Problématique et « méthode »
p. 110-128
Texte intégral
1Peut-on parler de méthode à propos de ces travaux et de ces recherches ? Je ne le crois pas. Je n’ai fait que poser quelques problèmes, utiliser les savoirs qui me semblaient pertinents pour les résoudre, modifier les solutions quand il m’apparaissait, dans le déroulement des travaux, qu’elles n’étaient pas tout à fait satisfaisantes ou qu’elles ne répondaient que partiellement aux questions posées. Plutôt que de méthode, on pourrait parler d’une sorte de work in progress, dont le mouvement est scandé par les impasses devant lesquelles on finit par se trouver et par les limites qu’on ne cesse d’atteindre, quand les recherches sont animées par une nécessité interne et sont correctement menées. Quant aux acquis antérieurs, ils ne deviennent jamais entièrement caducs, mais ils sont toujours repris et remaniés (ou ils peuvent l’être) par les prolongements qu’ils indiquent eux-mêmes, et par les voies qu’ils tracent. C’est la logique même de la recherche. Ainsi, je n’ai jamais essayé d’opérer des synthèses ou des contaminations entre les problématiques, les techniques d’analyse ou les intérêts de tel ou tel « maître », travail de couture qui aboutit souvent à des rapiéçages arlequinesques. Ce que les maîtres proposaient (ceux qu’on appelait les maîtres, les plus sérieux parmi eux, du moins), ce n’était pas de se promener dans une sorte de magasin des accessoires ou l’on n’aurait plus eu qu’à se servir, en vrac, de brevets et d’inventions à l’étalage, prenant les pièces, au petit bonheur, faisant des soudures et des ajustements cervellotici, aboutissant enfin à la fabrication d’instruments engendrés, comme cela arrive, par le mariage d’un parapluie et d’une machine à coudre. Je me suis plutôt interrogé sur les compatibilités possibles et sur les différences réelles entre certains « systèmes de pensée », ceux qui paraissaient avoir entre eux des liens de parenté profonds, dans un exercice de comparaison prudent qui permet de comprendre ce qu’il y a de spécifique dans les problèmes qu’on pose, et ce qu’il y a d’efficace, ou de discutable, dans les techniques qu’on utilise ; et j’ai essayé de tester, sur le terrain, et dans mon travail personnel, la pertinence des présupposés théoriques et la validité des modalités opératives (avec leurs limites éventuelles) dans les différentes approches de l’histoire, dans celle surtout que Foucault avait, selon moi, inaugurée et qu’il nous avait enseignée. Il s’agit donc, dans ce travail, moins d’une « méthode » que du style d’une démarche. Et si l’on peut compter aujourd’hui, selon moi, au moins cinq postures intellectuelles (toutes légitimes et respectables, sauf les deux dernières), celle des fonctionnaires du savoir (qui transmettent les connaissances), celle des entrepreneurs de travaux publics (qui animent et font circuler, surtout par le relais des maisons d’édition, les résultats de la recherche), celle des petits inventeurs (comme ceux du concours Lépine), celle des maraudeurs (qui pillent le travail d’autrui) et celle des « jokers » (bons pour toutes les « combinaisons »), je peux dire que la mienne a été un peu la première (par mon enseignement), la deuxième (par les entreprises éditoriales auxquelles j’ai été associé), mais surtout la troisième (par le travail que j’ai fait dans les bibliothèques, pendant trente ans), ayant résolument refusé, comme le mal de l’époque, sinon du siècle, les deux dernières.
