Présentation
p. 7-16
Texte intégral
1Alessandro Fontana a été professeur, à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, puis de Lyon, où il a enseigné durant presque quarante années, communiquant sa passion des textes et des idées à plusieurs générations d’élèves1. Conjuguant un héritage sartrien et l’enseignement direct de Foucault, il invitait ses auditeurs à faire ce « pas de côté » qui permettait de ne pas perdre de vue la « forêt », en interrogeant les auteurs à partir de problèmes, et en retraçant des généalogies textuelles, afin de mettre en lumière les singularités et d’inscrire les textes dans des enjeux actualisés, au-delà des prétentions à un discours de vérité. Dans ses cours, fondés souvent sur l’étude approfondie de la correspondance des auteurs, la question de la subjectivité s’imposait au cœur du questionnement. Alessandro Fontana était ainsi un « maître » sui generis, dont la situation même au sein du monde académique était singulière. Il avait un pied dans l’institution universitaire française, un pied en dehors, un pied en France, sa patrie élective, un autre en Italie, son pays natal. C’était là une forme de liberté, une indépendance voulue et assumée par rapport à la « carrière ». Une forme aussi de double identité, de double appartenance, qui l’amenait parfois à franciser son nom, et à signer Alexandre Fontana, comme c’est le cas notamment pour sa contribution au livre collectif dirigé par Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière..., un de ses textes parmi les plus lus.
2 Les conditions de travail d’Alessandro Fontana à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud puis de Lyon ne sont pas pour rien dans l’articulation singulière de ses recherches avec son enseignement, conférant à la forme cours un statut particulier qui ne se traduisait pas en général par des publications mais qui nourrissait sa réflexion. Chargé chaque année d’un (voire deux, au début de son enseignement) cours d’agrégation, la préparation de ses cours a du coup renforcé – ou induit ? – chez lui un usage particulier de la Bibliothèque nationale, non sans lien avec l’affaiblissement de son engagement dans le séminaire de Michel Foucault à la fin des années 1970. Quoi qu’il en soit, cette situation professionnelle singulière, dans et à côté de l’université, lui permettait de travailler d’une façon qui était étrangère aux logiques « disciplinaires » et surtout éloignée de ce qu’est devenue l’université d’aujourd’hui. La section d’italien de l’ENS n’était pas un département très fourni et le petit nombre de personnes qui s’y croisaient (deux ou trois enseignants et au maximum une quinzaine d’étudiants chaque année) jouissaient d’une grande liberté pour l’organisation de leur travail. Certes, à un moment donné, le regain d’activité de la section d’italien a amené Fontana à retisser des liens avec les italianistes de l’université, comme il le décrit dans un mémoire d’habilitation à diriger des recherches qu’il tint d’ailleurs à présenter, en 1994, devant un jury composé en majorité d’italianistes. Mais l’essentiel n’était probablement pas là pour lui. Sans souci d’un calendrier de publications à fournir ni de recherches à inscrire nécessairement dans le court terme des « appels à projet », il pouvait suivre ainsi la cohérence de son propre parcours et des questionnements qui naissaient au fil de ses cours où recherche et enseignement étaient indissociables. Le mémoire d’HDR met en récit, dans sa première partie notamment, la rupture entre l’université – surtout italienne – d’avant 1968 et celle dans laquelle son travail s’inscrit par la suite en France. Ce qui rend intempestive – au sens nietzschéen du terme – sa position et sa lecture réside dans le fait qu’il ne rend, bien entendu, pas compte d’une autre rupture : celle que, au nom d’une présumée « modernisation », connaît le monde universitaire depuis une dizaine d’années, notamment après 2007.
