La bibliothèque
p. 96-110
Texte intégral
1Les années 1980 furent celles de la bibliothèque. Elle n’était plus le lieu où, à partir des questions soulevées dans le séminaire, j’allais vérifier, poursuivre, prolonger, les pistes indiquées par Foucault. Ce fut, plutôt, un véritable laboratoire, où j’entrepris les recherches qui allaient m’occuper pendant une décennie, et qui sont celles que je continue de mener aujourd’hui. Ces recherches reprenaient, certes, des problèmes qui étaient nés dans le séminaire, mais elles répondaient à des préoccupations qui étaient maintenant les miennes, et qui m’obligeaient à parcourir de nouveaux domaines, en tentant de « penser autrement » ce qui paraissait se présenter comme du « déjà pensé », sous les formes qui lui sont propres, dans les différentes disciplines. Ces recherches n’étaient pas destinées à aboutir à des livres. C’étaient, plutôt, des « expériences », comme disent les scientifiques, ou bien des « manipulations » où, par la méthode des « essais et erreurs », on s’efforce de tester la validité d’une hypothèse. Et ce qui m’intéressait, c’était de savoir si l’on pouvait, par des approches archéologiques ou généalogiques, et dans le domaine de l’histoire, reposer le problème de la représentation d’une façon différente de celle des philosophes, qui l’ont posé et le posent toujours dans les atmosphères éthérées de la théorie, « six mille pieds au-dessus de la mer ». Mon guide, dans ces enquêtes, fut, cette fois, Guicciardini, le Guicciardini des Ricordi, qui était déjà l’un de mes auteurs, et qui m’avait appris, par son concept de distinzione, à toujours rechercher dans les choses du monde non pas ce qui est identique et semblable (comme le voulait Machiavel), mais ce qui est spécifique et singulier : la seule manière, disait-il, pour dissiper les illusions et pour éviter les erreurs. Je mis donc en chantier de longs travaux sur la « politique », du Moyen Âge au xviie siècle, m’interrogeant surtout sur la naissance de ces pratiques du secret et de ces techniques de simulation et de dissimulation dont les premiers théoriciens ont été, justement, Machiavel et Guicciardini. Je poursuivis aussi mes recherches d’histoire de la médecine sur l’émergence, vers la moitié du xixe siècle, de la figure de la « double conscience », titre d’un livre qu’un médecin de Bordeaux, le docteur Azam46, avait donné, en 1878, au récit d’une longue observation de l’une de ses patientes (qui s’appelait Félida), et je les prolongeai ensuite dans la direction de l’hystérie, et dans celle de la littérature du « double », jusqu’aux formulations achevées de la pensée de Freud et de la philosophie phénoménologique du xxe siècle. Répondant à une commande éditoriale d’Alberto Asor Rosa, j’écrivis, avec Jean-Louis Fournel, pour un volume de la Letteratura italiana Einaudi, un essai où nous montrions la fonction et le rôle joués par certains espaces, la place, la Cour, le salon et le café, sur la constitution des discours et des textes littéraires. Je m’attelai, enfin, à des travaux, maintenant achevés, sur l’histoire de la diplomatie dans l’Ancien Régime, en m’intéressant surtout à ces types d’écritures, spécifiques des ambassadeurs vénitiens, que sont les dépêches et les relations, rédigées au cours et à la fin de l’ambassade. J’avais aussi entrepris, dans les mêmes années, une relecture des philosophes des Lumières et des Actes du Comité d’instruction publique, pendant la Révolution, pour m’interroger sur les façons dont l’État avait confisqué au pouvoir ecclésiastique les fonctions de la vieille morale, en les « intériorisant » dans ses politiques laïques pour former le nouveau « citoyen ». Parallèlement, j’avais aussi étudié la réforme pénale sous la Révolution, pour montrer – j’y ai déjà fait allusion – les effets incalculables qu’eurent l’introduction des jurés dans les tribunaux et leur jugement « en âme et conscience » : un épisode capital, justement, dans l’histoire de la conscience, au cours duquel on avait donc opposé, à la matérialité du crime, l’histoire et la personnalité du criminel. Tous ces travaux n’ont abouti, jusqu’à aujourd’hui, qu’à une série d’essais, d’une cinquantaine de pages chacun, qui ne font que baliser, pour l’instant, le chemin parcouru. Ce ne sont pas des livres, mais des « commencements » de livres, où je mets à l’épreuve des instruments et des outils conceptuels déjà « fabriqués », et où, de toute la documentation recueillie, je n’utilise que celle qui