Professeurs et maîtres
p. 32-41
Texte intégral
1Cette phrase de Goethe semble parfaitement convenir à ma génération et, sinon à tous, à beaucoup d’« intellectuels » et de « studiosi » qui en font partie. C’est la génération qui est née avec la guerre et qui s’est formée dans les années 1960. Or, cette génération, si elle n’a pas rencontré de « bons » enseignants (à quelques exceptions près), a, en revanche, vécu un « parcours ». Elle porte donc en elle-même une sorte d’historicité dont elle peut, et devra sans doute, faire état un jour, comme du reste certains ont déjà commencé à le faire. Pour parler d’elle-même, elle est donc obligée de parler de son parcours. Comme ce parcours croise le mien, je serai moi-même obligé de parler d’elle, en mélangeant le « je » et le « nous ».
2La génération qui a précédé la mienne, en effet, a été formée, et bien formée, dans les écoles. Elle a eu des professeurs (dont il serait trop long de faire la liste ; chacun reconnaîtra les siens), elle a reçu un enseignement, et elle a fait l’apprentissage d’une discipline. Son histoire est celle de cette discipline, de ceux qui l’ont fondée, de ceux qui l’ont enseignée et transmise, avec les contributions et les acquis que chacun y a apportés. Ceux de ma génération, au contraire, n’ont fait souvent que de mauvaises classes, au moment où les disciplines et les savoirs établis semblaient devoir voler en éclats (il suffirait de rappeler, à la fin des années 1960 tous les engouements pour l’« interdisciplinarité »). Au lieu des professeurs d’autrefois, ils ont rencontré, en chemin, des maîtres, au détour d’une histoire qui, si elle leur a épargné l’expérience de la guerre, ne les a pas mis à l’abri de celle des batailles. Leur histoire n’est donc pas celle d’un savoir auquel très tôt, et sous les formes canoniques d’un sacerdoce, ils se seraient consacrés, mais bien celle, plutôt, d’un parcours du combattant qu’ils auraient dû suivre, avec tout autour une petite guerre d’affrontements et d’échauffourées entre sectes et chapelles ; la petite guerre qui, lorsqu’elle ne le précède pas, suit toujours l’effondrement des églises. À défaut donc d’une histoire qui se confondrait avec celle d’une discipline, je ne pourrai parler que de ce parcours et de ces affrontements ; ce sera donc moins le récit des écoles que j’aurais faites, que de l’école à laquelle j’ai appartenu.
3Sur un plan plus général, et pour mieux comprendre tout ceci, je voudrais m’interroger un instant sur cet apprentissage et sur cette transmission du savoir qui se fait sous les formes de la filiation professorale, en les comparant terme à terme avec ceux qui se font sous les formes, cette fois, de l’alliance magistrale. On pourrait dire, brièvement, ceci : il y aurait, d’un côté, entre professeur et étudiant, un rapport distant, souverain, institutionnel, de legs et d’héritage (de techniques, connaissances, outils de travail), au cœur de ce que Marc Bloch appelait un « métier », dans les limites bien définies d’une discipline. Il y aurait, de l’autre, entre maître et disciple, un rapport proche, amical, confidentiel, de partage (de problèmes, d’intérêts, d’un style même de vie), tout au long de ce que Gilles Deleuze a appelé un « arpentage », à l’intérieur, et aux bords, cette fois, d’un champ toujours ouvert. C’est l’opposition entre le vous professoral et le tu magistral, avec, d’une part, la barrière protectrice des rites et des habitudes académiques, et, de l’autre, tout un réseau un peu confus d’intimités et de liaisons (quelquefois dangereuses). La discipline, elle, never dies, ne meurt jamais, comme la couronne des rois d’Angleterre ; elle compte donc plus que les hommes qui l’illustrent et qui s’y illustrent. De l’autre côté, c’est bien le maître qui ne meurt jamais et qui, à sa disparition, se totémise, pour ainsi dire, à la lisière de la forêt, nourrissant vite autour de sa personne et de sa vie toutes sortes de ragots et de légendes. Le petit groupe qui s’était formé autour de lui, la fratrie solidaire, devient vite une coterie, un cercle, une chapelle, avec des héritiers réels ou présomptifs qui se disputent et se partagent les dépouilles du maître. Cette lutte fratricide entre héritiers apparaît alors comme la caricature même de ces « liens féodaux » qu’on ne cesse de reprocher à l’université. C’est ce qui s’est passé en France, après la mort de Sartre, de Barthes, de Foucault, de Lacan, d’Althusser, ces maîtres, justement, que beaucoup d’entre nous, parmi ceux de ma génération, ont rencontrés sur leur chemin. C’est aussi un peu la raison du désarroi qui règne aujourd’hui en France parmi les survivants, dont certains, le soir de la bataille, comptent silencieusement les morts, tandis que d’autres, plus bruyants, s’adonnent au pillage.
