La « République des castors » : du mythe politique au mythe littéraire2
p. 221-247
Texte intégral
1Dans l’Ancien Régime, un mythe a dominé la scène politique européenne : le mythe de la supériorité du gouvernement vénitien, considéré comme le meilleur, le plus parfait et le plus stable, aussi bien par rapport aux régimes républicains qu’aux États monarchiques. Pour comprendre la renaissance de ce mythe, sous de nouvelles formes et avec des caractères spécifiques, après la Révolution et tout au long du xixe siècle, il faudrait s’interroger préalablement sur l’histoire de ce gouvernement et sur la nature du mythe qu’il a très tôt engendré dès le milieu du xiiie siècle.
2Qu’est-ce donc que ce « meilleur gouvernement » qui avait fait la fierté et l’orgueil des Vénitiens ? À quel moment est-il né et quels furent ses partisans et ses adversaires en Europe ? Pour tenter de répondre à ces questions, on doit faire préalablement un pas en arrière, et se référer à ce savoir qu’on appelait, depuis l’Antiquité, la « politique ». Or, la recherche du meilleur gouvernement a été la question centrale de cette « politique », et pour cela elle n’a cessé, d’une part, de proposer toutes sortes de moyens pour éviter une concentration excessive des pouvoirs dans un seul homme (la monarchie), dans plusieurs (l’aristocratie) ou bien dans la multitude (la démocratie) ; elle s’était attachée, d’autre part, à condamner les luttes et les conflits entre les groupes sociaux (la discorde, la révolte) et à légitimer les pouvoirs constitués en les rapportant aux droits divins, ou à la conquête militaire, ou bien aux pactes et conventions librement contractés entre gouvernants et gouvernés. Mais, dans tous les cas, le principe régulateur de cette « politique », formulé parfois sous forme d’utopie, avait été l’idée d’un régime stable, à l’abri de la « corruption » et du « désordre », se caractérisant et se distinguant par un dosage équilibré des pouvoirs, par la sauvegarde de la paix civile, par la garantie du bien-être des citoyens et par le maintien autant que possible de la sécurité intérieure en vue de l’expansion ou de la conservation de l’État. Or, c’est bien ce type de régime que Venise se targuait de posséder, et c’est sur cela, sur cette conviction bientôt affichée, qu’elle a construit et diffusé son image politique en Italie et en Europe depuis le Moyen Âge. Ses institutions ne lui avaient-elles pas assuré la concorde civile, la préservant des luttes intestines qui avaient déchiré et affaibli les États italiens, Florence, sa grande rivale, en particulier, depuis le xive siècle ? Et n’avait-elle pas su maintenir sa liberté grâce au « patriotisme » de ses citoyens, les nobles surtout, après l’expédition en 1494 de Charles VIII en Italie et les guerres qui s’ensuivirent jusqu’à la moitié du xvie siècle entre la France et l’Espagne, guerres dont l’Italie avait été le théâtre et l’enjeu ? Et enfin, son mécanisme électif, fondé en grande partie sur le tirage au sort et non sur la désignation nominale, l’ancienneté et la stabilité de ses institutions, le zèle et la compétence notoires de ses magistrats, tout cela ne l’avait-il pas protégée des deux grands dangers qui menaçaient la sécurité des États depuis l’Antiquité, la tyrannie d’un côté, l’anarchie de l’autre ? Voilà donc de quoi était fait, pour ceux qui en avaient très tôt tissé les louanges, ce gouvernement vénitien, voilà sur quoi se fondait la supériorité tant vantée de Venise sur les autres Etats italiens. Ainsi Francesco Sansovino, pour ne citer que lui, infatigable illustrateur des fêtes, rites et monuments vénitiens, pouvait-il écrire en 1567, dans Du gouvernement des royaumes et des républiques antiques et modernes : « La République vénitienne aujourd’hui, par sa grandeur, sa noblesse, sa richesse, et par tout ce qui dans ce monde assure quelque félicité, possède des membres tout à fait bien ordonnés, comme chacun peut le voir, car par ses institutions elle a duré mille cent soixante-cinq ans, et paraît devoir encore durer à l’infini. » Et ces institutions, d’où prenaient-elles origine, et qui les avait créées ? « Quiconque s’attache à considérer diligemment les admirables constitutions et les lois divines de cette république – écrivait Gian Giorgio Trissino dans l’Oraison pour l’élection au dogat d’Andrea Gritti en 1523 – ne peut pas penser qu’elles viennent du talent des hommes, mais estime qu’elles ont été transmises par Dieu lui-même. Ce fut vraiment Dieu qui a ordonné si bien cette république et l’a conservée dans une liberté si florissante et si perpétuelle. »