peut servir à la présentation d’un problème, à sa démonstration et à sa possible solution. J’ai réuni certains de ces essais dans un ouvrage récent, auquel j’ai donné le titre de Il vizio occulto. Ces essais, au-delà de la diversité des domaines et des sujets qu’ils abordent, me semblaient, en effet, avoir entre eux une sorte d’affinité de fond, qui était celle de la question à laquelle chacun cherchait à répondre. Quelle était donc cette question ? Les Grecs avaient dit, avec Platon : l’homme n’a affaire, dans l’expérience, qu’à des opinions et des apparences ; la vérité est ailleurs, dans un monde idéal, en dehors de la caverne et de ses ombres. La pensée chrétienne avait affirmé, plus tard : la vérité est à l’intérieur de l’homme, dans les abîmes de sa conscience, et on y accède par la fuite du monde, de ses divertissements et de ses tentations, et par la connaissance de soi, qui se fait par l’examen des fautes et par les exercices d’ascèse. À partir de la Renaissance, le refrain a changé : il n’y a plus de vérités dans l’homme, mais seulement des secrets, et le monde n’est qu’un théâtre de simulations, dissimulations, simulacres et fictions ; non plus des vérités donc, mais, tout au plus, des « vraisemblances ». La raison aussi n’est plus très sûre d’elle-même si, comme le dira Descartes, elle peut toujours être induite en erreur par la folie, le rêve ou bien le « malin génie ». Dorénavant, et tout au long d’un processus séculaire lent mais irrésistible, l’homme ne sera plus considéré que comme un réceptacle de secrets (ainsi que la nature, du reste), secrets que lui-même ignore et qui ne cessent de se manifester, distordus et masqués, dans cette autre « mise en scène » qui est montée par les symptômes, les hallucinations, les états hypnoïdes et oniriques, dans le modeste Guignol des démons et des phantasmes quotidiens. Ce fut l’aboutissement de la pensée de Freud : la vérité n’a plus une place assignable, elle n’est plus un fondement ou bien une limite, mais simplement l’expérience (pour laquelle ne subsistent ni garanties ni certitudes) qu’on peut faire dans la moderne descente aux Enfers qu’est le voyage à rebours dans les terres inconnues, et un peu désolées, de l’inconscient. L’homme n’a plus que l’expérience immédiate de ses propres illusions car, désormais, ce qui est réel apparaît comme illusoire et ce qui est illusoire apparaît comme réel. D’où vient donc cette « dissociation », qui fait que ce que l’on dit n’est jamais ce dont on parle vraiment, que ce que l’on voit n’est jamais ce qui se cache derrière les apparences, et que l’homme n’est devenu, à la fin, comme quelqu’un l’a dit, qu’un tas de tous petits secrets ? Sommes-nous ici en présence d’une sorte de fatalité de la nature humaine, ou bien n’est-il pas question, plutôt, de l’effet d’événements qui se sont produits à des moments précis et dont on pourrait retracer l’histoire ? Il ne s’agirait pas alors de remonter à une sorte d’époque aurorale, où les choses se seraient données pour ce qu’elles sont, dans une sorte de transparence immédiate (quand, comme disait Gertrud Stein, « une rose est une rose »), mais de s’interroger sur les raisons lointaines pour lesquelles « nous sommes devenus ce que nous sommes ». Ces événements, que j’ai étudiés, sont modestes et même un peu frustes : l’exhumation de textes oubliés (de deux auteurs italiens du xviie siècle), les vicissitudes de pratiques séculaires (celles de la procédure pénale), une distorsion dans la communication (entre ce que l’on dit et ce que les paroles veulent vraiment dire), la présentation d’un album photographique fané (avec les poses des hystériques de la Salpêtrière, au moment de la « grande crise »), la logique d’un objet étrange et inquiétant (le masque), une veduta un peu insolite d’une ville (Venise). Le récit de ces événements est assemblé par montage de pièces et de morceaux quelque peu hétéroclites, comme ceux d’un mécano. À partir d’un motif central, en effet, la trame se tisse et s’élargit sur le fil (c’est le cas de le dire) de rappels, de reprises, d’allers et retours, comme ceux qu’accomplissent certains personnages de Balzac d’un roman à l’autre de la Comédie humaine. Et la lecture de ce recueil pourrait donc suivre moins le tracé d’une continuité linéaire (fatalement chronologique) que les scansions d’un parcours un peu labyrinthique, tout au long d’un itinéraire possible qui n’en exclut pas d’autres, et où l’on pourrait aussi bien procéder en zigzag.
