Lire Foucault, aujourd’hui
p. 269-292
Texte intégral
1Foucault est devenu, aujourd’hui, patrimoine national, en France, et peut-être même patrimoine mondial. À l’occasion des vingt ans de sa mort12 les manifestations portant sur sa pensée se sont multipliées à l’échelle planétaire. On ne compte plus les colloques, les rencontres, les débats : le philosophe français a été, pour ainsi dire, canonisé, il fait partie désormais des saints et martyrs du calendrier sécularisé de la seule histoire qui nous reste : l’histoire des commémorations et des célébrations, à l’enseigne de la mémoire. Foucault, valeur d’usage de ce qui a été, jusqu’à la fin des années 1980, la culture politique, est devenu valeur d’échange de la nouvelle politique culturelle ; le dernier « fonctionnaire de l’humanité ».
2La culture politique : Foucault avait très tôt pris ses distances par rapport à l’institution (tout en enseignant au Collège de France), en soumettant à l’analyse des champs et des domaines traditionnellement exclus des disciplines académiques : la folie, les techniques punitives, les prisons, le pouvoir microphysique, la « gouvernementalité », les pratiques pénitentielles, les exercices du « souci de soi », les jeux de vérité ; il avait inauguré un style de militantisme diffus, lié aux luttes sur le terrain partout où étaient en jeu les droits et les libertés (les prisonniers, les immigrés, les dissidents soviétiques, le fascisme en Espagne, les dictatures dans les pays de l’Est) ; il avait opposé à « l’intellectuel universel » (genre Sartre, disons), comme directeur de conscience et maître des conduites, l’« intellectuel spécifique », qui pense et agit là où il travaille à partir d’activités et de savoirs locaux (dans les hôpitaux, les usines, les écoles, etc.) ; il avait fait de la pensée une politique, de l’analyse une pratique, de la connaissance une bataille, en liquidant les mythes, les dogmes et les orthodoxies dominants avec une sorte d’allégresse barbare, nietzschéenne, sans la morgue des philosophes officiels et l’arrogance, souvent, des spécialistes. L’« effet Foucault » (pour reprendre le thème d’un colloque milanais de 1985) avait consisté essentiellement dans la séduction exercée par un nouveau style de travail intellectuel : non plus les exégèses, les commentaires et les herméneutiques, les déchiffrements du vrai derrière les mots, l’enquête sur ce que la philosophie dévoilerait ou occulterait, la nostalgie de l’Être perdu, la correspondance entre le monde et l’ordre du discours, mais la question radicale de la pensée, qui n’appartient en propre à personne (et encore moins aux philosophes de profession), parce que, comme il le disait dans un de ses derniers cours, en 1983 : « ceux qui savent ce qu’est réellement le réel de la philosophie […] n’ont pas besoin de cet enseignement explicite sous forme des mathêmata. Il leur suffit d’une endeixis : d’une indication13 ».
3La politique culturelle : d’objet de batailles, Foucault est devenu, à l’intérieur des plus de 3000 études qui lui ont été consacrées (sans compter les thèses, que l’on ne compte plus), objet de discours, discours universitaires, médiatiques, commémoratifs et célébratifs : le profil d’une nouvelle consensualité. La bataille est finie, de même que l’on a décrété en 1989, à l’occasion du bicentenaire, que la Révolution est finie. L’indication a été perdue, et elle a été traduite elle-même en mathema. Les vulgates de sa pensée en ont très vite édulcoré, si ce n’est même effacé, la critique, l’attitude critique par rapport aux habitudes, vieilles et anciennes, de la pensée. Une cohorte infinie de « chercheurs » a transformé les « bombes » que, selon Foucault, devaient être ses écrits en une sorte d’interminable exercice talmudique, très souvent obséquieux, quand il n’est pas dévotionnel. Foucault, philosophe « malcommode », philosophe « impertinent », ne dérange plus : il a été objectivé, on a fait de sa pensée presque une discipline (surtout dans les pays anglo-saxons), avec ses spécialistes et ses lieux assignés : centres d’études, chaires universitaires, instituts de recherche, sociétés savantes et associations. Dans l’immense bibliographie foucaldienne se sont dessinées les lignes de partage devenues désormais canoniques : le premier Foucault, celui de la littérature, le Foucault lecteur de Bataille, d’Artaud et de Blanchot ; puis le Foucault du pouvoir, des dispositifs et des technologies de pouvoir (la « microphysique » et la « gouvernementalité ») ; le Foucault, à la fin, de la « spiritualité » et des exercices de « subjectivation » de type stoïque. Au fur et à mesure se sont atténuées les anciennes critiques, souvent malveillantes, de la part surtout des historiens, sur la documentation dont se servait Foucault pour ses analyses, et donc sur leur pertinence. Quant aux doutes et à la perplexité des philosophes sur la place à lui assigner à l’intérieur de leur domaine, ils sont désormais lointains. On a assisté plutôt à toute une floraison de manipulations, souvent de falsifications, à propos de concepts comme celui de « biopouvoir », disponible pour tous les usages et tous les abus. En outre, une bonne partie des travaux récents, même éloignés des thèmes habituels de Foucault, semble être contaminé par le « style » du philosophe dans l’usage et la lecture des textes, dans le sillage de toute une myriade d’études, de commentaires et d’interprétations pour établir des continuités et des ruptures dans sa pensée, et pour distinguer en elle ce qui sert encore et ce qui ne sert plus, l’acceptable et l’inacceptable. Enfin se sont multipliés les habituels parallèles avec tel ou tel philosophe, politologue, historien, passé et présent (la liste serait longue et fastidieuse).