2Sur les problèmes de méthode, je me suis expliqué surtout dans les différentes préfaces de livres dont j’ai préparé, l’ayant presque toujours proposée moi-même, l’édition italienne. Et dans ces préfaces, tout en discutant sur le fond des ouvrages en question, j’ai essayé surtout d’indiquer le mode de lecture qui me paraissait le plus adéquat et le moins arbitraire. Ainsi (je serai bref, car il est difficile de résumer ce qui se présente comme une discussion sur les principes), à propos de Naissance de la clinique de Michel Foucault (ouvrage paru chez Einaudi, en 1969), je me posai la question de savoir ce que pourrait être une histoire « sans sujet », à partir d’un travail où l’on s’interroge, justement, sur les conditions de sa naissance et de sa constitution dans la clinique de Bichat et de Laënnec. Dans la préface à L’anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari (sorti en 1975, chez le même éditeur), je pris mes distances avec le lacanisme dominant (ce qui était la visée première du livre, du reste), tentant de montrer l’utilisation qui pouvait être faite du concept d’agencement machinique (assemblage et montage de pièces hétérogènes, dans des synthèses conjonctives) et de celui de multiplicité (contre le monisme de toutes les pensées qui opèrent par reductio ad unum), pour d’éventuelles analyses historiques. Dans la préface à un autre livre, « raté » celui-ci, et au titre inutilement provocateur, Le pénis et la démoralisation de l’Occident, de Jean-Paul Aron et Roger Kempf (sorti en 1979, chez Sansoni), j’indiquai les limites d’une approche qui, pour décrire les activités des médecins au xixe siècle, à propos de la « sexualité », prenait appui sur la notion de répression, notion qui n’explique, dans le meilleur des cas, comme je l’ai dit, que l’état d’esprit de ceux qui l’utilisent et qui ont, en général, des comptes à régler avec leur milieu familial, ou bien avec un certain type d’éducation reçue. M’écartant de la « microphysique du pouvoir » de Foucault (titre d’un long entretien qu’il m’accorda sur la fin des « intellectuels universels » et d’un recueil de ses articles, parus chez Einaudi, en 1977, dans un livre qui connut un grand succès), je signalai aussi qu’il valait mieux parler, à propos de ces activités, de véritables politiques positives, concertées et mises au point par des sujets identifiables, et qui savaient bien où ils voulaient en venir. En présentant certains de mes travaux, j’esquissai, sous les formes que j’ai indiquées, dans Il vizio occulto (1990), l’opposition entre le « secret » et l’« énigme », et donc entre les deux types de rationalité qui en rendent compte. Dans l’introduction, enfin, à Polizia dell’anima (1990), je posai, en en montrant l’histoire et les issues, un problème qui n’est pas seulement philosophique, mais qui concerne toute notre « modernité », depuis le siècle dernier : dans le passage, en effet, du monde cartésien de la mathesis au monde de la vie qui s’ouvre dès le milieu du xviiie siècle, quel peut être le degré de validité d’une connaissance et d’une représentation du monde produites par un sujet qui fait lui-même partie, intrinsèquement, et intimement, de ce monde et de l’objet qu’il observe ou qu’il tente (dans la littérature surtout, et dans les arts) de reproduire ? Toutes ces questions étaient posées et discutées sur le plan de la théorie ; mais les solutions, si on peut parler de solutions, ne pouvaient venir que du travail effectif d’analyse historique des faits.
3Ce travail se situe entre deux limites, deux axes, deux points d’articulation : d’une part, une hypothèse qui s’est constituée peu à peu, au fil de la recherche et, d’autre part, un problème, qui en détermine la démarche et en définit le style. L’hypothèse est de nature historique. Elle n’ouvre pas sur une quelconque philosophie de l’histoire (dont je me suis toujours méfié), mais constitue une sorte d’horizon et de toile de fond pour la plupart des analyses que j’ai faites jusqu’à aujourd’hui et que je pourrais faire, à l’avenir, dans différents domaines. Elle concerne le jeu des trois fonctions qui ont, selon moi, marqué successivement, depuis le Moyen Âge jusqu’à la fin du xixe siècle, l’histoire de la société européenne, dans les conceptions du monde tour à tour élaborées et dans les techniques mises en œuvre pour le maîtriser. Le jeu de ces trois fonctions est celui du droit (jus), de la guerre (bellum), et du gouvernement (gubernatio).