2 Certes, les philosophes connaissent très bien, au moins depuis Kant, ce problème de la dissociation entre le visible et l’invisible, entre l’ordre que la raison institue dans le réel et ce que ce réel est en soi, en dehors de cet ordre ; entre, en un mot, les « phénomènes » de l’expérience effective et le « noumène » de l’expérience possible. Ce problème est même apparu, depuis Kant, sans doute comme le thème central de la philosophie, au tournant décisif du déclin de la mathesis cartésienne et de l’avènement de ce qu’on a appelé « le monde de la vie ». À la lumière de ce problème, et des différentes solutions qui ont été, tour à tour, proposées, on pourrait même raconter les vicissitudes de la pensée européenne du début du xixe siècle à nos jours, avec les issues que l’on connaît : l’historicisme chez Hegel et Marx, la négation de la volonté chez Schopenhauer, son affirmation chez Nietzsche, la supériorité de l’intuition sur l’intelligence chez Bergson, les activités de la conscience créatrice chez Husserl et Sartre. La littérature elle-même connaît très bien ce problème, depuis l’époque romantique quand, en opposition ouverte avec le raziocinio de l’âge des Lumières (comme disait Foscolo), on proposa une voie de salut par le truchement de toutes sortes de « dépassements » dans l’esthétique et dans l’art. Et la question qui était toujours posée, par les uns et par les autres, était celle des limites de la rationalité, intrinsèquement liée à celle des rapports complexes qui se nouent entre le monde et sa représentation. Mais mon propos n’était pas là. Il fallait, plutôt, contourner, justement, aussi bien les larges avenues tracées par les philosophes que les parcours initiatiques empruntés par les artistes et les littérateurs, pour les retrouver, éventuellement, à la fin. Il fallait, aussi, dessiner la carte de territoires plutôt inconnus, avec, sur le fond, les traits d’un paysage qui est encore le nôtre, aujourd’hui. Voilà ce que, tant bien que mal, j’ai essayé de faire.
3Ainsi, dans le texte qui ouvre le recueil, « Le piccole verità » (expression nietzschéenne), j’ai cherché à montrer comment, bien loin de constituer une donnée immédiate de l’expérience, ou de la conscience, et une limite constitutive de la rationalité, la dissociation entre l’être et le paraître s’est produite à un moment précis de l’histoire, avec l’irruption, sur la scène du monde, et dans le passage de l’État de droit du Moyen Âge à l’état de guerre de la Renaissance, de ce que j’ai appelé les pratiques du secret : celles, surtout, de la nouvelle politique, de la confession auriculaire et de la procédure pénale dite inquisitoire. D’où, très tôt, la mise au point de techniques subtiles pour dénicher les secrets, pour contourner les simulations et les dissimulations, pour déchiffrer le monde par les signes indirects des gestes du corps, de l’expression des passions, des jeux de la physionomie. Ces techniques d’inquisition du vrai, précocement utilisées par les ambassadeurs qui, par la méthode des indices et des conjectures, s’efforçaient de pénétrer dans l’intrinseco des princes (la volonté, les intentions, les buts cachés), trouveront une première théorisation, si l’on peut dire, dans les écrits de deux auteurs italiens presque oubliés du début du xviie siècle, Giovanni Bonifacio et Scipione Chiaramonti47. Elles vont constituer, en tout cas, les prémisses d’un type de rationalité que j’ai appelée « aruspicina », dont le programme restera, fondamentalement, depuis les ambassadeurs de la Renaissance jusqu’à Freud, celui de remonter de ce que l’on voit à ce qui est caché, de ce qui se manifeste à ce qui se cache, de ce qui se représente, sous les apparences du simulacre et du semblant, à ce qu’on suppose être, quelque part, et ailleurs, la vérité.