3On serait tenté de dire que ces affirmations appartiennent au répertoire éculé de la célébration politique, car rares sont les régimes qui n’ont pas trouvé, tôt ou tard, des publicistes condescendants et des plumitifs à gages pour vanter leurs institutions comme les plus parfaites, ou du moins, dans le meilleur des cas, comme les moins imparfaites. Mais il n’y a pas que de la rhétorique d’usage dans l’éloge de Venise. Cet éloge, en effet, apparaît très tôt, et est répété sans cesse depuis le milieu du xiiie siècle ; qui plus est, dans des écrits en grande partie non vénitiens. Il va de pair avec la résurgence en Europe d’une théorie antique, formulée surtout par Platon, Aristote, Cicéron et Polybe, dont on trouvera quelques vestiges dans le monde byzantin. Selon cette théorie, si toutes les formes d’organisation politique, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, sont soumises, par une sorte de nécessité implacable, à la corruption interne qui les rend instables et les transforme, dans un cycle perpétuel, respectivement en tyrannie, en oligarchie et en anarchie, alors il ne peut y avoir de bon gouvernement, à l’abri de la dégénérescence et de la rotation, que dans la fusion et le mélange « bien tempéré » des trois régimes : c’est la théorie du « régime mixte », dont les exemples historiques étaient Sparte chez Platon et Aristote, Rome chez Cicéron. Ces deux cités, ou bien par la sagesse d’un législateur mythique, Lycurgue à Sparte, ou bien à la suite des luttes entre la plèbe et le sénat, comme le pensaient pour Rome Cicéron, et après lui Machiavel, s’étaient dotées d’une constitution où les pouvoirs entre les rois, les nobles et le peuple paraissaient sagement partagés et équitablement distribués. Saint Thomas, qui lit et commente la Politique d’Aristote, pense que le meilleur régime en soi est la monarchie, mais comme elle risque de « dégénérer dans la tyrannie », il lui préfère le régime mixte, qu’il n’hésite pas à attribuer, parmi les villes et royaumes de son temps, à Venise. Cette idée est vite reprise et développée, à la fin du xiiie siècle, par un obscur dominicain, Henri de Rimini ; au début du xve siècle, l’humaniste Pier Paolo Vergerio y fait brièvement allusion pour désigner le gouvernement vénitien, et on la retrouve, deux décennies plus tard, sous la plume d’un chroniqueur vénitien, Lorenzo de’ Monaci. Au milieu du siècle un savant grec, George de Trébizonde, envoie au doge de Venise sa traduction des Lois de Platon avec un préambule où il affirme que Venise a calqué sa constitution politique sur les principes du philosophe athénien, ce qui lui vaut une vive polémique avec un autre savant grec, le cardinal Bessarion, qui accuse son compatriote de flagornerie et de falsification. À la fin du siècle, le gouvernement vénitien est pris comme référence à Florence par Savonarole dans sa réforme républicaine de 1494 et, plus tard, par Guichardin et Donato Giannotti. Guichardin, lié au parti des optimates modérés, propose, dans son Dialogue sur la façon de régir Florence (1521-1525), d’introduire dans sa ville une magistrature de sages, choisis pour leur compétence et leur expérience, à l’exemple du sénat vénitien. Le « républicain » Giannotti, de son côté, dans un texte rédigé entre 1525 et 1527, le Livre de la république des Vénitiens, à la veille de l’instauration de la « dernière république florentine », entreprend une réflexion sur la naissance, le développement et les fonctions des institutions vénitiennes, à l’usage sans doute des réformateurs de 1527. Il n’y aura, dans ce chœur unanime de louanges, qu’une voix discordante, celle de Machiavel qui, dans les Discours surtout, prendra sans ambages ses distances de Venise et de son gouvernement, accusé entres autres de n’être pas en état de faire face aux guerres qui pourraient se présenter et d’avoir constamment eu recours à des milices mercenaires.
4Mais c’est dans les années 1520 qu’apparaît à Venise même l’idée du gouvernement vénitien comme le meilleur de tous, en sa qualité de gouvernement mixte. On en trouve une première formulation achevée chez deux aristocrates, Andrea Navagero dans son oraison funèbre pour la mort du doge Loredan en 1521, et surtout chez Gasparo Contarini, dans un traité rédigé en latin vers 1525, Sur les magistrats et la république des Vénitiens, publié en 1543 et qui bientôt circulera dans toute l’Europe. Selon ces auteurs, la République vénitienne a pu éviter les discordes internes et faire face, malgré tout, à la conquête étrangère, grâce à son gouvernement qui avait été constitué, sur le modèle romain, par les « anciens Vénitiens », et qui était composé d’un mélange harmonieux de la monarchie (le doge), de l’aristocratie (le Sénat) et de la démocratie (le Grand Conseil). Selon le témoignage du grand historien américain Felix Gilbert, Contarini, quand il était ambassadeur aux Pays-Bas espagnols auprès de Charles Quint, aurait rencontré « un gentilhomme très instruit », du nom de Thomas More, et il n’est pas exclu qu’il lui ait parlé du gouvernement de Venise comme d’une sorte d’utopie réalisée. En réalité, l’ouvrage de Contarini, qui a scellé pour toujours l’éloge de la parfaite constitution vénitienne, avait été une réponse « politique » à la défaite militaire de Venise à Agnadel, en 1509, face à la première ligue européenne, la ligue de Cambrai, formée par le pape Jules II, le roi Louis XII et l’empereur Maximilien, défaite qui avait mis fin aux desseins expansionnistes de Venise en Italie et lui aurait sans doute coûté l’indépendance, si des dissensions n’avaient surgi au sein de la coalition ; mais c’était aussi une sorte d’avertissement adressé à la France et à l’Espagne aux prises depuis des années pour la conquête du Milanais, et c’était, enfin, l’attestation de fait de la suprématie désormais acquise dans le gouvernement par le Sénat sur le doge et le Grand Conseil. Ce que l’examen de Contarini tendait à voiler, c’était la nature foncièrement aristocratique de la République, depuis l’exclusion des non-nobles des charges publiques après la Serrata de 1297 et la concentration toujours plus grande du pouvoir dans les mains de l’oligarchie sénatoriale.
