L’approche de l’histoire
p. 61-73
Texte intégral
1Il y a toujours, pour chaque Lucien de Rubempré arrêté au bord d’une route, un Vautrin pour le secourir. L’arrivée dans la capitale, en effet, ne m’arracha pas la célèbre exclamation des « deux normaliens de génie », Sartre et Nizan, du haut de Montmartre : « Hé ! Hé ! Rastignac », mais me posa plutôt la question : « Comment s’en sortir, maintenant ? » Mon Vautrin fut Ruggiero Romano31, l’élève de Braudel, l’historien de l’économie, que je connus en 1964 à la Cité universitaire, où il dirigeait la Maison d’Italie.
2L’ambiance cosmopolite de la Cité, si je puis en dire un mot, les rencontres faciles, les contacts multiples, achevèrent de me guérir de ce reste de provincialisme que je traînais encore de mes années italiennes. J’y fis aussi l’apprentissage d’un militantisme actif dans des activités de soutien au Vietnam, en liaison avec les camarades de la rue d’Ulm qui s’étaient regroupés autour d’Althusser, et qui publiaient les Cahiers pour l’analyse. À ces activités plus nobles, se joignait celle, plus modeste, mais plus proche, de la réforme des règlements un peu surannés qui régentaient encore les différentes maisons. C’était tout un climat fiévreux d’échanges, de débats, de réunions. On allait toute la journée d’une maison à l’autre, pour nouer des alliances et diffuser les tracts qu’on avait rédigés la nuit contre les « ennemis » du moment. On se souciait peu des études, et on fréquentait les séminaires à la mode, celui de Lacan et celui d’Althusser, surtout. Le premier venait de publier le recueil de ses Écrits, le second ses analyses sur Marx dans Lire le Capital. Ces deux livres furent l’objet de toutes nos discussions et représentèrent pour moi, et pour beaucoup d’entre nous, une bouffée d’air frais, qui nous sortait de l’atmosphère un peu confinée des ouvrages de Lévi-Strauss. La camaraderie et la solidarité, qui nous unissaient à la Cité, furent pour moi l’expérience d’un travail en commun, dont je n’ai cessé de garder un sentiment plus fort que la nostalgie, et que j’ai retrouvé plus tard dans le séminaire de François Furet, dans celui de Michel Foucault, dans celui d’Adelin fiorato et dans celui que j’anime moi-même à l’École normale supérieure avec Jean-Claude Zancarini. Je dois ajouter qu’à cette époque-là, en 1964, j’apportai à la rédaction de la revue Les Temps modernes un long article au titre ambitieux, « Expérience, manipulation et discours ». Il fut accepté et aussitôt traduit. À la fin, Simone de Beauvoir en arrêta la publication, pour des raisons que j’ignore. Ce fut une déception dont je mis du temps à me remettre.
3Ces activités « politiques » et ce climat de contestation interne n’étaient pas pour plaire, loin de là, à Ruggiero Romano, qui avait en commun avec Carlo Diano, sinon les idées politiques, du moins un caractère que les humoristes anciens auraient qualifié d’atrabilaire. Il paraissait, en effet, avoir passé sa vie en mettant tout son génie dans la brouille, et seulement son talent, qui était grand, dans ses livres. Il y avait réussi, et il pratiquait, comme peu savent le faire, ce que le peintre Whistler a défini, dans un petit ouvrage, The Gentle Art of Making Enemies. Ayant lu ma thèse (qu’il voulait publier, si je consentais à y apporter des modifications), il décida que j’étais trop « philosophe », et qu’il fallait donc, pour utiliser ses propres termes, « me casser les reins ». Il m’adressa ainsi à deux historiens de l’École des hautes études, François Furet, étoile montante, qui venait de publier, avec Denis Richet, un livre sur la Révolution française, et Alphonse Dupront, auteur d’une thèse monumentale sur l’idée de croisade, et qui n’en finissait pas de poursuivre, depuis des années, des enquêtes sur les pèlerinages en France. C’étaient l’ancienne et la nouvelle école. Dupront, dont les attitudes ressemblaient à celles d’un grand prélat romain (on susurrait qu’il avait des antennes au Vatican), était entouré d’une cohorte de dévots, curés et vieilles filles, qui fouillaient inlassablement les archives départementales des anciens baillages pour l’enquête sur les dévotions populaires dont il voulait, comme l’abbé Jean Rousselot l’avait fait pour les patois, dresser la