L’expérience littéraire
p. 128-139
Texte intégral
1Cette question, je l’ai rencontrée, posée et traitée, depuis déjà presque trente ans, dans les cours d’agrégation que j’ai faits et que je continue de faire à l’ENS, d’abord à Saint-Cloud, puis à Fontenay-aux-Roses. C’est là la véritable continuité visible et réelle de mon travail qui lui confère, cette fois, une cohérence, sinon théorique, du moins pratique. Dans ces cours, je peux l’affirmer, j’ai donné le meilleur de moi-même et le plus clair de mon temps. Cela justifie à mes yeux la présentation de mon dossier devant une commission composée en majorité d’italianistes. Après ce que j’ai dit jusqu’ici, on pourrait en effet m’objecter qu’il aurait pu tout aussi bien être soumis à une commission de philosophes, d’historiens ou de ceux qu’on appelait autrefois des épistémologues. Mais je crois profondément que ses destinataires naturels ne peuvent être que des spécialistes de la littérature italienne. Tous mes travaux publiés ne sont qu’une série de détours, dont le point de départ – et l’aboutissement – ont, presque toujours, été la littérature.
2À propos de ces cours, je dois donner quelques précisions préliminaires. Ainsi, sans jamais négliger les intérêts immédiats du concours, je n’ai jamais perdu de vue non plus les intérêts vitaux de la recherche, dont on pouvait envisager que ces cours étaient une sorte de commencement, sous la forme d’une initiation propédeutique. La conciliation entre ces deux types d’intérêts n’a pas toujours été aisée et je crois y être arrivé peu à peu par l’expérience que j’ai accumulée année après année et qui n’est, comme on l’a dit, que la somme des erreurs qu’on a faites. Je n’ai donc jamais cessé de considérer chaque élève comme un chercheur possible ou comme quelqu’un qui aurait pu, ou qui pourrait, le devenir. D’autre part, un mouvement de va-et-vient, de réciprocité, de complémentarité s’est toujours établi entre ces cours et mes travaux personnels : tous les acquis qui me venaient d’ailleurs nourrissaient mes réflexions sur ces auteurs et tout ce que j’apprenais dans l’écriture de ces auteurs finissait par renforcer, étayer, élargir les domaines, les thèmes et les problèmes de mes recherches. Ces cours, en outre, je les ai rédigés chaque année, sans jamais en faire l’objet d’une publication. Un cours en effet n’est pas un livre. D’une part, il obéit aux contraintes de l’oralité, et, d’autre part, les programmes changeant chaque année, on ne peut pas approfondir autant qu’on le voudrait. Néanmoins, dans la longue durée, ces cours finissent par rentrer dans la logique de ces ricorsi (justement) de Giambattista Vico : dans la « reprise » s’établissent alors des connexions, se produisent des stratifications, s’ouvrent des perspectives qui, si elles ne sont pas un livre, peuvent en constituer le point de départ. Le « bénéfice » de l’agrégation, pour les enseignants, ne peut donc s’évaluer que sur le long terme. Ce fut en tout cas le bénéfice que j’en ai tiré. Enfin, et c’est le plus important, ces cours, par la spécificité de l’enseignement français depuis le xviiie siècle, m’ont toujours mis aux prises avec des auteurs et des œuvres, même quand la question portait sur ce qu’on appelle la « civilisation ». Ce fut là l’expérience d’un long apprentissage et l’habitude d’une familiarité assidue.
3Qu’étaient-ce donc que ces cours et que sont-ils encore aujourd’hui ? Rien d’autre, mais c’est déjà beaucoup, que la pratique d’un enseignement, à propos duquel je pourrais bien formuler une sorte de profession de foi. Ainsi, dans cet enseignement, selon moi, l’apport d’information doit toujours aller de pair avec une réflexion constante sur les problèmes, il faut indiquer le sens que cela peut avoir de lire maintenant les auteurs du passé, et il est enfin nécessaire d’actualiser une œuvre et de la rendre présente, en montrant pourquoi elle nous « parle » et nous concerne encore. Pour cela il est nécessaire, toujours, de replacer un auteur dans son temps, de retrouver, derrière l’auteur, l’homme qu’il fut et qu’il ne cessa pas d’être, d’élucider les nécessités qui ont fait de cet homme, justement, un auteur. On doit donc, à chaque fois, reconstituer le contexte historique et suivre le trajet biographique des écrivains, dont les œuvres, envisagées dans leurs caractères propres et dans leurs finalités, ne sont que l’aboutissement. C’était là, c’est là, tout le sens de cet enseignement, tel que je l’ai pratiqué pendant de longues années.
