Travaux et applications
p. 82-96
Texte intégral
1En 1972, un membre du séminaire tomba par hasard, lors d’un dépouillement, sur la publication, dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale de 1836, d’une partie du mémoire écrit l’année précédente par un jeune paysan normand, Pierre Rivière, auteur d’un triple crime de sang sur des membres de sa famille. On retrouva, dans les archives départementales de Caen, l’autographe complet du texte, dont l’étude occupa le séminaire pendant toute une année. Chacun s’attaqua à un problème, et il en sortit un livre publié en 1973 sous la direction de Foucault, dont le titre était l’incipit du mémoire : Moi, Pierre Rivière. J’écrivis, quant à moi, un texte sur la « monomanie » (« Les intermittences de la raison »), cette étrange affection dans laquelle le malade, ou le criminel, semblait garder toute sa raison, ne délirant que sur un seul point. Cette forme de folie lucide, entrevue par Pinel, et théorisée dès 1819 par son élève Esquirol, n’avait pas manqué d’intriguer les médecins, avait été vite invoquée dans les tribunaux par les avocats de la défense, et s’était heurtée à la plus tenace résistance de la part des magistrats. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas l’histoire de cette maladie de l’esprit (que je fis néanmoins), mais les « écritures » qu’elle avait fini par susciter, dans l’affrontement entre juges et médecins : et parmi ces écritures, surtout, les expertises de ces derniers, commis d’office, et le texte du criminel lui-même, que les magistrats lui avaient demandé de rédiger pour savoir – ce qu’ils n’arrivaient pas à décider autrement – s’il était ou non véritablement fou. La question resta « indécidable ». Rivière fut néanmoins condamné à mort, et la sentence commuée par la suite en détention criminelle. Le jeune parricide « aux yeux roux » devait se suicider en prison deux ans plus tard.
2Ce texte nous fascina et nous étonna. Nous étions, pour la première fois, en présence d’une parole donnée au sujet lui-même, d’un sujet qui ne parlait pas de sa folie, mais de sa propre vie. Qu’est-ce qui avait rendu possible l’irruption de cette parole d’un petit paysan à la surface du discours médical du xixe siècle ? D’un côté, certes, la nature même de son crime « monstrueux », où il était difficile, sinon impossible, de faire la part de la folie et de la raison, mais, d’un autre côté, et plus profondément, l’événement, un peu obscur et oublié, que fut la réforme pénale de la loi de police de septembre 1791. Dans les tribunaux, en effet, on avait, à la suite de cette loi, abandonné les anciennes preuves « formelles » (la pure matérialité du crime) et introduit les preuves « morales », c’est-à-dire les intentions, les mobiles, la volonté du criminel, éléments que devaient évaluer, maintenant, les jurys « en leur âme et conscience ». Dans ce passage du crime au criminel, c’était l’histoire de l’individu qui faisait ainsi son apparition, comme l’ensemble des événements qui en définissaient la « personnalité », son acte ne trouvant son explication, ou sa justification possible, que dans la vie où il se trouvait inscrit. On trouva donc tout naturel de faire raconter à Pierre Rivière la sienne.
3Cette réforme pénale, et l’invocation de la folie comme excuse et fait justificatif, eurent des conséquences décisives sur un épisode d’un tout autre ordre, la naissance du roman du xixe siècle. On vit bientôt, en effet, les médecins rédiger, sur leurs patients atteints de « folies morales », des écrits dont sont pleines les revues psychiatriques de l’époque, et où l’on raconte, per filo e per segno40, la vie des malades, de la jeunesse à la perpétration du crime ; d’autre part, en un mouvement inverse, les romanciers commencèrent à faire le récit des faits et gestes de toute la population de fous, criminels, anormaux, pervers, dont est pleine la littérature romanesque du xixe siècle, de Julien Sorel et Raskolnikov aux dégénérés de Zola, en passant par les hystériques de Charcot, qu’on retrouve dans tant d’opéras et dans tant de romans fin-de-siècle.