5Le modèle du bon gouvernement vénitien, mis au point par Gasparo Contarini, a été bientôt l’objet, en Europe, de célébrations, de critiques, d’ajustements et d’adaptations de toutes sortes ; il a nourri un débat – sur la nature du régime, ses prétentions affichées, la liberté originelle de la ville et celle des citoyens – dont l’éclat n’a été terni qu’à la veille de la Révolution. Les premières mises au point sont venues de Venise même : ainsi Paolo Paruta, historien officiel de la République et partisan acharné de la politique de neutralité, affirme dans De la perfection de la vie politique (1579) que le régime vénitien « bien que mixte, ne possède que peu de caractéristiques de l’État populaire, et beaucoup du gouvernement de quelques-uns ». Peu après, Giovanni Botero, le premier théoricien de la raison d’État, dans sa Relation de la République vénitienne (1605), localise dans le « sénat immortel » le cœur de ce qu’il appelle l’« empire vénitien ». Au début du xviie siècle, après l’interdit lancé par le pape en 1605 contre Venise (à cause de la compétence, revendiquée par l’État, des tribunaux civils pour les crimes et délits des ecclésiastiques), toute une bataille de pamphlets, une « bataille d’écritures », comme on l’a nommée, est engagée, à grand renfort d’analyses historiques et de preuves documentaires, par des publicistes et hommes de plume liés à l’Espagne et à l’Autriche. Dans le plus célèbre de ces pamphlets, l’Examen de la liberté vénitienne, l’auteur anonyme mettait en cause la prétendue « liberté originelle » de Venise au moment de sa fondation, vis-à-vis du pape et de l’empereur, et contestait par conséquent l’hégémonie qu’elle avait établie, du fait de la conquête, dans l’Adriatique, dont elle prétendait qu’il était mare nostrum. Une fois cette bataille gagnée par la République, surtout grâce à l’intervention dans la polémique de Paolo Sarpi, le débat s’est vite déplacé dans les Provinces-Unies. Ainsi en 1634 paraît un ouvrage de Thomas Graswinkel, Libertas Veneta, qui est une réponse, point par point, aux assertions de l’auteur de l’Examen, selon qui Venise n’était pas née libre, mais soumise à la juridiction impériale, n’avait acquis la liberté qu’avec le temps et était devenue un État aristocratique après la Serrata de 1297. Graswinkel, qui a été le secrétaire de Grotius, et qui était lié à des notables et hommes de lettres influents de Venise, dans son ouvrage prolixe, souvent partisan et nécessairement anti-espagnol, a réussi tout de même un tour de force : faire des institutions historiques de Venise, de son gouvernement, une sorte d’« intemporel », comme si Venise avait résolu ce qui était une sorte de quadrature du cercle pour la pensée politique : réussir à faire coïncider les événements contingents avec le droit universel, et donc la nature avec l’histoire. Plus tard, chez les frères De La Court et Spinoza, le régime vénitien, avec ses checks and balances, ses procédures électives, sa (prétendue) liberté originelle, l’équilibre des pouvoirs, sera invoqué pour appuyer la résistance au monarchisme orangiste des Stathouders. Mais vers le milieu du siècle, le modèle du régime mixte avait déjà migré dans l’Angleterre cromwellienne de l’Interrègne, de 1648 à la Restauration de 1660, chez les « républicains classiques », James Howell, James Harrington et James Milton et, plus tard, vers 1680, chez Algernon Sydney. Or, si Howell, Milton et Sydney, auteurs antiroyalistes, semblent intéressés surtout par l’équilibre des pouvoirs à Venise, la position de Harrington dans Oceana (1656) est plus articulée : en effet, le modèle du gouvernement mixte vénitien lui « sert » pour écarter aussi bien les prétentions des royalistes que celles des parlementaires radicaux, les Levellers et les Diggers. Contre les royalistes comme Thomas Hobbes et Robert Filmer, Harrington pense que les pouvoirs du roi ne devraient pas dépasser ceux du doge, et contre les idées trop radicales des puritains il propose un gouvernement sénatorial à la vénitienne tenu par les propriétaires terriens. De plus, au moment où commençaient à se dessiner les ambitions coloniales de l’Angleterre, Harrington greffe sur le modèle du gouvernement vénitien, célèbre pour son attachement à la paix, la théorie machiavélienne de la conquête militaire romaine. De l’autre côté de l’océan, on trouve des traces, dès le xviie siècle, du modèle politique vénitien dans les plans de gouvernement pour la Caroline, le New Jersey et la Pennsylvanie – ces deux derniers échafaudés par William Penn – et, un siècle plus tard, dans les écrits des pères fondateurs, John Adams surtout, de la Constitution américaine.
6Il n’y avait qu’un État où ce modèle du bon gouvernement ne devait rencontrer que critiques et oppositions : c’était la France, pays où la monarchie s’était constituée, depuis le Moyen Âge, en limitant les pouvoirs de l’aristocratie et en l’écartant, autant que possible, de l’administration de la chose publique. Ainsi Jean Bodin, dans son grand ouvrage sur la souveraineté, reprenant des idées de Machiavel, avait commencé par dénoncer la faiblesse militaire de Venise, tout en reconnaissant le respect qu’on y portait aux « antiques lois de l’État » ; quant à la liberté tant vantée par les admirateurs de son gouvernement, il écrivait dans la Methodus (1560) : « Il ne faut pas oublier que le but de l’État n’est pas la liberté, mais la vie bien réglée. Or on ne trouve pas de place pour la vertu dans cette ville où chacun s’abandonne sans retenue à ses instincts et à ses passions » ; et il concluait en affirmant, comme Seyssel avant et comme Paruta et Botero après lui, que si toute la souveraineté se retrouvait dans le Grand Conseil, alors Venise était certes une république, mais une « république aristocratique ». Un siècle plus tard, Amelot de La Houssaye, dans un ouvrage destiné à une large diffusion et qui fit autorité dans l’Ancien Régime, l’Histoire du gouvernement de Venise (1671), va reprendre et approfondir les critiques de Bodin. La liberté à Venise, affirme donc Amelot, n’est que la vie licencieuse du peuple, principal instrument de sa servitude. Pour le reste, dit-il, dans les délibérations des assemblées les voix populaires sont bannies, partout règne la dissimulation et la méfiance vis-à-vis des citoyens et des étrangers, on pratique des méthodes vétilleuses de surveillance des diplomates, on encourage la délation publique. Quant aux Vénitiens, ils sont superstitieux, insolents, des querelles naissent tous les jours entre les vieux et les jeunes (les deux « partis », depuis le xviie siècle, à l’intérieur de la noblesse), et tout est secret dans les affaires de l’État et dans la vie politique. Amelot, qui flattait avec son livre l’animosité antivénitienne de Louis XIV, et qui dit l’avoir écrit « pour faire reconnaître le lion vénitien par les ongles », reconnaît à la fin qu’il y a bien une stabilité institutionnelle à Venise, mais qu’elle repose sur l’obéissance qui est imposée au peuple, et que donc « la cause principale de la longue durée de Venise, c’est d’avoir des citoyens qui savent si bien obéir ». Peu après, Saint-Didier, auteur qu’on considère comme moins acrimonieux envers Venise qu’Amelot, écrit néanmoins dans La Ville et la République de Venise (1680) : « Je trouve que la liberté à Venise est à proprement parler un libertinage politique avantageux à la République, commode à la noblesse et agréable au peuple, qui ne s’aperçoit pas que la liberté qu’il prétend avoir, au-dessus des peuples qui vivent dans un État monarchique, n’est qu’une pure chimère. » Si au début du siècle la controverse, animée surtout par les Espagnols, avait porté sur la « liberté originelle » de la ville, à la fin du xviie siècle l’enjeu des critiques va être la « liberté civile » des citoyens, la Cour de France voyant d’un mauvais œil cette liberté, si rare, sinon inexistante, chez elle, généreusement attribuée à un régime détesté.