4On pourrait dire, schématiquement, ceci : dès la réception, en Europe, du droit romain, au xiie et au xiiie siècle, la société et les rapports des hommes entre eux ont été pensés (et vécus) sous une forme fondamentalement juridique. Ce fut ainsi, sur le fond des luttes entre la papauté et l’Empire, et de l’émancipation des communes et des villes, l’essor d’une loi commune contre les vieilles pratiques féodales, la délimitation établie entre les prérogatives du roi et celles de l’empereur, la hiérarchie instituée entre les lois divines, les lois naturelles et les lois positives, l’idée de la supériorité de la justice, commutative et distributive, la ligne de démarcation tracée, respectivement, entre l’imperium et la iurisdictio, la conception de la « guerre juste », les premières ébauches, enfin, d’une théorie contractuelle. Pour ce primat du juridique, il suffirait de penser à Dante qui, dans la Monarchia, tente de justifier la conquête romaine, conquête qui s’est faite dans la violence et par les armes, en faisant appel à des catégories de droit universel et en invoquant la mission dont, sans le savoir, les Romains étaient, selon lui, investis : celle de diffuser la religion chrétienne et de dire le droit dans les pays conquis. À partir du xve siècle, avec la naissance des Seigneuries, en Italie, et la constitution des États, en Europe, ce « système » commence à montrer ses premières failles : des projets pédagogiques et éducatifs apparaissent, conçus par des hommes de lettres, des courtisans et des conseillers, pour limiter l’arbitraire des princes et leurs possibles débordements tyranniques. Après l’expédition de Charles VIII, en 1494, et la généralisation du théâtre de la guerre en Europe, un nouveau système apparaît, qui conçoit maintenant les rapports entre les hommes, et entre les États, non plus selon les règles des vieilles catégories juridiques, incapables de rendre compte du nouvel état de choses, mais selon celles de la puissance, de la force, de la conquête territoriale, de l’état d’exception et d’urgence permanents, de l’équilibre instable et précaire entre les États. Ce fut là, précocement, à florence, l’essor de la « nouvelle politique », celle de Savonarole, de Machiavel et de Guicciardini, qui pensent le monde non plus à partir de la justice, mais plutôt à partir de la guerre (non seulement la guerre guerroyée, mais les rapports de belligérance généralisée et de conflit d’intérêts qui désormais régissent le monde) ; avec, comme corrélat, les différentes propositions pour la nécessaire réforme des institutions. Après le concile de Trente et la tentative de régulation par ce qu’on appelle le « droit international » des nouveaux rapports de force entre les États, ce système lui-même est remplacé par les pratiques de gouvernement de l’âme et du corps, dont on peut retrouver une première ébauche dans la precettistica italienne de la Renaissance avant, et ensuite dans la théorie de la raison d’État. Ce sera enfin un long processus qui va des politiques « spirituelles » des Jésuites (avec les multiples instruments de la ratio studiorum, de la direction de conscience, de la confession, de l’évaluation probabiliste des fautes et du discernement des esprits) jusqu’aux techniques mises au point, dès le milieu du xviiie siècle, par les disciplines et les savoirs médico-psychologiques. Pierre Janet ne dira-t-il pas, à ce propos, et à la fin de ce processus, que les nouvelles méthodes de cure, inventées et mises au point par lui et par son rival Freud, ne sont que la dernière forme prise par l’ancienne direction de conscience ?
5 Voilà, brièvement décrit, ce jeu des trois fonctions. Je voudrais ajouter deux précisions. Avant tout, il serait inexact de croire que ces fonctions sont destinées à se substituer les unes aux autres, au cours des différentes époques, se chassant comme la bonne monnaie chasse la mauvaise. Elles opèrent, plutôt, comme des fonctions dominantes jusqu’au moment où l’une d’elles, plus puissante, remplace la précédente, parce qu’elle ne répond plus aux nécessités et aux besoins du moment ; celle-ci ne disparaît pas, mais devient alors secondaire et subalterne, se renfermant dans son territoire propre, comme ce fut le cas pour le droit, dès le xvie siècle, ou pour la guerre, dès le xviie. Cette fonction ainsi rendue subalterne ne s’appuie plus, alors, sur des principes agissant dans l’universalité, mais sur des règles (les normes du droit, l’art militaire) régissant des domaines clos, qu’on pourrait aussi bien définir comme « réservés », ou « disciplinaires ». Une discipline se constitue, en effet, dès qu’un savoir glisse de la généralité universelle à la simple particularité des applications locales. En deuxième lieu, je n’ai pas besoin de préciser, pour conclure, qu’il me semble difficile de bâtir, à partir de cette hypothèse, un travail qui aurait les dimensions et les formes d’un livre. Il ne pourrait être que « raté », par l’ampleur de la visée et la corrélative insuffisance des preuves apportées à l’appui. Elle n’est pour moi, donc, que l’indication d’une piste que j’ai pu tracer, par induction, à partir de travaux concrets, et qui par déduction devrait leur conférer une éventuelle « cohérence » et un sens unitaire. Son statut serait alors simplement (mais c’est déjà beaucoup) celui des « idées régulatrices » kantiennes, dont il n’y a pas d’expérience possible, mais qui sont indispensables pour orienter et organiser les expériences réelles : tout ce qui, au fil des recherches, a déjà fait, et fera plus tard, dans les différents domaines, l’objet de mes investigations.
