Les célibataires de la vie
p. 161-178
Texte intégral
En me disant, j’ai joui, je jouis encore.
Jean-Jacques Rousseau
1Les mémoires de Casanova s’arrêtent en 1774, au moment où Rousseau est en train d’écrire ses dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques. Quand, en 1826, paraît l’édition française des Mémoires, dûment manipulée par Lafargue, Chateaubriand a terminé la première partie du récit de sa vie. Entre ces dates se tisse la trame d’un événement capital : c’est l’irruption du sujet dans la littérature, c’est le début de la nouvelle littérature. Que s’est-il passé dans ces cinquante années, depuis 1764, au moment où Rousseau rédige le premier préambule de ses Confessions, et 1809, date à laquelle Chateaubriand commence à écrire ses Mémoires ? La guerre de Sept Ans, la dernière guerre dynastique et la première guerre moderne, est terminée. La paix règne en Europe. Ce sera ce qu’on peut appeler la « paix de trente ans ».
2Une nouvelle génération d’hommes de lettres apparaît. Ils ne vivent plus des pensions du roi, ni du mécénat des nobles. C’était à eux, qui assuraient aux écrivains une protection plus ou moins bienveillante, et aux imprimeurs un tirage plus ou moins confortable, qu’étaient adressées les œuvres. Le souverain n’était pas seulement le père de ses sujets, il était aussi le père des arts. Libérés des tutelles et des soutiens des Grands, émancipés de la « République des lettres », les écrivains se retrouvent seuls. Du coup, écrire ne va plus de soi. On ne s’adresse plus au roi, mais à ce nouveau destinataire qu’est maintenant le public. Au plaisir du roi succède l’intérêt du public ; le jugement de l’opinion publique remplace la faveur de la Cour ; la vertu civique s’oppose désormais à la raison d’État. Dans le vieux monde de la politique des Cours, l’écrivain, en tant qu’individu, comptait peu. C’était un courtisan, un stipendié, qui écrivait ses œuvres sous la dictature d’une rhétorique qui ne connaissait que les règles du genre (l’épopée, la comédie, la tragédie, etc.), et où bien peu de place était laissée à l’homme. Pour l’ancienne rhétorique, il était impensable qu’on parle de soi. Les hommes de lettres avaient certes une vie, avec ses malheurs, ses tracasseries, sa bonne et sa mauvaise fortune. Mais entre la vie et l’œuvre il n’y avait que des rapports extérieurs, extrinsèques. Comme Descartes, les écrivains avançaient masqués : la folie du Tasse s’efface derrière la Jérusalem ; la vie de Shakespeare est restée un mystère ; et certains ont pu penser que les pièces de Molière ont été écrites par Corneille. L’œuvre servait les jeux de parade des Cours, en était une sorte de mise en scène féerique, dans la machinerie des divertissements et des distractions mondaines. Comme des marionnettistes, les écrivains tiraient les ficelles dans les coulisses, en pensant à leur pitance. Maintenant, avec l’essor de la société libérale, la société du laisser-faire, laisser-aller, la société du marché, des besoins et des désirs, la société de l’éducation et du goût, la morale remplace, peu à peu, la politique. Cette idée neuve en Europe qu’est la vertu, la vertu civique, liée au bien-être de la population et au bonheur des citoyens, n’est plus du ressort de l’Église. Robespierre, en 1794, en tissera l’éloge dans un discours célèbre, au moment même où cette vertu a pris le pouvoir, foulant aux pieds les secrets, les simulations et les dissimulations des Cours. La vertu citoyenne a dissipé aussi les ténèbres du fanatisme et de la superstition religieuse. Dès lors, la place de l’écrivain a changé. Vivre, et écrire, n’allant plus de soi, on lui demande des comptes : comment as-tu vécu, pourquoi as-tu écrit, où veux-tu en venir ? L’idée que la vie est la vérité de l’œuvre, l’idée que la signification de l’œuvre ne réside pas en elle-même, mais dans la vie qui la précède, et la soutient, commence à se faire jour. Entre la vie et l’œuvre, les frontières s’estompent ; écrire, c’est une façon de vivre, et vivre, c’est une façon de créer. La vie se noue indissolublement à l’œuvre, comme l’œuvre se coule intimement dans la vie. Dans ce couplage surgit alors, soudain, la question des intentions. Si on n’écrit pas pour le plaisir des princes, pourquoi, et pour qui, écrit-on ? Avec quelles arrière-pensées, avec quelles finalités, avec quelle « utilité » pour soi-même et pour ceux à qui on s’adresse et à qui il faut désormais rendre des comptes ? Car, si l’œuvre ne se suffit plus à elle-même, si elle n’est plus redevable