4Je pourrais ajouter que le retour à l’histoire, que le détour par l’histoire, me sont toujours apparus comme des démarches indispensables, et je suis arrivé, en fin de compte, à cette simple conclusion : si les « grands auteurs » nous aident à comprendre leur temps, en revanche le temps dans lequel ils ont vécu nous aide à comprendre les auteurs « mineurs ». Mais il y a toujours une chaîne ininterrompue qui relie entre eux l’homme, le temps et l’œuvre, et, à l’inverse, l’œuvre, le temps et l’homme. Et cette chaîne, dont il faut pouvoir joindre les deux extrémités, traverse de part en part les événements, les savoirs et les disciplines, les remanie et les redistribue, recomposant et refaisant ainsi, chaque fois, ce qu’on appelle le « monde ». La grande littérature m’apparaît ainsi comme le seul domaine d’activité où, sur le plan de la « représentation », les limites bien établies des disciplines s’estompent et où il est toujours possible, concrètement, de faire la part de toutes les déterminations qui constituent, dans la nécessité, un sujet, et de tous les actes par lequel ce sujet constitue, à son tour, et dans la liberté, le monde : c’est là, à proprement parler, la signification ultime de l’« œuvre », qu’on ne peut pas expliquer uniquement par l’économie, la sexualité ou le pouvoir, et que l’on ne peut pas non plus considérer comme un acte de liberté absolu. Ainsi, on pourra toujours dire qu’un homme de lettres, un écrivain, un artiste subissent les contraintes de leur temps, lisent ou regardent les auteurs qui les ont précédés, ou bien leurs contemporains, qu’ils s’en inspirent ou s’en écartent, qu’ils essayent de se forger un style, en tenant compte des rhétoriques ou des poétiques dominantes, même s’ils peuvent les ressentir comme aussi contraignantes que des lits de Procuste. Mais il est vrai aussi qu’ils connaissent la différence entre ce qu’ils font et ce que font, dans leurs domaines propres, les philosophes, les historiens, et même les scientifiques. Alors, s’il ne s’agit pas de littérateurs de profession, de « faiseurs de livres » (pour ne parler que d’eux), mais de véritables artistes, ils finissent toujours par déborder et par dépasser, dans leur activité de création, toutes les limites et toutes les contraintes des savoirs établis ; et l’œuvre, quand c’en est une, représente une sorte de transfiguration de tous les événements dont est faite une époque, ou bien de refonte des connaissances dont est faite une culture, quel que soit le degré de conscience qu’un auteur puisse avoir, selon les âges et les milieux, de ces événements et de ces connaissances. Ainsi envisagée, l’œuvre se présente à nous dans une sorte de contingence radicale, comme quelque chose qui est là, mais qui pourrait bien ne pas y être, et dans une sorte de nécessité aussi radicale, comme quelque chose qui ne pouvait pas être et se faire autrement. Et tout le travail « critique » consiste alors à montrer le parcours difficile, hasardeux, imprévisible, qui fait de cette contingence une nécessité, l’étude des filiations et des traditions se révélant pour ce travail de peu de secours, comme du reste les exégèses herméneutiques des textes (les deux mamelles de l’histoire littéraire) : elles sont, en effet, incapables, par leurs présupposés mêmes, de refaire le chemin qui mène d’un projet à une œuvre, des intentions aux réalisations, des volontés aux faits.
5Dans ce travail, on est bien obligé, alors, de reprendre tout du commencement, en établissant avec les auteurs une sorte d’identification rétrospective, et en évitant, pourtant, deux tentations : la réduction de l’auteur à celui qui le lit, ou bien la réduction de celui qui lit à l’auteur (on pourrait donner maints exemples de ces deux mauvaises identifications, la première étant, selon moi, la plus néfaste). Il s’agit, en réalité, d’une rencontre, où chacun apporte les questions, les pensées et l’imaginaire qui sont les siens et les mesure à ceux de l’auteur et de l’œuvre qu’il lit. Et cette rencontre, pour qu’elle ne prenne pas les apparences d’une prévarication, se situe sur un plan qui n’est plus celui de la vie des uns (les auteurs) et de la vie des autres (les lecteurs) – le plan de nos propres idées, sensations, passions, et le plan de celles des auteurs qu’on lit – mais ouvre sur une troisième dimension qui est, à proprement parler, la dimension propre, unique, de l’« expérience littéraire », aussi spécifique et irréductible que l’expérience des mystiques ou des saints. Dans cette rencontre, quand elle est authentique, nous sommes dépossédés de notre vie et les auteurs de la leur, et ces vies se retrouvent toutefois, à la fin, pacifiées et réconciliées, au-delà du temps, dans l’œuvre ; à condition de ne pas en faire un objet bon pour tous les exercices de l’intelligence abstraite et pour toutes les appropriations des intérêts médiocres ; à condition aussi de ne la considérer que comme le témoignage irremplaçable d’une expérience, l’achèvement énigmatique d’une vie, et une sorte de catharsis ultime de l’histoire, toutes les fois du moins qu’il s’agit d’une grande œuvre ; la dernière forme, donc, de religiosité qui nous reste.
