« La mauvaise conscience de son temps »
p. 179-202
Texte intégral
1En 1824, dans une des Petites œuvres morales consacrée à Giuseppe Parini, le poète qui, au xviiie siècle, avait flétri les mœurs des jeunes rentiers de l’aristocratie milanaise, Leopardi, pose, le premier sans doute, une des questions qui sera dorénavant centrale, et cruciale, dans la nouvelle littérature, chez ces écrivains qui ne vivent plus désormais de pensions, de rentes ou de la générosité des protecteurs. Quelle est cette question ? Non pas « pour qui écrit-on ? » (il n’y a pas encore un vrai « public »), ni même « pourquoi écrit-on ? » (une question qu’il s’est tout de même posée, du moins, comme on le verra, pour son œuvre), mais « comment lit-on aujourd’hui les livres, et, si on les lit, que comprend-on ? ». À cette question, qu’il ressent et formule comme une question d’urgence, la réponse qu’il donne est amère : on lit par distraction, par ennui, par oisiveté, on lit froidement et avec détachement, et, de ce qu’on lit, on ne saisit donc ni le sens ni la vérité. La nouvelle littérature, en effet (et il se réfère surtout à la poésie et à la philosophie), requiert de la part du lecteur des dispositions et un état d’esprit qui lui sont étrangers. Le lecteur ne saisit pas les auteurs en eux-mêmes, dit Leopardi, mais dans les effets que leurs œuvres produisent en lui. Pourquoi ? Parce que, maintenant, pour comprendre un auteur, qu’il soit poète ou philosophe, quand ce n’est pas quelqu’un qui écrit pour flatter, pour plaire ou pour leurrer ses lecteurs, il faudrait « rendre son propre esprit semblable [immedesimare] à celui de l’écrivain », avoir fait le même parcours que lui, avoir vécu soi-même sa propre expérience, s’être, en somme, identifié à lui. « Ainsi, ajoute-t-il, ceux qui ne sont pas habitués à méditer ou à philosopher avec eux-mêmes, ou qui ne sont pas aptes à penser profondément, aussi vrais ou soignés que soient les discours ou les conclusions du philosophe, aussi claire que soit sa façon d’exposer les uns et les autres, comprennent les mots et ce qu’il veut dire, mais non la vérité de ce qu’il dit. » Autrement dit, si ce travail d’identification de soi à celui qui écrit n’est pas fait, il y aura toujours une marge d’étrangeté, d’extériorité, de celui qui lit vis-à-vis de celui qui écrit. C’est là une posture nouvelle dans la pensée européenne : pour une certaine littérature, il n’y a plus de schémas, de repères, d’objectivité et d’objectivation qui soutiennent et rendent possible la compréhension ; il n’y a plus de commun sensé (les idées innées, les longues chaînes de raison, la logique et les mathématiques, les principes de l’entendement) qui établisse entre celui qui parle et celui qui lit la convention d’une langue partagée. Ici, la pensée (ou l’idée poétique) s’enferme dans une radicalité qui ne se situe plus sur le plan, conventionnel et extérieur, des idées (les « idées innées », dit Leopardi), mais sur celui, immanent et singulier, de la vie. Partage d’autant plus difficile si ce qui soutient ce plan de vie est, maintenant, l’expérience, radicale et extrême, du néant.
2Cette expérience traverse de part en part l’œuvre de Leopardi. Sur cette œuvre s’est déchaînée, depuis sa mort, en 1837, jusqu’à nos jours, toute une bataille d’interprétations et toute une floraison, interminable, de commentaires. Ainsi les libéraux voltairiens, ses contemporains (ceux qu’on appelait en France, à l’époque, les « capacités »), n’ont pas compris sa haine du présent et sa critique du progrès. Les catholiques ont été rebutés par son matérialisme et son refus de toute transcendance. Les hommes du Risorgimento, ceux qui s’apprêtaient à faire l’unité italienne, ont, après 1848, jeté aux oubliettes, comme désormais inutile, sinon dangereuse, une œuvre qui pourtant, dans leur jeunesse, avait éclairé, tel un météore, la longue nuit, la « nuit sans étoiles au milieu de l’hiver », tombée sur l’Italie de la Restauration. Après la publication de son journal en 1898 (le Zibaldone, quatre mille pages de méditations et de réflexions quotidiennes), Benedetto Croce, le philosophe du libéralisme, dans un article célèbre, publié en 1922, niera toute valeur philosophique à l’œuvre de Leopardi, attribuant sa vision du monde aux misères de son existence et aux infortunes de sa condition physique (la « vie étranglée ») ; un autre philosophe, de formation hégélienne et idéaliste, devenu plus tard ministre de Mussolini, Giovanni Gentile, tentera d’annexer Leopardi à la tradition nationale, sinon nationaliste, italienne. Des marxistes, après la guerre, défendront la thèse du « progressisme » de Leopardi, avant de l’excommunier dans les années 1970, les années du « compromis historique », lui préférant, comme plus utile à la cause, le catholique Manzoni. Récemment, des voix se sont élevées, à la gauche du parti communiste, pour souligner le caractère « révolutionnaire » des prises de position de Leopardi contre la modernité (y compris le capitalisme ; mais quel capitalisme y avait-il en Italie dans la période 1829-1840 ?) : Leopardi précurseur d’Adorno. Quant à la critique dite universitaire, depuis un siècle elle cherche au fond, inlassablement, à faire basculer la pensée léopardienne dans la catégorie rassurante du « pessimisme » : le pessimisme « historique » avant, le pessimisme « cosmique » après, selon une thèse célèbre.