d’un code rhétorique contraignant, si elle ne répond plus à des habitudes et à des règles sociales bien établies, si un nouveau rapport s’est noué avec le public, destinataire proche et lointain, il faudra bien que les écrivains s’expliquent, qu’ils prennent eux-mêmes en charge et en tutelle leurs œuvres, les accompagnant de toutes ces raisons – bientôt, on appellera cela la « poétique » – qui les ont poussés à écrire. Ce qu’on leur demande, maintenant, ce sont des justifications qui légitiment, qui donnent une caution, et des garanties, à l’acte – qui ne va plus de soi – d’écrire. C’est un peu ce qui va se passer bientôt dans les tribunaux. En effet, dans le grand débat sur la réforme pénale, de la loi de police de 1791 à la rédaction des Codes napoléoniens, fait son apparition ce qu’on a appelé la « question intentionnelle ». Elle va être le dispositif central de la nouvelle procédure criminelle. Le crime n’ayant plus une signification en soi, on commence donc à s’interroger sur les motifs et les mobiles des actes, les intentions du criminel justement, qui n’entraient pas en ligne de compte dans l’ancienne procédure, dite d’inquisition. Pour cela, on va faire comparaître les accusés devant un jury (magistrature anglaise) et on leur demande de raconter les circonstances du crime, mais aussi leur vie, depuis l’enfance – cela vaut surtout pour les crimes de folie –, car c’est dans la vie que désormais les actes prennent sens et qu’on peut donc les comprendre et les juger. Il en va de même pour les écrivains : la compréhension de l’œuvre se situant, maintenant, dans la vie, ils sont requis, convoqués, sollicités pour rendre compte de leurs intentions. Et voilà donc que, face à ce jury qu’est le public, les écrivains commencent aussi à faire des aveux : ils racontent leur vie, expliquent pourquoi ils se sont mis à écrire et font état de leurs « mobiles ».
3Cette façon de parler de soi, de raconter sa vie, ce n’est pas de l’autobiographie, c’en est plutôt la fin : c’est l’acte de naissance d’une nouvelle littérature, d’une nouvelle manière de concevoir la littérature, qui a maintenant dans la vie son soubassement et le terrain sur lequel elle va prendre sa source. L’autobiographie était une figure traditionnelle et familière de la vieille littérature. Dans l’Antiquité, c’était ce qu’on a appelé l’« écriture de soi », par laquelle les écrivains et les philosophes visaient la maîtrise des passions de l’âme et la domination sur les désirs de la chair. Plus près de nous, et depuis le milieu du xve siècle, les récits autobiographiques se multiplient, surtout sous la plume des artistes. Émancipés des corporations, affranchis des ateliers, les artistes, bien avant les écrivains, avaient trouvé une autonomie, une indépendance et une liberté que certains d’entre eux ont mal vécues, sombrant dans la mélancolie, dans la folie et souvent dans le crime. Seuls avec eux-mêmes, les artistes avaient ressenti, les premiers, le besoin d’expliquer leurs œuvres par leur vie, en racontant ainsi leurs années d’apprentissage, leurs pérégrinations, leurs déboires avec les princes et les commanditaires. Souvent, leur souci majeur avait été celui de dresser l’inventaire de leurs œuvres, d’en revendiquer la paternité à cause des falsifications et des contrefaçons. Ce souci, on le retrouve encore dans la seconde partie des Mémoires de Goldoni.
4Mais, au xvie siècle déjà, Vasari écrit les vies des peintres, des sculpteurs et des architectes, depuis Giotto jusqu’à ses jours, et parmi celles-ci il insère, vers la fin, la sienne. Ghiberti, Durer, Pontormo, Michel-Ange, Lotto, pour ne citer qu’eux, avaient déjà écrit la leur, sous la forme du journal ou du livre de comptes. Vexé, entre autres, d’avoir été « oublié » par Vasari, Cellini avait fait le récit de sa vie, en 1558, la dictant à un garçon d’atelier au moment où il tombe en disgrâce auprès de Côme Ier. La Vie de Cellini, où apparaissent déjà de nombreux motifs qu’on retrouvera dans les écrits « autobiographiques » après 1760 – la richesse de l’expérience, la fréquentation des grands, la création des œuvres, les exploits illustres –, ne paraît, par un curieux et sans doute significatif hasard de l’histoire, qu’en 1728, après deux siècles d’oubli. C’est comme si Cellini était un peu le trait d’union entre les artistes de la Renaissance et ces auteurs qui commencent à raconter leur vie au xviiie siècle : en cela, il apparaît comme le dernier auteur du xvie siècle et le premier homme du xviiie siècle.