6 Voilà pour l’hypothèse. Quant au problème, il est, dans sa formulation, d’une simplicité que les mathématiciens pourraient qualifier de triviale et qui rend, pour cela même, d’autant plus difficile sa solution. C’est le problème du sujet, de son statut, des contraintes réelles qu’il subit et de ses espaces de liberté possibles, en un mot de ce qui le constitue et de ce qu’il constitue lui-même. Ce partage entre le sujet constituant et le sujet constitué est, du reste, directement ou indirectement au centre de toute la pensée contemporaine. Et l’on pourrait dire, à ce propos, que deux grandes tendances se sont affirmées au xxe siècle : celle représentée surtout par la phénoménologie de Husserl qui, en opposition au positivisme de la deuxième moitié du siècle dernier, considère le sujet comme un a priori universel, comme une conscience qui, dépassant les déterminations des différentes disciplines « régionales », ne cesse de produire les formes de la vie dans un mouvement et dans des activités qui sont celles de l’« intentionnalité eidétique », ainsi que le philosophe allemand l’a appelée. D’autre part, depuis Nietzsche, Marx et Freud lui-même, une autre tendance s’est dégagée, selon laquelle le sujet, et la conscience, ne seraient pas une sorte de primum, de fondement originaire, mais plutôt le produit historique de pratiques qui leur ont donné, au cours des siècles, le statut qui est le leur aujourd’hui ; et, plus près de nous, la généalogie de Foucault, sa façon d’interroger l’histoire, serait, dans ce sens, la forme d’opposition la plus radicale à la philosophie du sujet constituant.
7Or, la première tendance pense et ne peut penser le problème qu’en dehors de l’histoire, dimension qui lui est fondamentalement étrangère, tandis que la seconde, celle du sujet constitué, ne le pense, et ne peut le penser, que dans l’histoire, qui apparaît donc comme sa dimension propre et comme son horizon indépassable. La jonction entre ces deux tendances ne s’est jamais faite, si l’on excepte sans doute l’entreprise commencée par Sartre, à propos de flaubert, dans L’idiot de la famille, ouvrage qui poursuit sa longue méditation sur l’histoire et son intelligibilité à partir de la question : « Que peut-on savoir d’un homme, aujourd’hui ? » Et l’on pourrait alors se demander si cette opposition n’est pas radicale, et si elle ne représente donc pas une limite infranchissable de la rationalité moderne, une sorte d’aporie de la pensée, qui obligerait toujours à se ranger d’un côté ou de l’autre de la barrière : du côté d’un monde où il n’y aurait que les activités constitutives de la conscience, dans la vie, ou bien du côté d’un monde où il n’y aurait que les pratiques de l’expérience constituante, dans l’histoire. N’y a-t-il pas, alors, pourrait-on se demander, une façon de contourner l’obstacle ? Ou bien sommes-nous en présence d’une difficulté semblable à celle que rencontra Kant, à propos des limites de la raison, l’opposition étant maintenant non plus entre les « phénomènes » et le « noumène », entre ce que la raison peut comprendre du réel et ce qui reste pour elle toujours inconnaissable, mais, plutôt, entre deux approches du monde, l’une faisant abstraction de l’histoire, et l’autre ne prenant appui que sur elle. Ce qui est au cœur de ce problème, c’est alors la question du sujet, question qui ne cesse pourtant de reposer à son tour, et en dernier lieu, celle de l’histoire, de sa nature et de ses fonctions (les res gestae) et, corrélativement, celle de la manière de la penser et de la faire (historia rerum gestarum : Historie et Geschichte, comme disent les Allemands). Et l’on ne dira pas que ce n’est là qu’une version revue et corrigée de l’autre vieille question de l’historiographie du xviiie et du xixe siècle, qui était de savoir si les hommes font, ou ne font pas l’histoire. Ce qui est en jeu, maintenant, ce sont les fondements mêmes de notre pensée et de notre être-dans-le-monde.