3Tout cela ne repose, dans le meilleur des cas, que sur des malentendus ; souvent il s’agit de falsifications, quand ce ne sont pas de véritables impostures. En général, la critique littéraire a été imperméable à la position philosophique de Leopardi, de même que les philosophes sont restés insensibles, sinon sourds, à sa poésie. Or, une ligne continue traverse tous ses écrits, et les mêmes thèmes apparaissent et réapparaissent, différemment modulés, dans les Canti, les Petites œuvres morales, le Zibaldone et la Correspondance. Toutes ses œuvres, en vers aussi bien qu’en prose, prennent racine, avec des tonalités et des registres différents, dans un même sol, qui est celui de son être-au-monde, dans sa radicalité et dans sa singularité. C’est cette même radicalité qui rend, d’autre part, nécessairement extérieur tout discours sur Leopardi, comme il le disait lui-même, s’il n’en épouse pas les lignes et les contours et s’il n’adhère pas, de près ou de loin, et de l’intérieur, du dedans, à ce que fut son expérience propre. La compréhension purement intellectuelle est une extériorité, une distance ; comprendre, c’est « être avec ». En le lisant, il faudrait donc faire un pas en arrière, se séparer un peu de ce que l’on est, mettre un instant entre parenthèses ce à quoi on croit et sa propre vie, si l’on ne veut pas tomber dans l’un de ces deux travers : celui de refuser cette expérience pour ce qu’elle était ou celui de l’afficher pour ce qu’elle n’était pas.
4Depuis le siècle dernier, on a tenté de définir la position de Leopardi en l’inscrivant dans le jeu d’oppositions telles qu’athéisme/croyance, romantisme/classicisme, conservatisme/progressisme, pessimisme/optimisme. Ces catégories sont trop étriquées : elles en disent plus long sur ceux qui les utilisent que sur celui à qui elles voudraient s’appliquer. Nous en proposons deux autres. Il y aurait, dans la nouvelle littérature, celle qui s’inaugure au xixe siècle, deux grandes familles d’esprits, les mondains et les radicaux. Les mondains sont ceux qui pensent le monde dans le monde, ceux dont la finalité est de le comprendre, de le changer (le changer même plutôt que de le comprendre), d’établir, à force de savoir, d’analyses, d’investigations et de théories, un projet en dernière instance « politique », ou bien pour revenir à un passé perdu, ou bien pour célébrer le présent, ou aussi pour préparer l’avenir. Les mondains, même quand ils s’opposent entre eux, se comprennent : les catégories dans lesquelles et par lesquelles ils pensent sont celles d’une langue commune ; et cette langue est déjà une « entente ». Ceux à qui ils s’adressent, amis ou adversaires, savent de quoi ils parlent. Les radicaux commencent, eux, par nier le monde dans sa totalité par un geste préalable de séparation, d’isolement, de solitude et d’exil. Cette néantisation du monde (avec ses valeurs, ses conventions, ses certitudes, ses espoirs) les met d’emblée, au-delà de leur subjectivité empirique, dans un état qui n’est ni psychologique, ni affectif, ni « sentimental », ni même critique : c’est bien plutôt la condition existentielle qu’ils appellent la « mélancolie » et l’« ennui ».
5Cet état – qu’un aliéniste comme Esquirol décrit en 1819 comme une des formes modernes de la folie, folie sans délire, maladie de la volonté –, et la position « morale » qu’il détermine, avait des précédents historiques : c’était le mépris du monde de la tradition chrétienne depuis Innocent III, c’était l’attitude mystique de l’imitatio Christi, c’était le rejet pascalien du « divertissement » et, après lui, le désenchantement d’un La Rochefoucauld ou d’un Chamfort, esprits chagrins qui se détachent du « monde », ou en sont exclus, après y avoir tant bien que mal séjourné. Dans cette tradition, le refus du monde se doublait d’un espoir de salut : l’au-delà, la vie chrétienne pleinement vécue, l’appel d’une foi authentique, les certitudes d’une lucidité retrouvée, le masque ôté à l’intérêt, à l’amour-propre, à l’hypocrisie. Le monde n’est pas nié : ce n’est qu’une déchéance, un appauvrissement, une méprise ; une négativité en somme, qui peut, à tout moment, et par une ascèse adéquate, être transcendée.
6 La position des radicaux du xixe siècle, de cette famille dont font partie Leopardi, Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche, flaubert aussi, sans doute, est plus tranchée. Pour eux, la question n’est pas d’adopter une attitude « critique » vis-à-vis du monde, mais d’en changer de fond en comble les valeurs après l’avoir néantisé, en essayant de retrouver, sans savoir si cela est possible, et comment cela serait possible, l’être perdu, dégradé, avili, après l’essor des nouvelles valeurs, celles de la bourgeoisie montante. Entreprise surhumaine, qui installe les radicaux dans cet abîme qu’est le désespoir. Leopardi dit de lui-même qu’il est « désespéré », Kierkegaard fera du désespoir (et de l’angoisse aussi) le caractère essentiel de la condition humaine. Ce désespoir n’a rien d’un pessimisme (qui est toujours l’attitude affective d’une subjectivité souffrante, chagrinée, déçue, insatisfaite et maladive, l’attitude de la sentimentalité romantique) ; c’est, à proprement parler, l’attitude d’une conscience vis-à-vis d’un monde vécu et perçu dans sa vérité de n’être que du néant. Ces esprits ne sont pas dans les systèmes, ils sont dans l’existence. Les systèmes (une certaine rationalité, les habitudes de pensée, l’objectivité des perceptions, les évidences consensuelles) leur apparaissent comme une erreur, une illusion, un leurre : ou bien les philosophes, ou ceux dont la fonction est de penser, se leurrent eux-mêmes et leurrent ceux à qui ils s’adressent, faute d’avoir fait l’expérience de cette vérité ; ou bien, l’ayant faite, ils s’efforcent de la camoufler pour se faire lire et ne pas désespérer leur public. Ce sont les fabricants des illusions trompeuses, ceux dont le métier est d’assurer que même dans le pire des mondes – s’il est vrai, ce qui n’est pas toujours le cas, que le monde dans lequel on vit est bien le pire de tous – il y a toujours quelque part un salut, un espoir possible. Penser en dehors des systèmes, c’est au contraire s’installer dans la discontinuité immédiate de ce que Leopardi lui-même appelle déjà l’« existence », avec ses états intensifs, ses éclats, ses ruptures, ses failles. Penser dans l’existant n’est possible que par intervalles, explosions, soubresauts et secousses : c’est, chez Leopardi, la pensée fragmentaire et souvent, comme chez Nietzsche, aphoristique du Zibaldone, le dialogue problématique et sans issue des proses morales, la poésie comme impetus et extase.