7Au xviiie siècle, c’est la nature du gouvernement aristocratique qui sera au centre des réflexions politiques sur Venise. Ainsi Montesquieu, qui a consacré quelques pages pittoresques et bien informées aux mœurs politiques vénitiennes dans ses Voyages, et qui, d’après le témoignage de Pierre Daru, avait l’intention d’écrire un livre sur Venise qu’il voulait intituler La République des castors, affirme dans L’esprit des lois que Venise est l’une des républiques qui ont le mieux corrigé, par ses lois, les inconvénients de l’aristocratie héréditaire, d’où est issu un type de régime où il n’y a pas de « vertu » – au sens machiavélien du terme – et qui engendre « un esprit de nonchalance, de paresse et d’abandon, qui fera que l’État n’aura plus de force ni de ressort » (VIII, 5). Mais le défaut majeur, dans le gouvernement vénitien, c’est la confiscation des pouvoirs par les tribunaux « fournis par les magistrats du même corps ». D’où le despotisme des trois Inquisiteurs, mal nécessaire et inévitable, selon Montesquieu, dans un régime d’aristocratie héréditaire, que Rousseau de son côté qualifiera, dans le Contrat social (III, 5), de « pire de tous les gouvernements ». En ce sens le chevalier de Jaucourt n’avait pas hésité à parler, dans l’article « Venise » de l’Encyclopédie, « du gouvernement d’une aristocratie despotique confisqué par des magistrats qui sont toujours les mêmes ; il n’y a point de contrepoids à la puissance patricienne, point d’encouragements aux plébéiens qui, à proprement parler, sont sous le joug de la noblesse, sans espérance de pouvoir le secouer ». À propos de cette liberté, Casanova, qui en avait goûté les douceurs et éprouvé la rigueur, en rédigeant en 1769 une pointilleuse Réfutation de l’ouvrage d’Amelot, pouvait écrire ces lignes qui, sous la plume d’un Vénitien, en disent long sur la nature de la « liberté » de sa ville : « Bien gouvernés comme il nous semble être, nous ne nous plaignons pas qu’on nous interdise de parler d’affaires publiques, et nous nous croyons bien plus heureux en nous voyant bien pourvus de tout sans être obligés de penser à quoi que ce soit, que si l’on nous procurait des soucis et l’on nous octroyait en même temps la liberté de parler. Je dirais hardiment – concluait-il – que nous ne dédaignons aucunement de ressembler en ceci à ce peuple fameux qui n’avait besoin de rien d’autre que de panem et circenses. » On n’oubliera pas, dans cette liste, cet autre témoignage de Daru, selon lequel Robespierre aurait demandé qu’on lui dresse un tableau des institutions vénitiennes, requête à laquelle on donnera, jusqu’à plus ample informé, le sens qu’on voudra. Et à la fin de tous ces témoignages, celui d’un autre Vénitien, le jeune Ugo Foscolo qui, reprenant comme les jacobins de 1797 les voix françaises, résume ainsi la vision « patriote » sur la vieille République défunte dans son Oraison à Bonaparte pour les Comices de Lyon, en 1802 : « Devenue de populaire qu’elle était aristocratique, peu à peu à cause des richesses elle tomba dans les mains du petit nombre, et le gouvernement se fonda sur la terreur exercée par les patriciens, sur l’ignorance des citoyens et sur la morne corruption de la plèbe. »
8La théorie du gouvernement mixte et le régime politique de l’aristocratie héréditaire étaient bien un « mythe » qui avait pu animer un débat « constitutionnel », dirions-nous aujourd’hui, mais qui cachait la réalité des faits. Si Venise avait pu préserver la paix civile et la sécurité territoriale, elle le devait moins à l’excellence de ses institutions qu’aux pratiques effectives de son gouvernement. Sur le plan international, elle avait su sauvegarder son domaine de la Terre ferme tant que la politique de neutralité s’était révélée compatible avec la logique de l’équilibre des États européens. Quant à la paix civile, elle avait été assurée par le paternalisme d’un Welfare State avant la lettre, qui avait mis en place, dès le xvie siècle, tout un réseau diffus et capillaire d’institutions charitables et assistantielles (pour les vagabonds, les orphelins, les vieilles filles sans dot, les malades incurables, etc.), qui avait déployé une intense activité « évergétique » de fêtes et spectacles, et qui avait très tôt mis au point toute une série de techniques de surveillance et de contrôle de la population, par la police des mœurs, la prostitution réglementée, la délation publique et un usage très avisé de la religion comme instrumentum regni. À l’intérieur, les Inquisiteurs d’État veillaient jalousement sur la bonne marche des institutions et sur la conduite des magistrats, les nobles en particulier, dont ils étaient le tribunal. À l’extérieur, dans les rapports avec les puissances étrangères, Venise pouvait compter sur la compétence reconnue de ses ambassadeurs et sur ses archives diplomatiques qui avaient fait de sa chancellerie, comme on l’a dit, l’« œil de tout l’Occident », la mémoire politique de l’Europe. Venise était sans doute, dans l’Ancien Régime, l’État le mieux administré d’Europe et le mieux informé aussi bien sur sa population urbaine et celle de ses territoires que sur les Cours étrangères. La contrepartie de cette administration vigilante et omniprésente était que la République avait une population de citoyens assistés, soumis, surtout les nobles et les étrangers, à une surveillance constante et à un espionnage de tous les instants. L’« échange », ou le pacte si l’on veut, avait été celui de tous les régimes autoritaires et paternalistes : sécurité contre liberté, spectacles contre surveillance, licence contre obéissance. C’étaient là les ressorts réels, au-delà de la solennité du « mythe », d’une « gouvernementalité » complexe et multiforme autour de laquelle, du reste, deux légendes ont bientôt pris naissance : une légende dorée (la paix civile, justement, les exploits militaires, les actes d’héroïsme, le bonheur du peuple, le patriotisme des citoyens, l’abnégation et le zèle des gouvernants, etc.), et une légende noire (l’assassinat politique considéré comme l’un des beaux-arts, les fraudes électorales, les ententes entre coteries, le goût du luxe, l’espionnage et la délation publique, le recours implacable à la raison d’État, la terreur inspirée par les tribunaux, la sévérité des peines, la rigueur des prisons, etc.). Et c’est dans l’Histoire de ma vie de Casanova que ces deux légendes se sont rencontrées et se sont fondues, comme dans un mascaret, pour la première fois, avant d’alimenter pendant tout le xixe siècle, dans un sens ou dans l’autre, toute une littérature populaire et toute une imagerie qui prit naissance sans doute avec la publication par Daru en 1819 des Statuts des Inquisiteurs (dont on démontra vite que c’étaient des faux, sans que cela pour autant mît en cause la vérité de leur contenu), suivis en 1821 par Les deux Foscari et Marin Faliero de Byron. En réalité, la légende dorée et la légende noire étaient les deux faces de la même médaille, chacune n’étant que l’envers de l’autre.