carte. Autour de Furet, au contraire, se réunissait un groupe de jeunes historiens destinés à un brillant avenir : Le Roy Ladurie, qui voulait dessiner une « anthropologie » de la France de l’Ancien Régime, Daniel Roche qui s’occupait des académies de province, André Burguière qui s’était lancé dans la « démographie historique », Mona Ozouf qui préparait un livre sur les fêtes révolutionnaires, et bien d’autres. À cette époque-là, sans doute à cause de l’influence du structuralisme, beaucoup d’historiens cherchaient à se recycler, et flirtaient volontiers avec les nouvelles méthodes. Furet aussi bien que Dupront s’étaient ainsi lancés dans des travaux qu’ils appelaient de « sémantique historique », pour l’analyse surtout des cahiers de doléances de 1789. Le projet de Dupront était plus modeste, mais plus concret : il s’agissait de dresser une sorte d’index analytique des grands thèmes et des occurrences les plus fréquentes des cahiers (l’inventaire, en somme, de mots comme roi, nation, noblesse, etc., dans l’encadrement de leur contexte discursif). Les intentions de Furet étaient plus ambitieuses. Sachant que je m’intéressais à la linguistique, il commença par me proposer de tenir, pendant une année, un séminaire à l’École, proposition que j’acceptai avec une insouciance qui me fait, aujourd’hui, un peu frémir. On m’écouta avec courtoisie, non sans une pointe d’ironie condescendante. Outre celui des Cahiers, il y avait un autre projet à l’étude. Il s’agissait, en effet, de s’interroger sur le type d’exploitation qu’on pouvait faire du catalogue des titres de la librairie française au xviiie siècle, celui que Bernard Quemada32 avait constitué, mécanographiquement, dans le Centre d’étude du vocabulaire français de Besançon. Soutenu et encouragé par Julien Greimas, auquel j’avais fait part du projet, je proposai donc une tentative d’application des méthodes de la discipline que les anthropologues américains ont appelée ethnoscience. J’ai été le premier à en parler en France. Il s’agissait, en substance, de l’étude de champs sémantiques structurés, comme ceux des couleurs, ou des termes de parenté ; et la question était de savoir si l’on pouvait en tenter une application dans le corpus des titres.
4Le premier résultat de ce travail fut un article que m’avait demandé Jean Sumpf pour un numéro de la revue Langages, consacré à la « sociolinguistique », qui parut en 1968 sous le titre : Histoire et linguistique. Les titres d’ouvrage au xviiie siècle. Suivirent ensuite trois longues contributions, dont une signée avec François Furet, pour le deuxième volume d’un ouvrage collectif intitulé : Livre et société au xviiie siècle, qui parut en 1970 chez Mouton. Après des considérations théoriques préliminaires sur ce que j’appelai une « situation concrète de communication », je tentai une analyse de tous les titres portant le mot méthode, en m’appuyant sur les travaux d’un linguiste russe, J. Apresjan33, et sur ceux de deux élèves de N. Chomski, J.A. Fodor34 et J.J. Katz35. Mon problème était de savoir si l’on pouvait faire ressortir une structure, typique et canonique, dans les titres des livres portant le mot méthode, à quels domaines ils appartenaient, et quelles étaient leurs relations, de similitude et de différence, avec d’autres ensembles de titres portant des mots apparentés, comme théorie, système, tableau. À cette dernière question, trop complexe pour une analyse manuelle (on pourrait sans doute la faire maintenant, avec des ordinateurs), je ne donnai pas de réponse, me limitant à signaler une piste. Je me contentai donc d’analyser le champ sémantique de méthode, avec ce maigre résultat, comme il arrive souvent dans ce genre d’analyses formelles, de montrer, graphiques, diagrammes et statistiques à l’appui, que ce mot s’applique, au xviiie siècle, surtout à des ouvrages consacrés au jardinage, et qu’on peut, par « inférence », dégager, de la distribution des titres réels, un titre modèle ; résultat auquel il était facile d’arriver, moins « scientifiquement », par le simple « flair ». Mais les analyses étaient élaborées et complexes, la rigueur de la procédure et l’élégance de la démonstration primant, comme disent les mathématiciens, sur la modestie des conclusions. Ce travail