5Cellini a été certainement, et surtout pour Casanova, un modèle ; et la chose est d’autant plus sûre que celui-ci n’en parle jamais dans ses mémoires. Mais le récit de sa propre vie, qui commence dans la seconde moitié du xviiie siècle, est d’un tout autre ordre : ce n’est plus le récit ou bien glorieux ou bien misérable d’une vie, c’est la première, aurorale irruption de la vie dans la littérature, c’est ce qui, désormais, va la rendre possible. On ne sait pas très bien pour qui écrivait Cellini : il dit qu’il s’est mis à raconter sa vie parce qu’on ne lui fournissait plus de commandes. Écrire sa vie semble n’avoir donc été pour lui qu’une sorte de pis-aller, qu’on doit à la préférence donnée par Côme à des rivaux que le sculpteur du Persée considérait bien inférieurs à lui. La Vie de Cellini est un règlement de comptes, avec Côme et avec ses rivaux. Or, ce n’est pas pour cela – ou seulement pour cela – qu’on se met à écrire sa vie, maintenant. On sait pour qui on écrit : on s’adresse, en effet, à l’opinion publique, on la convoque pour lui faire savoir la vérité, car c’est bien de vérité qu’il s’agit. Entre le public et l’écrivain s’instaure ainsi non pas, comme on l’a dit, un « pacte », mais bien plutôt une relation de « contrainte », due, encore une fois, à la nécessité impérieuse que l’écrivain ressent de s’expliquer et à la requête que lui adresse le public de fournir les pièces justificatives de ses œuvres.
6Ainsi la nouvelle littérature, qu’inaugurent ces écrits où l’auteur dit je, et qui n’a plus grand-chose à faire avec les anciennes autobiographies, surgit, comme une affaire pénale, à l’horizon d’un grand tribunal ; sur son estrade l’auteur avance démasqué, pour s’expliquer et faire entendre ses raisons devant le jury de l’opinion publique. Voilà Rousseau qui comparaît, le premier. Que va-t-il dire ? « Oui, moi, moi seul, car je ne connais jusqu’ici nul autre homme qui ait osé faire ce que je me propose. Des histoires, des vies, des portraits, des caractères ! Qu’est-ce que tout cela ? Des romans ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs […]. Nul ne peut juger de cela. » Il va exposer lui-même – car « nul ne peut écrire la vie d’un homme que lui-même » – le bien et le mal, et tous les détails de sa vie ; en cela, il sera « fidèle et vrai », pour laisser ensuite aux autres la tâche de « comparer et juger ». Ce sera, dit-il, « l’histoire de mon âme », racontée de face, et non pas « de profil », comme l’ont fait Montaigne et tous ceux « qui veulent tromper en disant vrai ». Ce sera un récit sur le modèle d’une grande confession publique, où, derrière le personnage connu, cet « être imaginaire et fantastique qu’on a fait de lui », il fera connaître le « soi-même ». Dans cette confession, dit-il, il sera vrai, « vrai sans réserve », et il dira tout. « Et jamais la dévote la plus craintive, ajoute-t-il, ne fit meilleur examen de conscience que celui auquel je me prépare ; jamais elle ne déploya plus scrupuleusement à son confesseur tous les replis de son âme que je vais déployer tous ceux de la mienne au public. » Le fait d’être connu dans toute l’Europe ne constitue pas en soi une justification, car « il n’est pas impossible qu’un auteur soit un grand homme, mais ce ne sera pas en faisant des livres ni en vers ni en prose qu’il deviendra tel ».