9Dans La Princesse de Babylone, de Voltaire, le berger gangaride Amazan débarque dans une ville « qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu jusqu’alors. La mer formait les rues, les maisons étaient bâties sur l’eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville était couvert d’hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donné, et une face de carton mal peinte, qu’ils appliquaient par-dessus ; en sorte que la nation semblait composée de spectres. » « Bravo les morts », s’écrient les spectateurs vénitiens d’une tragédie à laquelle Goethe assiste le soir du 5 octobre 1786. Du ton désenchanté qui était le sien, Chateaubriand, en visitant la prison des Piombi, écrit dans les Mémoires d’outre-tombe : « De vieilles larves sans tête ne se sont point présentées à mes yeux sous le palais des Doges ; il m’a seulement semblé voir dans les cachots de l’aristocratie ce que les chrétiens virent quand on brisa les idoles, des nichées de souris s’échappant de la tête des dieux. C’est ce qui arrive à tout pouvoir éventré et exposé à la lumière ; il en sort la vermine qu’on avait adorée. » S’inspirant de quelques vers de Shelley, Lines Written among Euganeans Hills, où le poète anglais pleure sur le « jour noir » qui est arrivé pour Venise, William Turner commence un poème, Fallacies of Hope, où il parle lui aussi du « démon qui dans un sombre repos / attend sa proie du soir », et en 1843 il peint sur ce registre un tableau, Le soleil de Venise prend le large. Les témoignages sur la tonalité funéraire de Venise, avant et après la chute, pourraient être multipliés à souhait, comme si la mort sous toutes ses formes avait été le blason héraldique de Venise. Mais d’où venait ce blason ? C’était celui d’une cité sans dynamique sociale, sans renouvellement de la classe dirigeante, bloquée par un jeu institutionnel où la charge primait sur l’homme, l’appartenance familiale sur la charge et l’inscription au Livre d’or de la noblesse sur tout le reste. Cette couche dirigeante, cette aristocratie immobile était vraiment le caput mortuum de la ville, auquel font irrésistiblement penser la « face de carton mal peinte » qui étonne le berger de Voltaire, ces gondoles qui ressemblent, comme on l’a dit mille fois, à des cercueils, et cette bautta que les nobles étaient obligés de porter dans la période du carnaval, c’est-à-dire au moment de la plus grande licence et du déferlement de tous les désirs, comme si ce déguisement mortuaire était la matérialisation visible, la représentation immédiate des pulsions de vie qui venaient du peuple et de cette « mort » politique qui hantait le gouvernement et ses membres. Et il n’y a rien comme le masque pour cacher un homme et ce qu’il représente, pour le faire sortir du temps, pour montrer, comme un emblème totémique, la résistance au changement et à l’Histoire. Voilà pourquoi les Vénitiens étaient convaincus que leur ville durerait à l’infini, car, comme le dit l’inscription grecque du tombeau d’Ilaria del Carretto, à Lucques : « La mort est immortelle. Tout le reste est mortel. »
10Et c’est bien sous le signe de la mort qu’une ligne de continuité va relier l’ancien régime et les temps nouveaux quand, après la chute de la République, le thème de la mort de Venise se métamorphose en celui de la mort à Venise, devenue bientôt la ville du pèlerinage rituel et des cérémonies initiatiques des adeptes d’une nouvelle religion, la religion esthétique. Les premiers qui arrivent sur les bords de la lagune au bout de leurs pérégrinations à travers l’Italie, ce sont Corinne et lord Nevil. ÀVenise ils sont tout de suite saisis d’une « mélancolie profonde », avant de s’abandonner à des méditations désolées sur l’« aristocratie qui cherchait beaucoup la faveur populaire, mais qui la cherchait à la manière du despotisme, en amusant le peuple mais non en l’éclairant », ou bien sur le tribunal des Inquisiteurs, sur les condamnations, les exécutions, les noyades, toutes choses faites, selon les deux amants, pour effrayer le peuple mais aussi pour « lui faire aimer la patrie ». Ce sont là, venant du siècle précédent, des pensées auxquelles Mme de Staël donne toutefois une tonalité et une coloration déjà romantiques : il ne s’agit pas, en effet, dans Corinne, de considérations politiques, mais de lamentations et de regrets sur ce qui n’est plus. Fuyant l’Angleterre à la recherche d’une patrie où il soit encore possible de vivre, Byron séjourne à Venise en 1816-1817, Venise « ruine vivante au milieu des ruines », chante-t-il dans Childe Harold ; et dans l’Ode à Venise il constate amèrement que « des treize siècles de richesse et de gloire, il ne reste que de la poussière et des larmes ; tous les monuments que rencontre l’étranger, églises, palais, colonnes, le saluent d’un air de deuil ». Résonnent là encore les méditations sur les ruines de Volney, accordées sur un lugubre registre funéraire, comme le constate un peu cruellement Balzac, qui est à Venise en mars 1837, quand il dit du poète anglais « qu’il est venu s’abattre sur Venise comme un corbeau sur un cadavre, pour lui croasser en poésie lyrique, dans ce premier et dernier langage des sociétés, les stances d’un De Profundis ». Sur les traces de Corinne et de Byron, Chateaubriand reprend, en 1833, leur litanie funèbre : à la place de la ville qui avait donné des souverains à Constantinople, humilié les empereurs, reçu des papes suppliants, servi de bouclier à la chrétienté, la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisans et ses arts, l’auteur des Mémoires d’outre-tombe ne trouve plus qu’une ville « assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour » et dont « le vent du soir soulève les cheveux embaumés ; elle meurt, dit-il, saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature ». Mais Chateaubriand ne se limite pas à reprendre la plainte douloureuse qui vient de se lever sur la ville morte, il lui ajoute un autre refrain qui traversera tout le siècle : Venise c’est le refus des temps nouveaux. « Les débris d’une ancienne société qui produisent de telles choses, écrit-il, en vous donnant le dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d’avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n’avez d’autres soins que de parer les restes de votre vie à mesure qu’elle se dépouille. » Et enfin, à propos de la sépulture des morts hors des églises, il s’écrie, en visitant le cimetière de Saint-Christophe : « La société en s’élargissant s’est abaissée ; la démocratie a gagné la mort. »