fut bien accueilli aux États-Unis, où il y a toujours eu un terrain favorable pour ce genre d’analyses. En France, il laissa sceptiques les historiens (qui, en général, ne s’occupent pas de linguistique), et à peine bienveillants les linguistes (qui s’intéressent peu à l’histoire). Pourtant, avec la bénédiction de Braudel, l’appui de Romano, les encouragements de Furet, j’aurais pu continuer à cultiver ce petit jardin que j’étais le seul à avoir défriché. Il n’en fut rien, et je m’arrêtai là, me contentant d’avoir apporté une modeste contribution à l’histoire du livre dont le titre constitue, à condition de travailler sur de longues séries exhaustives, un élément important, aussi bien par l’utilisation qu’en font les auteurs que par l’expectative qui se crée dans l’imaginaire du public. Pas encore tout à fait dégrisé de l’enivrement structuraliste, je faisais pourtant, avec ce travail, ma première incursion dans l’histoire, dont je cherchais, à partir d’un matériel somme toute assez fruste, à montrer les lignes d’une continuité et d’une discontinuité, par transformations et permanences : en un mot, le type d’intelligibilité qui ressort quand, par l’analyse des caractères proches et des différences spécifiques, on arrive à mettre en évidence, dans ce qui se présente, au premier abord, comme une distribution aléatoire, des régularités.
5Aujourd’hui, je procéderais un peu différemment : je m’intéresserais moins à l’architecture et à la structure formelle de l’ensemble qu’à la circulation effective, au-delà des titres, des mots dont je tentai l’analyse. Je chercherais aussi (ce que j’avais à peine amorcé) à reconstituer tout le contexte sémantique dont le titre n’est qu’un élément, et qui lui donne donc son véritable sens. Ce que j’avais tenté de faire, ce n’était pas vraiment de l’histoire, mais plutôt une simple sociologie du « quantitatif ». On aurait pu se demander, aussi : au-delà de la structure formelle d’un ensemble abstraitement isolé, quelles peuvent bien être les déterminations qui en constituent, en amont, les conditions de possibilité ? Comment situer le mot-clé d’un titre dans la constellation complexe de significations dont il se charge dans ses usages courants ? Comment évaluer les effets du titre sur l’organisation de la matière dans le livre qui le porte ? Et comment, enfin, et sur un plan plus élevé, ce type d’analyse peut-il donner prise sur ce qui relève moins de la structure que de l’événement ? C’étaient là des questions que je n’avais pas manqué de poser, plus ou moins clairement ; mais je ne pus y donner, alors, qu’un début de réponse. Voilà la véritable raison de l’abandon de ces travaux, dont j’avais pourtant été, comme il m’est arrivé quelquefois de l’être, le pionnier un peu aventureux.
6En réalité, toutes ces questions étaient de nature historique, et l’on ne pouvait y répondre que par l’histoire. Mon travail sur les titres ne représentait qu’un premier pas dans ce sens, suffisamment avancé pourtant pour ouvrir, en creux, et sur une ligne d’horizon qui s’esquissait au loin, tout un champ de problèmes destinés à rester sans solution, à cause des prémisses mêmes des analyses qui y étaient menées. Ce travail n’était, en effet, qu’une sorte d’exercice de style formel, qui aurait pu s’adapter, indifféremment, à tout autre objet, quels que fussent son statut et sa situation historique, à condition qu’il s’agît d’un ensemble bien constitué, et aux confins bien délimités. Son intérêt me paraît résider, rétrospectivement, moins dans les réponses qu’il apportait que dans les questions auxquelles il ne répondait pas, et qui se dessinaient pourtant, en perspective, avec la netteté d’un paysage hivernal à la levée des brumes. Y avait-il une limite constitutive (« autoréférentielle », comme on dit) dans ces sortes d’analyses, et pouvaient-elles s’appliquer à des ensembles moins structurés, ou à des séries moins exhaustives ? Et y avait-il une régularité immanente, descriptible comme une architecture, dont on pourrait dessiner le plan indépendamment du point de vue de l’observateur, dans la masse hétéroclite et désordonnée des faits qui constituent un état des choses historique ? En somme, y avait-il une « logique » des événements, et si oui, laquelle ?