7La tonalité de cette pensée n’est pas celle du sérieux, catégorie mondaine, mais celle de la gravité, modalité existentielle qui n’est liée à aucun état subjectif, émotionnel, affectif, et n’est soutenue par aucune forme d’objectivité. Pour les radicaux, les « chevaliers du néant », comme les appelait Sartre, il n’y a plus aucun plan de consistance sur lequel prendre appui : ni l’histoire, qui n’est que corruption, ni la raison, qui n’est qu’illusion, ni une langue commune d’échange, qui n’est que convention. Et si le monde est réduit au néant, s’il n’y a plus de point d’appui, comment penser, pour celui qui est dans le néant, à l’horizon opaque et dans le désert, le wasteland, de la mort de Dieu et de l’homme ? Et, de l’autre côté, comment celui qui n’est pas dans le néant peut-il appréhender ce qui se pense dans ce néant ? Mort de Dieu, car les conforts de la religion sont dénoncés comme illusions, chimères (les fois léopardiennes), et mort de l’homme aussi, s’il n’est plus qu’un accident dans l’univers (ce qu’on appelle le « stratonisme » de Leopardi). Le travail de la raison, l’emprise du savoir, la religion du progrès (« les destins magnifiques et progressifs », dit Leopardi) ont détruit la belle, la sainte nature, la nature qui inspirait les poètes anciens ; la nature à laquelle les modernes, les romantiques du Nord, opposent l’histoire, les traditions populaires et la société sortie des Lumières ; ils ont détruit aussi les mythes vénérables de cet âge des dieux et des héros dont parlait Giambattista Vico, et qui animaient les vertus patriotiques et les illusions « fécondes » des républiques antiques, laissant à leur place, dans une monde désertifié par l’entendement et les connaissances, ce que Leopardi nomme le « mal » : « Tout est mal, écrit-il dans son journal en avril 1822. Tout ce qui est est mal ; que chaque chose existe est un mal ; chaque chose existe pour le mal ; l’existence est un mal et est ordonnée au mal ; la fin de l’univers est le mal ; l’ordre et l’État, les lois, l’existence, l’allure naturelle de l’univers ne sont rien d’autre que mal, ni dirigés vers autre chose que le mal. Il n’y a pas d’autre bien que le non-être ; il n’y a de bon que ce qui n’est pas ; les choses qui ne sont pas des choses : toutes les choses sont mauvaises. » Et ce mal, pour lequel les hommes, disait-il, n’ont même pas la consolation de penser qu’il serait dû à l’expiation de quelque faute commise par eux contre les dieux, est inscrit dans le monde comme sa vérité radicale et ultime.
8Les mondains étaient, pour le jeune Leopardi, les romantiques milanais, réunis autour d’une revue, le Conciliatore, à laquelle il adresse en 1818 son manifeste poétique, le Discours d’un Italien sur la poésie romantique. C’est une prise de position violente et passionnée pour la défense de la poésie antique, celle qui trouvait sa source dans les rapports des hommes avec l’éternelle et immuable nature, et en opposition avec les théories de Mme de Staël, qui avait exhorté en 1816 les Italiens à abandonner la littérature classique et à s’occuper plutôt d’histoire, de « psychologie » (comme l’appelle Leopardi), et de la société contemporaine. Quinze ans plus tard, les mondains seront, pour Leopardi, ces « modérés » toscans réunis à florence par Giampietro Vieusseux dans son cabinet de lecture et dans la revue Antologia. Il s’agissait, pour Vieusseux et son groupe, de former une classe intellectuelle moderne, attentive à tout ce qui se faisait de mieux dans les sciences en Europe, peu sensible à la littérature qui ne fût pas « utile », et prête à s’occuper des disciplines désormais indispensables pour le « bonheur public » : les statistiques, l’économie politique, la philosophie sociale. Leopardi a vivement répliqué à ce programme, et au nouvel intérêt pour ces types de savoir, dans une poésie ironiquement intitulée Palinodie – il feint un moment de s’être converti au nouveau credo – et adressée à l’un des chefs de file de ce groupe, le « manzonien » marquis Capponi. Il avait toujours pensé, et souvent dit, qu’on ne peut pas faire le bonheur public si l’on ne fait pas auparavant le bonheur individuel, chose impossible en soi, l’homme étant condamné à une infélicité radicale. C’était là un des principes de sa philosophie, qu’il n’a jamais abandonné. Le progrès (chemins de fer, multiplication du commerce, machines à vapeur, campagnes anti-épidémiques) sur lequel les amis toscans fondent maintenant leurs espoirs, le confort que promet la science moderne, cette paix et ce bonheur enfin qui se profilent selon eux à l’horizon de la société moderne, celle des découvertes et des grands travaux, tout cela, dit Leopardi, est démenti par la soif de domination (imperio e forze) qui est inscrite dans l’homme, et qui ne fera qu’alimenter, à toutes les époques et sous tous les cieux, le désir de conquête et les occasions de guerre ; tout cela est démenti aussi par les calamités et les désastres naturels (motif récurrent chez