11Venise ville morte, certes, mais dorénavant lieu de refuge et havre de solitude pour ces esprits inquiets, fébriles, vagabonds, en quête d’une patrie idéale, la Jérusalem céleste, comme le dit Théophile Gautier, loin des villes européennes avec leur bourgeois affairistes, leurs industries naissantes, leur prolétariat menaçant, surtout après 1848, loin donc des baudelairiennes « républiques marchandes et sociétés philanthropiques ». Et cette Jérusalem céleste, c’est Venise. C’est en effet la société de l’argent, des spéculations, des affaires que les nouveaux mages, qui ont fait de l’art un sacerdoce et de la beauté une religion, fuient à Venise. Ce qu’ils laissent derrière eux, ces chevaliers errants, ces « chevaliers du néant », comme les appelle Sartre, c’est le bruit des machines, le vacarme des rues, l’ennui des travaux et des jours, la frivolité du monde et la vulgarité du peuple. À Venise, le long du canal nocturne, ils n’entendent plus, comme Corinne, que l’« appel plaintif du gondolier », dans lequel Wagner reconnaît « l’antique et mélancolique phrase mélodique sous laquelle ont été mis jadis les vers connus du Tasse, mais qui en elle-même est certainement plus ancienne que les canaux de Venise avec leur population ». En 1883, l’année de la mort de Wagner, Nietzsche écrit à Peter Gast : « Si je comprends bien le premier Zarathoustra, il s’adresse justement à ceux qui, vivant parmi la foule et la canaille, soit deviennent victimes du sens de la distance (c’est-à-dire parfois du mépris) soit doivent le fuir ; et à ceux-ci il conseille de s’abriter dans une solitaire île heureuse… ou à Venise. » À la fin du siècle Venise, ville de la mort, cité du silence, vieille momie, île « des spectres routiniers et des tombeaux », se charge, chez les grands prêtres du décadentisme européen, de Platon à Nietzsche et à Wagner, de Barrès à D’Annunzio, de Hofmannsthal à Suarès et à Rilke, d’une autre vocation encore, celle d’être la terre de la sensibilité et de la musique, de l’enivrement dionysiaque, de la puissance vitale perdue et retrouvée. « Je connais quelqu’un, écrit D’Annunzio en parlant de lui-même dans l’Allégorie de l’automne (1895), qui ayant pendant longtemps plongé son âme dans cette ville sublime, l’en retira augmentée d’une nouvelle puissance, ayant fait ressurgir d’ici, avec des mains plus ardentes, son art et sa vie. » Et c’est toujours à Venise que le même D’Annunzio dans Le Feu (1900) va célébrer les noces mystiques de l’art et de la vie, sous le signe de Dionysos, en refusant l’accès à la ville « aux âmes frêles, souffreteuses, auxquelles Venise apparaît comme une clémente cité de mort prise dans un rêve soporifique ». À la veille de la Première Guerre mondiale, le chant de Dionysos s’éteint avec la mort d’Aschenbach dans Mort à Venise de Thomas Mann, qui est un peu comme la mort de Siegfried dans Le crépuscule des dieux : mort et transfiguration à la fin d’une périlleuse initiation, la rencontre fatale d’Éros et Thanatos, marquée par l’« angoisse religieuse qui gagne l’homme d’élite à l’apparition d’un visage divin ».
12Or ce chant funèbre, cet hymne à la vie et à la puissance s’étaient accompagnés, depuis Chateaubriand justement, d’une sorte de basse continue, la nostalgie de ce dont l’histoire de Venise portait témoignage, et qui semblait à jamais disparu : la vieille aristocratie héréditaire, celle que Rousseau, « le fils plébéien de l’obscur horloger de Genève », avait vilipendée avant que Joseph de Maistre ne lui adresse le dernier hommage en écrivant que Rousseau, quand il dit que « Venise est tombée dans l’aristocratie héréditaire, prouve qu’il connaissait très mal la végétation des Empires. S’il l’avait connue, au lieu de tombée, il aurait dit parvenue. » En effet, cette plainte sur la mort de Venise, cette fascination pour la mort à Venise, cet attrait exercé pas les effluves morbides et les philtres enivrants de ses rues et de ses canaux, ce chant funèbre qui résonne tout le long du siècle et qu’éteindront les bruits des bottes en 1914, n’ont cessé de se nourrir, chez les « belles âmes » qui l’ont entonné, d’un refus et d’un regret : refus des principes de 1789, de la démocratie du nombre, du libéralisme affairiste, du socialisme naissant, du suffrage universel, du « béotisme démocratique et provincial » des nouvelles classes politiques, comme le disait Renan ; regret pour la disparition d’un État qui, pendant des siècles, avait su tenir le peuple à l’écart de la politique, et qui avait été régi d’une main de fer par une caste patricienne inflexible et souveraine, l’aristocratie héréditaire justement, classe jalouse de ses privilèges et de ses prérogatives, et riche d’un savoir et de compétences qui ne s’acquièrent pas par mérite personnel, mais qu’on reçoit par héritage familial. Baudelaire écrivait en 1856, dans un texte sur E. A. Poe et l’Amérique où l’on croit entendre l’écho de ce refus et de ce regret : « Il professait que le grand malheur était de n’avoir pas d’aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un peuple sans aristocratie le culte du beau ne peut que se corrompre, s’amoindrir et disparaître. » L’aristocratie comme race, comme caste, justement, avec sa morale des maîtres opposée à la morale des esclaves, comme le disait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886), en lui tissant, à l’appui de Darwin, le plus grand éloge qui lui ait été fait au xixe siècle : « Considérons maintenant une communauté aristocratique, une cité de la Grèce antique ou Venise, par exemple, comme une institution, volontaire ou non, ayant pour but la sélection de l’espèce humaine : on trouve côte à côte des hommes livrés à eux-mêmes, qui veulent faire triompher leur espèce, le plus souvent parce qu’ils y sont obligés s’ils ne veulent pas courir le risque d’être exterminés. Les soins, la surabondance, la protection qui favorisent la diversité n’existent pas ; l’espèce a besoin de persister comme espèce, comme quelque chose que sa dureté, son uniformité, la simplicité de sa forme peuvent seules faire durer et triompher, dans la lutte perpétuelle qui l’oppose au voisin aussi bien qu’à l’opprimé séditieux et révolté. » Tout est dit : l’aristocratie vénitienne n’était pas un groupe social, une simple classe politique, c’était une espèce, une race « barbare », qui ne pensait qu’à sa supériorité et à sa reproduction comme race dominante, et qui ignorait donc tout de ce qu’on appellera après sa disparition les droits de l’homme, le suffrage universel, l’économisme, l’utilitarisme, le cosmopolitisme de la bourgeoisie libérale. Moins brutalement, ce thème de l’aristocratie vénitienne reviendra dans les écrits de la droite « nationale » de Renan, Taine, Barrès, Maurras, Léon Daudet en France, de Mosca, Pareto et Marinetti en Italie, droite qui finira dans le nationalisme et qui donnera ses lettres de créances au fascisme. Quoi qu’il en soit, le contrepoint politique du thème de la mort à Venise a été, depuis le début, le refus de la démocratie libérale issue de la Révolution française, et le chant des sirènes de Venise a vite pris les accents martiaux d’une autre musique, celle des nostalgiques des vieilles aristocraties guerrières et conquérantes, qui voulaient proposer l’aristocratie de Venise comme modèle d’« aristocratie de l’esprit » et d’« élite » de gouvernement.