8Ce problème, je n’ai pas essayé, cela va de soi, de le résoudre spéculativement, par le commentaire ou l’exégèse de telle ou telle philosophie. J’ai plutôt voulu, d’une part, lui donner comme toile de fond l’hypothèse dont j’ai parlé, celle du jeu des trois fonctions et, d’autre part, lui ouvrir comme domaine d’application l’étude des différents régimes de la représentation : non pas ce qu’on envisageait autrefois comme le domaine de l’« idéologie » (l’idée que les hommes se font d’eux-mêmes et des choses) ni, non plus, comme le champ des activités « eidétiques » de la conscience (selon les conceptions phénoménologiques), mais les pratiques par lesquelles le monde se donne à voir, se manifeste, se rend visible dans des formes qui sont, à chaque fois, spécifiques, et dans toute la variété des cas qui se déploient entre deux extrêmes : celui où l’être se présente comme dissocié du paraître (logique du secret) et celui où la dissociation paraît se défaire dans une multiplicité d’états et d’événements immanents (logique de l’énigme).
9Une hypothèse donc, un problème, et un domaine d’application. Or, avant de tenter de les articuler entre eux (ce qui me paraît impossible, sinon par le biais d’un détour singulier, dont je parlerai plus loin), j’ai préféré commencer par questionner leurs fondements propres, à partir non pas de l’abstraction philosophique, mais de l’analyse historique. Au lieu donc de les prendre comme tels et comme allant de soi, à la hauteur de la théorie, au lieu de les considérer comme des postulats ou des présupposés, sur lesquels on n’aurait pas à s’interroger, j’ai tenté de leur faire subir, si l’on peut dire, le « bain » de l’histoire, en m’interrogeant sur les conditions de possibilité et de constitution de leur être historique.
10 Ainsi, pour tester la validité de l’« hypothèse », j’ai surtout étudié les pratiques des ambassadeurs, du Moyen Âge au xviiie siècle, en montrant les transformations des fonctions diplomatiques depuis la composition des litiges, la rédaction des pactes, le respect des traités, selon des critères éminemment juridiques, du xiiie au xve siècle, aux techniques de collecte de l’information, à la Renaissance quand, dans la nouvelle logique de la guerre généralisée, il ne fut plus question de sauvegarder le droit, mais d’évaluer la puissance des États. À cette fin, les ambassadeurs, surtout vénitiens, inventent une nouvelle forme de représentation du monde, que j’ai définie comme « cartographique », par la description qu’ils font, dans leurs dépêches (dispacci) et surtout dans leurs relations (relazioni), et en compétition déclarée avec les peintres, de tous les éléments qui fondent la force d’un État, et qui sont, dénombrés les uns après les autres, dans une sorte de catalogue, les Cours, les territoires, les frontières, la religion, les princes et leurs conseillers, les groupes sociaux, les rapports entre gouvernants et gouvernés, et les intelligenze des gouvernants entre eux. Ils inventent aussi de nouvelles manières de parler et d’écouter, d’observer et de décrire, de se faire des amis et de se garder des ennemis, comme du reste le leur prescrivent les nombreux traités qui, depuis le xve siècle, leur sont destinés. La pratique diplomatique n’a donc rien à faire (ou bien peu) avec les discours plus nobles de la théorie politique, de la philosophie du droit ou de l’historiographie, ceux de saint Thomas, de Bartolo da Sassoferrato49, de Machiavel, de Bodin ou de Guicciardini, pour ne citer qu’eux. On ne demande pas à ces ambassadeurs de conseiller les princes, mais de leur fournir les données nécessaires pour les décisions qu’ils ont à prendre ; on ne leur assigne pas comme tâche de légitimer le pouvoir (par des théories, par exemple, comme celle de la souveraineté, ou des « deux corps » du roi), mais de décrire les manifestations visibles et les efficacités variables des différents types de gouvernement ; on ne leur impose pas, enfin, de reconstituer la généalogie illustre des grandes familles, ou de raconter les faits et gestes des princes, mais d’apporter des indications utiles pour prévoir, ne serait-ce que par la méthode des indices et des conjectures, l’avenir. C’est là l’origine d’une forme de discours qui sera celui de l’analyse politique, qui a comme objet premier, dès le début, de sonder les intentions des princes, de s’interroger sur leurs agissements et de mettre en balance les équilibres précaires entre États, et comme finalité ultime la tentative de maîtriser, par l’évaluation en partie double des avantages et des inconvénients des décisions possibles, toutes les variables en jeu et leurs conséquences éventuelles. Ce discours sera, plus tard, au centre de ce que Turgot appellera, en 1750, la « géographie politique » et, dès le xixe siècle, de ce qui, en Allemagne, prendra le nom de « géopolitique », disciplines où viennent se conjuguer