4Quoi qu’il en soit, s’il est bien vrai que la filiation professorale dans les écoles a dominé la tradition occidentale de la transmission des connaissances, il est vrai aussi qu’en marge, discrètement, et sous toute autre forme, cette transmission s’est faite aussi dans la relation maître/disciple, depuis Socrate jusqu’à Nietzsche (le dernier grand maître, sinon le dernier homme), en passant par les Pères de l’Église, Marsile ficin, Érasme, Rousseau, Goethe, Schopenhauer, pour ne citer qu’eux ; en passant aussi, dans l’Ancien Régime, par la foule obscure des précepteurs de la noblesse et des gouverneurs des princes. « Aristotélisme » professoral d’un côté, où la transmission se fait selon les modalités de la science, qui s’est dotée, depuis Ramus3 et Descartes, d’une organisation de la démarche intellectuelle qu’on appelle la méthode. « Platonisme » et « néo-platonisme » magistral de l’autre, où il y a moins transmission que mise en cause des savoirs établis, et où est toujours à l’œuvre ce style d’interrogation que Socrate a inventé et qu’il opposait aux certitudes et aux arrogances des sophistes. Ce qui est en question, ici, ce n’est pas la science, avec ses protocoles et ses règles, mais la vérité, avec ses régimes, son efficacité, ses usages. Chez le maître, l’interrogation prime toujours sur la réponse, la démarche sur les résultats, l’ouverture de nouveaux domaines sur l’exploitation des anciens. Dans la posture magistrale fait irruption aussi, souvent masquée, ce qu’on pourrait appeler la subjectivité passionnelle, qui s’oppose, terme à terme, à l’objectivité méthodique.
5D’où la question : quel type de savoir produit le maître, de quelle sorte d’évidence peut-il se targuer, ce savoir, et sous quelle forme peut-il – si jamais il le peut – être transmis ? Question cruciale, si l’on songe que l’activité du maître, ce qu’à proprement parler on pourrait appeler son « magistère », s’exerce essentiellement, et radicalement, par les voies de la parole et de l’oralité, et sous la forme d’un « enseignement » ; et si l’on songe aussi que cet enseignement est destiné, tôt ou tard, à être « trahi » par les écritures des disciples, la trahison étant l’éternelle rançon du maître. On ne tisse pas, en effet, sans les briser, les fils d’une toile d’araignée. J’ai beaucoup réfléchi, et même un peu écrit, sur cette énigmatique figure de la relation maître/disciple qui traverse en diagonale, et en sourdine, la culture européenne (cf. « Ciò che si dice e ciò di cui si parla », 1985). L’ayant, d’autre part, rencontrée à plusieurs reprises, dans mes cours ou dans mes recherches personnelles, je suis arrivé à la conclusion que cette autre énigme que représente, en Occident, la tradition néoplatonicienne pourrait s’expliquer si on la considère moins comme un savoir établi que comme une technique laïque d’ascèse, indispensable à la maîtrise de soi ; car c’est bien cette maîtrise qui apparaît, justement, comme la condition nécessaire et suffisante pour devenir un maître. C’est du reste déjà l’usage qu’en préconisait Baldassare Castiglione : dans le quatrième livre du Courtisan, le problème s’est posé à lui de savoir comment l’homme de cour, qui sait parler, danser, chasser (activités qu’il considérait, à la fin, comme un peu futiles et vaines en soi), peut devenir le gouverneur du prince, pour oser lui dire la vérité.