4La société libérale, celle du marché et des échanges, des désirs et des besoins, croira, à ses débuts, avoir retrouvé la transparence perdue. En réalité, il ne s’agira que d’un effet d’optique, comme celui de la chambre obscure, symétrique et inverse par rapport à celui qui était à l’œuvre dans la société de Cour : la vérité, maintenant, n’est que l’image renversée d’elle-même, produite non pas comme reflet de ce qui se cache, mais plutôt comme l’occultation, directe ou indirecte, de ce que l’on voit. J’ai cherché à analyser cette nouvelle illusion par le biais d’un concept du jeune Marx, le concept de « vice caché », dont il s’était servi dans sa critique du jacobinisme, quand il dénonçait sa tentative de trouver « l’origine des vices sociaux dans les lois naturelles, dans la vie privée, dans les défauts de l’administration, c’est-à-dire dans des circonstances extérieures, plutôt que dans l’État lui-même et dans les vices qui lui sont inhérents ». La démocratie libérale moderne, du point de vue d’une critique radicale de ses pratiques, et non de celui des illusions de la théorie politique ou des chimères de la philosophie du droit, se manifeste alors pour ce qu’elle est : le lent, et souvent obscur, assemblage, dans des épisodes et dans des événements historiques oubliés, de nouvelles et d’anciennes pièces. Ce fut ainsi, dans la réforme pénale révolutionnaire et napoléonienne, l’adoption du jury de type anglais à côté de la procédure inquisitoire de l’Ancien Régime, avec les tribunaux d’exception, les lois extraordinaires, la détention préventive : limites constitutives donc, fondements visibles de la société dite des droits de l’homme et du citoyen. J’ai donc cherché à reconstituer le laborieux processus d’« intériorisation » de certains legs de la vieille société dans la nouvelle, à partir des discussions de la Constituante jusqu’à la loi de police de 1791 et à la rédaction des Codes napoléoniens : le processus de formation de la justice moderne. S’il est vrai, donc, comme le disait le jeune Marx, que « l’Ancien Régime est le vice caché de l’État moderne », il n’y a plus aucune transparence originaire de la démocratie moderne, qu’on pourrait perdre et retrouver par l’élimination des incrustations et des tares qui viendraient s’y superposer. À l’origine, il y a un vice, vice caché pour l’illusion (celle contre laquelle met en garde Guicciardini), et manifeste pour la critique (celle que faisait Marx) : des couches de féodalité toujours présentes et toujours remaniées dans la société moderne. Quant aux dégénérations, déviations, déformations de cette démocratie, il ne s’agirait pas (comme le croient des historiens néolibéraux de la Révolution) de « dérapages » qu’on aurait pu éviter, mais du « pli » lui-même sur lequel cette démocratie s’est constituée, avec ses droits et ses devoirs. Le vice n’est caché que pour une certaine rationalité politique, mais ne l’est plus pour l’« œil clinique » de la critique, qui fait de l’histoire avec d’autres fins que celles de justifier ce qui s’est passé ou seulement d’« en savoir plus ».
5Sur un autre plan, celui de la « communication », j’ai voulu montrer comment la dissociation entre « ce que l’on dit » et « ce dont on parle », en d’autres termes entre ce que les linguistes appellent l’« énonciation » (toutes les présuppositions, intentions, finalités du discours) et les « énoncés » (ce qui est effectivement dit), n’est pas, encore une fois, l’effet d’une quelconque fatalité, psychique ou pathologique, de la nature humaine ni, encore moins, d’une quelconque légalité spécifique du langage. Elle serait liée, plutôt, à la disparition, dès le xvie siècle, de la parole de vérité, celle dont étaient dépositaires, depuis l’Antiquité, les « maîtres de vérité », c’est-à-dire les sages, les prophètes, les juristes médiévaux (militia sacra), les vates. Cette vérité était liée à la personne même qui la prononçait, et tenait son caractère sacré de son autorité, de sa sapientia, de la mission dont elle se croyait investie. Ainsi Dante, par exemple, dans la Monarchia, dit parler « par la bouche de Salomon ». À la perte de cette vérité, qui se nicha dans les plis et dans les replis d’un monde désormais tout traversé de secrets et de simulations, on tenta vainement de porter remède, dès le début du xviie siècle, par la constitution de ce qu’on peut appeler le « projet » éducatif moderne, avec tous les modèles qu’il proposa tour à tour : l’homme poli, le citoyen, l’homme normal et l’homme adapté.