7Pauvre Jean-Jacques : le voilà mis à nu, déguenillé, flétri, le voilà criant haut et fort ses raisons, protestant de la bonne foi de sa démarche devant l’humanité, prenant à témoin la postérité, lui dont on a fait « un monstre, un empoisonneur, un assassin, l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille » ; lui « qu’une génération tout entière s’est amusée d’un accord unanime à enterrer tout vivant », comme il s’écrira dans les Rêveries. Ce qu’il cherche, dans cet examen de conscience public, et sans complaisance, c’est la vérité de lui et de cet autre qu’est lui, car cet autre, dit-il, ce sera moi. Ce qu’il ne sait pas, Jean-Jacques, ce dont il ne se doute pas, c’est qu’en se confessant ainsi publiquement il est en train aussi de jeter les fondements, d’annoncer une nouvelle littérature, une nouvelle philosophie peut-être, celle de l’« introspection », de l’« analyse psychologique », du « monologue intérieur », dira-t-on plus tard : ce sera la littérature, la philosophie de la « chambre obscure ». « C’est ici de mon portrait qu’il s’agit, et non pas d’un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure », déclare-t-il. Comment donc connaître l’individu derrière le personnage qu’on est devenu pour les autres, et peut-être pour soi ? Comment savoir qui l’on est ? Et comment y parvenir, sans tomber dans les contes et les romans, dont, dit-il, « on ne peut disconvenir que leurs vérités ne soient de vrais mensonges » ? Comment donc fallait-il faire ? « Il fallait avoir le courage et la force d’être vrai toujours et en toute occasion et qu’il ne sortît jamais ni fiction ni fable d’une bouche ou d’une plume qui s’était entièrement consacrée à la vérité. » Mais, à force de vérité, à force de vouloir dire la vérité, un homme se vide, n’est plus que du vide. Il n’y a peut-être pas de bornes à la vertu ; le vice, lui, n’est pas inépuisable. Ainsi, à force de s’être montré, de s’être confessé, d’avoir fouillé tous les replis de son âme, de l’avoir retournée dans tous les sens, traquant et débusquant ses failles et ses travers tout au long d’une vie, il ne reste plus de Jean-Jacques qu’une coquille vide. Dans les Rêveries, il avouera cette fois qu’il n’a plus rien à confesser : « Je suis nul désormais parmi les hommes », à une époque de sa vie où tout lui est donc, comme il le dit, « égal ». Tout cet inlassable récit de soi que Rousseau nous a livré n’est pas du roman, n’est pas de la fable : c’est du nouveau roman, de la nouvelle fable, genres que Rousseau a inventés et légués en introduisant dans la littérature la vieille pratique pénitentielle, protestante surtout, de l’examen de conscience, avec en prime, dirait-on, cette sorte de plaisir obscur qu’on finit toujours par tirer dans la quête implacable de la vérité de soi. Chez l’homme mis à nu, et chez ses lecteurs aussi, le plaisir de l’aveu a remplacé le plaisir du roi.
8Cinquante ans plus tard, l’entreprise de Chateaubriand apparaît comme symétrique et opposée à celle de Rousseau. Ce qui lui fait écrire ses Mémoires n’est pas la descente aux enfers dans les abîmes de l’âme, ce n’est pas l’histoire de la « vie intérieure » ; c’est, plutôt, le devenir public de l’homme privé, c’est l’image de soi que l’auteur veut laisser à la postérité. Rousseau s’observait dans la chambre obscure, Chateaubriand s’agrandit avec un pantographe. Le mode du récit n’est plus la confession dans les formes de l’examen de conscience, mais l’illustration de soi dans les formes de l’épopée ; car il ne sera question que de ce qui, dans un homme, témoigne de l’exploit, de la reconnaissance et de la consécration publique, tant en bien qu’en mal.
9Chateaubriand ne fait pas des aveux devant un jury public, il déclame devant l’histoire : c’est par elle, et par elle seule, qu’il sera jugé. Ainsi, dans sa « Préface testamentaire » de 1833, il justifie l’entreprise des Mémoires en déclarant qu’il a connu presque tous les hommes qui ont joué un rôle de son temps ; il a traversé trois époques, l’ère républicaine, les fastes de Bonaparte et le règne de la légitimité ; il a sillonné les mers de l’Ancien et du Nouveau Monde, s’est assis à la table des rois, a été en relation avec une foule de personnages célèbres, s’est mêlé de paix et de guerre, dirigeant sa vie rêveuse, solitaire, poétique au travers de catastrophes, de tumulte, de bruit. « J’ai fait de l’histoire, je pouvais l’écrire », dit-il. Sans le vouloir et sans le chercher, il se flatte d’avoir exercé sur son siècle une triple influence, religieuse, politique et littéraire. Il s’est rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves, dit-il, et il est passé au travers de toutes les vicissitudes de son temps, portant, tour à tour, le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin : « Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon temps. » Celui qui dit je dans les Mémoires n’est pas un simple témoin de son siècle – tous les mémorialistes ont cru et voulu l’être, avant et après lui –, c’est le siècle qui témoigne à travers lui. Il faut d’autant plus le croire que ce siècle, il ne l’a pas seulement traversé ; il s’apprête, en écrivant, à l’enterrer, et il écrit lui-même, ce grand fossoyeur de l’histoire, ce grand évocateur des fantômes, assis dans son cercueil, depuis l’outre-tombe, quand « le moi qui parle est déjà mort ». Mais qu’importe le moi ? Chateaubriand parle, à propos de lui, de la « faillance de sa destinée ». Mais il y a quelque chose de plus fort que sa destinée personnelle : sa vie ne lui appartient plus, car, emportée par l’histoire, elle est devenue destin. Avec le siècle, Chateaubriand, à la fin du processus entamé par Rousseau, peut donc enterrer aussi bien son siècle que le moi qui parle ; mais, ce faisant, il a fait basculer l’histoire dans la littérature, le destin dans l’écriture, inaugurant un genre, le nouveau roman historique qui, de Manzoni à Tolstoï, va avoir, au xixe siècle, l’avenir que l’on sait. La vie privée, la vie intérieure de Jean-Jacques, a été prise dans un grand mouvement qui est celui de la vie publique, de la vie dans l’histoire et de l’histoire dans la vie : et dans ce mouvement, qui est celui d’un destin, emporté par lui, le moi aussi disparaît.
