche, qui démarrera officiellement en 2014. Voir le carnet du réseau de recherche : http://crheh.hypotheses.org.
19 Pour l’essentiel le texte publié aujourd’hui est conforme à sa version primitive.
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