6Et, au crépuscule d’un processus séculaire, la vérité semble s’être mise pour toujours à l’abri derrière les ombres discrètes des petits mystères un peu honteux que non seulement le sujet (cet éternel cocu magnifique) ignore, mais pour lesquels il ne subsiste même plus de place assignable quelque part. Ils ne sont effectifs et réels, ces mystères, que pour les inquisitions qui les traquent, comme, dans certaines parties de chasse, le gibier qu’on lâche exprès pour les chasseurs. Et, aux prises avec ces mystères, on connaît les difficultés de Freud lui-même (qui définit, à la fin, sa cure comme une « postéducation »), pour délimiter un plan d’immanence de l’inconscient (sans double-fond, donc) et pour décrire les relations supposées exister entre les pulsions inconnaissables et leurs représentations et manifestations visibles. On aurait pu voir les choses autrement, si notre rationalité n’était pas ce qu’elle est, et si elle n’avait pas toujours besoin, pour fonctionner, de secrets et de mystères, comme si la vie n’était qu’un long roman policier (qui est en fait l’équivalent littéraire de ce cette rationalité). On aurait pu, ou on pourrait, considérer le monde comme une énigme, concept que j’ai essayé d’esquisser dans la préface de ce recueil. Et qu’est-ce que l’« énigme » ? Ce seraient des événements indécidables, des objets d’un autre type, des choses insolites, ou simplement une façon de voir les choses autrement. Ce serait un monde auquel on pourrait assigner des attributs contraires et vrais en même temps, l’apparaître pur et immédiat du monde dans la multiplicité de ses phénomènes, sans aucun plan qui les sous-tende, et sans le substrat d’un être dont ils émaneraient et dans lequel ils viendraient s’inscrire. On n’aurait plus besoin, alors, pour contourner l’obstacle, l’obstacle kantien, de revenir à l’existence, au monde de la vie, aux élans vitaux, ou aux volontés de puissance, fuites en avant souvent risquées et qui peuvent mener (comme cela est déjà arrivé) à des aventures dangereuses. Le monde comme énigme, il faudrait commencer à le « penser » en se libérant des peurs et des menaces de l’« irrationalisme » et en renonçant à des instruments de connaissance dont les prémisses me semblent devenues, depuis longtemps, caduques. On se libérerait ainsi de l’ancien régime de l’« interprétation » et de toutes les herméneutiques qui l’accompagnent depuis trois siècles. Il n’y aurait plus alors aucune dialectique du visible et de l’invisible, du manifeste et du caché, il n’y aurait plus de secrets (sinon comme vieilleries et archaïsmes) : ne subsisterait qu’un monde dans la multiplicité de ses événements, s’agençant avec une logique autre que celle du secret.
7À la logique de ce réel énigmatique, avec ses ambiguïtés, ambivalences, densités, intensités et polysémies, je voudrais revenir plus tard, dans des travaux futurs. Il ne s’agit, pour l’instant, que d’une simple hypothèse, qui s’est ouverte dans les failles d’un rationalisme qui ne me satisfait plus, et dont je crois (je ne suis pas le seul) avoir indiqué quelques impasses. J’ai tout de même, dans d’autres essais du recueil, indiqué, en tant qu’exemples, deux obstacles devant lesquels la rationalité « aruspicina » a dû, pour un instant, abandonner ses prétentions et baisser les armes. Ce fut, dans la deuxième moitié du siècle dernier, l’ouverture d’une scène où, au-delà des secrets, scissions et dédoublements, l’être a paru incompréhensiblement, et étrangement, se fermer dans le paraître, et le paraître faire corps (c’est le cas de le dire) avec l’être. Il s’agit, d’une part, de l’épisode de la « grande hystérie » à la Salpêtrière, décrit par Charcot, enregistré par ses élèves et transmis dans un album photographique publié par Bourneville et Regnard en 1878, avec les « poses » des patientes dans les différentes phases du « mal »48. Il s’agit, d’autre part, et en même temps, dans une simultanéité un peu déconcertante, de ce que Nietzsche, dans son livre sur l’origine de la tragédie grecque, a décrit comme l’irruption du dionysisme dans la vie : toute une prolifération, comme dans l’hystérie, de gestes, rythmes, cadences, mouvements, états « intensifs », où le corps ne se présentait plus dans les formes « herméneutiques » de signes, symptômes et simulacres, mais dans celles, « choreutiques », d’une danse. Toutes ces étranges sarabandes avaient déconcerté les médecins et laissé un peu sceptiques les hellénistes. Pour que tout ce monde se rassure, il faudra que Freud arrive, et qu’il tente de remettre un peu d’ordre dans les choses, en indiquant, de nouveau, des secrets à découvrir et la façon de s’y prendre.