4J’ai parlé de ce double mouvement, symétrique et contraire, le recours des médecins à la biographie des malades, et la fascination des romanciers pour la « déraison » des criminels, dans un article paru en 1977 dans la revue de la maison d’édition Einaudi, Libri nuovi, sous le titre « Crimine e scrittura ». En définitive, le groupe du séminaire avait voulu examiner le mémoire de Pierre Rivière surtout comme l’enjeu de deux « pouvoirs », celui des médecins et celui des magistrats, et comme le premier épisode d’un affrontement qui a traversé tout le xixe siècle, autour de la question de la compétence des jurys et des experts sur les faits de folie. Il avait, aussi, voulu montrer comment s’était peu à peu élaboré, dans cet affrontement, le type de savoir, avec ses pratiques et ses procédures propres, qu’on appelle la « médecine légale », autour, cette fois, de la question de la « responsabilité », et, parallèlement, des limites du libre arbitre, de la conscience et de la raison (questions qu’on retrouve, après coup, dans les ouvrages des philosophes). Je pourrais ajouter, enfin, que Freud lui-même n’a fait que porter jusqu’à ses dernières conséquences l’approche historique des affections pathologiques inaugurée par la réforme pénale de 1791. Ses histoires de cas sont, en effet, de véritables petits récits. N’avait-il pas parlé, à ce propos, du « roman familial » du névrosé ? Et qu’est-ce enfin que l’« anamnèse », sinon une enquête policière sur la vie du sujet, à partir d’événements dont il a perdu jusqu’à la mémoire, et dont il ne garde que les stigmates visibles des « symptômes », enquête que le médecin viennois n’avait pas hésité à comparer, dans l’un de ses écrits, à celle d’un juge d’instruction ?
5Ce travail du séminaire fut traduit dans le monde entier. J’en préparai moi-même l’édition italienne, parue chez Einaudi en 1976. Certains nous reprochèrent de n’avoir pas utilisé ce document pour étudier les mœurs et les coutumes rurales dans le Calvados au début du xixe siècle ; d’autres, plus naïvement, de ne pas nous être penchés sur l’« œdipe » de Rivière. Quelqu’un, enfin, qui s’était spécialisé, entre-temps, dans l’étude de l’autobiographie au xixe siècle, a tenté récemment de régler, vingt ans après, ses comptes avec Foucault et son séminaire, en insinuant perfidement qu’on pouvait considérer la fascination que ce texte avait exercée sur nous comme une sorte d’« apologie du crime ». Ce n’est là, après tout, qu’un signe des temps. Et est-ce une faute d’avoir éprouvé de l’émerveillement pour un texte, et de la sympathie pour son auteur, en essayant de les protéger d’« études » qui ne les regardent pas ?
6Un autre prolongement du séminaire furent les trois articles que j’écrivis, entre 1975 et 1976, pour l’Enciclopedia Einaudi dont j’étais rédacteur, et qui était dirigée par Ruggiero Romano. J’en avais eu l’idée, au départ : il s’agissait, selon moi, d’enregistrer simplement les concepts qui avaient émergé, depuis la fin de la guerre, dans toutes les disciplines historiques, anthropologiques, scientifiques et philosophiques. Bientôt, pourtant, le projet initial avait fini par assumer des proportions alarmantes, par la volonté de Romano, qui se prit rapidement pour Diderot : il s’agissait, ni plus ni moins, de rendre compte de tout le savoir humain, après l’avoir thématisé par « champs ». De chaque concept on aurait dû décrire les circulations, les croisements, les intersections, sur le modèle du diagramme d’un réseau ferroviaire. Prise de vertige, la rédaction était ainsi passée, peu à peu, du « nominalisme » diagonal de l’interdisciplinarité au « réalisme » substantialiste de l’anthropologie. Elle finit par penser que l’Enciclopedia, comme la carte de l’empereur chinois, devait nécessairement coïncider avec le monde. En réalité, cette entreprise représenta, par ses intentions et par sa réalisation, un événement important dans la culture italienne des années 1970 : une sorte de « compromis historique » entre écoles, idéologies, méthodes, orientations, sur le fond d’un « anthropologisme » qui venait des Annales, après le tournant qu’elles avaient pris après 1968. Elle représenta, aussi, l’aboutissement de l’« œcuménisme » dans lequel s’étaient engagées les éditions Einaudi depuis 1970, et inaugura une époque où la vitesse de rédaction des articles était indexée sur les taux d’intérêt et sur les échéances des prêts bancaires. Ce fut là sans doute le début de leur déclin.
