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p. 157-164
Texte intégral
1Confronté à d’autres témoignages, enrichi d’un appareil critique, ce manuscrit deviendrait une pièce, un indice supplémentaire dans la construction d’une preuve documentaire. Cependant, j’ai le sentiment que ma démarche froide, distanciée et critique dans l’usage des catégories et des classements, demeure incapable d’expliquer ou d’atteindre ce que fut l’expérience d’Antonio Ramos, qu’elle manque l’essentiel de ce que Ramos souhaitait transmettre. Dans sa conception naïve et appauvrie du rapport au réel et à la mémoire, mon analyse historique manque ce qu’elle pensait avoir compris. Traiter ce manuscrit en document d’histoire, n’est-ce pas trahir Antonio Ramos qui avait pensé écrire un roman ? Ai-je le droit de considérer le témoin en « document vivant » ? Entre le pasteur et l’historien, la trahison serait-elle la condition de la survie du document ?
2On ne peut assumer une critique textuelle historique sans examiner la question de savoir pourquoi certains genres (les mémoires, les témoignages) sont plus historiques que d’autres, c’est-à-dire considérés comme plus fiables. Dans l’affaire Los Sátrapas, je risque fort de me trouver dans la position absurde de celui qui tente de retirer d’un récit un « résidu » de vérité qu’il contiendrait, à l’instar des folkloristes du xixe siècle qui cherchaient dans les chansons de geste et les chansons populaires de leur temps à comprendre la société médiévale ou l’origine de leur nation. De toute manière, quel est l’instrument qui permettrait de trier l’information vraie de la fausse1 ? Certes, Ramos a totalement brouillé les cartes de sa propre biographie et semble même avoir menti à Brémond (il n’était pas professeur à l’université de Madrid mais instituteur dans une zone rurale). Certes, si je puis dire, Losada ment : Ramos n’a pas combattu les franquistes jusqu’au bout et a séjourné dans un camp de concentration en France, comme un demi-million de ses compatriotes. Et maintenant ? Les abus de la mémoire, si justement dénoncés par Tsvetan Todorov, n’auraient-ils pas fini par rejaillir sur toute mémoire individuelle qui, au nom d’une posture critique, se retrouverait dénuée de toute crédibilité ? Mon erreur a sans doute été de prendre au pied de la lettre ce que Ramos croyait faire : un roman pour témoigner. Le parti pris du témoignage m’a conduit à mener une enquête qui n’est pas vaine mais qui manque son objet.
3Il y aurait bien une autre manière de comprendre ce récit : je dois sacrifier l’une des dimensions de la construction documentaire – celui de sa visée véridictionnelle – pour aborder le texte sous un nouveau jour – celui de sa visée mémorielle. Ce roman n’est rien de moins qu’un genre parmi d’autres pour conserver et transmettre une mémoire, une tentative pour donner du sens au passé. On gagnerait donc à traiter ce roman historique sans prétendre en retirer des pépites de vérité qui seraient des grains purs d’information historique, mais à le traiter comme une source orale. Le problème n’est donc pas que le récit conserve de l’information vraie ou fausse mais plutôt qu’il conserve de l’information stable d’un point de vue mémoriel, suffisamment pour que l’auteur, vingt ans après les faits, s’en souvienne, la consigne et la juge digne d’être transmise. Est-il possible, en historien, de dépasser la distinction entre le fait d’imagination pure, l’invention radicale et les souvenirs de faits réels qui jouent de leur libre association dans le récit, en envisageant que cette combinaison a un sens et une vérité, en tant qu’effort de fidélité pour « donner à voir » ce que fut la prison ?