8Dans un autre essai, intitulé La verità delle maschere, et sur un autre plan, j’ai montré les difficultés rencontrées par une certaine philosophie politique, traditionnelle et moderne, pour expliquer, sinon sous les formes d’un « mythe », le succès historique d’une ville, Venise, qui a pendant des siècles résisté à l’invasion étrangère. Or, ce succès ne s’explique pas seulement, selon moi, en invoquant le modèle de sa Constitution (un « mélange » de monarchie, d’aristocratie et de démocratie), mais en s’interrogeant sur les formes de son gouvernement, qui s’exerçait à travers la police des mœurs, un certain usage de la religion, les activités spectaculaires (monnaie d’échange entre gouvernants et gouvernés, comme je l’ai dit), les mesures d’assistance et la collecte de l’information. D’autre part, j’ai aussi montré l’incapacité d’une certaine historiographie plus récente à comprendre, sinon sous la forme du « lieu commun », le sens du voyage à Venise au xixe siècle, de Chateaubriand à Wagner, de Goethe à D’Annunzio, et de Thomas Mann à Marcel Proust. La « mort » à Venise signifiait en effet pour eux, et pour toute la cohorte d’esthètes et de décadents qui se rendait à Venise comme sur un lieu de pèlerinage historique, la fuite devant la société libérale du xixe siècle, la société « boutiquière », comme on l’appelait, et la recherche, ne fût-ce que dans le souvenir, de ce gouvernement des élites qui, à Venise, s’étaient transmis le pouvoir comme un patrimoine familial, de 1297 jusqu’à la fin de la République. C’est là un thème « de droite », d’une droite maurassienne et parétienne ; voilà, du reste, pourquoi le vieux régime vénitien ne plaisait pas, loin de là, à Rousseau, qui l’avait défini comme celui de l’« aristocratie héréditaire », ou à un « démocrate » napoléonien comme le comte Daru, qui, dans son Histoire de Venise, écrite en 1819, tenta de justifier la conquête française de 1797. On pourrait, à la fin, ainsi résumer la question : il y a eu, à Venise, avant la chute de 1797, une sorte de résistance à la vie, représentée par l’immobilisme des institutions, et une sorte d’intensification de la vie après, comme refus de la démocratie libérale. Ce furent là deux expériences symétriques et inverses de la mort ; et ce chiasme se serait « condensé » sous la forme de l’objet, funèbre et énigmatique, qu’est le masque, chiffre et emblème de Venise.
9L’hystérie, la danse, le dionysisme, le masque : voilà des objets qui ont la densité et les traits de l’énigme. Ils échappent à la logique d’une quelconque rationalité (de type « aruspicina »), et à une quelconque herméneutique (qui se ferait par interprétation et déchiffrage de signes). L’énigme est alors quelque chose qui se manifeste, et dont on fait l’expérience, dans ce que Schopenhauer avait défini comme l’« esprit de la musique », dans ce que Nietzsche avait nommé « le tragique », dans ce que Goethe et Thomas Mann avaient montré comme le « démonique », dans ce qu’enfin, last but not least, Marcel Proust, en reprenant, sans le savoir, une vieille image qu’on peut faire remonter à Hugues de Saint-Victor, appelle, dans Le temps retrouvé, le « livre intérieur des signes inconnus » – un livre que chaque auteur aurait non pas à déchiffrer, mais plutôt à traduire. On revient, après tous ces détours, à la littérature. Et que disait Proust, à ce propos ? « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie, et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’ écrivain, aussi bien que la couleur, pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun ».
Notes de bas de page
46 Le médecin Eugène Azam (1822-1899), introducteur de l’hypnose en France, expose le cas de Félida dans plusieurs études, notamment dans Sur un fait de double conscience, déductions thérapeutiques qu’on en peut tirer (Bordeaux, 1879).
47 Giovanni Bonifacio (1547-1635), auteur de L’arte de’ cenni con la quale formandosi favella visibile si tratta della muta eloquenza che non è altro che un facondo silentio (1617) ; Scipione Chiaramonti (1565-1652), philosophe aristotélicien qui s’opposa violemment à Galilée, fut à la suite de Botero l’un des nombreux auteurs de traités sur la raison d’État dans la première partie du xviie siècle (Della ragion di Stato, 1635).
48 Iconographie photographique de la Salpêtrière (service de M. Charcot), par Bourneville et P. Regnard, Paris, 1876-1880, 3 vol.
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