7 Ce furent là les questions que je me posai quand Ruggiero Romano me proposa une contribution sur la « scena » pour le premier volume (I caratteri originali) de la Storia d’Italia Einaudi, qu’il avait mise en chantier avec Corrado Vivanti. Il ne me donna pas de directives, et me laissa carte blanche. Il se limita à me préciser qu’il s’agissait, en une centaine de feuillets, de montrer ce qu’il y avait de « typique », de « spécifique », tout au long de l’histoire italienne, dans un objet, la scena justement, aux contours néanmoins flous et aux limites indéfinies. J’acceptai, un peu flatté par l’invitation, mais avec une certaine imprudence ; en effet, je ne sus pas, pendant longtemps, comment j’allais pouvoir me tirer d’affaire. Je n’avais presque pas d’expérience de la recherche historique, je ne savais pas ce qu’il fallait entendre par « histoire italienne », ni même s’il y avait en elle une quelconque continuité, au-delà des histoires locales de tel ou tel État. Allais-je faire le catalogue de toutes les fêtes italiennes, l’inventaire des spectacles, la description des cérémonies publiques ? Devais-je écrire un texte « théorique » sur la fête, sujet qui était devenu à la mode après 1968, quand on commença à s’interroger sur le statut du « temps libre » et du « loisir » ? Et qu’était-ce, au fond, que cette « scène » ? Un objet constitué, un concept, une série de pratiques, un agrégat d’événements, un « idéal-type », comme disait Max Weber ? Pris entre les travaux théoriques, qui me paraissaient d’un faible secours, et les recherches érudites, que je menais un peu confusément, je compris comment on aurait pu en venir à bout le jour où, au fil de mes lectures, je tombai sur un petit événement, une simple petite anecdote, une « ludicrous story » racontée, en polémique contre les mœurs religieuses romaines, par Samuel Sharp36, dans une lettre écrite lors d’un voyage en Italie en 1765 et en 1766. Il s’agit de l’histoire d’un moine prédicateur napolitain qui, à Largo di Castello, agacé par le succès d’un bateleur qui s’exhibait bruyamment sur une estrade, se met à agiter un crucifix en s’écriant : « Voilà le vrai Polichinelle ! » Cette anecdote, qui devait faire le tour de l’Europe, est rapportée, entre autres, par Diderot, Nietzsche, Benedetto Croce, et même par Lacan. Il m’apparut alors qu’on pouvait regrouper toute la masse hétérogène de récits, chroniques, observations sur les fêtes italiennes autour d’une dialectique « constitutive », l’opposition entre Christ et Polichinelle, entre le carnaval et le carême, les deux temps forts qui ont scandé la vie publique en Italie ; et j’appelai cette dialectique la « scène symbolique ». À côté de celle-ci, il y en avait une autre, que j’appelai « imaginaire », où l’on pouvait réunir toutes les activités ludiques par lesquelles une société se représente, en donnant une sorte d’image publique d’elle-même. Restait enfin une troisième scène, que je définis comme « réelle », dans laquelle se retrouvaient tous ces faits spectaculaires (les rites punitifs, surtout), dont ni la scène symbolique, ni la scène imaginaire ne pouvaient rendre compte. Pour expliquer la constitution de ces trois scènes, je fis appel à un concept de Freud, à ce qu’il appelle le « retour du refoulé ». Il y aurait donc, dans la société traditionnelle, un « discours de l’ordre » qui, par le mécanisme de la censure, écarte tout ce qu’il ne peut pas dire, le désir, la mort, la violence, objets qui réapparaîtraient, déplacés, masqués et déguisés, à la surface de la scène, dans sa triple forme. Et ce qui serait spécifique dans l’histoire italienne, ce autour de quoi tout tournerait et s’organiserait, ce serait le jeu ambigu d’identifications, d’échanges et d’oppositions entre le personnage du Christ et le masque de Polichinelle. Par ce biais, je crus trouver ainsi un ordre et une régularité non arbitraires dans la masse disparate des faits d’observation dont faisaient état mes recherches, et je pus éviter ce qui me semblait un double écueil : celui de l’énumération quantitative (le catalogue) et celui de la description subjective (la paraphrase).