4D’autres historiens ont dressé avant moi le constat du demi-échec d’une approche strictement véridictionnelle de certains documents d’archives, en ouvrant la voie au renouvellement de la question du document. Lorsque Arlette Farge reconstitua la vie de Pierre Le Roy exécuté à Cambrai en 1770, « un personnage qui vit en archive », elle prévint le lecteur que « ce n’est pas un livre, ni une pièce de théâtre, c’est une forme d’écriture qui raconte et qui expose. Narration, exposition, fiction, histoire, récit […]. Il y eut le désir de prendre le parti de Pierre, ce morceau d’homme qui avait voulu se tailler une trop grande part de responsabilité en désirant […] faire ressembler Cambrai à la capitale2 ». Le défi de son approche consista à « allier la fabrication du récit historique à la matière de l’histoire ». De Louis-François Pinagot, Alain Corbin restitua la vie inconnue en s’inspirant de l’intuition de Carlo Ginzburg pour qui l’histoire est « un roman qu’on peut prouver ». Carles Vinyes, dans Le soldat de Pandore, retraça à son tour l’histoire d’un révolutionnaire catalan et finit par « opter pour une structure littéraire qui respecte scrupuleusement autant le contenu du récit oral que les autres sources d’information qui [lui] avaient été utiles soit pour vérifier, soit pour élargir le renseignement3 ». Dans La vie écrite. Thérèse, une biographie, Philippe Artières a également subverti la valeur du document en montrant que l’extraordinaire complexité des conditions de la production documentaire et de sa réception informe puissamment sa compréhension et son traitement par l’historien.
5Entre l’archive dont on feint de croire encore qu’elle contient toute la vérité des faits et le témoignage qui peut tromper et abuser de notre confiance, parions qu’il existe un espace pour le document en tant qu’il est mémorable. En effet, l’intention d’Antonio Ramos fut bien de faire témoignage par une œuvre de fiction où la question de la vérité resterait valide. La mémoire ne vise pas tant ici le compte rendu d’une vérité factuelle que la transmission d’une expérience et le travail de deuil. Dans ce roman, le fait ne vaut pas en tant qu’il décrit une réalité objective mais en tant qu’il est susceptible d’être souvenu, qu’il soit véridique ou inventé. Si l’on admet finalement que l’auteur fut conscient du risque de minoration que comportait le choix fictionnel au regard de la factualité, on peut poser l’hypothèse qu’il préféra privilégier la mémorabilité de son témoignage. Selon André Jolles, la dimension mémorable du récit transcende justement la distinction entre récit fictionnel et récit factuel pour mobiliser une autre modalité du rapport à la vérité4. Ainsi, à la différence de la fiction, le genre mémorable continue de poser la question de la vérité des faits, mais en modifiant le statut de ces derniers.
6Selon Hans Robert Jauss, le genre mémorable repose sur le pari de la vraisemblance des faits narrés, et constituerait « une zone commune de la création poétique et de l’écriture de l’histoire » sans pour autant se confondre avec l’une ou l’autre dans la mesure où il s’en distingue par le traitement qu’il réserve au fait et par l’attente qu’il suscite chez le lecteur. En effet, le mémorable viserait à signifier « quelque chose qui s’est de soi-même détaché dans le flux de l’histoire », un événement qui fait saillance dans le cours de l’histoire et qui, de ce fait, est digne de mémoire. Il se traduit d’un point de vue figuratif par la mise en exergue du détail qui n’est pas a priori attendu mais qui se veut éminemment signifiant ou révélateur5. Chez Ramos, l’accumulation de détails dans une suite ininterrompue d’anecdotes non reliées entre elles aboutit à un tableau impressionniste de la réalité carcérale où les détails ne viennent pas ajouter une touche de couleur à une description qui les commanderait mais constituent un fait d’ordre supérieur à la narration dont la présence incongrue est censée délivrer une vérité supérieure. Le détail n’est pas pertinent pour l’action, comme un exemple illustratif, il ne sert pas le plan d’ensemble d’un roman à thème qui suggérerait une norme d’action, mais exprime une « contingence insurmontable » qui mène à une certaine intelligence de l’époque. Il a aussi pour vocation d’amener lecteur à une réflexion sur la nature du système oppressif franquiste. Dans Los Sátrapas par conséquent, l’évocation de l’univers pénitencier n’a pas de déroulement chronologique interne : c’est l’ordonnancement des détails qui offre une mise en perspective historique. Le mémorable vise à faire monument davantage qu’il ne fait document.