13« La vérité de la métaphysique est la vérité des masques », a dit Oscar Wilde. Or, comme Venise est la cité des masques, de quelle métaphysique s’agirait-il ? Celle avant tout d’un État comme « corps mystique », modèle politique idéal dans l’ancien régime devenu, après la chute de la République, nostalgie d’une race disparue, l’aristocratie du sang, l’aristocratie héréditaire, avec ses éclats et ses vertus, ses splendeurs et ses misères aussi, avant l’avènement des « classes moyennes », les classes sans histoire, de la société libérale. Métaphysique aussi d’un nihilisme d’un type particulier, qui s’est manifesté dans l’expérience de la « mort à Venise » comme retrait du monde, résistance au « progrès », refus de la vie de tous les jours (la petite vie à côté de la vie) qui précède, comme mouvement initial et nécessaire, sa transfiguration dans la puissance retrouvée ; dévaluation aussi de toutes les valeurs, celles du monde de l’industrie, de la science et de la technique, et transvaluation de ces valeurs dans la mystique de la beauté et de la mort, la mystique de ce que Ruskin, à propos de la peinture de Turner, appelait en 1843 « la nouveauté perpétuelle du beau et de l’infini » ; la mystique enfin de la volonté, de la sensibilité, de l’élan vital, comme si Venise avait été, au xixe siècle, d’après les pages que lui a consacrées Georg Simmel en 1907, la ville dans laquelle « s’annulait la distinction entre l’être et le paraître », et qui représentait ainsi, dans l’expérience esthétique, le dépassement des limites de la raison kantienne et la matérialisation visible de cette « chose en soi » que toute une lignée de penseurs, de Schopenhauer à Nietzsche et à Bergson, avait désignée comme la tâche de la philosophie. Entendons-nous bien : les réflexions de Simmel ne dessinent qu’une piste, ne fournissent qu’une indication, et Venise n’a pas été au cœur de la métaphysique européenne ; mais il est bien vrai que, directement ou indirectement, elle a été son horizon proche ou lointain, un de ces lieux députés, au même titre que la Grèce ancienne, vers lesquels cette métaphysique n’a cessé de se tourner. Et l’on peut dire alors qu’il existe certes une histoire de la Venise réelle, avec ses batailles et ses guerres, son commerce, son peuple, ses fêtes et ses arts, telle que la raconte Daru et d’autres après lui ; mais, à côté de celle-ci, et non moins réelle, il y a l’histoire de l’État comme modèle idéal avant et comme idéal d’un État perdu après, histoire à laquelle ont donné expression et forme, avant la chute, la grande peinture de la gloire de Venise, celle de Carpaccio, Titien, Tintoret, Véronèse, G.B. Tiepolo, et, après la chute, la peinture de la Venise « vaporeuse, iridescente et silencieuse » de Turner et de Whistler. Entre les deux il n’y a pas de rupture, mais seulement changement de registre et de tonalité, s’il est vrai qu’après Venise sphinx impérial de Gustave Moreau, Turner peut encore peindre un des thèmes illustres de la vieille peinture vénitienne, ces Noces du doge avec la mer qui rappelaient la concession faite à la République pour la domination de l’Adriatique par le pape Alexandre III, en 1177, en remerciement de la protection que la ville lui avait accordée contre l’empereur Frédéric Barberousse.
14La Recherche du temps perdu de Proust représente sans doute l’aboutissement et la fin de cette métaphysique. Venise, comme on le sait, est un « motif » (au sens wagnérien du terme) qui traverse toute l’œuvre, avec des reprises, des enrichissements, des inflexions jusqu’au point d’orgue final. C’est, avant tout, le « désir de Venise », qui n’a cessé de nourrir chez le narrateur dans sa jeunesse des espoirs souvent frustrés par des « faux départs ». Quant il arrive finalement dans la ville tant désirée, elle ne suscite pas en lui plus de sensations que Combray, sensations liées à Albertine disparue. Il y séjourne quelque temps avec sa mère et, quand elle s’en va, la ville ne lui apparaît plus que comme « un site solitaire, irréel et glacial ». Mais la Venise du désir avant, des pérégrinations nocturnes dans les campi déserts après, la Venise des boutiques des « allumettières, des enfileuses de perles, des travailleuses du verre et de la dentelle », réapparaît, à la fin de cet autre parcours initiatique, comme la ville qui révèle à l’auteur ce dont il avait été sans le savoir toujours en quête, sa vocation d’écrivain. Cela arrive quand, en se rendant à une matinée chez la princesse de Guermantes, il entend les heurts des roues de sa voiture sur les pavés de la cour, qui évoquent chez lui ceux du baptistère de Venise. À cet instant quelque chose s’accomplit : « Et presque tout de suite, dit le narrateur, je la reconnus, c’était Venise, dont tous mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. » C’est juste à ce moment-là, lorsque l’auteur reçoit le signe de sa vocation, et la révélation que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, est la littérature », que l’« énigme du bonheur » se dévoile, que les angoisses s’effacent et que la mort devient indifférente. La Venise de Proust n’est plus alors la cité perdue des esthètes, des nostalgiques, des « belles âmes », la cité des daguerréotypes jaunis de l’imagerie familière du décadentisme européen, la cité de la liturgie extenuée de la mort ; elle n’est plus la cité des désirs enivrants, des émotions éperdues, des passions tristaniques, des élans du « moi », mais la Venise retrouvée dans l’« alchimie des impressions » réfractées par la « sensibilité » et fixées par l’« intelligence » dans cette chambre optique qu’est le regard de l’artiste ; ce nouveau « regard », au sens large du terme, qui est celui de Proust.