Leopardi) qui ne cesseront de guetter, menacer et détruire ce que la civilisation, péniblement, bâtit. Ce mirage de l’âge d’or, ce leurre du bonheur annoncé et promis par le progrès (« une idée de paresseux, une doctrine de « Belges »», disait Baudelaire), est ce que la nouvelle philosophie, la philosophie moderne des pamphlets, des journaux et des gazettes, entretient et colporte auprès de qui veut bien entendre. Par cette hantise des gazettes et par la haine (affection léopardienne) pour les fausses espérances qu’elles alimentent, Leopardi refusera toujours, poliment il est vrai – la solitude ne lui ayant pas fait oublier les bonnes manières –, la collaboration à la revue que Vieusseux ne cessait de lui proposer. Dans une lettre de mars 1826, il lui répond qu’il pourrait certes collaborer, s’il avait vécu dans le monde. Ce n’est pas son cas. « Ma vie a été, est et sera toujours solitaire. Ce vice de l’absence1 est en moi incorrigible et désespéré. » Et il ajoute : « Pour moi, les hommes sont ce qu’ils sont en nature, c’est-à-dire une part très infime de l’univers, et mes rapports avec eux, ainsi que leurs rapports entre eux, ne m’intéressent point ; ne m’intéressant pas, je ne les observe que très superficiellement. Soyez donc assuré que, dans la philosophie sociale, je suis un vrai ignorant. Je suis plutôt habitué à m’observer continuellement moi-même, c’est-à-dire l’homme en soi, et ses rapports avec le reste de la nature, dont, du fait de ma totale solitude, je ne peux pas me libérer. » Cette absence au monde, cette indifférence pour la société, cette insensibilité à la chose publique définissent et délimitent exactement la position du radicalisme léopardien. Pour la politique, activité mondaine, il n’a que mépris et dédain, sentiments qui lui dicteront, à la fin de sa vie, une obscure satire, à l’imitation de la Batrachomyomachie d’Homère, où il met en scène, sans trop prendre parti, les forces et les mouvements politiques dans l’Italie des années 1830. « Sachez, écrit-il, à une amie en décembre 1831, que j’abhorre la politique, parce que je crois, plutôt parce que je vois que les individus sont malheureux sous toutes les formes de gouvernement. C’est la faute de la nature qui a créé les hommes pour le malheur ; et je ris du bonheur des “masses” car mon petit cerveau ne conçoit pas une “masse” heureuse, composée d’individus non heureux. »
9Ce vice léopardien de l’absence, critiqué par les uns (comme défaut de valeurs positives), regretté par les autres (comme manque de sensibilité sociale), est, à proprement parler, l’expérience radicale du néant : c’est l’ab-sentia, le manque d’être, la condition de l’existant par rapport à l’être ressenti comme éloigné ou perdu, la plénitude absente de l’être. Cette absence met Leopardi dans un état d’extrême concentration sur soi, de repli sur soi, en dehors de toute distraction mondaine : toutes ces occupations, parmi lesquelles le travail lui-même, qui tiennent l’homme à l’écart et à l’abri du néant. Cette concentration sur soi est le caractère même de son écriture, l’écriture du néant, la pure pensée du néant en lui-même. Il n’y a rien de vrai que le néant, dit le jeune Leopardi ; son désespoir aussi est néant, car le désespoir qui naît des grandes passions et illusions ou d’un quelconque malheur de la vie « n’est pas comparable au naufrage [affogamento] qui naît de la certitude et du sentiment vif du néant de toutes les choses, et de l’impossibilité d’être heureux dans ce monde, et de l’immensité du vide qu’on ressent dans l’âme » (Zibaldone, 3 juillet 1820). La tonalité affective qui correspond à l’expérience du néant n’est pas le pessimisme – comme on l’a toujours dit –, mais l’ennui et la mélancolie. Le pessimisme n’est que de la déception, un espoir négatif, une attitude affective, psychologique, subjective. Le pessimisme est l’attitude de quelqu’un qui ne fait pas confiance au monde, parce qu’il ne va pas comme il le voudrait. Le pessimiste nie l’espoir, non le monde. Le radicalisme au contraire (qui s’appellera bientôt nihilisme) est l’attitude de celui qui pense qu’il n’y a rien à espérer du monde, parce que le monde est en soi néant. En effet, soutient à ce propos Leopardi, ce système du néant « je n’oserais pas le pousser jusqu’à dire que l’univers existant est le pire des univers possibles, en substituant ainsi le pessimisme à l’optimisme. Qui peut connaître les limites des possibilités ? » (Zibaldone, 22 avril 1826). Et cet ennui qui naît de l’expérience du néant, loin d’être un état négatif, le simple résultat d’une déception ou d’une désillusion personnelle (qui, comme la kierkegaardienne « écharde dans la chair », en représentent tout au plus la voie d’accès), est bien au contraire une affection « positive », la condition même pour la saisie de l’être et pour l’avènement de l’être de la poésie. « L’ennui, dit-il dans une pensée pascalienne, est en quelque sorte le plus sublime des sentiments humains…, le plus grand signe de grandeur et