4Pourtant Foucault, on le sait, n’aimait pas que l’on parle de lui comme d’un « auteur ». De son vivant, il avait pris toutes les précautions pour ne pas créer une « école » ; tout au plus voulait-il que l’on continuât à travailler à partir des « pistes », comme il le disait, qu’il avait tracées, surtout dans les cours. À ce propos, dans une interview de 1975, quand on lui avait demandé quel était son rapport à Nietzsche, il avait répondu : « La présence de Nietzsche est de plus en plus importante. Mais me fatigue l’attention qu’on lui prête pour faire sur lui les mêmes commentaires que l’on a faits ou qu’on ferait sur Hegel ou Mallarmé. […] La seule marque de reconnaissance qu’on puisse témoigner à une pensée comme celle de Nietzsche, c’est précisément de l’utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier. Alors, que les commentateurs disent si l’on est ou non fidèle, cela n’a aucun intérêt14. » Le conseil n’a pas été suivi. Au contraire, se sont dessinés à nouveau des types de regroupements et d’orthodoxies ; les foucaldiens de gauche et ceux de droite, surtout après la sortie du cours de 1979 sur le libéralisme ; et il y a désormais un Foucault des littéraires, des politologues, des antiquisants, un Foucault français, italien, américain, japonais, un Foucault matérialiste et un Foucault spiritualiste, et ainsi de suite. Tout le monde s’est réparti l’héritage et Dieu reconnaîtra les siens.
5Quoi qu’il en soit, le philosophe français est devenu le plan de consistance, l’axe porteur d’un nouveau type de consensus, le dernier philosophe en qui, avec un peu de bonne volonté dans le meilleur des cas et une dose calculée de mauvaise foi dans le pire des cas, tous peuvent se retrouver et se reconnaître. Sartre est sorti de scène par la porte de service, suivi par ses erreurs comme par une meute de chiens ; Lévi-Strauss, toujours en vie, n’est plus qu’un fossile géologique de la glaciation structuraliste ; Althusser est un mauvais souvenir (il a étranglé sa femme) ; Lacan est l’objet de sourdes batrachomyomachies entre les écoles et les groupes qui, d’une façon ou d’une autre, se revendiquent de lui ; Derrida a donné un peu d’oxygène aux spécialistes américains de littérature, et il est désormais catalogué pour l’éternité comme le penseur de la « déconstruction ». Foucault est resté le seul philosophe « universel ». « Nous sommes tous des enfants de Foucault », tel était le titre d’un article récent paru dans un supplément du Monde. En somme, puisque Deleuze, comme Sartre, ne sert à rien, parce qu’il est illisible, parce qu’il oblige à penser autrement, en dehors des vieilles habitudes et des inerties traditionnelles, le siècle ne sera pas deleuzien, comme le disait Foucault, il sera en revanche foucaldien. Sa pensée, qui semble accessible à tous, ne fait plus peur, elle ne suscite plus les irritations, les controverses et les critiques dont elle a été l’objet, au cours de débats souvent féroces, jusqu’à la fin des années 1980.
6Les temps ont changé : les nouvelles techniques sécuritaires, et la menace du terrorisme, ont déplacé l’axe de la politique intérieure vers la politique extérieure, des nations vers le monde. Pour comprendre ce monde, les analyses de Foucault sur les disciplines, sur les micro-pouvoirs et les gouvernementalités, semblent vieillies de façon précoce ; elles ne servent plus pour les usages pour lesquels elles sont nées ; elles sont presque devenues lieu commun. Que le pouvoir ne soit plus quelque chose qui se transmet comme un bien, quelque chose auquel on puisse assigner une place bien définie, mais un ensemble diffus de techniques, de tactiques et de stratégies liées aux rapports de force toujours changeants, est un fait acquis. De même que l’idée selon laquelle l’État a perdu sa centralité et selon laquelle le futur appartient au néolibéralisme et à ses rationalités de gouvernement. Après avoir fourni des analyses qui concernent « les gens », les problèmes de tous les jours, et pas seulement ceux des spécialistes, Foucault a indirectement contribué à élargir les vieilles frontières des disciplines universitaires, qui se le sont discrètement approprié. Grâce à Foucault, on peut à présent faire de la politique sans passer à travers « la politique », celle des partis, des mouvements et des organisations, avec à l’horizon la figure rassurante du souci de soi et des « esthétiques de l’existence ». On n’est plus dans la politique, on est dans le soi et dans le social (ce que l’on appelle le « sociétal ») ; et les innombrables études sur le soi et sur le social semblent avoir trouvé en Foucault leur point d’appui et de référence. Le soi et le social sont ce qu’il reste de la politique, comme attitude critique, comme volonté de rendre intelligible le monde, lorsque l’on a éliminé les luttes. La défense, certes légitime, des droits acquis a sectorialisé ces luttes, les a repliées dans des conflictualités essentiellement protestataires et défensives. La vieille politique, celle qui constitue l’arrière-fond et l’origine de la pensée de Foucault, est née de la confrontation avec l’État. Mais quelle politique mettre en œuvre contre la société globalisée, avec ses nouvelles techniques d’assujettissement et de domination ? Et que reste-t-il des luttes partielles, locales, à l’intérieur des petites institutions « totales », face au nouveau Léviathan de la société mondiale ? Comment opposer à ce Léviathan les analyses de Foucault sur les anciennes sociétés européennes ? La raison fondamentale du consensus foucaldien se situe justement là, dans cette émergence du soi et du social qui a sonné le glas de la politique, de la vieille culture politique. À défaut d’autre chose, pour le moment, s’occuper de soi, s’occuper des problèmes du quotidien et des gens, est apparu à beaucoup comme la dernière résistance contre les menaces et les dangers d’un monde qui reste insaisissable pour les catégories et les instruments conceptuels dont nous disposons. Repli donc sur Foucault, dont la pensée, réduite à une phraséologie et à quelques concepts décontextualisés, a donné l’illusion de pouvoir continuer à faire de la politique dans les bibliothèques et dans les manifestations publiques. La vulgate foucaldienne a pris la place de la vulgate marxienne, celle qui a dominé la scène politique de la fin de la guerre jusqu’en 1968. Foucault a donné l’impression que même ce que Sartre appelait le « pratico-inerte » pouvait être « problématisé », face à de nouveaux conflits qui ont peu de chose à voir avec les résidus de la lutte des classes, de la révolution et des lendemains qui chantent. Mais peut-être a-t-on jeté trop tôt le bébé avec l’eau du bain.