15Ce regard n’a pas surgi soudainement, comme Venus de la mer ; il y a eu, à l’origine, la « leçon discrète de Whistler, la leçon de vérité de Manet ». Manet avant tout. Dans son séjour à Venise en 1875, il n’a peint que deux tableaux : Le Grand Canal et Venise bleue. La Venise de Manet n’est pas celle, « pittoresque », de la peinture de Favretto, Milesi, Sargent, ni la Venise « dix-huitième » de Canaletto et Guardi. Les toiles de Manet ne sont que deux morceaux de peinture à l’état pur : deux piliers d’accostage, dans l’une d’elles, peints avec leurs grandes bandes blanches et bleues, comme deux colonnes émergeant de l’eau. « J’ai vu, écrivait Camille Peladan à propos de ces deux tableaux, des après-midi vénitiens de cette teinte-là, mais Manet a exaspéré une impression jusqu’à la rendre chimérique. » Le regard de Manet a vite croisé celui de Ruskin, avec son goût pour les fragments des monuments vénitiens qui sont comme des concrétions d’histoire ; et dans un compte rendu de 1906 sur l’ouvrage de l’écrivain anglais, The Stones of Venice, Proust écrivait ces lignes significatives : « La Venise agonisante de Barrès, la Venise carnavalesque et posthume de Régnier, la Venise insatiable d’amour de Mme de Noailles, la Venise de Léon Daudet, de Jacques Vontade, exercent sur toute imagination bien née une fascination unique. Et, maintenant, de cette contemplation un peu passive, Ruskin va nous faire sortir. » De cette contemplation un peu passive l’avait fait sortir Edmond de Goncourt, dont Proust a inséré dans Le temps retrouvé, avec cet art du pastiche dont il était le maître un peu perfide, une page présumée du Journal. Goncourt, qui joignait à la ferveur de l’amateur d’art l’œil du connaisseur à la Morelli, a appris à Proust à voir dans les tableaux les choses réelles qu’ils contiennent, en donnant à chacune un nom et une figure, et les restituant dans l’écriture comme le « pan de mur » de Vermeer, avec les formes, les couleurs, les ombres et les lumières sous lesquelles elles apparaissent. À la fin, dans la généalogie de ce regard, Whistler et Monet : Whistler avec ses harmonies « gris et rose », où les lignes entre la mer et le ciel s’estompent, l’harmonie de ces instants du jour, comme il semble l’avoir dit (c’est toujours Proust qui le cite) « où les bourgeois rentrent […] et où il convient de commencer à regarder » ; Monet enfin, qui, comme Elstir, a enseigné à « extraire des choses la vérité qu’elles contiennent », ce Monet dont Proust écrivait : « Nous sommes là, penchés sur le miroir magique, nous en éloignant, essayant de chasser toute autre pensée, tâchant de comprendre le sens de chaque couleur, chacun appelant dans notre mémoire des impressions passées qui s’associent en une aussi aérienne et multicolore architecture que les couleurs sur la toile édifient dans notre imagination un paysage. »
16Filtrée par ce regard, la Venise de Proust n’est plus un « cliché photographique », un « misérable relevé de ligne et de surfaces », mais ce faisceau d’impressions et de sensations qui ne se limitent pas à représenter un objet, mais qui le présentent comme quelque chose de nouveau, quelque chose qui ne prend existence qu’à partir du moment où un grand artiste apparaît pour le montrer, s’il est vrai, comme le disait Oscar Wilde, que « les choses n’existent pas tant que l’art ne les a pas inventées et n’a pas appris à les reconnaître ». Ainsi la Venise de Proust est quelque chose d’aussi vrai que la vraie Venise, un nouveau morceau de la ville, qui n’a plus rien à voir avec la vieille Venise des soupirs romantiques ou avec celle, plus proche, de nostalgies et des fièvres fin de siècle. Manet, Whistler, Ruskin, Goncourt, Monet : ce sont eux les éclaireurs qui permirent à Proust de faire rentrer Venise dans cette « littérature » qui était pour lui la « vraie » vie, le terme du voyage que tous les pèlerins du xixe siècle auraient voulu atteindre, sans jamais y être parvenus ; Venise n’était pour eux que la représentation de quelque chose ; pour Proust, c’était « la chose elle-même ». Et ce fut Venise qui, dans l’évocation des dalles du baptistère, permit à Proust d’entendre les voix et de déchiffrer les signes – ces signes du livre intérieur qui existe en chacun de nous, comme il disait – en lui annonçant sa vocation d’écrivain au moment où tout pour lui semblait perdu.
Notes de bas de page
2 Je dresse ici un bilan de mes travaux sur la question du mythe politique et littéraire à Venise. Pour plus de détails et pour le références aux auteurs cités nous prions les lecteurs de se rapporter à : « La verità delle maschere », dans Venezia e lo spazio scenico, Venise, Edizioni della Biennale, 1979, p. 21-36 ; « La città ritrovata », dans Venezia e l’Ottocento, Milan, Electa, 1983, p. 275-278 ; « Venise ne meurt jamais », Revue des Deux Mondes, juillet-août 1997, p. 71-84 ; « Civitas metaphysica », dans Venezia da Stato a Mito, Venise, Marsilio, 1997, p. 47-59 ; A. Fontana, J.-L. Fournel, « Le meilleur gouvernement : de la constitution d’un mythe à la terreur de l’avenir », dans A. Fontana, G. Saro (dir.), Venise 1297-1797 : la République des Castors, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1997, p. 14-35 ; A. Fontana, « Introduction », dans A. Fontana, F. Furlan, G. Saro (éd.), Venise et la Révolution française. Les 470 dépêches des ambassadeurs de Venise au Doge 1786-1795, Paris, Robert Laffont, 1997, p. XXV-L.
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