de noblesse dans la nature humaine » (Pensieri, LXVIII). Inconnue aux hommes sans qualités (« di nessun momento »), et aux animaux aussi, elle est donc « l’amie de la vérité, la lumière pour la découvrir », et le fondement de la véritable poésie, une poésie comme « respiration de l’âme » opposée à celle du sentiment, des passions, à ce que Leopardi, en invoquant l’expérience poétique des Anciens, appelle la poésie pathétique des Modernes. Il n’y a pas de poésie véritable qui n’ait sa racine et sa source dans cette expérience du néant qu’est l’ennui, avec sa tonalité existentielle, la mélancolie : non pas la mélancolie « noire », état passif et sans issue du renfermement morose et complaisant dans soi (le cupio dissolvi mystique, le taedium vitae chrétien, l’apathie de Vigny, le spleen baudelairien aussi), mais la mélancolie « douce », qui est le dépassement du néant et de l’ennui, le seul dépassement possible, dans l’acte poétique. Cette poésie qui surgit du néant par le travail et dans la tonalité de la « mélancolie douce » correspond alors à un état intensif, à un impetus, à une exaltation, comme il le dit lui-même. Elle est « une aura de prospérité », « un rayon, une lueur d’allégresse » : état dionysiaque avant la lettre, pourrait-on dire, qui est l’énigme de la puissance retrouvée. Qu’est-ce en effet que l’ennui : « Ni un mal ni une douleur particuliers (au contraire, l’idée et la nature de l’ennui excluent la présence d’un quelconque mal ou douleur particuliers), mais la simple vie pleinement ressentie, éprouvée, connue, pleinement présente à l’individu, et qui l’occupe » (Zibaldone, 8 mars 1824). L’ennui n’est pas, comme chez Baudelaire, un objet d’écriture, mais ce qui la rend possible. Si donc, d’une part, il n’y a pas de grande poésie qui ne s’enracine dans cette expérience du néant qu’est l’ennui, c’est, d’autre part, cette poésie même qui en représente le dépassement et la consolation, quelle que soit la nature de ce dont elle parle, fût-il le mal, ou le néant lui-même : « Les œuvres de génie ont ceci de particulier, dit le jeune Leopardi en octobre 1820, que même si elles représentent au vif le néant des choses, même si elles démontrent avec évidence et font ressentir l’inévitable malheur de la vie, même quand elles expriment les désespoirs les plus terribles, toutefois à une âme grande qui se trouve dans un état d’extrême abattement, désillusion, néant, ennui, et découragement de la vie, ou dans les malheurs les plus âpres et les plus mortifères (qu’ils appartiennent aux passions les plus hautes et plus fortes, ou à une quelconque autre chose), elles servent toujours de consolation, ravivent l’enthousiasme, et, ne traitant ni ne représentant rien d’autre que la mort, elles lui rendent, ne serait-ce que momentanément, la vie qu’elle avait perdue. »
10Cette expérience radicale du néant, s’il fallait en tracer non pas l’histoire (ce qui finirait par la faire basculer du côté de la biographie), mais l’« historial » (le cheminement dans la pensée, le travail dans l’œuvre), s’articule, en trois moments, autour du vrai, avec son emprise sur la vie et dans l’œuvre. C’est, au commencement, en 1819, la crise qui amène le jeune Leopardi au bord de la cécité. Apparaît, aveuglant, l’« acerbe » vrai, avec ses effets dévastateurs : les illusions perdues, les rêves de jeunesse détruits, le naufrage du désir de gloire (qui était, surtout, le désir du père), la fin de l’espoir conçu pendant dix ans d’études « folles et très désespérées » d’être admis dans le cercle des grands philologues. C’est aussi l’amertume et le dépit pour l’échec d’une tentative de fuite de Recanati, la petite ville abhorrée, et de la maison familiale, où règne l’intransigeance « bonhomme » d’un père légitimiste et le rigorisme d’une mère bigote. Le vrai fait alors irruption dans la vie de Leopardi comme « massacre » (strage) des illusions : c’est un vrai détesté, que traînent avec eux les désastres de l’histoire (après la Révolution) et les désenchantements produits dans le monde par le savoir et la raison des Lumières. À ce vrai, le jeune Leopardi oppose la nature, la nature des Anciens, et les illusions « existantes » de l’époque héroïque, celle des cités grecques, et de la république romaine, l’époque dont la fin coïncide, dans la conception de l’histoire du jeune Leopardi, avec le suicide de Brutus, le tyrannicide. Ce geste symbolique marque la fin de la vertu antique qu’alimentaient, selon la conception que s’en fait Leopardi, la lutte à mort contre les ennemis, leur asservissement et leur servage (c’est cela le « patriotisme » anticosmopolite, antiphilanthropique de Leopardi). Bientôt le christianisme viendra apporter à un monde désenchanté par la philosophie antique la consolation d’illusions nouvelles, balayées elles aussi plus tard par le rationalisme de la philosophie moderne. À cette phase correspondent les premières idylles (À la lune, L’Infini), les chansons dites patriotiques, et les Petites œuvres morales.