7On me confia, donc, les articles du « paquet » consacré à la pensée de Freud. Selon la « philosophie » de l’Enciclopedia, il s’agissait moins d’intervenir dans le caractère spécifique de cette pensée, prise séparément, que de mettre en lumière ses types d’inscription dans les universels de certaines entrées de la liste, l’angoisse, la censure et la castration. On pensa, à tort ou à raison, que j’entretenais de bons rapports de proximité et d’éloignement avec la pensée freudienne (« un pied dedans, et un pied dehors », comme disait Romano), et on me laissa carte blanche. On savait que je n’aurais pas adopté les deux types d’analyse alors les plus courants, celui de la « coupure épistémologique » (erreur avant, vérité après Freud), ou celui de l’exégèse et du commentaire internes des textes, selon les critères de la « scientificité » d’un côté, et de l’« herméneutique » de l’autre. Il s’agissait, au contraire, de considérer la pensée de Freud comme une sorte d’agrégat où s’articulent, sous la forme du montage de pièces différentes, des problématiques et des thèmes préexistants, sur le fil d’une reconstruction nécessairement « généalogique ». Une fois dégagée, donc, de la double prise du critère de vérité et de l’exégèse textuelle, cette pensée pouvait être interrogée sur les « effets de pouvoir » qu’elle mettait en jeu pour la discipline du corps et pour la normalisation de l’âme. D’où le titre que j’ai donné plus tard au recueil de ces articles, Polizia dell’anima, qui doit être pris dans le sens qu’avait, dans l’Autriche de Marie-Thérèse et de Joseph II, l’expression « police médicale » : tout un ensemble de règlements, prescriptions, normes et techniques pour la « régulation » de l’individu, de la famille et de la société.
8 Pour le reste, les objectifs de ces contributions se voulaient limités et circonscrits. Ainsi, dans l’article « Angoisse », je cherchai à montrer, surtout, la dette contractée par Freud vis-à-vis de doctrines, thèmes et problèmes médico-philosophiques déjà présents aux xviiie et xixe siècles. Dans l’article « Censure », j’analysai les enchaînements complexes de deux « pouvoirs », le pouvoir de souveraineté et le pouvoir disciplinaire, et j’esquissai le lent processus d’« intériorisation », dans la conscience, du vieux censeur, visible et localisable, de l’Ancien Régime. Dans l’article « Castration », enfin, je tentai de reconstituer le montage, dans la théorie de Freud, de trois « pièces » hétérogènes : les techniques traditionnelles de différenciation sexuelle, la campagne commencée en Angleterre, au début du xviiie siècle, contre les « désastres » de l’onanisme infantile, et les interventions médico-légales de castration pénale et eugénique pour certains « dysfonctionnements » sexuels considérés comme « dangereux » (la masturbation, l’homosexualité, la nymphomanie, les fureurs utérines, et ce qu’on appelait les perversions du « sens génital »). Par rapport aux monotones discours et doctrines des médecins, des philanthropes et des hygiénistes, ce qui m’intéressait, dans la pensée de Freud, c’était moins ses effets de vérité que deux types de nouveautés : d’un côté celle, volontaire, d’avoir rendu accessible à l’observation et à l’analyse un objet manquant de statut et de prestige pour les sciences médico-psychologiques du xixe siècle, les dynamiques psychiques, en les faisant passer du plan réel de la physiologie au plan imaginaire et symbolique des représentations mentales ; de l’autre côté celle, involontaire, d’avoir été une sorte d’ethnographie indirecte d’une strate et d’une période bien précises de la société européenne, caractérisées par une certaine économie, un certain modèle familial, une certaine pathologie nerveuse. La pensée de Freud représenterait ainsi moins l’accès de la vieille psychologie à la vérité de la science que la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de régulation, bien plus efficaces que ceux qu’on connaissait auparavant, dans tout un réseau qui va de l’individu à la famille et à la société.