7Voilà en gros, et sous bénéfice d’inventaire, les raisons, quelques-unes des raisons, des usages et du consensus posthume dont la pensée de Foucault est devenue l’objet dans les analyses du social diffus, dans les réflexions sur le soi et dans les simplifications de la politique culturelle. Mais la question reste ouverte : si tel est « l’effet Foucault » en 2005, pourquoi cet effet, somme toute assez paradoxal et tout à fait imprévisible il y a vingt ans ? Et comment lire alors Foucault, aujourd’hui, comment le réinsérer dans la culture politique dans laquelle et de laquelle il est né, comment en réactualiser les enjeux et en rallumer les feux, en reprenant ce que le philosophe disait en 1975 : « La seule chose qui soit vraiment triste, c’est de ne pas se battre […] Au fond, je n’aime pas écrire ; c’est une activité très difficile à surmonter. Écrire ne m’intéresse que dans la mesure où cela s’incorpore à la réalité d’un combat, à titre d’instrument, de tactique, d’éclairage. Je voudrais que mes livres soient des sortes de bistouris, de cocktails Molotov ou de galeries de mine, et qu’ils se carbonisent après usage à la manière des feux d’artifice15. »
8Première précaution : ne jamais désarticuler, dissocier les cours, les livres et les lignes d’actualisation, comme les appelait Deleuze, que sont les multiples interventions réunies dans les quatre volumes des Dits et écrits. Les cours au Collège de France ont été le laboratoire, le moment de fusion de la pensée, la phase d’incandescence, la pensée dans sa constitution et dans son premier mouvement : les livres, dans lesquels beaucoup de cours n’ont jamais conflué, ou seulement en partie, représentent une sorte de sédimentation, de mise en forme de la pensée après la phase d’expérimentation ; les interventions, les articles épars et les interviews (Foucault a été sans aucun doute le philosophe le plus interviewé de l’après-guerre, comme s’il détenait une parole de vérité, ayant valeur d’oracle) constituent l’emprise et le prolongement de la pensée et de l’œuvre dans le présent, dans l’actualité, dans l’immédiat. Ces trois moments sont indissociables, constitutivement indissociables, ce sont trois registres de la même activité dont l’articulation a été rendue possible par ce que j’appellerais le « militantisme » de Foucault, au sens à la fois étroit et élargi du terme. Le militantisme, cela signifie ceci : je n’écris pas et je n’interviens pas pour que vous en sachiez plus, mais pour vous fournir, comme je le peux – à travers des analyses, des recherches et des éclaircissements – des armes et des instruments pour vos luttes, là où vous les menez. Or, ce caractère indissociable a été rapidement désarticulé dans les lectures que l’on a faites et que l’on continue de faire. Foucault est lu par blocs, par thèmes, par périodes, et le mouvement de la pensée, indépendamment des champs et des objets sur lesquels elle s’applique, est segmenté, replié, aligné sur des problèmes qui ne sont pas ceux de Foucault, mais de ceux qui l’utilisent. La pensée disparaît, restent les objets ; eux peuvent servir, elle non, car la pensée, par définition, ne « sert » à rien ; elle sert uniquement à penser. En outre, dans la cartographie de cette pensée, de nombreuses zones restent obscures : par exemple les analyses sur les techniques pénitentielles chrétiennes, et celles sur la parrêsia, le dire-la-vérité, le parler vrai (la « mission de ceux qui savent »), thème des deux derniers cours, sans lesquels il est difficile, sinon impossible, de suivre le parcours de Foucault depuis L’ordre du discours jusqu’aux analyses sur le pouvoir et jusqu’à Surveiller et punir. Première précaution, précaution technique, donc : ne jamais désarticuler les trois registres, ne pas interrompre le mouvement, ne pas fragmenter les séquences de la pensée, pour des usages locaux et nécessairement extrinsèques, surtout de la part des politologues et des historiens, qui ont pris Foucault pour un des leurs.