8Ce texte marqua, pour ainsi dire, mon entrée dans l’histoire, que je fis moins en historien, en déroulant le fil d’un récit chronologique, qu’en philosophe, m’appuyant sur deux références, celle de Freud et celle de Nietzsche. Sur l’utilisation que j’en ai faite, et pour dissiper tout malentendu, je voudrais m’expliquer un instant. Ainsi, quant au premier ; je n’ai jamais cru qu’on puisse utiliser, sans risque d’anachronisme et de contresens, des théories comme celle de l’œdipe, ainsi que certains l’ont fait, en les appliquant, par exemple, à certains personnages du théâtre de Racine. Ces théories ne sont pertinentes et efficaces que quand elles visent l’interprétation de faits qui sont, tout au moins, contemporains de l’époque où elles ont pris naissance. En revanche, on peut, selon moi, s’inspirer (ce que je n’ai jamais cessé de faire) de sa démarche et de certains de ses concepts, comme ceux de « censure », de « résistance », de « déplacement », d’« après-coup », ou d’Unheimliche, qui m’apparaissent, eux, comme universels, et donc valables pour toutes les époques, à condition, naturellement, de les utiliser cum grano salis. Freud a été le premier à comprendre qu’on ne peut pas saisir un sujet, dans ses pathologies, mais aussi dans sa normalité, en reprenant simplement, comme le faisaient les aliénistes avant lui, l’histoire que ce sujet fait de lui-même, mais en allant plutôt à la recherche des événements « insignifiants », inconnus au sujet, qui l’ont constitué tel qu’il est, et en dehors desquels ce qu’il est ne peut rester, nécessairement, qu’incompréhensible. Cette « descente aux Enfers » pour connaître la vérité est ce que Nietzsche appelait la « généalogie », un type d’histoire où l’on ne manque jamais de rencontrer, aux sources des choses, ces événements inavouables, secrets, masqués, qu’il appelait la « pudenda origo » de l’histoire. C’est du reste Nietzsche lui-même qui, dans un livre qui m’avait beaucoup marqué, La naissance de la tragédie, avait, après Hegel, proposé un type d’histoire par « figures », en montrant que non seulement la tragédie, mais tout le « miracle » grec pouvaient s’expliquer par la rencontre de deux principes, l’un représenté par Dionysos, le dieu de la musique et des pulsions orgiaques, et l’autre par Apollon, le dieu de la rationalité et des passions sublimées ; ce que le grand helléniste son contemporain, Ulrich von Wilamowitz37, ne consentit jamais à considérer que comme une « petite histoire ». Je trouvai donc, dans Freud, l’exemple d’une enquête plus attentive aux « petits détails » qu’aux « grands événements », avec l’indication de l’usage que l’on pouvait faire de ces concepts et de ces mécanismes qui leur donnent une signification. Quant à Nietzsche, il me fournit le modèle d’un récit qui n’est pas scandé par des « idées », ou par des « structures », mais par des « figures ». Sur le plan méthodologique, je tentai ainsi d’articuler ces deux « postulations », moins par le parti pris d’une démonstration de principe que par les sollicitations venant de l’objet lui-même.