11En mai 1825, Leopardi écrit à son ami Giordani : « Je ne cherche plus rien d’autre que le vrai, que j’ai autrefois tant haï et détesté. Je me plais à toujours mieux découvrir et saisir la misère des hommes et des choses, et à être froidement saisi d’horreur, en réfléchissant sur ce mystère malheureux et terrible de l’univers. »
12À ce vrai, non plus subi et haï mais accepté et même invoqué, Leopardi n’oppose plus les illusions de l’« imaginaire » (le « caro immaginar », comme il l’avait appelé), mais le vago (l’indéfini) et le souvenir du passé perdu (la « rimembranza ») : c’est l’époque des grandes idylles, A Silvia, le Ricordanze, Il Canto notturno, etc. Dans la troisième période, la période napolitaine, de 1832 à 1837, le poète n’a plus de ressources contre le vrai : la vie n’est plus que désert, les illusions s’éclipsent comme la lune à son coucher (Tramonto della luna), l’amour, vaincu, par ce vrai, disparaît, la rimembranza perd tout pouvoir de remède et de consolation : il ne reste que le mal, et son dieu, Ahriman. La mort dans l’imaginaire, caressée un moment dans la jeunesse comme illusion qui fait vivre, devient maintenant la mort dans le réel. Quand son ami Giordani lui avait écrit, dans une lettre de juin 1820, qu’il ne voyait d’autre remède aux maux dont le poète se plaignait que la mort, il avait été saisi d’horreur et avait fait ce commentaire dans son journal : « Je considérais ce désir de la mort comme héroïque. Je savais bien qu’il ne me restait plus que cela, mais pourtant je me complaisais dans la pensée de la mort comme dans une imagination. » La poésie et la pensée, qui avaient été pour Leopardi un affrontement, une lutte contre la mort, ne sont plus, maintenant, que l’être en face de la mort, l’être-pour-la-mort, comme on l’a dit. L’écrivain a fait lui-même naufrage en tant qu’individu. Dans une poésie de cette période « sépulcrale » qu’il s’adresse à lui-même (A se stesso, 1835), il écrit ceci : « L’espoir, le désir sont éteints. La vie n’est qu’amertume et ennui, rien d’autre que néant. Méprise désormais toi-même, la nature, ce pouvoir laid qui, caché, ne vise que la nuisance universelle, et l’infinie vanité du tout. » L’écriture qui rend compte de cet être en face de la mort, c’est bien celle que Blanchot a appelée « l’écriture du désastre ». Vis-à-vis de ce vrai, il ne reste plus alors que l’attitude de défi, de résistance suprême et indéfectible, envers et contre tout, le dernier geste de l’homme qui n’est rien dans l’univers, dont les dieux se moquent (s’il y a encore des dieux), et que la nature « marâtre », les « haines atroces de la destinée » ne cessent d’opprimer.
13De cette résistance, ultima spes humaine, Leopardi a tracé le profil dans son testament littéraire et moral, le Dialogue de Tristan et d’un ami, en 1832, avant de lui consacrer sa dernière grande élégie, Le Genêt, la fleur qui pousse sur les pentes désolées du Vésuve, l’ultime visage, la manifestation extrême de cette poésie du défi viril : la poésie de l’être en face de la mort comme résistance, l’éthique de la « chaîne sociale » (social catena) des hommes ne s’exterminant plus les uns les autres, mais s’unissant dans une solidarité fraternelle contre le mal (le jeu criminel de la nature adverse, l’indifférence impassible des dieux) qui est inscrit au fondement du monde. « Ma philosophie, écrit-il en 1829 dans son journal, considère coupable de tout la nature et, disculpant totalement les hommes, adresse la haine, ou du moins la plainte, à un principe plus élevé, à l’origine vraie des maux des vivants. »
14La poésie, à ce stade, c’est la pensée, et le dévoilement du vrai dans son essence, l’essence du vrai comme néant du monde : la pure immanence du néant, en dehors de toute transcendance et de toute illusion consolatrice, le néant dans sa vérité ultime et radicale, le néant désertique et désolé (la lave du Vésuve) de l’être face à la mort. Les deux tentations juvéniles de Leopardi comme issues possibles du néant disparaissent : le suicide d’une part (attitude dénoncée à la fin comme manque de pitié pour ceux qui restent) et la méchanceté d’autre part (le scepticisme de ceux qui, comme Machiavel, ont compris que dans un monde sans valeurs, une fois consommée la destruction des illusions, une fois constatées et éprouvées les infortunes de la vertu, il ne reste plus qu’à donner libre cours aux vices prospères et à la force aveugle, selon le principe de « l’inutilité de la vertu et de l’utilité du vice ») : deux veuleries, deux lâchetés, deux illusions aussi, deux défaites identiques, inaugurées par ce « siècle arrogant et stupide » (secol superbo e sciocco) qui est né des Lumières et qui a fait pire qu’elles. Les Lumières, dit-il en effet, nous ont libéré de la barbarie, la nouvelle philosophie du siècle leur a substitué ses chimères spiritualistes et ses illusions libérales. Apeurée, elle a tourné le dos à la lumière qui nous avait révélé le vrai. À ceux qui n’ont pas manqué, de son vivant déjà, d’attribuer cette philosophie aux misères, malheurs et déconvenues de sa vie personnelle, Leopardi répondait en 1832, dans le Dialogue de Tristan : « Si ces sentiments qui sont les miens naissent de la maladie, je ne sais : je sais que, malade ou bien portant, je foule aux pieds la veulerie des hommes, je refuse toute consolation et toute tromperie puérile, et j’ai le courage de soutenir la privation de tout espoir, de regarder en face intrépidement le désert de la vie, de ne me dissimuler aucune partie du malheur humain, et d’accepter toutes les conséquences d’une philosophie douloureuse, mais vraie. » La catégorie du vrai, centrale dans la pensée de Leopardi, inlassable comme le motif d’une « ritournelle », lui a donc permis d’asseoir son « système » non pas sur les malheurs de sa vie (attitude romantique), mais bien plutôt sur le malheur universel des hommes et sur le néant du monde. L’être-pour-la-mort de la dernière période léopardienne n’est plus que le fait d’une conscience universelle aux prises avec le néant absolu. Cette position indissociablement lie, tout au long de son œuvre, en vers et en prose, le moment réflexif et le moment lyrique. Dans cette écriture de la résistance qu’est l’écriture du néant, la poésie est inséparable de la philosophie, la méditation de la contemplation, l’extase de la spéculation. Leopardi écrivait à ce propos dans son journal, en 1823 : « Il est aussi admirable que vrai que la poésie, qui cherche par sa nature et propriété le beau, et la philosophie, qui est essentiellement recherche du vrai, c’est-à-dire de ce qui est le plus contraire au beau, soient les facultés les plus proches entre elles ; au point que le vrai poète a la plus grande aptitude à être grand philosophe, et le vrai philosophe à être grand poète ; bien plus, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parfaits dans leurs genres s’ils ne participent un peu plus que médiocrement de l’autre, pour ce qui est de la nature primitive du talent, de la disposition naturelle, de la force de l’imagination. » Cette position de Leopardi, où, pour la première fois, la poésie dans l’appartenance réciproque du vrai et du beau, se lie intimement à la philosophie, est inaugurale et singulière dans la littérature du xixe siècle.