9Seconde précaution, celle-ci plus théorique. S’il est vrai que les trois registres évoqués ci-dessus ne doivent pas être désarticulés, quel est le type d’intelligibilité de la pensée de Foucault, à quel type de lecture, à quel genre de « compréhension » se prête-t-elle ? Considération préliminaire : chaque pensée authentique, chaque philosophie qui change notre façon de voir les choses et notre rapport au monde, requiert une lecture spécifique, un changement des critères de lecture habituels, changement qui présuppose un changement de soi-même, une metanoïa, une conversion. Or il n’y a pas de pensée qui se prête plus que celle de Foucault à une lisibilité immédiate, à une compréhension immédiate, par rapport à celle des philosophes cités auparavant. Pour lire Foucault, il semble que ne soit nécessaires ni un outillage conceptuel préliminaire, ni une formation spécifique, ni un apprentissage technique des instruments de la pensée et de la tradition philosophique elle-même, des Grecs jusqu’à nos jours. Foucault accessible à tous, comme on le disait. Mais il s’agit certainement d’une illusion, d’une ruse de la pensée. Il suffit de considérer, par exemple, l’écart qui subsiste entre ce qui est dit, sur le plan des énoncés, et le locus auquel ces énoncés sont suspendus, leur a priori épistémologique, comme on aurait dit autrefois : la place du fou, au début, la place du roi dans les Meniñas de Velasquez, la place, à la fin, de celui qui dit le vrai. Que l’on pense également aux continuels déplacements, aux pas en avant et aux pas en arrière, aux promesses non tenues, aux questions restées ouvertes et sans réponse, aux projets non réalisés (par exemple par rapport au plan initial de ce qui devait être l’« histoire de la sexualité »). Que l’on pense enfin aux tentatives de Foucault pour rétablir une sorte de continuité entre les objets de ses analyses, à partir de constantes reformulations et reproblématisations. Dans ces écarts, dans ces mouvements « browniens » de la pensée, réside ce que j’appellerais, faute de mieux, son « incompréhensibilité » pour une lecture immédiate et acritique : pour une lecture sans précautions.
10Un « grand philosophe » (Heidegger) écrivait à un ami, en 1930 : « Au bout de deux décennies d’études approfondies sur Platon, je dois vous avouer une chose : la structure de la pensée platonicienne est pour moi totalement obscure » ; une déclaration d’autant plus significative pour un philosophe dont une de ses élèves, Hannah Arendt, a dit une fois que c’était le plus grand lecteur de textes qu’elle avait jamais connu. Cet être, ou ce devenir obscur, pourrait constituer le caractère de la grande philosophie : « parce que – dit toujours Heidegger – chaque œuvre philosophique, si c’est vraiment une œuvre philosophique, amène le philosophe au-delà des positions acquises par l’œuvre même ; tel est en effet le sens d’une œuvre philosophique : ouvrir de nouveaux horizons, faire advenir le nouveau, imprimer de nouvelles impulsions, en vertu desquelles les moyens propres à l’œuvre s’avèrent dépassés et insuffisants ». C’est comme s’il subsistait une marge d’incompréhensibilité (ne pas avoir prise sur) entre ce que pense la pensée et ce qui est pensé. Hegel, sur le point de mourir, aurait dit : « Un seul homme m’a compris. Et encore, même lui ne m’a jamais vraiment compris. » Nietzsche : « On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être. » Karl Kraus : « l’artiste c’est seulement celui qui sait faire de la solution une énigme » : ceci vaut aussi pour le grand philosophe. Et l’on pourrait clore ce bref inventaire par les réflexions de Proust sur l’incompréhensibilité des écrivains qui changent les règles du jeu, la façon de voir le monde, les formes de la sensibilité, car, comme on le disait, le monde n’a pas été créé en une seule fois, mais chaque fois qu’est apparu un grand écrivain.
11On pourrait faire toute une histoire de l’« incompréhensibilité » de toute grande philosophie, surtout dans des sociétés efficaces et pragmatiques comme la nôtre, où la pensée semble ne servir à rien d’autre qu’à ajouter un « supplément d’âme » au positivisme informatique qui est désormais notre quotidien et notre ligne d’horizon. Mais que signifie alors comprendre ? Cum-prehendere, attirer vers soi, faire sien, annexer, saisir en entier, comme on saisit une chose, comme on s’annexe un territoire, ou comme on s’approprie un bien, sur la base de présupposés acquis et d’habitudes sédimentées. C’est de cette façon que les kantiens ont annexé au territoire kantien, les hégéliens au territoire hégélien, les marxistes au marxisme, les phénoménologues à la phénoménologie, et ainsi de suite : traduction, transport, annexion, avec tous les effets de domination et de falsification qui en dérivent. Il y a ensuite, à un niveau inférieur, les annexions et les contraintes disciplinaires, une discipline n’étant rien d’autre qu’un ensemble de règles auxquelles doit être plié tout ce qui s’avère étranger et qui existe en dehors des disciplines elles-mêmes. Il y a enfin la linéarisation et la normalisation des manuels. À partir du xviie siècle, lorsque sont nées les écoles modernes et que les savoirs sont devenus « enseignables », toutes les activités de la pensée, toutes les formes de la connaissance, ont été nécessairement réduites à des schémas leur permettant de fonctionner selon des critères de continuité, de cohérence, d’identité. Tout ce qui ne rentre pas dans les schémas, tout ce qui résiste aux normes, est exclu et éliminé comme étranger, insignifiant, souvent même dangereux. C’est ainsi que des savoirs irréductibles aux critères de la « science », comme l’alchimie et l’astrologie, et plus tard l’hypnose jusqu’à Charcot, et la sexualité jusqu’à Freud, ont été relégués aux marges du champ de l’enseignable, de la même façon qu’ont été éliminés les savoirs que l’on dit mineurs, les savoirs assujettis, à partir desquels Foucault, comme on le sait, après leur avoir posé la question des effets de pouvoir, a construit ses nombreuses et patientes « généalogies ».