de multiples savoirs qui ne ressemblent en rien aux théories de la philosophie du droit ou aux doctrines de la philosophie politique. Or, dans l’état de guerre et d’urgence qui s’instaure en Europe au xvie siècle, les ambassadeurs, dans leurs pratiques obscures et modestes, ont été les premiers, et sous des formes déjà canoniques, à poser les prémisses et les fondements de ces savoirs et de ces disciplines. Voilà ce sur quoi je voulais surtout m’interroger, laissant aux historiens professionnels le soin de nous renseigner sur les statuts, les appointements, les affectations, la réglementation et bien d’autres choses qui concernent, de près ou de loin, l’ancienne diplomatie – ce qu’ils ont fait, et souvent très bien fait, depuis un siècle, ce que j’ai fait un peu moi aussi, ayant pourtant le regard toujours fixé sur la vérification de l’hypothèse de fond qui était la mienne. Je me suis donc intéressé à la diplomatie de l’Ancien Régime non pas pour en savoir plus sur les ambassadeurs, mais parce qu’elle m’était très tôt apparue comme un des lieux spécifiques où, pour la première fois, s’était enregistré le passage du monde du droit au monde de la guerre, avant que les Jésuites (que j’ai aussi un peu étudiés) ne mettent au point tout leur arsenal de techniques de gouvernement de la conscience. À cet effet, et pour montrer aussi la continuité historique d’une pratique, j’ai préparé, avec Francesco Furlan et Georges Saro, l’édition en traduction française des dépêches inédites des ambassadeurs vénitiens à Paris pendant la Révolution. Les juristes du Moyen Âge, les ambassadeurs de la Renaissance, les Jésuites de la Contre-Réforme m’apparaissent donc comme les trois figures historiques à travers lesquelles s’est exercé, visiblement, et dans tout un ensemble de conduites tout à fait identifiables, le jeu des trois fonctions.
11Quant au domaine d’application, c’est bien celui de la représentation, de ses formes et de ses régimes historiques. J’ai rencontré la question de la représentation, pour la première fois, dans mon essai sur la Scena ; elle traverse aussi, directement ou indirectement, tous les écrits du Vizio occulto. Il s’agissait là, d’une part, des activités spectaculaires liées au travail de la censure (qui nie mais produit aussi, comme je l’ai dit) et, d’autre part, de la manifestation visible des signes du corps, dans tous les jeux de l’être et du paraître. Depuis 1986, j’ai commencé à m’interroger sur un troisième plan de cette représentation, qui est sans doute le plus spécifique et le plus immédiat, celui de la littérature (mais on pourrait y inclure aussi les arts figuratifs ; et mon article sur la diplomatie – « Les ambassadeurs après 1494 : la diplomatie et la politique nouvelles » – n’est, en définitive, qu’une tentative d’explication des « secrets » et des « énigmes » d’un tableau de Hans Holbein, Les Ambassadeurs). Dans un essai paru dans la Letteratura italiana Einaudi en 1986, et écrit, comme je l’ai dit plus haut, en collaboration avec Jean-Louis Fournel – Corte, Piazza, Salotto e Caffé –, après une discussion préliminaire sur le principe de l’imitation, qui est au centre, comme on sait, de la rhétorique ancienne, mais qui hante aussi les modernes poétiques du réalisme, j’ai essayé de montrer que la littérature n’est jamais la représentation d’un monde qui serait déjà là et dont elle n’aurait plus qu’à reproduire les apparences et les contours, mais qu’elle s’engendre dans des espaces réels, ayant chacun des règles de fonctionnement, un type de communication et des relations d’échange propres. J’y formulai aussi une hypothèse de fond (qu’il faudrait, néanmoins, reprendre et vérifier sur une plus vaste échelle) : ces espaces réels deviennent, lentement, et au cours du temps, symboliques, ils se constituent comme « formes » et comme « instances » et se situent, à la fin, sur un plan d’immanence qui est celui de la représentation littéraire ou artistique, et que j’ai défini comme topique. Il n’y aurait donc pas un monde quelque part, et quelque chose qui le rendrait visible ailleurs (et que nous appelons littérature, peinture, etc.), dans un rapport de mimesis spéculaire. Entre le monde et ses représentations s’interposent au contraire des formes ; elles s’organisent peu à peu, au cours de processus souvent séculaires, en délimitant le socle qui rend possible la « représentation », c’est-à-dire la manifestation et le devenir visible de ces formes. Il n’y aurait donc rien d’extérieur ou de transcendant à cette représentation, qui n’est que le monde tel qu’il se montre chaque fois qu’il prend la consistance et la figure d’une forme. (Pour toute cette question, voir aussi Vie des formes : essai sur H. Focillon – 1983 ; La Piazza del Cinquecento come topos rappresentativo – 1987 –, et, en collaboration avec Jean-Louis Fournel, Per un’analisi topologica della letteratura – 