9Ces articles étaient une sorte d’hommage à Foucault, l’acquittement d’une dette. Ce que je lui devais, surtout, c’était de nous avoir appris que le pouvoir n’est pas une instance négative, une activité dont les fonctions seraient toujours celles d’interdire, d’écarter, de refouler, sous les formes d’une répression. Cette notion, qui avait été, comme celle de transgression, au centre des théories qu’on avait appelées « freudo-marxistes », ne permettait pas de faire de véritables analyses, son efficacité explicative étant plus que limitée. Elle témoignait, tout au plus, des mauvaises humeurs de ceux qui l’utilisaient, sous la forme, en définitive, de l’indignation. La théorie de Foucault sur le pouvoir, au contraire, se présentait comme un outil hautement positif, comme un ensemble de « technologies » et de « dispositifs », ainsi qu’il le disait ; et il n’avait cessé, dans ses analyses, d’en montrer les effets qui, à chaque fois, produisent, agencent, et donnent forme au réel. Ainsi, ce type de pouvoir fonctionnait selon lui comme un ensemble de pratiques bien plus fondamentales que l’« économique » de Marx ou le « sexuel » de Freud, instances qu’on pouvait donc supposer avoir été, elles aussi, engendrées et produites par les rapports de pouvoir. C’est là, je crois, la plus grande contribution de Foucault à l’intelligibilité de l’histoire. Cette théorie « productive » du pouvoir me permit ainsi de montrer, par exemple, que le travail de la censure, avec toutes ses tactiques et stratégies disséminées, ne se limite pas à nier et à exclure, mais qu’il noue toujours des liens positifs avec une certaine idée de la vérité, en produisant des savoirs, en édictant des règles et en instituant tout un ensemble d’obligations entre gouvernants et gouvernés. Par le biais de ces obligations, en deçà des lois et des normes juridiques, et par le biais aussi de toute une série de pactes (dont les fêtes, par exemple, mais aussi l’assistance ou la sécurité, constituent une sorte de monnaie d’échange), s’établissent les règles non écrites du consensus social. Cette analyse du travail de la « censure » me permit aussi de réviser la conception vaguement « mécaniste » et négative du refoulement qui était à l’œuvre dans la Scena, et d’en esquisser une nouvelle théorie, dans un texte que j’écrivis en 1978 sur le mythe politique vénitien, et dont je parlerai d’ici peu.
10Mais cette théorie, qui avait permis à Foucault un dépassement des grands systèmes de Marx et de Freud, avait des limites, et ne pouvait pas tout expliquer. Ce pouvoir, en effet, paraissait fonctionner comme une instance un peu aveugle, comme un champ atomique de particules en agitation, où il n’y avait ni sujets ni projets mais seulement des affrontements, et où les conditions de l’observation, comme le savent les physiciens, ne manquaient pas de perturber l’objet d’observation lui-même : d’une particule, on ne peut en effet décrire que la vitesse ou la position. La théorie du pouvoir ne réussissait pas, selon moi, à rendre compte de tout ce qui, dans l’histoire, se constitue comme un programme, avec des buts assignés, des moyens mis en œuvre, des tactiques explicites, des politiques définies. Cette première théorie du pouvoir constitua ainsi, dans la pensée de Foucault, une sorte de relativité restreinte, dont il tenta une généralisation et un élargissement possibles dans les études qu’il entreprit, dès 1977, sur le libéralisme européen, envisagé dans ses présupposés théoriques et dans ses formes historiques. Le tournant fut pris à partir d’une réflexion autour des techniques utilisées, dès la moitié du xviiie siècle, pour la régulation d’un nouvel objet, la population ; et il passa donc de la théorie microphysique du savoir/pouvoir à la théorie politique de la gouvernementalité, comme ensemble de « manœuvres » qu’on pouvait faire remonter à des « intentions », et dont il signala, à tort ou à raison, les premières formulations dans les vieux discours italiens, ceux de Palazzo ou de Botero, sur la « raison d’État41 ». Mais il répugnait invinciblement à rattacher ces intentions-là à des individus ou à des groupes quelconques, qui en auraient eu, comme des sociétés secrètes, la pleine conscience ; et le « libéralisme », celui de Friedrich von Hayek et de Ludwig von Mises42, s’ouvrit alors à lui comme un champ de pratiques à l’état pur, qui répondaient uniquement à des critères de rationalisation du réel, sur le principe de l’efficacité et du moindre coût des applications. Il avait ainsi pu expliquer, dans Surveiller et punir, la réforme pénale de la fin du xviiie siècle, qu’il ne faisait pas remonter aux idées ou à l’action de tel ou tel auteur (Beccaria ou Dupaty, par exemple43), mais à des contraintes et à des nécessités de la société libérale, pour qui l’exemplarité des supplices ou le vieil enfermement paraissaient comme des dispositifs moins efficaces et plus coûteux que les fonctions éducatives des nouvelles peines ou le type de prison panoptique, telle que l’avait imaginée Bentham, mise en place par les réformes du système carcéral à la fin de l’Ancien Régime. Il avait ainsi retrouvé l’« économique » de Marx, mais non pas comme lieu de contradictions (entre rapports et modes de production, comme l’on sait), mais comme techniques de gouvernement qui, par le biais des disciplines appliquées aux corps (et ici il retrouvait la « sexualité » de Freud), visaient à rendre possible un fonctionnement plus « rationnel », uniforme et normalisé de la société. Et il ne fallait donc pas attribuer le mouvement des réformes à une quelconque bonté des hommes (qu’on appela « philanthropes »), mais plutôt aux contraintes objectives engendrées par les dysfonctionnements, par les irrégularités et par les désordres de l’ancienne société.