12Traduction donc de système à système ; coercition disciplinaire ; normalisation des manuels : telles sont les trois opérations canoniques et réglementaires à travers lesquelles se sont constituées les pratiques de lecture qui sont les nôtres. Mais alors, par-delà ces opérations, comment penser la pensée ? Comment garantir les caractères et les légitimités qui lui sont propres ? Comment « lire » une pensée neuve, s’il est vrai que toute lecture « universaliste » est indue, et que ne sont pertinentes que les lectures spécifiques qui se dotent de façon préliminaire d’instruments tout aussi spécifiques ? En somme : quel type d’opérations, d’adaptations, mettre en œuvre pour lire ce qui se présente comme nouveau et différent par rapport à ce que l’on sait déjà ? L’hypothèse que je suggère, brièvement, l’indication que je propose, c’est que « l’incompréhensibilité » de toute pensée nouvelle dérive du fait qu’elle se présente et s’offre comme radicalement et constitutivement ambiguë. Et que signifie « ambigu » ? Ambigu, cela ne veut pas dire qu’il y a, entre les plis, des secrets à découvrir, un non-dit qu’il s’agirait de ramener à la lumière, un impensé qu’il faudrait rendre pensable, avec les techniques habituelles des herméneutiques, et selon des critères qui remontent aux trois (ou quatre) niveaux de lecture des textes bibliques. Énigmatique, cela ne veut pas dire non plus qu’il existe un sens, un grand signifiant, qu’il faudrait débusquer quelque part et qui irriguerait tout ce qui est dit, qui distribuerait de l’intelligibilité à toutes les discursivités locales. Énigmatique, cela signifie simplement ceci : dispersion et dissémination des énoncés, multiplicité des perspectives, réponse, tour à tour, à des questions posées par le temps, réponses à réélaborer et à remanier avec le changement de ce que Machiavel appelait la « qualité des temps », incidence sur un présent toujours mobile, souvent chaotique, insaisissable immédiatement ; cela signifie discontinuité, apories, impasses et aussi incohérences et contradictions liées à la nécessité de reformuler constamment les questions et les interrogations. Une pensée énigmatique, c’est donc une pensée liée radicalement au présent, et qui n’applique pas au présent des catégories transcendantes ou transcendantales, mais qui naît et meurt avec le présent lui-même, déjà posthume au moment même où il s’annonce et s’énonce. Liée au temps, au présent, toute grande pensée, toute pensée neuve, est en ce sens fondamentalement « ambiguë », comme l’est, à sa façon, la pensée de Foucault. Telle est l’hypothèse, le point de départ.
13Il convient ainsi de remarquer, de façon préliminaire, que cette pensée a été très vite visée par les opérations évoquées précédemment : traduction et adaptation dans des systèmes et des catégories de type kantien, hégélien, marxien, phénoménologique, pour ne citer qu’eux, à travers le feu croisé des objections qui lui ont été faites de tous côtés, et qui donnent la mesure de l’irritation et des perplexités des garants et des gardiens de ces systèmes. Il y a eu aussi les soupçons disciplinaires : dans ses analyses, Foucault n’a pas vu ceci, n’a pas tenu compte de cela : il a dit que la folie n’existe pas, mais qu’il n’existe que des formes de médicalisation de conduites « dangereuses » ; il ignorait la clinique allemande et autrichienne ; il ne parle pas des prisons de l’Ancien Régime, comme si la prison était une institution née avec les réformes pénales de la fin du xviiie siècle ; il connaît mal les puritains de la révolution anglaise ; il a lu Marx à sa façon, en le plaçant dans la même « epistémè » que Ricardo ; il ne parle pas des sceptiques dans ses cours sur les exercices du souci de soi dans l’Antiquité, et ainsi de suite. La liste serait longue, et mériterait une étude en soi ; les erreurs, les pas de côté, les lacunes, les pas en arrière et les pirouettes de Foucault. Une fois que, après sa mort, les soupçons se sont dissipés, que les animosités se sont assoupies, que les disciplines se sont remises en bon ordre, sa pensée est d’ores et déjà disponible pour un première mise en manuels : elle a cessé d’être opératoire, elle est devenue désormais bonne pour les commémorations médiatiques et les utilisations académiques. Dans les vieilles polémiques, on avait oublié quelque chose : Foucault n’est pas un historien qui a produit des « savoirs », c’est un philosophe qui s’est servi de l’histoire pour proposer un nouveau chemin, avec des finalités et des buts qui lui sont propres et qui ont peu de chose à voir avec la « scientificité » des études des chercheurs et avec les compétences des spécialistes.