10Il est difficile de mesurer l’entreprise du Vénitien sans la situer entre ces deux limites. Casanova aussi, dans sa préface de 1797, déclare ses intentions ; pour lui aussi, écrire de soi ne va pas de soi. Lui aussi parlera du bien et du mal, mais, à la différence de Rousseau, il s’instaure lui-même juge de ses actes, se déclarant son propre élève et son propre précepteur. Pour cela, il déroule les fils d’une philosophie maladroite, se voulant philosophe, et ne l’ayant pas été dans un siècle où tout le monde le fut. Dans cette philosophie, et sous le signe de sa « bonne étoile », on retrouve en vrac la revendication d’une liberté qui ne l’a jamais abandonné, dit-il, mêlée à un certain fatalisme étayé sur la vieille théorie des tempéraments (il a été, dit-il, successivement, pituiteux, sanguin, bilieux et mélancolique) ; on retrouve aussi un sensualisme qui lui a fait par-dessus tout cultiver son plaisir (ce que Dieu, qui ne peut pas vouloir le mal, ne saurait réprouver), étayé sur un antimachiavélisme qui lui a fait préférer d’être bon plutôt que de le paraître. Dans un monde où tout le monde trompe et se trompe, toute sa vie n’a été qu’une bataille incessante (c’est presque là un article de foi) pour « faire tomber les sots ». Sa devise, plutôt que le vieux cogito ergo sum cartésien, serait sum quia sentio : « Je sais que j’ai senti », dit-il.
11Ses mémoires aussi sont une « confession générale », mais, ajoute-t-il en s’adressant à ses lecteurs, « sans que dans le style de mes narrations vous trouviez ni l’air d’un pénitent ni la contrainte de quelqu’un qui rougit d’avouer ses fredaines ». Il n’aime pas Rousseau : « J’ai fait bien des sottises dans ma vie ; je le confesse avec autant de candeur que Rousseau, et j’y mets moins d’amour-propre que ce malheureux grand homme » (Histoire de ma vie, 8,1). Dans un texte sur Bernardin de Saint-Pierre, il ajoute : « C’est d’ailleurs un abus que celui de croire qu’un misanthrope soit ordinairement un honnête homme, et vertueux. J.-J. l’était […] mais j’ai connu une quantité de misanthropes coquins, au point que quand je trouve un homme solitaire par élection, et à l’apparence ennemi de toute société, je l’examine, prévenu contre lui. » S’il écrit le récit de sa vie, ce n’est pas pour se connaître lui-même ; c’est pourquoi il rédige une préface pour qu’on le connaisse, lui-même tel qu’il est, avant de lire ses mémoires. Dans cette préface, il expédie en quelques pages et en grand seigneur tout cet interminable travail sur soi accompli par Rousseau dans les Confessions, les Dialogues, les Rêveries. Ses mémoires ne seront donc pas des confessions en public ; ils ne seront pas non plus quelque chose qui ressemble, de près ou de loin, à une épopée. Désignant lui-même sa place entre Rousseau qu’il connaissait et Chateaubriand dont il sentait l’approche : « Je n’écris, dit-il, ni un roman, ni l’histoire d’un personnage illustre. » Dira-t-il la vérité ? Quoi qu’il affirme, à ce propos, on peut en douter, et beaucoup l’ont fait, depuis Da Ponte – qui, comme celui-ci le rapporte dans ses propres mémoires, le surprend en flagrant délit de mensonge à propos d’un projet présenté à Joseph II – jusqu’aux innombrables biographes du Vénitien, qui, depuis deux siècles, s’évertuent à séparer la bonne graine du vrai de l’ivraie du faux. Et à qui s’adresse-t-il ? Ni au tribunal de la conscience, ni à celui de l’histoire, mais à ce qu’on appelait, au xviiie siècle, la « bonne compagnie » : la société de ceux à qui il avait fait les premiers récits de la fuite des Plombs, qui lui avaient fait la bonne grâce de l’écouter en lui donnant le plaisir de raconter, et qui, à la fin de sa vie, quand il commence à écrire en 1789, lui permettent de retrouver ce plaisir en la racontant à nouveau ; et ce plaisir, il voudrait le communiquer maintenant à ceux de ses lecteurs qui voudraient bien faire partie de cette compagnie. Casanova ne cherche pas à traquer l’individu derrière l’homme public, ni à faire de lui-même l’homme illustre qu’il n’était pas. Le passé chez lui n’est pas une pièce justificative ni une attestation de mérites ; il ne s’efface pas à mesure qu’il refait surface dans la conscience, ni n’est évoqué pour être enterré dans le mausolée de l’histoire. La vie réelle se poursuit dans l’écrit qui la raconte et le plaisir perdu se prolonge dans l’écriture qui le remémore. Cette entreprise est, à proprement parler, une lutte contre la mort, que Casanova, à la différence de Chateaubriand, n’aime pas. Il la déteste même, car, dit-il, « la mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif avant qu’une pièce qui l’intéresse infiniment soit finie ».