15On pourrait repérer un ensemble de raisons, objectives et subjectives, qui jettent quelque lumière sur cette position léopardienne, les raisons de ce que Sartre, à propos de flaubert, a appelé la « névrose objective ». D’une part, dans cette « période de transition » (comme disait Leopardi de son temps), ce sont en Italie la fin des espoirs suscités par l’épopée napoléonienne, l’instauration de régimes conservateurs, sinon réactionnaires, l’absence de buts et de perspectives politiques, qui commencent seulement à naître avec la carboneria et Mazzini, le manque en Italie d’une capitale et d’une « société étroite », comme l’appelait Leopardi dans son Essai sur les mœurs des Italiens (cette société d’ambition et d’émulation qui, selon lui, liait les gens de lettres en France), l’inexistence aussi d’un public national. Ce sont, d’autre part, l’appartenance de Leopardi à une famille de petite noblesse provinciale sans avenir, son refus constant et assidu du travail, son « mal de nerfs » aussi, et le désert affectif d’une vie « étranglée » sans amour (mais non sans haine) : d’où, chez le jeune aristocrate désœuvré, toute une énergie disponible qui n’avait pas d’objets et de fins où s’investir dans ce qu’on appelle la « pratique humaine ». Quoi qu’il en soit, et quelle que soit l’importance qu’on peut attribuer à ces raisons, Leopardi a tenté lui-même de donner à cette situation, à sa situation, une légitimation philosophique universelle. C’est sa théorie du désir infini, qui apparaît dès les premières pages de son journal et qui traverse toute son œuvre. Les hommes, dit-il en substance, sont habités par un désir infini, illimité, qui, par son caractère même, ne trouve jamais satisfaction, sinon dans l’imaginaire. D’où, à partir de ce désir, ce qu’on peut appeler la chaîne, la séquence canonique léopardienne : l’impossibilité du plaisir (qui n’est au mieux qu’absence de douleur), le malheur, l’ennui, la mélancolie, l’expérience, à la fin, du néant. À tout cela, il n’y a comme remèdes, dit Leopardi, que l’assoupissement, l’ébriété, la léthargie, les occupations et les « divertissements » mondains ; l’opium aussi, ce confort charitable de l’ennui, qui ne l’abolit pas, mais le dissout, un instant, dans l’ivresse : ce sont les « paradis artificiels » de Baudelaire, de Quincey, de Huysmans et de tant d’autres, les « ennuyés » du siècle, ces mondains, ces dandys qui tiennent le langage des radicaux. De cet ennui, d’autant plus fort que celui qui l’éprouve est intimement plongé dans le néant, et dans la pensée du néant, sont pour un temps préservés ceux qui, comme Christophe Colomb et ses compagnons de voyage, vivent en contact avec la mort et sous sa menace constante. Et c’est bien dans la dernière période, la période napolitaine, que ce désir infini s’éteint chez Leopardi, quand il devient justement désir de la mort. Face à la mort, non plus remède imaginaire mais présence réelle, l’homme cesse de désirer. Le désir de la mort, c’est la mort du désir, au-delà du principe du plaisir. La lutte entre les deux grandes forces qui s’affrontent dans le monde, l’amour et la mort, Éros et Thanatos, se termine par la victoire de la mort. Le sujet est apaisé. C’est la tranquillité (la quiete) sans cesse recherchée, poursuivie, et enfin déployée comme un suaire sur les cendres du désir ; c’est la lune qui se couche aussi (Tramonto della luna), la disparition à jamais de la grande consolatrice des nuits d’enchantement contemplatif et d’extase lyrique du jeune Leopardi. Ne reste plus que le wasteland, la terre désolée, désertique, du vrai dans sa vérité : l’être du néant comme désir de la mort. Dans une de ses Pensées (œuvre posthume publiée en 1845), Leopardi disait : « La mort n’est pas un mal, car elle libère l’homme de tous les maux, et avec les biens lui ôte tous les désirs. » Et, dans une lettre à une amie, en 1832, il écrivait : « Et certainement l’amour et la mort sont les seules choses que le monde possède, les seules, les très seules, dignes d’être désirées. » Ce sont les mots mêmes de Tristan : « Si j’obtiens la mort, je mourrai tranquille et content comme si je n’avais espéré ni désiré rien d’autre au monde. C’est le seul bénéfice qui peut me réconcilier avec le destin. »
16 L’écriture de la résistance, l’écriture comme résistance, est l’ultime acte possible du poète-philosophe, le seul acte authentique de l’homme devant la mort, une fois dissipées toutes les illusions, consolations, et tromperies de la fausse philosophie et de la mauvaise littérature. Mais pourquoi l’écriture alors, pourquoi écrire ? Parce que tout le reste est illusoire et vain : l’action, les engagements, le travail. Tout cela est bon pour ceux qui vivent dans le monde, pour tous ceux qui s’illusionnent, pour tous ceux qui n’ont pas eu le courage de regarder en face le vrai, pour tous ceux qui fuient l’expérience extrême, la seule vraie et réelle, du néant et de la mort. C’est là la philosophie générale de Leopardi, qui a néanmoins ébauché quelques réponses, tout au long de son œuvre, à cette question : pourquoi écrire si tout est néant ? Les grands écrivains, dit-il, privés des plaisirs humains, abandonnés dans la société des hommes, ces « consciences malheureuses », dirions-nous, « ont comme destin de mener une vie semblable à la mort », et ce destin doit être assumé avec « force et grandeur d’âme, car c’est là leur seule vertu ». D’autre part, si tout est mal, si le malheur est au fondement de la condition humaine, il ne reste qu’à rappeler quelques vérités, dures et tristes à dire qui ne sont plus « défoulement [sfogo] de l’âme, et pour se consoler avec le rire » : c’est le rire de Démocrite, le rire des oiseaux aussi (dont il parle dans l’Éloge des oiseaux), « le seul confort qu’on puisse tirer de l’existence » devant le mal du monde et l’ennui de la condition humaine. On écrit aussi « pour la satisfaction d’avoir fait quelques belles choses dans ce monde, qu’elles soient reconnues ou non par les autres ». Et enfin, dit-il en citant Laurence Sterne, on écrit pour « ajouter un fil à la toile très brève [breve] de notre vie ; cela nous rafraîchit, pour ainsi dire, et augmente notre vitalité ».