14Il était facile de prévoir, eu égard aux présupposés mêmes de cette pensée, qu’elle allait donner lieu à des controverses et à des escarmouches de toutes sortes et de tous ordres. Parmi ces présupposés, il semble y avoir, dès le début, une attitude que Foucault lui-même a défini comme étant celle du « sophiste habile », à savoir, pour citer des noms, Calliclès dans le Gorgias et Thrasymaque dans la République de Platon. À ce propos, répondant en 1973 à un interlocuteur brésilien, après le cours sur La vérité et les formes juridiques, Foucault disait ceci (la citation mérite d’être rapportée entièrement, on ne saurait mieux dire) : « Je pense que les sophistes sont très importants. Car nous avons là une pratique et une théorie du discours qui est essentiellement stratégique : nous bâtissons des discours et nous discutons non pas pour arriver à la vérité, mais pour vaincre. C’est un jeu : qui perdra, qui vaincra ? C’est pour cela que la lutte entre Socrate et les sophistes me paraît très importante. Pour Socrate cela ne vaut la peine de parler que si l’on veut dire la vérité. En deuxième lieu, si pour les sophistes, parler, discuter, c’est chercher à remporter la victoire à n’importe quel prix, voire au prix des ruses les plus grossières, c’est que pour eux la pratique du discours n’est pas dissociable de l’exercice du pouvoir. Parler, c’est exercer un pouvoir, parler, c’est risquer son pouvoir, parler, c’est risquer de réussir ou de tout perdre. Et il y a là quelque chose de très intéressant, que le socratisme et le platonisme ont complètement écarté : le parler, le logos, enfin, à partir de Socrate, n’est plus l’exercice d’un pouvoir ; c’est un logos qui n’est qu’un exercice de la mémoire16. » Déclaration significative, qui pourrait dessiner les contours de l’attitude préliminaire de Foucault : la vérité non comme dépôt de certitudes et d’évidences, de connaissances et de savoirs légitimes et légitimés, mais comme enjeu d’une bataille. Attitude sophistique, donc ?
15La prémisse, le premier pas, est la suivante : « on croit que… », commence par dire Foucault ; mais ensuite il ajoute : « en vérité les choses ne sont pas ainsi, c’est même souvent le contraire ». C’est ainsi que l’on croit qu’il y a un sujet universel, une conscience absolue qui institue et forme le monde, à partir du cogito de Descartes jusqu’au moi transcendantal de Husserl ; en réalité, il n’existe aucun sujet universel, mais toute une série de pratiques qui l’ont constitué historiquement. On croit que pour penser l’histoire, il faut partir de l’État, de la souveraineté, des formes intemporelles et absolues ; en réalité l’État, la souveraineté, les normes ont eux aussi été rendus possibles par toute une série de relations microphysiques de pouvoir et de techniques de gouvernement qui ont à la fin permis à l’État, à la souveraineté, aux normes, de se constituer en tant qu’« universaux » qui surplombent et informent le réel. On croit qu’il existe une « idéologie », c’est-à-dire un ensemble de principes qui se retrouvent autant dans les grandes philosophies que dans la pensée commune, des principes qui produisent des connaissances et des savoirs, que ceux-ci soient vrais ou faux, réels ou illusoires ; mais si l’on s’intéresse moins à la connaissance qu’aux modalités et aux effets réels des discours, si l’on pose aux savoirs non pas la question de la vérité mais celle des effets de pouvoir, alors il faut prêter attention à ces savoirs locaux, poussiéreux, souvent silencieux, ce que l’on appelle les « savoirs assujettis » dont, dans une perspective « généalogique », comme je le disais, il faut retracer la naissance, le fonctionnement, les transformations, les emprises sur le réel. Mais aussi : on croit qu’il y a toujours un « auteur » derrière les énoncés, et il n’y a au contraire que des formations discursives, en relation d’alliance, de conflit, de renforcement réciproque avec des tactiques et des stratégies changeantes et multiples ; ou alors il y a ce que Foucault appelait les « épistémès », c’est-à-dire de grands paradigmes de formation des discours qui fonctionnent comme des conditions de possibilité de leurs énonciations, à propos, par exemple, de l’économie, de la linguistique, de la biologie (objet, comme on le sait, de Les mots et les choses). On croit enfin (mais la liste pourrait s’allonger) qu’il existe des critères universels qui définissent ce qui est vrai, mais en réalité il n’y a, historiquement, que des façons spécifiques de se rapporter à la vérité, de décider, à chaque fois, ce qui est vrai et ce qui est faux : ce que l’on appelle les « jeux de vérité ».
16Qu’est-ce que valent alors toutes les analyses de Foucault si lui-même les a définies des « fictions » (dans le sens, je crois, que Borges donnait à ce terme) ? D’autre part, le philosophe français – dont Dumézil a dit : « il portait des masques et en changeait toujours » – a toujours revendiqué une sorte d’anonymat pour ses écrits. Sur la scène de son écriture, à la dimension théâtrale, font souvent irruption, comme chez Kierkegaard et Nietzsche, des pseudonymes ; c’est ainsi qu’il a rédigé pour un dictionnaire l’article « Foucault » en signant Michel florence, et qu’il a donné une interview au Monde dans laquelle il disait entre autres : « Je ne peux m’empêcher de penser à une critique qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une œuvre, un livre, une phrase, une idée ; elle allumerait des feux, regarderait l’herbe pousser, écouterait le vent et saisirait l’écume au vent pour l’éparpiller. Elle multiplierait non les jugements, mais les signes d’existence ; elle les appellerait, les tirerait de leur sommeil. Elle les inventerait parfois ? Tant mieux, tant mieux. La critique par sentence m’endort ; j’aimerais une critique par scintillements imaginatifs. Elle ne serait pas souveraine ni vêtue de rouge. Elle porterait l’éclair des orages possibles17. »