6Cette histoire du rapport aux maîtres, qui dessine donc un chemin, ou un cheminement, qui fut aussi le mien, je souhaitais l’entendre raconter par des amis et collègues italiens de ma génération, lors d’une série d’entretiens que j’organisai, en 1985, à l’Institut culturel italien de Paris. L’idée était la suivante : réunir un certain nombre de mes contemporains, représentant les différentes « disciplines » (la littérature, la politique, l’histoire, les sciences, la philosophie), pour qu’ils nous parlassent moins de ce qu’ils étaient en train de faire en ce moment, que de l’itinéraire qu’ils avaient parcouru avant d’y arriver. Par quels chemins, pour ne donner qu’un exemple, était passé l’un d’eux, qui s’occupait, dans les années 1960, des Conseils ouvriers allemands, avant d’en arriver à ce dont il s’occupait maintenant, la question philosophique des anges ? J’aurais voulu (un peu naïvement, il est vrai) qu’on parlât de la façon dont événements et expériences avaient engendré et transformé successivement, au gré des rencontres avec tel ou tel maître, proche ou lointain, les intérêts et les problèmes : la première lecture de Gramsci, l’ouvriérisme des années 1960 (quand Raniero Panzieri4 et ses amis avaient fondé les Quaderni Rossi), l’ouverture au néopositivisme anglo-saxon et aux travaux de l’école de Francfort, le militantisme lors de la guerre du Vietnam, l’impact de la culture française, jusqu’à ce qu’on a appelé les « années de plomb ». Il n’en fut rien, et l’expérience fut plutôt décevante. On eut l’impression que rien, ou presque, ne s’était passé pour ces intellectuels, pendant vingt ans, sinon qu’ils s’étaient tous retrouvés, à la fin, dans les facultés. L’histoire semblait avoir glissé sur eux sans laisser trop de traces. Pour ce type d’aveu, les temps étaient sans doute prématurés, et le cadre ne s’y prêtait guère. Il en resta une idée éditoriale, recueillie par un participant français, Jacques Le Goff : faire écrire à un certain nombre d’hommes de lettres français une sorte d’autobiographie intellectuelle ; ce qu’on appela, dans l’ouvrage qui les réunit, l’« ego-histoire ». Tout ce que l’on peut dire, alors, c’est qu’à cette tâche, on aurait bien difficilement réussi à convier les représentants de la génération de professeurs qui, dans les années 1930 et 1940, avaient « enseigné » nos maîtres. Ils auraient volontiers parlé – ce qu’ils ont fait souvent – de leur discipline, de son développement et de son « avancement », des études qui l’avaient marquée, mais il ne leur serait jamais venu à l’esprit de parler d’eux-mêmes. Il en va autrement pour nous : à cause de notre « parcours », nous ne pouvons pas parler de nos études, de nos recherches, de nos travaux, sans parler de nous-mêmes. Quels furent donc les miens, ceux dont je dois rendre compte maintenant, à défaut de pouvoir le faire pour tous ceux des amis et compagnons de route que je côtoyai, pendant toute cette époque, et dont le silence fut néanmoins éloquent lors de la rencontre parisienne ?
7Ce que je peux affirmer, aujourd’hui, avec le recul nécessaire, c’est que, personne ne nous ayant enseigné le « métier », nous avons traversé la philosophie en désordre, au fil des nécessités, pratiqué la littérature selon les obligations de l’enseignement, pour ceux qui l’exerçaient, appris l’histoire sur le tas, comme on dit, en nous débrouillant au mieux. Ignorant les limites disciplinaires, nous nous sommes adonnés à une sorte de braconnage heureux, dédaignant superbement les lignes de clôture, les titres de propriété, les interdictions affichées, celles qui partagent les « addetti ai lavori5 » et les autres. Les problèmes nous venaient du temps, des événements, des mots d’ordre qui circulaient, des humeurs même, souvent volages et capricieuses, de nos maîtres. On prétendait tout recommencer à zéro, et on croyait être partout les premiers, là même où tant d’autres étaient déjà passés. Mais le savions-nous, nous qui ne lisions que la littérature qu’on appelait « mineure », plutôt que les études qui pouvaient avoir été faites dans tel ou tel domaine, ou tout ce que nous considérions de seconde main ? Grisés par notre désinvolture, pétris d’irrespect, nous n’avions même pas le type de reconnaissance que la génération qui avait eu à combattre, avant la Première Guerre mondiale, le positivisme du xixe siècle, n’avait pas manqué de témoigner pour tous ceux qui avaient tant peiné, cherché, étudié afin d’exhumer les trésors de documents qui permirent, plus tard, de bâtir les théories et les philosophies nouvelles. Dans les nombreuses querelles de ces années, on était d’emblée pour Barthes contre Picard6, pour Sartre contre Aron, pour Lacan contre Lagache7, pour Althusser contre les « humanistes », pour Foucault contre les « historiens ». Cette attitude, que je trouve aujourd’hui injuste, et un peu pathétique, fut notre état d’esprit après 1968, et pendant une décennie. Comme Ockham, chacun de nous était, à sa façon, un venerabilis inceptor : un éternel débutant, refaisant à chaque fois, sur les traces du maître, ce monde qui était déjà fait, et qui ne nous avait pas attendus.