3C’est le parcours personnel d’Alessandro Fontana que le lecteur trouvera retracé dans son rapport d’habilitation à diriger des recherches, resté jusqu’à présent inédit, qui ouvre ce volume. Dans cet exercice d’introspection, l’auteur sacrifie aux impératifs du genre, en retraçant tout à la fois les orientations et les étapes de son travail de recherche. Mais il saisit en même temps cette occasion pour faire quelque chose de plus : retracer les itinéraires contrastés d’une génération, la sienne, celle qui, au cours des années 1960, à un moment où les barrières traditionnelles entre les disciplines étaient en train de céder, avait dû construire ses propres parcours en dehors des écoles, à l’aide, ou à côté, de nouveaux maîtres. Alessandro Fontana faisait partie de ces professeurs dont le « magistère » ne s’exerçait pas à travers le pouvoir académique, qui jamais ne fut recherché par un homme ayant toujours veillé à être le moins « gouverné » possible. Il appartenait à cette catégorie d’intellectuels dont la réputation tient aussi à leur style, une façon d’être qui pouvait en irriter certains, mais qui exerçait auprès d’autres une indéniable séduction. Elle agissait auprès de ceux qui y étaient le plus sensibles comme une incitation à l’étude, à la lecture, au travail intellectuel. Ce style s’exprimait aussi par un goût pour le travail en duo, ou en petits groupes, avec des anciens élèves, des collègues proches, des amis. Il avait fait l’expérience de ce travail au sein du groupe réuni autour de Michel Foucault, lorsqu’il suivait assidûment ses séminaires au Collège de France. Fontana a d’ailleurs contribué à diffuser, mais aussi à interroger et à prolonger, l’œuvre de Foucault en Italie, à partir de la traduction et introduction de Naissance de la clinique dès 1969 et de L’ordre du discours en 1972, puis en étant à l’origine, en 1977, de Microfisica del potere, publié chez l’éditeur Einaudi, avec lequel il a entretenu des relations de collaboration étroite durant les années 1970. Ce petit livre mettait à l’épreuve les analyses et instruments de pensée du philosophe dans la conjoncture italienne, sensiblement différente du cas français : le recueil d’entretiens et d’articles devint très rapidement un ouvrage de référence pour les acteurs des mouvements sociaux italiens de la fin des années 1970. Il en alla de même pour L’anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, qu’il traduisit et présenta en 1975. Alessandro Fontana était un passeur. Il ne s’agissait pas pour lui d’assurer une « fortune » transalpine aux œuvres des derniers maîtres de la philosophie française du xxe siècle, mais plutôt de les mettre à l’épreuve d’une autre réalité historique, pour laquelle elles n’avaient pas été pensées.
4À vrai dire, plus qu’un disciple de Foucault, et surtout plus qu’un « commentateur » de son œuvre, Alessandro Fontana fut quelqu’un qui travailla avec puis à partir de Foucault. En ce sens, il fut véritablement fidèle au souhait du philosophe que l’on continuât de travailler à partir des « pistes » qu’il avait tracées, surtout dans ses cours ; que l’on continuât à le prolonger, à « l’utiliser », plutôt que de pratiquer à son égard ces exégèses, schématiques ou subtiles, avec lesquelles lui-même avait voulu rompre. Après la mort de Foucault, Alessandro Fontana s’employa à élargir l’étendue des territoires de l’œuvre, à côté et souvent en dehors des livres, en travaillant à ce qui fut sa grande entreprise des quinze dernières années : la publication en treize volumes des cours de Michel Foucault, qui touche à sa fin deux ans après la disparition du principal maître d’œuvre de cette édition. Cette publication est confiée en 1992 à un comité dirigé par François Ewald, au nom du Centre Foucault de Paris, et par Alessandro Fontana, au nom des premiers initiateurs d’une publication systématique des cours. Le projet prit forme, après la résolution, en 1991, d’une procédure juridique engagée par les héritiers de Foucault contre le groupe mené par Fontana. Celui-ci avait pris l’initiative, en 1989, d’une édition en italien du cours de 1976 (Il faut défendre la société) et d’un projet de publication de l’ensemble des cours dont ils détenaient les cassettes, afin d’éviter les usages indus des cours de Foucault et leur publication un peu partout dans le monde sans aucun contrôle et de façon éclatée. Comme le dira Fontana en 2007, dans un entretien donné à la revue Laboratoire italien :
Les cours, pour commencer, problématisent un domaine dans ce laboratoire d’une pensée en fusion où Foucault tend presque toujours à déplacer la question (sur le mode « on croit que les choses fonctionnent comme ça mais ce n’est pas le cas »). Le cours relève donc d’une phase inaugurale, aurorale, de la pensée ; celle-ci connaît dans les livres une mise en forme technique (et esthétique – le style) et elle se prolonge dans les interventions selon les questions qui lui sont posées2.
5L’édition des cours engagée en 1992 s’achèvera en 2015. La publication des cours, par la liberté de penser et par l’inachèvement qu’ils illustrent, permettait selon Alessandro Fontana de minorer les effets de la « mode Foucault » et de l’« universitarisation » excessive de sa pensée. Dans le même entretien, Fontana déclarait ainsi :
Les cours sont pour moi l’espace par excellence dans lequel peut se construire une lecture différente de Foucault qui serait fondée, pour reprendre une distinction qu’il a faite lui-même dans l’introduction à L’usage de plaisirs, sur une « dépréhension » (opposée à la simple « compréhension » de ce qui est dit) : pour lire un auteur, il faut parfois en effet se déprendre de soi-même, ne pas se contenter de le « comprendre » (c’est-à-dire toujours peu ou prou de le traduire et de l’interpréter), et s’engager dans une sorte d’exercice sur soi pour changer soi-même plutôt que pour apprendre, pour se transformer soi-même plutôt que pour acquérir un savoir ou une connaissance accrue. Selon moi, il est très difficile de le lire comme ça, donc on ne le lit pas et on fait de la scolastique foucaldienne !