17Indication précieuse : si se situer face à une pensée nouvelle demande une attitude spécifique, ni traditionnelle ni universaliste, si la critique consiste à « porter l’éclair des orages possibles », alors lire Foucault, philosophe auquel il est impossible d’assigner une identité et un lieu bien défini sur la superficie linéaire de la philosophie et de son histoire, penser le caractère « énigmatique » de sa pensée, n’est possible que si l’on se situe dans la position qu’il a indiquée : ne pas chercher le sens, ne pas instituer une comptabilité en partie double des présences et des manques, ne pas établir des continuités imaginaires et des discontinuités fictives, ne pas lire ses livres à partir de ce que j’appellerais notre « métaphysique commune », faite essentiellement de morceaux et de débris du marxisme, de la phénoménologie, de la psychanalyse ; le marxisme, la phénoménologie et la psychanalyse ayant été justement les systèmes de pensée dont Foucault a cherché, dès le début, à prendre résolument ses distances pour « penser autrement ». Et par quel système les remplacer ? Eh bien, par aucun. Il n’y a pas chez Foucault d’« universaux », de règles, principes, valeurs, attentes, projets ; il y a seulement des analyses, pour montrer non pas tant le sens des choses, mais comment les choses ont ou n’ont pas fonctionné ; pour montrer le fonctionnement de ce qu’il appelait les tactiques et les stratégies, les pratiques effectives, les dispositifs et les technologies, sur le modèle, fondamentalement, de la « guerre » et de la « politique ». Avec cette indication : laissez de côté les exégèses et les commentaires, les constructions et les déconstructions, les recherches de sens et de signifiants, grands ou petits, car le monde est essentiellement « in-signifiant », et faites fonctionner les machines analytiques dans le réel, en suivant les pistes que j’ai tenté de tracer, des pistes qui, à l’épreuve des faits, peuvent aussi ne mener nulle part. Être sensibles, aussi, aux difficultés, aux apories, aux voies sans issue : par exemple les deux théories du pouvoir (microphysique et de gouvernement), l’oscillation entre le sujet constitué par des pratiques internes, les disciplines surtout, et ce sujet qui semble se constituer de lui-même, avec des pratiques qui lui sont propres, à travers les exercices du souci de soi ; les relations souvent ambiguës et contradictoires avec justement la phénoménologie, le marxisme, la psychanalyse, ou avec des philosophes comme Sartre et Heidegger ; et enfin l’étrange analyse du libéralisme, de la « rationalité de gouvernement » libérale, une analyse pour moi « incompréhensible », radicalement énigmatique, et qui pourrait à la fin se révéler une autre « astuce » de la pensée : non pas une pure et simple analyse du libéralisme (comme il y en a mille) mais, à travers cette analyse, de biais et en creux, l’émergence et la mise en évidence des présupposés du « libéralisme » de cette pensée qui, en dernière instance, pourrait en constituer la matrice et l’aboutissement, à l’insu peut-être du philosophe lui-même.
18« Je suis un libéral libertaire », aurait dit Foucault à un ami » ; et aussi : « La foi mise à part, je serais devenu moine. » Prenons ces témoignages pour ce qu’ils sont, des boutades pour décontenancer, pour faire faire fausse route à ceux qui, après la sortie de chacun de ses livres, pensaient pouvoir épingler l’auteur comme un papillon sur l’album de la mémoire socratique. Libéral libertaire ? Peut-être. Moine ? Qui sait. Mais il y avait des figures plus proches, des figures de ce que Foucault voulait ne pas être : « Le sage grec, le prophète juif et le législateur romain, disait-il à Bernard-Henri Lévy en 1977, sont toujours des modèles qui hantent ceux qui aujourd’hui font profession de parler et d’écrire. Je rêve de l’intellectuel destructeur des évidences et des universalités, celui qui repère et indique dans les inerties et contraintes du présent les points de faiblesse, les ouvertures, les lignes de force, celui qui, sans cesse, se déplace, ne sait pas au juste où il sera ni ce qu’il pensera demain, car il est trop attentif au présent ; celui qui contribue, là où il est de passage, à poser la question de savoir si la révolution, ça vaut la peine, et laquelle (je veux dire quelle révolution et quelle peine), étant entendu que seuls peuvent y répondre ceux qui acceptent de risquer leur vie pour la faire18. » Étrange écho de Pascal qui a dit, comme on le sait, ne croire qu’aux histoires dont les témoins se feraient égorger. Certes Foucault n’a pas risqué sa vie pour la faire, la révolution, mais il l’a mise à disposition dans son incessant militantisme de base, pour les prisonniers surtout, et dans ses batailles continuelles, sans gloire et souvent sans résonance, contre tout ce qui lui semblait abus, lésion des libertés, assujettissement. Et c’est justement ce militantisme diffus et constant, en dehors des grands appareils de parti et de la haute politique, qui a rendu possible sa pensée, qui lui a donné les caractères et les formes qui lui sont propres, et qui a fait de Foucault un philosophe « énigmatique », un philosophe radicalement étranger aux figures rassurantes et familières du sage grec, du prophète juif, du législateur romain et de tous ceux qui en ont été, comme l’aurait dit Gramsci, les « neveux ».