6Je ne voudrais pas avoir l’air d’échafauder ici, ce qui serait pour le moins inconvenant et déplacé, une sorte de nouvelle théorie de la littérature, tâche en laquelle je ne crois pas et que je serais du reste incapable d’accomplir. Je me suis limité à définir la place qu’occupe, selon moi, l’expérience littéraire dans l’ensemble des pratiques des hommes, pouvant tout au plus parler de la posture qui a été, et qui est, la mienne, dans mon enseignement, vis-à-vis des auteurs que j’ai tour à tour abordés et traités (presque tous, de l’humanisme au romantisme, à l’exception des « trois grands » du xive siècle, qui m’ont toujours un peu intimidé, comme le sont ces chefs d’orchestre qui ne se sentent jamais assez mûrs pour jouer Wagner). Aux prises avec ces auteurs, j’ai essayé de dégager de leur œuvre des questions fondamentales, dont je voudrais ébaucher ici le profil et dresser le catalogue, pour mieux préciser les caractères et la nature de cette place et de cette posture. Ces questions n’expliquent pas tout, naturellement, mais sont comme le bout d’un fil à partir duquel il m’a été possible de démêler l’écheveau d’une lecture. Ainsi, il m’apparaît qu’un auteur ne subit jamais passivement les déterminations de son temps, mais qu’il problématise des thèmes et des motifs que ce temps lui impose, et qui lui viennent de l’extérieur. Savonarole, Machiavel et Guicciardini, par exemple, n’inventent pas une nouvelle théorie politique pour s’écarter des juristes médiévaux ou des humanistes du Quattrocento, mais répondent plutôt à une nécessité qui était avant tout historique, et devant laquelle les petits États italiens s’étaient trouvés après l’expédition de Charles VIII, en 1494 : l’irruption menaçante de l’état d’urgence, le besoin impérieux, pour survivre, d’une réforme des institutions, l’obligation de recourir, pour faire face aux grandes puissances européennes, à des moyens d’exception que l’urgence rendait indispensables et que la morale pouvait réprouver ; d’où la naissance d’une politique nouvelle. D’autre part, un auteur n’entretient jamais une relation subalterne avec la « culture » de son temps, ou du passé, qui se présenterait à lui comme une sorte de grand répertoire où il n’aurait plus qu’à puiser thèmes et sujets. Cette culture, au contraire, il finit toujours par la remanier, par l’infléchir, par l’enrichir, souvent même au prix de méprises, de contresens, de détournements : ce fut le cas, par exemple, de Laurent de Médicis, dans le Comento à ses sonnets d’amour, mais aussi d’artistes de son temps, comme Botticelli, et plus tard Michel-Ange ou Léonard, vis-à-vis de la philosophie dominante de l’époque, à florence, le néoplatonisme, dans la version qu’en avaient donnée Pic de La Mirandole, Cristoforo Landino52 et surtout Marsile ficin. Si on regarde de près (ce que je ne peux pas faire ici) les liens multiples entre les œuvres des uns et la philosophie des autres, on s’aperçoit qu’il s’agit moins de relations d’influence et d’emprunt que d’une véritable réélaboration.
7Autre question : le fait d’écrire, de livrer aux autres l’intimité de ses pensées et de ses sentiments, de s’adresser à un public, ne va jamais de soi, chez un auteur. Il y a toujours, quand il ne s’agit pas d’un mestierante ou d’un « professionnel », tout un ensemble de raisons pour lesquelles il décide d’écrire, et la fatalité d’une vocation ne suffit pas à expliquer pourquoi, à un certain moment de sa vie, un homme décide de passer à l’écriture, devenant ainsi un « auteur », un « homme de lettres ». Ce moment est toujours crucial, problématique, difficile : ce sont des impasses devant lesquelles il se trouve, ou bien, comme le disait Rilke, l’impossibilité de faire autrement, ou bien aussi une mission dont il se croit investi, et qui détermine sa décision ; des raisons qui relèvent, dans tous les cas, d’une urgence et d’une nécessité. Baldassar Castiglione, par exemple, qui ne se prenait pas, comme son ami Pietro Bembo, pour un homme de lettres de profession, se décida à écrire son Livre du courtisan, sous la forme d’une recherche du temps perdu qui rappelle un peu la démarche proustienne, quand il fit l’expérience de la déchéance de son temps, de la disparition de la bonne compagnie d’Urbino et de la nécessité qui s’imposa à lui, chevalier et feudataire, de s’acquitter, par une sorte d’hommage lige, de la « dette » qu’il croyait avoir contractée avec les princes dont il fut d’abord le courtisan, puis l’ambassadeur.