6Ce passeur entre la France et l’Italie qu’était Alessandro Fontana fut également un extraordinaire pourvoyeur d’idées. Elles étaient le fruit de ruminations et de longues méditations rendues possibles par une vie dominée par la passion des idées. Ces pistes pouvaient rester en suspens, et ne débouchaient pas nécessairement sur des livres. Elles étaient souvent partagées, données à ses amis et à ses élèves, confrontées et soumises à l’épreuve de leurs propres recherches, ouvrant la voie à des chemins qu’il leur revenait à eux-mêmes par la suite de parcourir. En cela il invitait à être fidèle, là encore, au précepte de Michel Foucault, lorsque celui-ci affirmait en 1975, à propos de Nietzsche : « moi, les gens que j’aime, je les utilise ». Il convient d’ailleurs de faire remarquer qu’il y a beaucoup d’Alessandro Fontana dans le texte intitulé Lire Foucault, aujourd’hui, que le lecteur trouvera à la fin de ce volume. Ce texte est, à sa manière, une réflexion sur la lecture elle-même et la conversion – ce qu’il appelle la metanoïa – qu’elle demande de la part du lecteur, amené tout autant à comprendre l’auteur qu’à se déprendre de lui-même : la lecture comme processus de « dépréhension », la lecture comme acte politique dans la mesure même où elle a à voir avec la liberté. Alessandro Fontana était un grand lecteur, quelqu’un qui savait lire, et apprendre à lire. La Bibliothèque nationale, rue Richelieu, était à la fois son ermitage et son salon. À la vieille BN, on lui trouvait toujours une place à l’hémicycle, une place « acquise » par trente années de présence quotidienne dans ce lieu qu’il aimait profondément. La Bibliothèque et les cafés alentour étaient aussi, bien entendu, l’espace d’une conversation toujours recommencée avec ses amis et ses élèves.
7Son attention aux textes est illustrée par un des pans importants de son activité : celui de la traduction, exercice qui est une sorte de « sur-lecture », de lecture ralentie des textes, considérés dans toutes leurs aspérités, leurs sinuosités, et souvent même leurs apories. Du reste, ce qui l’intéressait de plus en plus chez les auteurs – ses contemporains comme les classiques –, c’était souvent leurs points obscurs, leurs discontinuités, parfois même leurs incohérences, conscient comme il l’était que c’est la nécessité de les rendre enseignables qui tend à lisser ces aspérités, parfois même ces énigmes, qui font la richesse des grands textes. Foucault, Deleuze, mais également les dépêches des ambassadeurs vénitiens, puis Machiavel, et enfin Beccaria. Par-delà la confrontation avec les grands auteurs, il ne négligea pas les mineurs, comme ce Camillo Baldi dont il réédita La lettre déchiffrée, de 1622, ou un peu oubliés, comme Pierre Daru, qui publia en 1819 son Histoire de la république de Venise : des auteurs dits mineurs, parfois moins « inactuels » que les classiques, et qui permettent de saisir plus directement certains enjeux d’un moment.
8Parmi l’échantillon de ses travaux et articles proposés ici, pour l’essentiel postérieurs au mémoire d’habilitation, le lecteur trouvera, pour la littérature proprement dite, des textes portant sur quelques-uns de ses auteurs de prédilection. Leopardi en particulier, qui fut d’ailleurs un extraordinaire lecteur, et un de ces « chevaliers du néant » avec lesquels Alessandro Fontana a entretenu un dialogue intense. De même, il fut toute sa vie un lecteur de l’œuvre de Marcel Proust, pour laquelle il avait une véritable admiration, et qu’il lisait aussi à travers le « désir de Venise », désir toujours différé pour la ville qui révèle à l’auteur sa vocation d’écrivain à la fin de la Recherche, lorsque, comme l’écrit Fontana, « l’énigme du bonheur se dévoile, les angoisses s’effacent et la mort devient indifférente ». Quant aux classiques de la littérature italienne, ils étaient l’objet principal de ses cours, dans le cadre de la préparation à l’agrégation d’italien, sur Alberti, Laurent de Médicis, Machiavel, Castiglione, Parini, les frères Verri, Goldoni, Alfieri, Foscolo, Leopardi, Manzoni, Nievo, Verga, pour citer les grands auteurs auxquels il s’est confronté. Tout en étant un véritable érudit, mais aussi un homme du xviiie siècle qui n’avait pas renoncé au savoir encyclopédique, il se méfiait des excessives spécialisations. Il aimait à traverser des champs multiples, bousculant les frontières entre les domaines et les savoirs, avec une sorte « d’allégresse barbare, nietzschéenne », comme il l’écrit à propos de la façon foucaldienne de bousculer les dogmes établis. Sa pensée était une pensée en mouvement qui préférait les vues larges à l’approfondissement des détails, la traversée libre des territoires plutôt que le travail répétitif de la « discipline », la guerre éclair avec ses déplacements inattendus hors des territoires protégés plutôt que les longues batailles de position des armées régulières.