17 Leopardi n’était pas l’« idiot de la famille » ; c’était même l’intelligent, le plus intelligent, de la famille. Mais sa position aussi, en définitive, est un peu celle de flaubert, selon l’analyse qu’en a faite Sartre : la position du « qui perd gagne ». Tout autre effort étant vain, toute autre entreprise étant illusoire, on n’atteint en effet la puissance, l’energeia, la force vitale, qu’en passant par la perte de l’être et l’expérience du néant, en adhérant à ce néant dans tous ses plis, en l’assumant comme une malédiction mais comme un devoir aussi, avec comme seule ressource pour la dire l’écriture de la résistance et du défi. Encore une fois, ce n’est ni du pessimisme ni de l’optimisme, postures (impostures) mondaines. C’est, tout simplement, cette expérience radicale de soi, cette connaissance extrême de soi qui, disait-il dans une autre de ses Pensées, si elle ne vous rend pas plus heureux, vous fait du moins plus « puissant ». Il y a partout, chez Leopardi, ce thème, cette quête de la puissance comme radicalité indépassable de l’être dans le néant, d’être dans le néant. On ne rencontre, en revanche, rien qui ressemble à une volonté de puissance, fuite en avant qu’il aurait sans doute prise pour le leurre suprême. Voilà pourquoi le jeune Nietzsche a tant aimé Leopardi (« le plus grand prosateur du siècle », disait-il) ; voilà pourquoi il s’en est ensuite détaché, de lui comme de Schopenhauer, penseurs sans transvaluation des valeurs et sans surhommes à l’horizon. Or, il est bien vrai qu’il n’y a pas de valeurs chez Leopardi en dehors de cette attitude, rigoureuse et implacable, qu’est la résistance. La résistance léopardienne n’est pas une valeur, c’est une modalité de l’être, de l’être en face du mal et du néant ; et il n’y a de vrai « dépassement » du néant que dans la résistance. Tout le reste – nous le savons bien aujourd’hui – est dangereux, très dangereux, soit qu’on reste cyniquement logés dans ce néant, soit qu’on en sorte par une « puissance » qui ne serait pas résistance et défis radicaux, mais tension surhumaine de la volonté. Nietzsche contre Leopardi : c’est le poète qui a raison. La seule puissance légitime, celle qui n’aboutit pas aux désastres, est la puissance qui s’enracine, face au vrai et à la mort, face au néant du monde, dans la résistance. Voilà la « leçon » de Leopardi, s’il faut en tirer une. Le seul devoir, la seule obligation des écrivains, c’est de nous donner cette puissance que tout acte de résistance recèle en lui et manifeste : le reste, ce n’est que bavardage et parleries. Quant à l’engagement humain (social, politique, ou autre), Leopardi semble nous mettre en garde contre les mauvais maîtres qui ne sont pas passés par là, par l’expérience limite du néant, contre ceux qui ignorent la « compassion » qui surgit de tout acte de résistance, contre ceux qui prêchent, clament et crient sans avoir fait, auparavant, le voyage aux enfers du néant. Voilà pourquoi Leopardi, le petit bossu, le poète de l’absence, le philosophe qui, dans le siècle de l’histoire, a tenté cette chose inouïe de penser l’homme hors de l’histoire, dans sa finitude radicale, fait partie de notre conscience. L’être au monde de Leopardi est indépassable comme le mal qui le borde de toutes parts : c’est sa métaphysique, sa seule métaphysique. Leopardi comme « éducateur » : c’est comme antidote contre le mauvais nihilisme, le nihilisme de la fascination morbide de la mort (la mort « vieux capitaine » de Baudelaire, le « triomphe de la mort » de D’Annunzio, pour ne citer qu’eux), mais aussi de la force et de la puissance pour la puissance (son funeste destin politique), qu’il faut le lire, et que nous continuerons de le lire. Le poète nomme le sacré, le penseur dit l’être, a écrit Heidegger (philosophe suspect). Leopardi a dit ce qu’il y a de sacré dans l’être, et ce qu’il y a d’être dans le sacré, comme Hölderlin sans doute, son compagnon, son frère. Comment nommer, alors, comment indiquer (dans le sens que Wittgenstein donnait à ce mot) cette figure énigmatique de la pensée et de la poésie moderne, du penser poétique et de la poésie pensante qui a surgi, au début du xixe siècle, de la mort de Dieu et de l’homme, qui ne cesse de nous hanter, et qui nous hantera tant qu’il n’y aura, à l’horizon de l’être, ni Dieu ni l’homme ? Personne ne l’a fait mieux que Saint-John Perse dans son discours de Stockholm : « Si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, le « réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même […]. Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’être. » Et il concluait par ces mots, qui conviennent parfaitement à Leopardi, à ce qu’il fut dans son siècle et à ce qu’il est encore pour le nôtre : « Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps. »
Notes de bas de page
1 L’expression de Leopardi « vice de l’absence » est en italiques et en français dans le texte.
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