8Un grand auteur, encore, ne se propose jamais, brandissant le critère de l’imitation, de reproduire un monde qui serait déjà là, devant ses yeux, mais en donne, sur un autre plan, une sorte de reconstitution, qui a bien peu à faire avec l’objet qu’il est supposé imiter. Ainsi, quelqu’un comme Leon Battista Alberti ne nous parle pas, dans ses Libri della famiglia, de la famille réelle florentine (la sienne, ou bien celle de la première moitié du xve siècle), comme le faisaient dans leurs Ricordi les marchands florentins, et comme le fait encore Matteo Palmieri53, son contemporain ; il reconstitue plutôt ce que Max Weber appelait un « idéal-type », une sorte de modèle qui, chez Alberti, était le résultat, comme il le suggère lui-même dans son traité sur la peinture, d’une « correction » de l’image reflétée dans le miroir.
9Si l’on passe à une autre époque et à une autre question, il est certain que bien avant Giuseppe Parini existait toute une littérature qui faisait la satire, dans le théâtre et dans des vers d’occasion, des mœurs des aristocrates, de leur vanité, de leur oisiveté, de leur renonciation aux anciennes activités mercantiles ou militaires ; mais, par rapport à cette tradition, la poésie de Parini se situe à un point de vue supérieur, à une hauteur à laquelle il avait pu s’élever à la suite des réformes de Marie-Thérèse d’Autriche dans le Milanais après 1748, par le soutien que lui avait apporté, contre l’ancienne noblesse sénatoriale, la cour de Vienne, et par le jansénisme discret qui avait fait de l’auteur du Giorno et des Odi autre chose qu’un petit abbé salonnier, flagorneur et aigri, comme il y en avait eu tant pendant la domination espagnole. Autre cas, celui du théâtre de Carlo Goldoni. On assiste, à Venise, dans la décennie 1750- 1760, à un conflit entre ceux qui voulaient renforcer le pouvoir exécutif, celui du Sénat et des Dix, et ceux qui souhaitaient, par des réformes prudentes, ramener la République aux anciens temps de faste politique et de prospérité économique. Le parti des « vieux » semblait préoccupé par ce qu’il dénonçait comme une dangereuse corruption des mœurs, et le parti des « jeunes », à l’aube de la société libérale, commençait à ressentir comme insupportables le poids des anciennes habitudes et le joug du paternalisme traditionnel. Ces deux partis ne manquaient pas de raisons, loin de là, pour nourrir leurs craintes et leurs espoirs. Quoi qu’il en soit, ce conflit toucha alors le point le plus sensible de la société, la mécanique familiale et le dispositif conjugal. Et, à défaut de théories ou de philosophies (toujours ressenties, à Venise, comme suspectes par une censure occhiuta et omniprésente), ce fut le théâtre qui se chargea de donner forme, parole et figure à ce conflit, qui n’était du ressort ni de l’autorité ecclésiastique, ni des tribunaux civils. Pour l’arbitrer, Goldoni intervint comme une sorte de juge de paix, partageant les raisons des uns et des autres avec la bonhomie, la sagesse et le bon sens qu’on lui connaît, et proposant, sous les formes non pas de la satire, mais de la moralisation, les issues qui lui semblaient les moins mauvaises et les plus acceptables. Entreprise risquée, qu’il dut justifier. Et il le fit alors par un triple recours : par ses écrits sur la réforme de la comédie, miroir du monde, selon lui, et représentation de la nature (les deux garanties de l’« objectivité ») ; par les cautions, ensuite, qu’il ne cessa de demander aux hommes illustres qui sont, dans les lettres dédicatoires, les destinataires de ses pièces ; par les personnages « positifs », enfin, qui, maîtrisant leurs passions et leur intérêts, ont, dans ses comédies, l’autorité nécessaire pour faire la morale et dire la juste parole. Le théâtre fut donc, dans ces années-là, la forme spécifique qui pouvait rendre compte d’un état de la société, avant que de nouveaux discours, ceux de la pubblicistica politique d’une part, et de la comédie féérique de Carlo Gozzi, d’autre part, vinssent s’en charger ou bien s’en décharger, prenant ainsi la relève. Les questions que pose donc le théâtre de Goldoni sont celles de la spécificité d’une forme littéraire, et de la justification que l’auteur, l’artisan de la réforme, dut donner de son entreprise et de son rôle.