1990). La question de la représentation, ainsi posée, devait fatalement en engendrer une autre, celle des textes, qui en sont le véhicule et le support. Qu’est-ce, en effet, qu’un texte, comment se constitue-t-il, et où faut-il le situer ? Voilà la ligne d’une recherche que j’ai entreprise en 1988 avec Jean-Louis Fournel, et qui sera poursuivie dans les prochaines années. Il nous apparut, d’emblée, qu’il fallait libérer ces textes d’une double prise, celle de la « philologie », qui en décrit les filiations généalogiques, et celle de l’histoire littéraire, qui les inscrit dans les continuités disciplinaires. Tout ceci est très utile, et même indispensable, mais a, selon nous, le défaut de considérer les textes comme le stade terminal d’un processus qui, dans le deux cas, fait toujours référence à une tradition. Or, considérant les choses plus radicalement, avant la question de la tradition des textes, il faudrait préalablement poser celle de leur constitution, en les envisageant non pas comme des objets finis, prêts à être soumis à toutes sortes d’interprétations et de commentaires, mais comme les effets de pratiques spécifiques, en Occident, et qui sont celles de la parole, de l’écriture et de la lecture, dans les tensions, comme dit Walter Ong50, qui, à chaque fois, s’établissent entre elles. Nous avons donc commencé par nous interroger sur ces pratiques, sur leur naissance et sur leurs transformations, le long d’un processus dont les moments essentiels sont ceux-ci : l’oralité antique, à une époque où les textes étaient écrits surtout pour être dits et prononcés à haute voix, la parution du « livre », au IIe siècle après J.C, l’avènement de la lecture silencieuse et mentale dans les couvents du Moyen Âge (ce qu’on appelle la lectio divina), l’affirmation contemporaine du primat de l’Écriture sainte, avec les quatre niveaux de la lecture, la révolution de l’imprimerie et la diffusion du livre, les tentatives de la rhétorique, à la Renaissance, pour plier l’ancienne oralité aux règles de l’écriture, les rapports multiples qui se sont noués, depuis, entre lire, écrire et parler. Les espaces dont j’ai parlé (et auxquels il faudrait ajouter l’Académie, l’École, le Parlement, les Tribunaux, la Ville, et bien d’autres encore), fournissent le cadre de référence pour une articulation spécifique de ces pratiques ; et cette articulation rend possible, à la fin, la naissance et la constitution de ce qu’on appelle un « texte ». On ne parle, on n’écrit et on ne lit pas dans une Cour, ou sur une place publique, comme on le fait dans un salon et dans un café. Dans les différents espaces s’établit en effet tout un système de différences et de proximités qu’on retrouvera, après les « remaniements » de la représentation, dans les textes ainsi produits.
12La question ainsi posée, et ici à peine esquissée, permettrait de reprendre et d’envisager autrement certains thèmes qui paraissent être du ressort exclusif de la « sociologie de la littérature », ou de l’« histoire du livre » : la dissociation entre l’homme et l’écrivain, la circulation des imprimés et des livres, les rapports entre ceux qui les rédigent et le « public », le statut même et le style d’une œuvre (qui est ce qu’un texte devient quand il atteint la « dignité littéraire »). Elle permettrait aussi d’en poser d’autres : quels sont, aux différentes époques, les effets de la parole, et de la lecture, sur l’écriture, et quels sont, à leur tour, les effets de l’écriture sur l’organisation du savoir, sur la perception de soi et des autres, et sur la représentation du monde ? S’agit-il d’activités indépendantes, autonomes, ou n’y aurait-il pas plutôt, entre elles, tout un jeu d’implications réciproques, qu’il faudrait à chaque fois démêler ? Et quand il y a « primat » des unes, faut-il envisager les autres simplement comme des « suppléments », ainsi qu’on l’a proposé, au lieu d’analyser les variations de régime qui s’établissent et qui les différencient les unes par rapport aux autres ? Ce sont là des questions complexes, et difficiles à traiter, mais les temps nous paraissent mûrs pour commencer à les poser. Elles présupposent des enquêtes historiques suivies, qui seules feraient ressortir le tableau des différences, des analogies et des transformations. En dehors de ces enquêtes, on reste fatalement dans l’abstraction philosophique, qui sort les problèmes de leur véritable perspective, de leur « situation » historique, aboutissant souvent à des « recettes », bonnes, hélas, pour tous les usages. Et l’on pourrait, par exemple, envisager autrement les relations entre le discours philosophique, littéraire ou historique, au-delà de la distinction des genres, et de ce qu’il y a de spécifique dans les disciplines, en s’interrogeant, à partir des pratiques concrètes de parole, de lecture et d’écriture, sur les modalités effectives de leur constitution.