19Après ces prémisses, sans doute un peu maladroites et pas si évidentes, reste la question posée au début : « Comment lire Foucault aujourd’hui ? » Il n’y a qu’un choix : soit on adopte une position d’extériorité, celle de la traduction et de l’annexion, celle des herméneutiques, des interprétations et des commentaires, celle de l’objectivation universitaire, celle des simplifications toujours plus élogieuses et consensuelles des causeries journalistiques ; soit on court le risque de faire le « saut mortel », en « sortant de soi » et en se situant de l’autre côté de soi-même, dans la radicalité de cette pensée, dans l’irréductibilité qui lui est propre. Mais alors il ne s’agit plus d’annexer, de faire sien, mais de « s’exproprier » : opération de désubjectivation préliminaire. « Je suis un expérimentateur, disait Foucault à Trombadori en 1980, dans le sens où j’écris pour me changer moi-même et pour ne pas penser la même chose qu’avant. » Rien à voir avec une attitude de pure connaissance. En 1974, à partir de Nietzsche, Foucault parlait de la connaissance comme d’une chose « dans sa nature forcément partiale, oblique, perspective19 » : « méchanceté » radicale de la connaissance. « Si on veut réellement connaître la connaissance, savoir ce qu’elle est, l’appréhender dans sa racine, dans sa fabrication, on doit s’approcher non pas des philosophes, mais des politiciens, on doit comprendre quelles sont les relations de lutte et de pouvoir. C’est seulement dans ces conditions de lutte et de pouvoir, par la manière dont les choses entre elles, les hommes entre eux, se haïssent, luttent, cherchent à se dominer les uns les autres, veulent exercer, les uns sur les autres, des relations de pouvoir que l’on comprend en quoi consiste la connaissance20. » Caractère donc belliqueux, militaire, politique, méchant, de la connaissance, dans le feu des luttes. Il n’existe ni un sujet souverain, ni un monde qui est déjà là et qui se donne à connaître, dans l’attitude irénique et sereine du socratisme, ni la dialectique incessante entre la vérité et l’erreur, problème classique de toute la philosophie européenne. Écho justement de Nietzsche dans le Gai savoir : « Le connu signifie : ce à quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie quotidienne, une règle donc qui nous engage, une chose familière en somme […]. Le connu c’est l’habituel, et l’habituel est ce qui est le plus difficile à “reconnaître”, c’est-à-dire à considérer en tant que problème, comme étranger, lointain, situé hors de nous. » Problématiser l’habituel, apporter la stupeur dans ce que l’on sait déjà, inquiéter les certitudes acquises : ça c’est Foucault, la pensée de Foucault.
20À propos de l’« hermétisme » des écrits de Lacan, dans une interview de 1981 au Corriere della sera, Foucault disait que Lacan « voulait que le lecteur se découvre lui-même, comme sujet de désir, à travers cette lecture. Lacan voulait que l’obscurité de ses Écrits fût la complexité même du sujet, et que le travail nécessaire pour le comprendre fût un travail à réaliser sur soi-même21 ». Indication précieuse, je crois. Une pensée nouvelle ne fournit pas de connaissances à s’approprier ou de savoirs à annexer ; cela peut toujours arriver, mais « de surcroît », comme le disait Lacan pour la guérison dans la cure. Ce qu’il faut, ce n’est pas comprendre, mais « se déprendre de soi », se détacher de soi : non pas la compréhension, mais la dé-préhension. Tel est l’exercice de la philosophie, une activité, comme l’écrivait Foucault dans l’introduction à L’usage des plaisirs, qui ne cherche pas à « s’assimiler ce qu’il convient de connaître », mais qui permet de « se déprendre de soi-même » : « Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît, écrivait Foucault. Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. […] Mais qu’est-ce que donc que la philosophie aujourd’hui – je veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même », c’est-à-dire une ascèse, un exercice sur soi dans la pensée ?
21C’est peut-être ainsi que l’on devrait lire Foucault, aujourd’hui, à partir de ces dernières indications, testamentaires oserais-je dire : se détacher de soi dans le double mouvement de la dé-subjectivation préliminaire et de la re-subjectivation « ascétique », dans une ligne de lecture qui n’est que le nécessaire prolongement sur le sujet d’une pensée qui s’est constituée elle-même, dès le début, dans la « dé-préhension » de soi. Si on lit ainsi, il sera peut-être alors possible de réactiver le Foucault politique, le Foucault du militantisme des luttes diffuses, le Foucault du souci de soi comme pratique de subjectivation ; il sera aussi possible de retrouver l’immense travail d’analyse dont le philosophe regrettait qu’il restât si peu dans les lectures de ses livres, des lectures faites, disait-il, directement ou indirectement, « derrière son dos » ; il sera peut-être possible de se défaire des scories de cette « métaphysique commune » dont nous avons hérité, pour comprendre au moins pourquoi nous sommes ce que nous sommes. La grande philosophie n’est pas connaissance, parce qu’il n’y a rien à comprendre et à connaître : c’est en premier lieu et surtout apprendre à penser à nouveau, en dehors des vieux schémas et des vieilles règles ; mais cela n’est pas possible sans un exercice sur soi, une ascèse, l’institution d’un style de vie qui consente à dire-le-vrai, et donc à lutter sans tomber dans la mé-prise (cette fois), la mécompréhension de soi et des autres, qui a toujours rendu vaines les batailles et obscurci, dans la politique, les objectifs (réels), les enjeux (non pas purement imaginaires) et la nécessaire, inéluctable distinction entre l’usage des moyens et le royaume des fins. La philosophie comme une éthique, une éthique politique, en première et en dernière instance.
22Traduction française de Xavier Tabet
Notes de bas de page
12 Foucault est mort en 1984, ce texte a été publié en 2008 (Foucault, oggi, éd. par M. Galzigna, Milan, Feltrinelli, 2008).
13 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Seuil, 2008, p. 230.
14 M. Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1621.
15 M. Foucault, Dits et écrits I…, op. cit., p. 1593.
16 M. Foucault, Dits et écrits I…, op. cit., p. 1500.
17 M. Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 925-926.
18 M. Foucault, Dits et écrits II…, op. cit., p. 268-269.
19 M. Foucault, Dits et écrits I…, op. cit., p. 1419.
20 M. Foucault, Dits et écrits I…, op. cit., p. 1418.
21 Id., Dits et écrits II…, op. cit., p. 1024.
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