10Et, pour finir, on voit apparaître, dès la fin du xviiie siècle, une nouvelle figure d’homme de lettres, qui en veut à la rhétorique ancienne, à la littérature courtisane d’hommage aux princes et de divertissement des cours, à la contrainte des genres. Cet homme de lettres fait irruption sur la scène littéraire tout armé d’intentions et de volontés qu’il énonce explicitement, non seulement pour justifier son œuvre (ou l’œuvre qu’il se proposait de faire), mais pour indiquer comment on doit la lire et le sens qu’il faut lui donner, l’auteur se doublant ainsi d’un critique. Toutes ces intentions et volontés constituent sa « poétique », qu’on peut retrouver, présente un peu partout, dans des écrits théoriques, dans des discours « programmatiques », dans la correspondance et aussi à l’intérieur de l’œuvre. S’esquisse ici quelque chose qu’on pourrait appeler un projet littéraire, qui prend la forme et l’allure d’un véritable rite initiatique, où ne se produit plus seulement le passage à l’écriture, mais où s’accomplit cette « conversion » que j’appelle l’« entrée en littérature », comme religion et sacerdoce nouveaux. Ce projet est alors un mouvement dont le sujet n’est pas l’homme des biographes, ni l’auteur des œuvres, mais quelqu’un qui se situe « entre les deux », l’homme justement dans son devenir auteur. L’époque où tout ceci commença, dès la fin de l’âge des Lumières, prit le nom de « romantisme », et un « écrivain » comme Ugo Foscolo en fut sans doute, à la fin de la république de Venise d’abord, dans l’Italie napoléonienne et pendant l’exil anglais ensuite, la figure inaugurale et le témoin le plus proche.
11Problématisation, réélaboration, passage à l’écriture, reconstitution, point de vue, spécificité, légitimation, projet : voilà quelques questions (mais ce ne sont pas les seules) que j’ai appris à poser, au fil de mes cours, dans la lecture directe, et autant que possible exhaustive, des auteurs et de leurs œuvres. Ce ne sont pas, naturellement, des principes d’explication exclusifs, comme je l’ai dit, mais des clés de voûte qui, pour chaque auteur, m’ont permis de démonter et de refaire, pierre par pierre, l’édifice de l’œuvre. On aurait pu, et on pourrait, sans doute, s’y prendre autrement. Quoi qu’il en soit, il ne s’est pas agi, simplement, de commenter des textes, avec les critères plus ou moins raffinés de l’herméneutique, ni de les inscrire dans une histoire toute faite, montée en toile de fond comme les paysages fixes des photographes d’autrefois. Il ne s’est pas agi, non plus, de traquer un homme dans ses humeurs et dans les vicissitudes de sa vie, qui n’expliquent jamais comment il a pu devenir un auteur, ni enfin de prendre les œuvres telles que nous les présentent, alignées tout au long de ses belles allées silencieuses, comme autant d’Hermès, l’histoire et la critique littéraire. Tout ceci peut être fait, mais après coup, et en prenant les précautions d’usage. Ce sont, malgré tout, des exercices un peu abstraits, qui ne nourrissent pas une lecture dont la finalité serait de montrer pourquoi une œuvre ne peut pas être autre que ce qu’elle est, et pourquoi, et comment, l’homme des biographes ne pouvait pas faire autrement que de devenir un auteur. Ce qui est réel et concret, en revanche, c’est l’évocation d’une expérience, c’est-à-dire le mouvement de la vie où s’élabore un certain rapport au monde (aux autres, à la société, à l’histoire), se définit un style (c’est-à-dire le caractère irréductible, et unique, d’une représentation), se fait entendre une tonalité (qui est ce que chaque grand écrivain apporte en propre à la musique du monde). Une expérience, un style, une tonalité : voilà ce dont est faite, selon moi, la grande littérature, voilà ce dont témoigne chaque grand auteur, voilà ce qu’il fallait, péniblement et difficilement, retrouver chaque fois. C’est ce à quoi, surtout, j’ai voulu, dans mon enseignement, rendre attentifs et sensibles mes élèves. Eux seuls, du reste, savent, et pourraient dire si, tant bien que mal, j’y ai réussi.
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