11J’avais moi-même un peu étudié cette réforme pénale, dans tous les innombrables débats qui eurent lieu, au moment surtout de la Constituante, à l’Assemblée nationale, et qui devaient aboutir, vingt ans plus tard, à travers toute une série d’épisodes qu’on peut dater et localiser, à la rédaction des Codes napoléoniens. Je m’étais vite aperçu qu’il y avait là des idées, des projets, des hommes, qui ne cessaient de s’affronter et de s’opposer, sans qu’il fût toujours aisé, il est vrai, de distinguer la noblesse du tiers état, les avocats des parlementaires, la gauche de la droite, comme on dira plus tard. Adrien Duport, le grand artisan de la réforme de la procédure pénale, celui qui s’était inlassablement battu pour l’adoption de la méthode accusatoire à l’anglaise et pour l’introduction des jurés, n’avait-il pas été un député de la noblesse de Paris ? Et Robespierre lui-même ne s’était-il pas opposé, dans la séance du 30 mai 1791, à la peine de mort ? Tous ces hommes-là n’affrontaient certes que les problèmes que la société leur posait, mais ils paraissaient, dans les débats et dans les batailles à l’Assemblée, savoir très bien ce qu’ils voulaient et ce qu’ils faisaient. Étaient-ils donc, tout simplement, les instruments aveugles et les agents délégués de la « gouvernementalité » ? Cette fascination de Foucault pour le libéralisme produisit en moi un malaise qui ne s’est jamais tout à fait dissipé. Je ne compris pas s’il s’agissait de simples analyses historiques (comme lui seul savait en faire) ou de l’adhésion, implicite ou explicite, à des théories politiques importées d’Amérique, qu’il fut parmi les premiers, sinon le premier, à discuter en France (par le détour de la généalogie, comme d’habitude), et qui allaient vite devenir un thème à la mode mis, si je puis dire, à toutes les sauces (celle de Raymond Aron, qui était déjà prête, ne m’avait jamais paru que de l’« idéologie » pour énarques et centristes). Il restait, pour moi, une ambiguïté de fond entre « libérisme » (théorie économique) et « libéralisme » (doctrine politique et mouvement philosophique), ambiguïté qui était entretenue par l’absence du premier terme dans la langue française, et qui me paraissait laisser la porte ouverte à tous les débordements possibles (comme il se produisit par la suite). En confondant les deux termes, Foucault semblait, en effet, avoir donné des lettres de noblesse au « libérisme », en réduisant le libéralisme à une pure pratique de rationalité économique : d’où la critique de l’État-providence et l’attendrissement pour le reaganisme naissant. Avec Foucault, on ne sut jamais très bien où il voulait en venir, ni ce qu’il fallait faire de ce qu’il disait ; cela explique les confusions et les équivoques des interprétations qu’on proposa plus tard de sa pensée. Peut-être se plaisait-il simplement, lui qui avait toujours avancé « masqué », à dérouter et à déconcerter son monde. D’autre part, il m’apparut, vers la fin des années 1970, que le séminaire était peu à peu en train de tourner en coterie, avec chiens de garde et dévots. Je cessai donc d’y aller, me contentant de rendre visite à Michel (comme c’était la coutume de l’appeler) chez lui, de temps en temps, pour lui parler de ma thèse, sur la folie et l’anormalité au xixe siècle, qu’il avait accepté de diriger. Mais nous savions, aussi bien lui que moi, qu’elle n’aboutirait jamais, personne n’ayant jamais terminé une thèse avec lui, par l’effet d’intimidation qu’il exerçait, malgré lui, sur ceux qui travaillaient dans son entourage. J’eus aussi l’occasion de lui proposer, sur une idée du correspondant parisien du Corriere della Sera, Alberto Cavallari, une collaboration à ce journal, où il écrivit des articles sur la révolution iranienne qui lui furent reprochés, surtout en France (mais le fait qu’une révolution aboutisse à un échec, avait-il répondu, n’est pas une bonne raison pour ne pas la faire). Il m’accorda enfin, peu avant sa mort, un entretien qui fut publié dans Le Monde, en juillet 1984. L’« élan vital » de sa pensée s’était, à mes yeux, un peu essoufflé, ce qui arrive toujours pour les pensées (et ce sont là les vraies « pensées »), suscitées et nourries par les urgences et les questions du présent. Elle s’était aussi un peu « domestiquée » et assagie, comme les luttes sociales en France. Ses derniers travaux sur la sexualité en Grèce antique ne me paraissent pas, en effet, témoigner de la puissance d’imagination, de la vivacité de style, du mordant des analyses dont font état ses écrits antérieurs. Je me suis souvent demandé ce qu’il aurait fait s’il avait vécu. Peut-être aurait-il poursuivi sa gigantesque enquête sur l’histoire de la sexualité en Occident, dont il avait déjà écrit un quatrième volume, consacré aux Pères de l’Église, et qui est resté inédit. Peut-être aurait-il repris le bâton du pèlerin de la philosophie (vieille maîtresse, ainsi que Kant l’avait dit pour la métaphysique, à laquelle on revient toujours), comme le laissent supposer certains articles de la fin de sa vie, dont un sur Kant, justement. Mais il aurait rencontré là des domaines et des terrains déjà bien explorés et parcourus depuis bien longtemps, où il était donc malaisé, sinon impossible, d’ouvrir, comme il aimait le faire, de nouveaux chemins et où, tout au plus, ce qui restait à faire, comme il le disait, c’était d’essayer de « penser autrement ».
12En revanche, le souvenir des cours qu’il fit, pendant treize ans, au Collège de France, ne s’est jamais effacé de ma mémoire. Comme j’eus l’occasion de le dire, lors d’un colloque qui fut organisé par P.A. Rovatti44, à Milan, en 1985, dans une intervention que j’intitulai « La leçon de Foucault », on devait prendre, d’emblée, certaines précautions qui me paraissaient indispensables : il fallait, avant tout, bien se garder de la tentation d’enfermer sa pensée dans un quelconque système ou dans une quelconque orthodoxie (ce que certains commençaient à faire) ; retenir ensuite de lui son style de travail, surtout, et sa façon de faire de l’histoire ; et ne considérer, enfin, son œuvre publiée que comme la partie émergée d’un ensemble dont la partie cachée à la plupart, ses cours, constitue le fondement et le socle. C’était la seule manière, selon moi, d’éviter les bévues, les méprises, les équivoques qui ne manqueraient pas de pousser, comme de l’ivraie, dans les études qui lui seraient consacrées. Je me suis donc assigné comme l’une des tâches prioritaires, pour les prochaines années, d’éditer ces cours, d’autant plus que l’interdiction, qu’il avait, peu avant sa mort, formulée par écrit dans une lettre, sur une éventuelle publication d’inédits, semble maintenant levée. Ce sera là, du moins je l’espère, pour ceux qui ne l’ont pas connu, surtout, la réactualisation d’une parole qui s’est tue pour toujours, l’indication d’un type de travail et d’une rigueur dans la recherche qui se sont un peu perdus depuis, l’exemple, surtout, d’un enseignement et de ce qu’il faut entendre par là. Au fond, ce que j’ai vraiment appris de lui, c’est à mieux faire mes propres cours, et la publication des siens me paraît donc la meilleure façon de lui témoigner la reconnaissance que je crois lui devoir45.
Notes de bas de page
40 L’expression italienne per filo e per segno signifie « dans les moindres détails ».
41 Giovanni Botero, auteur de Della ragion di Stato (1589), et Giovanni Antonio Palazzo, auteur du Discorso del governo e della ragion vera di stato (1604).
42 Friedrich von Hayek (1899-1992) et Ludwig von Mises (1881- 1973), tous deux membres historiques de l’école autrichienne d’économie, furent parmi les principaux théoriciens du libéralisme économique au xxe siècle.
43 Charles Dupaty (1746-1788), auteur des Lettres sur la procédure criminelle de la France (1788).
44 Pier Aldo Rovatti, philosophe italien né en 1942, théoricien de la « pensée faible ».
45 Ces lignes ont été écrites en 1993, quelque temps avant la publication du premier volume des cours de Foucault (Il faut défendre la société, Paris, 1997). Les derniers volumes de ces cours ont été publiés peu après la mort d’Alessandro Fontana (La société punitive, Paris, 2013 ; Subjectivité et vérité, Paris, 2014).
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L’exercice de la pensée
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