12Casanova ne parlera donc ni de l’individu qui se cachait derrière l’homme public – un pitre qui deviendra espion – ni de l’homme public qu’il aurait pu paraître aux yeux de ses contemporains – un escroc de haute volée. Il ne parlera que de sa vie : « Digne ou pas digne, proclame-t-il, ma vie est ma matière, et ma matière est ma vie. » La vie d’un homme n’est pas lui-même, ni tel qu’il est, ni tel qu’il veut apparaître aux autres. À la limite, elle lui échappe quand il la vit, elle ne lui appartient plus quand il l’écrit. C’est ce que les Anciens pensaient de la mort. Entre la vie et un individu, il y a la même distance qu’entre une œuvre et son créateur. Casanova écrit au moment où, en Europe, la vie a atteint une forme. Comme un fruit mûr, elle s’était détachée de l’arbre ; il ne restait plus qu’à la cueillir. Cette vie donc, en tant que « forme », en tant qu’« œuvre », n’est pas quelque chose qui peut se mesurer à l’aune du vrai et du faux, qu’on va soumettre au crible de l’examen de soi, pour en décaper les parures, ou qu’on va recouvrir avec la feuille d’or de la gloire. Elle est ce qu’elle est, mais aussi elle porte en elle-même, comme promesses ou comme regrets, toutes les graines de ce qu’elle aurait pu être. La vie est ce qu’on a fait, mais ce qu’on a fait se prolonge dans le bruissement de ce qu’on aurait pu faire, les sensations éprouvées se mêlent aux sensations du présent, les événements vécus s’enrichissant des bigarrures du souvenir, des réfractions du rêve. Cette vie n’a qu’une vérité : c’est le plaisir qu’elle a donné à celui qui l’a vécue, c’est le plaisir qu’elle réserve à celui qui l’écrit, c’est le plaisir qu’elle promet à ceux qui vont la lire. Reprenant une maxime de Pline, Casanova dit : « Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris au moins des choses dignes d’être lues. » C’est ce qu’il a fait.