8Ce qui devait arriver, pourtant, ne manqua pas d’arriver. Exigeants vis-à-vis de nos maîtres comme on peut l’être vis-à-vis d’une maîtresse (justement), quand on a quitté le conjoint légitime (que pourtant beaucoup d’entre nous n’avaient jamais connu, étant tous un peu des célibataires du savoir), la rupture avec les maîtres se fit aux premières failles, et aux premiers faux pas, qu’on crut, à tort ou à raison, déceler dans leur démarche. La diaspora commença, et on se prépara à rentrer dans les rangs. On nous aurait peut-être accueillis. Tant bien que mal, en effet, nous avions appris à travailler, nous avions accumulé des connaissances, nous avions acquis une compétence. Nous avions aussi, surtout, appris à poser les problèmes. Cette jeunesse prolongée, et vécue à l’ombre de maîtres qui ne voulaient pas vieillir, ne s’était pas sans doute passée en vain. Beaucoup d’entre nous comprirent, s’ils ne le savaient déjà, que le temps n’est jamais perdu à jamais. Et si ce temps a été vraiment perdu, si nous avons fait partie d’une autre génération perdue, l’avenir le dira. Quelque chose a été néanmoins fait, beaucoup reste à faire. Nos bibliothèques personnelles sont remplies de dossiers qui contiennent tant de recherches entreprises, tant de pistes tracées, tant de chemins balisés. Les reprendre maintenant, tels quels, ce serait courir le risque, pour les éternels jeunes que nous étions, d’apparaître comme des survivants devenus précocement posthumes. Il faudrait alors les rouvrir, ces dossiers, avec un autre esprit, à la lumière de ce que nous avons appris par la suite, après l’examen de conscience qu’il a bien fallu faire, et qui peut ressembler, même s’il ne l’est pas tout à fait, à une sorte d’autocritique. Pour cela (et ce rapport pourrait en fournir l’occasion et le prétexte), on devra s’arrêter un instant, mesurer, du haut de la falaise, le chemin parcouru, avec ses échecs, mais avec ses réussites aussi (il y en a quelques-unes, tout de même). Si notre destin (sit venia verbo) fut celui de ne pas avoir eu des écoles, mais un parcours, ce ne sera pas en vain qu’on le refera à rebours. Nous serions alors comme des enfants prodigues, obligés un jour de rentrer au bercail, et en famille. Mais voudra-t-on de nous, sera-t-on prêt à nous accueillir, et y aura-t-il une assemblée de Phéaciens disposée à écouter le récit de nos pérégrinations ? Après tout, cela pourrait bien n’intéresser personne : cela n’aura été qu’un épisode, un petit épisode, dans une histoire qui en a vu, et qui continue d’en voir, bien d’autres. Une couche épaisse d’indifférence et d’oubli n’est-elle pas déjà tombée sur ceux qui furent nos guides ? Reste, dans ces temps mornes qu’on dit de la mort des idéologies et de la fin de l’histoire, dans le silence un peu désolé de la disparition des maîtres, l’obligation morale qui fut celle de Jacopo Ortis8, au moment des illusions perdues : l’obligation de témoigner, pour nous qui sommes encore là et pour ceux qui ne sont plus. C’est dans cet esprit que je m’apprête à raconter, brièvement, l’histoire qui fut la mienne, l’histoire de ma formation, de mes expériences intellectuelles, de mon émancipation des maîtres, de mes travaux présents et futurs, sur les deux versants opposés de la « nécessité » et de l’« espoir », qui sont, comme le disait encore Guicciardini, les deux chapitres qu’on est bien obligé d’ouvrir chaque fois qu’on dresse un bilan.
Notes de bas de page
3 Pierre de la Ramée (dit Ramus, 1515-1572), philosophe qui propose notamment une importante réforme de la logique.
4 Raniero Panzieri (1921-1964), chef de file de l’« opéraïsme » et cofondateur, avec Mario Tronti, de la revue Quaderni Rossi en 1961.
5 L’expression italienne addetti ai lavori renvoie aux spécialistes de quelque chose, avec l’idée d’un caractère exclusif d’un savoir, d’une compétence ou d’une tâche déterminés.
6 Allusion à la polémique qui opposa l’universitaire Raymond Picard, spécialiste de Racine, à Roland Barthes, auteur de Sur Racine en 1963.
7 Daniel Lagache (1903-1972) fut l’un des principaux représentants de la psychanalyse freudienne en France.
8 Le personnage éponyme du roman épistolaire de Foscolo, Ultime lettere di Jacopo Ortis (1798-1802).
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