9Au cœur de son questionnement il y avait la naissance de la conscience moderne, dont son œuvre constitue, à sa façon, une généalogie et une critique. C’est ce qui, sur le versant politique, l’amena à lire et à relire Machiavel, ou Guichardin, au moment de ce qu’il appelait le passage de l’époque du « salut de l’âme » à celle du « salut de l’État ». À cet égard, il accordait une importance particulière à son travail d’annotation des Discours de Machiavel (Gallimard, 2004). C’est aussi ce qui l’amenait continûment à réfléchir sur Venise en tant que « ville métaphysique », c’est-à-dire en tant que point de résistance au changement, à l’histoire. Tout en n’étant pas un antimoderne, il s’employa dans son travail à mettre au jour les vices cachés de la modernité : Il vizio occulto. Cinque saggi sulle origini della modernità, tel est d’ailleurs le titre d’un de ses principaux recueils de textes, publié en 1989. Ces « vices cachés » – l’expression est de Marx – sont d’abord ceux de la démocratie dans ses aspects potentiellement autoritaires. Dans la réflexion d’Alessandro Fontana, ce seront aussi, par la suite, ceux d’une pensée tournée vers une dangereuse illusion de maîtrise des choses et du monde, et vers la construction du « pacte sécuritaire » dans les États modernes, aux origines de nos « sociétés de contrôle » pour le dire avec Deleuze.
10Tout en étant attentif aux phénomènes de longue durée, c’était bien, de façon générale, la question des commencements qui intéressait Fontana. Convaincu que ce sont plutôt les grands auteurs qui créent une tradition, qui « inventent » leurs précurseurs, et plus intéressé par la question des ruptures et des nouveautés que par celle des influences, il traquait les moments de passage, de basculement, les moments d’émergence de nouvelles configurations, les instants « auroraux », où surgit le « nouveau ». L’important pour lui était de bousculer les interprétations par catégories, de repérer ce qui fait échapper les auteurs à l’histoire de la littérature ou de la philosophie, afin d’envisager ce qu’ils avaient de présent, ou d’inaccompli, voire d’énigmatique, pour employer une notion récurrente dans ses écrits. Ainsi, dans sa dernière entreprise, en cours de publication chez Gallimard, l’édition du traité Des délits et des peines, c’était la question même de la naissance d’un type de société libérale, dont Beccaria est en Italie indéniablement un des premiers penseurs, qui l’intriguait.
11De la leçon d’Alessandro Fontana, celle du souci d’une « vie philosophique », le lecteur retrouvera un écho dans les dernières lignes de son Lire Foucault, aujourd’hui :
La grande philosophie n’est pas connaissance, parce qu’il n’y a rien à comprendre et à connaître : c’est en premier lieu et surtout apprendre à penser à nouveau, en dehors des vieux schémas et des vieilles règles ; mais cela n’est pas possible sans un exercice sur soi, une ascèse, l’institution d’un style de vie qui permette de dire-le-vrai, et donc de lutter sans tomber dans la mé-prise […], la mécompréhension de soi et des autres, qui a toujours rendu vaines les batailles et obscurci, dans la politique, les objectifs (réels), les enjeux (non pas purement imaginaires) et la nécessaire, inéluctable distinction entre l’usage des moyens et le royaume des fins. La philosophie comme une éthique, une éthique politique, en première et en dernière instance.
12Automne 2014
13J.-L. F. et X. T.
Notes de bas de page
1 Né à Sacile en Italie en 1939, Alessandro Fontana est mort à Paris en 2013.
2 Christian Del Vento, Jean-Louis Fournel, entretiens avec Mauro Bertani, Alessandro Fontana et Michel Senellart, « L’édition des cours et les “pistes” de Michel Foucault », Laboratoire italien, 7, juillet 2007 [http://laboratoireitalien.revues.org/144, consulté le 2 avril 2015].
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L’exercice de la pensée
Machiavel, Leopardi, Foucault
Alessandro Fontana Jean-Louis Fournel et Xavier Tabet (éd.)
2015
Ethnographie, pragmatique, histoire
Un parcours de recherche à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie)
Michel Naepels
2011