13Pour le faire, il n’a pas « falsifié » les événements, ou, si tel est le cas, cela n’a pas beaucoup d’importance, car il les a insérés dans les mailles de ce qu’étaient trois genres de l’ancienne littérature : le théâtre, le conte, le roman picaresque. On pourrait analyser les mémoires avec la grille de ces trois genres, qui se succèdent et s’entremêlent d’une façon inextricable. Si l’on veut un exemple, parmi mille autres, qu’on lise l’aventure qui lui arrive dans sa maison de campagne près de Soleure avec l’« infâme boiteuse » : on y retrouvera tous les artifices des trois genres. Mais la trame du récit est la même, partout. La vie réelle de Casanova, ou bien ce qu’il nous raconte, semble être passée au crible de ces trois registres : ou bien il a vécu sa vie en lui donnant les formes du théâtre, du conte et du roman picaresque, ou bien, en l’écrivant, il l’a tissée dans l’ourdi de ces trois formes littéraires. Le plus probable, c’est qu’il ait fait les deux choses à la fois. Casanova a ainsi fait migrer la vieille littérature dans la vie, ouvrant, en même temps, l’espace pour une littérature nouvelle, où il sera désormais impossible de tracer une ligne de démarcation entre le vécu et l’écrit ; à moins que, comme les catégories kantiennes d’espace et de temps, les trois registres littéraires n’aient été, pour ainsi dire, que les formes a priori de la vie de Casanova. Comparaison qui n’est pas raison, peu importe. Ce qui compte, c’est que Casanova a vécu sa vie sur le fil des péripéties du théâtre, du merveilleux des contes, de l’intrigue du vieux roman. Au confluent de ces trois genres, la vie est devenue aventure. Et c’est par ce biais, le biais de l’aventure, que la vie est entrée en littérature, de même qu’elle y était entrée par l’introspection chez Rousseau, et qu’elle va y entrer par l’histoire
14Le marquis d’Argens avait mis en garde Casanova : « Croyez-moi, lui avait-il dit, ne vous mettez jamais à écrire votre vie, les défauts ne sont jamais mis en doute, les vertus n’intéressent personne. » Mais Casanova répond ne pas avoir de secrets, ne rien avoir à cacher. Sa vie est comme la substance spinozienne : elle se déploie sur le flux et le devenir d’une pure immanence, sans rien au-dessus d’elle (la transcendance chrétienne) et sans rien au-dedans d’elle (les abîmes de l’âme). Casanova a émancipé la vie de l’emprise de l’au-delà, la préservant, pour peu de temps encore, il est vrai, des emprises de l’en-deçà. Voilà pourquoi elle est devenue une « forme », voilà pourquoi elle a la plénitude d’une « forme ». Stefan Zweig a parlé, à propos de la vie de Casanova, de « puissance » : un avant-goût nietzschéen, sans doute. Mais il n’y a pas d’éternel retour chez Casanova : il y a plutôt une sorte d’éternel présent, une surface ensoleillée sans horizon et sans ombre, un midi sans démon ni bon Dieu. C’est pour cela que, vieux, à Dux, il lui faut vivre encore, continuer de vivre, par d’autres moyens, s’il le faut. Ne restaient que ceux de l’écriture. Comme il le dit à Mme de Clary : « Quand je ne dors pas, je rêve, et quand je suis las de rêver, je broie du noir sur du papier. » Pour quelqu’un qui a beaucoup senti, ne plus sentir, c’est devenir fou. Alors il se met à écrire, pour ne pas devenir fou : apparaît, là aussi, une figure familière de la nouvelle littérature, et ce n’est pas un hasard si Casanova, comme tant d’autres après lui, semble avoir songé à brûler ses papiers. Cet éternel présent que fut sa vie n’aurait-il pas dû s’éteindre avec lui ? Peut-être a-t-il vraiment pensé lui aussi, à la fin, que sa vie ne lui appartenait plus.
15Le moi, qui était apparu dans la confession publique, se noie ainsi dans la vie, avant de s’effacer dans l’histoire. Après Chateaubriand, la vie de l’écrivain disparaît à jamais, et lui avec elle : les œuvres, désormais, devront témoigner pour lui. Hegel avait mis en garde contre le vide et la folie qui guettent l’individualité enfermée et repliée sur soi. Stendhal, on le sait, parlera du roman comme d’un « miroir qu’on promène dans une grande route et qui tantôt reflète aux yeux l’azur des deux, tantôt la fange des bourbiers de la route ». Balzac fera de l’écrivain le chroniqueur des mœurs et « l’archéologue du mobilier social ». Si Chateaubriand a voulu mettre sous terre son siècle, flaubert sera celui qui enterrera le moi : « Il est délicieux, dit-il dans ses lettres, d’écrire, de n’être plus soi, mais de circuler dans toute sa création. » « L’auteur, dit-il encore, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, visible nulle part. »
16Ne reste plus que le monde, que l’écrivain devra observer et décrire avec l’œil de verre du savant. fin d’une autre aventure : ce moi qui avait fait irruption dans la littérature avec Rousseau, Casanova, Chateaubriand, a disparu. Il s’est dissous dans l’œuvre, qui doit maintenant parler pour lui, témoigner et rendre compte pour lui. C’est l’histoire d’un long processus d’intériorisation du moi dans l’œuvre, qui va de pair avec ses différentes formes d’effacement et d’objectivation. À la fin, l’écrivain n’a plus, comme Dieu selon Joyce, qu’à se curer les ongles. Tout au plus, chez quelqu’un comme Proust, qui avait recommandé à Gide de raconter tout ce qu’il voulait, à condition de ne jamais dire je, l’écrivain n’aura plus qu’à exhumer le « livre intérieur des signes inconnus », ce « livre essentiel, le seul vrai livre qu’un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ». À ce point, la vie n’est plus la vie intérieure de Rousseau, la vie déployée de Casanova, la vie illustre de Chateaubriand, ces célibataires de la vie, qui, comme les célibataires de l’art dont parle encore Proust à propos des mélomanes et des connaisseurs, ne font pas de l’art, mais en sont un commencement, le commencement. Cette vie, le moi s’étant éclipsé, n’est plus que la littérature elle-même, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie réellement vécue, dit Proust ; cette vie, qui, en un sens, habite à chaque instant dans tous les hommes aussi bien que dans l’artiste ». La vraie vie, qui était selon Rimbaud ailleurs, était donc la littérature.