13Quelques-uns de ces thèmes ont été, du reste, déjà abordés dans ma préface à l’édition récente, en traduction française, d’un livre de Camillo Baldi, La lettre déchiffrée (1622)51. De quoi s’agit-il ? Au début du xviie siècle, Baldi, qui enseignait à l’université de Bologne, envisage pour la première fois l’écriture des lettres familières comme un corps dont il faudrait savoir lire et décrypter les signes visibles (dans les tropes, dans le style et dans la graphie elle-même), annonçant ainsi un problème qui paraît tout à fait étranger aux normes de la rhétorique traditionnelle, et qui va poser l’une des prémisses de l’herméneutique moderne : « Comment savoir qui est celui qui se cache derrière les lettres qu’il écrit ? » Baldi nous a laissé, comme témoignage de ses réflexions, un petit livre que j’ai défini comme « aberrant », car son auteur n’avait pas les moyens de résoudre la question qu’un peu à son insu, et presque malgré lui, il avait plutôt maladroitement formulée. Dans ce livre modeste, et bien oublié, s’esquissait pourtant, à l’arrière-plan de deux espaces aux pratiques de parole spécifiques, celui de l’intimité domestique et celui des chancelleries publiques, une autre façon d’écrire et de lire ce qui est écrit.
14Une hypothèse donc, celle du jeu des trois fonctions, et un domaine d’application, celui des régimes et des formes de la représentation. Plutôt que dans l’exégèse de tel ou tel philosophe, c’est entre ces deux « paramètres », entre ces deux limites, que j’ai posé, à chaque fois, le problème dont j’ai parlé, celui du partage entre ce qui constitue un sujet et ce qu’il constitue lui-même, en tant que sujet ; entre ce qui, dans les pratiques et dans les activités des hommes, est de l’ordre de la nécessité et ce qui est de l’ordre de la liberté. Et j’ai toujours fini par retrouver la question de la représentation et la référence aux trois fonctions étroitement mêlées dans presque toutes les études que j’ai faites depuis 1980 : dans les façons, par exemple, qu’ont les ambassadeurs de décrire le monde sous la forme d’une carte ou, inversement, dans le rattachement qu’il faut faire, si on veut le comprendre, d’un ouvrage comme celui de Baldi aux pratiques de « gouvernement » de l’âme et du corps qui se sont mises en place dès la fin du xvie siècle. Mais je dirai, pour conclure, car c’est là où je voulais en venir, à la fin de cette longue déduction par laquelle il m’a fallu passer pour expliquer ma problématique, sinon ma « méthode », que ces fonctions et ce domaine paraissent se coupler le plus intimement autour d’un objet et d’une question, nouvelle, qui les dégagent des limites où ils restent enfermés toutes les fois qu’on fait de l’histoire en partant d’abstractions, et non pas des sujets qui la subissent et qui la font. Cet objet, c’est la littérature, avec la question, cette fois, non pas des espaces, ni des textes (dont l’étude constitue néanmoins, selon moi, un préalable indispensable), mais plutôt, plus concrètement, des auteurs et de l’œuvre. Qu’est-ce donc qu’un « auteur », et qu’est-ce, à la fin, qu’une « œuvre » ?
Notes de bas de page
49 Ou Bartole (v. 1314-v. 1357), le plus éminent des « commentateurs » du droit romain.
50 Walter J. Ong (1912-2003), auteur d’Oralité et écriture. La technologie de la parole (1982, trad. fr. 2014).
51 Le Trattato come da una lettera missiva si conoscano la natura e qualità dello scrittore du philosophe bolonais Camillo Baldi (1550-1637) est considéré comme l’un des premiers exemples de graphologie.
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