9Je dois ajouter, pour conclure, que dans ce travail sur la scène se posa pour moi, et pour la première fois, un problème sur lequel je n’ai cessé de m’interroger et, par la suite, d’écrire, et qui continue de rester, à mes yeux, une sorte d’énigme, au sens fort du terme, comme je le dirai plus loin : le problème de la représentation et de ses régimes historiques. Quel est, en effet, le partage qu’il faut faire, dans un événement, entre ce qui se montre et ce qui se cache, entre ce qui se donne à voir et ce qui se dérobe au regard, entre ce qui se manifeste et ce qui se dissimule ? Y a-t-il une dissociation constitutive entre ces deux plans de l’être, entre ces deux états du monde, ou ne s’agit-il que d’une simple illusion, d’un effet d’optique que nous avons hérité des Grecs, et surtout de Platon, quand il distinguait les idées immatérielles de leurs copies terrestres ? Je ne suis pas loin de croire, aujourd’hui, après avoir rencontré ce problème maintes fois, et dans les domaines les plus variés, que cette dissociation entre l’être et le paraître, entre le monde et sa représentation, est l’une des caractéristiques fondamentales de la culture européenne, qui explique le type de rationalité qui s’y est constitué, avec ses règles d’analyse, ses procédures d’investigation, ses protocoles d’observation. Cette rationalité est celle de la science occidentale, à laquelle s’est toujours opposée, discrètement, depuis le néoplatonisme antique, et sous les formes les plus diverses, une philosophie de la « volonté », comme mouvement vers le dépassement de soi et la « contemplation » : les deux aboutissements de l’ascèse où s’annule ce qui, pour la raison, ne peut rester que dissocié et opposé, l’écart infranchissable entre ce qui se représente, justement, et ce qui est.
10Ce travail sur la scène connut un certain succès. Il fut lu et discuté, suscitant adhésions et polémiques, consensus et critiques. Il fut aussi abondamment pillé. Certains historiens, et des spécialistes de la littérature, y virent la possibilité de reconsidérer les activités spectaculaires, ludiques, théâtrales, dans les Cours italiennes à la Renaissance. Mais la thèse centrale ne fut jamais vraiment abordée de front. À la présentation du volume à Rome, en 1970, Italo Calvino en fit un éloge qui m’embarrassa. Carlo Ginzburg, en revanche, qui s’était déjà érigé en grand prêtre sourcilleux de l’antifascisme, me prit violemment à partie, m’accusant d’avoir écrit un texte qu’il considérait tout bonnement comme « fasciste ». Je n’ai jamais réussi à bien comprendre ce qu’il voulait dire par là. Peut-être s’était-il irrité de la référence que je faisais à C. E. Gadda qui, dans Éros et Priape, avait affirmé que le fascisme italien ne fut, dans ses rituels de parade et dans ses mises en scène océaniques, que la dernière forme historique du carnaval. Gadda fasciste, alors ? Et, en lisant récemment des textes politiques écrits par Benedetto Croce après la Libération, j’ai eu la surprise de constater que le philosophe napolitain aussi affublait de l’épithète « carnavalesque » l’« excroissance » que furent, selon lui, dans l’histoire italienne, les vingt années mussoliniennes. Fasciste, Croce, lui aussi ?
Notes de bas de page
31 Ruggiero Romano (1923-2002), professeur d’histoire économique à l’École pratique des hautes études, proche de l’école des Annales.
32 Né en 1926, Bernard Quemada est un lexicologue à l’origine de nombreuses initiatives importantes dans le camp de lexicographie moderne (dont le Trésor de la langue française).
33 Ûrij Derenikovi Apresân (ou : Juri Apresjan), linguiste russe né en 1930 qui a apporté des contributions importantes à la lexicographie et à la sémantique modernes.
34 Jerry Alan Fodor, philosophe américain né en 1935. Élève d’Hilary Putnam, il a collaboré avec Chomski au début de sa carrière ; auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la philosophie du langage et des sciences cognitives.
35 Jerrold J. Katz (1932-2002), linguiste et philosophe américain spécialiste de théorie sémantique.
36 Chirurgien anglais du xviiie siècle, Samuel Sharp a publié ses Letters from Italy en 1766.
37 Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (1848-1931), grand représentant de la philologie classique allemande, spécialiste notamment de la tragédie attique.
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