17À la fin du processus, au moment où le moi a fait naufrage dans l’œuvre, la vie se replie sur elle-même, échappe à celui qui la vit, et devient littérature, faisant corps avec elle. L’écrivain n’a plus, comme Champollion, qu’à déchiffrer les signes tracés à son insu par la vie dans le livre intérieur. Après Proust, il ne lui reste plus qu’à desservir la table, une fois le festin terminé.
18Chassé de la littérature, le moi a trouvé refuge, dès le début du xixe siècle, dans les récits des fous et des criminels d’abord, des anormaux et des névrosés ensuite. Toutes les annales de la psychiatrie et de la médecine légale du xixe siècle pullulent de ces récits que les malades écrivent, à l’instigation souvent des médecins, car ceux-ci ne trouvent plus les raisons de la folie et du crime que dans la vie des individus : l’histoire des hommes infâmes, comme on l’a appelée. C’est une littérature obscure, secrète, ensevelie dans les archives poussiéreuses des asiles et des prisons, et à laquelle les écrivains du xixe siècle, fascinés comme ils le sont par des gens qui vivent en dehors des normes et en marge de la société, n’ont cessé de puiser. Et quelquefois on se perd à imaginer ce qu’auraient pensé du destin du moi dans ces écrits discrets et peu bavards ceux qui, inaugurant une nouvelle figure, l’avaient introduit pour la première fois dans la littérature. Je pense à Rousseau, qui était à la recherche de la vérité cachée de l’individu, à Casanova, qui avait fait coïncider la vie avec elle-même, sans dedans ni dehors, et à Chateaubriand, pour qui l’homme n’était que ce que l’histoire en fait. Qu’auraient-ils pensé, ces pères de la nouvelle littérature, s’ils avaient su que toute cette aventure aurait abouti, un siècle plus tard, à ce que Freud a appelé le « roman familial du névrosé » : ce roman peu profond, peu agréable, peu illustre, à peine susurré et chuchoté dans la pénombre feutrée d’un cabinet, mais qui, selon le médecin viennois, est la seule histoire vraie, et sans doute la seule qui mérite d’être racontée et écoutée ? À n’en pas douter, c’est là le dernier avatar du moi, moi qu’on a bien de la peine à déloger, cette fois.
19À la question qu’un jour – c’est Sartre qui le rapporte – Paul Valéry avait posée à Gide : « Comment cacher un homme ? », on aurait pu répondre : « En écrivant des livres. » C’est la dernière fonction qui, sans doute, est restée à la littérature, une fois le moi migré dans les aveux discrets, mais tenaces, du divan. Tenaces justement, car, comme le savait déjà Rousseau, on jouit, on jouit, en se disant. Et, au fond, si la littérature qui commence avec Rousseau apparaît comme une forme d’insurrection contre les tutelles et les contraintes de la vieille morale jésuite, il est bien possible que, consciemment ou non, quand elle ne se limite pas à singer la cure, la littérature après Freud, celle qui compte naturellement, n’ait été qu’une forme de résistance aux savoirs et aux prises de la nouvelle médecine de l’âme. La littérature pourrait donc bien être devenue, à la fin de cette curieuse histoire du moi, la forme moderne du « vivre caché » des épicuriens. Mais, hélas ! à force de « refouler » la vie, elle a fini par perdre ses repères. À force de se détacher de la vie, elle ne sait plus où et de quoi se nourrir. Comme Peter Schlemihl, avec la vie elle a perdu son ombre. Et le monde est devenu trop complexe pour qu’elle puisse en rendre compte. Ainsi, ne sachant plus où est sa place, ne sachant plus où prendre appui, on peut bien dire qu’elle est dans l’im-posture : rien que des fantaisies, des mauvais rêves, des petites histoires, le « retour » de la vie refoulée.
20Peut-être faudrait-il alors, si jamais cela était possible, revenir à Casanova, qui, lui, avant les divans et les fantasmes, avait trouvé, entre la vie et l’œuvre, la bonne posture.
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