7Cette forme emprunte aux hupomnêmata antiques leur sens et leur fonction : Michel Foucault parle d’aide-mémoire où sont consignés « des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit […]. Ils les offraient comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures6 ». Le philosophe ajoute que ces morceaux choisis n’étaient pas destinés à être de simples supports de mémoire ou des substituts à la mémoire défaillante mais à constituer le cadre d’un exercice de réflexion qui pouvait aussi servir de répertoire d’action : ils sont un lieu d’enregistrement de savoirs divers glanés qui servent à transmettre une mémoire active d’un individu ou d’un groupe confronté à une situation spécifique. Los Sátrapas, un aide-mémoire ?
8Pour l’historien, le fait, dans sa dimension mémorable, est forcément embarrassant. Pour ne pas tomber dans le piège négationniste qui discrédite le témoignage au prétexte d’une erreur factuelle et le renvoie à un simple fait de discours, il s’agit de comprendre à quelles conditions une fiction testimoniale contient une valeur utile pour l’histoire. Si le cas de Los Sátrapas montre que le fait vaut autant dans sa dimension mémorable que véridictionnelle, il faut admettre qu’en matière de témoignage, la vérité factuelle n’est pas première. Car, si le rapport au fait est une condition sine qua non qui fonctionne comme un indice indispensable au travail de l’historien, il n’est pas une condition suffisante de la reconnaissance de son historicité. En effet, comme l’ont prouvé des polémiques récentes de la littérature contemporaine, le fictionnel a le pouvoir de s’approprier le factuel. Dans Jan Karski, paru en 2009, Yannick Haenel prétend mettre sur un même plan le témoignage que le grand résistant polonais avait donné dans Shoah, de Claude Lanzmann, une scène inventée racontant la rencontre de Karski et du président Roosevelt et un récit à la première personne. Dans Les Bienveillantes, Jonathan Littell pose à son tour la question du « partage des eaux générique » qui vise, selon les mots d’Alexandre Prstojevic, à la composition d’une « historicité non factuelle » où le romancier se fait « l’auxiliaire de l’historien » et clame son droit à interpréter le passé. « Profondément marquée par l’expérimentation formelle et l’intériorisation psychologique, cette littérature du tournant pose, à travers un jeu avec le modèle testimonial des années 1940 ancré dans la factualité historique et attaché à une vision morale et rédemptrice du survivant en tant que témoin parlant au nom de la communauté des disparus, la question de la valeur éthique du récit et de la place du survivant dans un monde à la mémoire courte7. » Ces romans jettent un trouble profond dans la mesure où ils contribuent à dissoudre le fait et à saper la confiance immédiate que l’on prête au récit factuel. Toutefois, ces expériences invitent également l’historien à admettre que la valeur du témoignage n’est pas seulement sa référentialité mais aussi sa mémorabilité, c’est-à-dire sa capacité à suggérer des images mémorables. En comparant ce dont se souvient Antonio Ramos à la fin des années 1950 et ce dont se souvient le sénateur socialiste aujourd’hui, on peut se faire une idée juste de l’évolution de la perception qu’un groupe social a de son passé, c’est-à-dire du changement de perception de ce dont il est socialement acceptable de se souvenir. Se dessine alors la possibilité d’une histoire du mémorable.
9La caractéristique de la mémorabilité a des conséquences importantes sur la démarche critique dans la mesure où elle implique de comprendre le travail des différentes instances qui construisent le document : la seule considération des intentions de l’auteur et des conditions historiques de la mise en mémoire ne suffit pas ; il faut aussi s’attacher à décrire les conditions de la transmission de son récit et de sa réception. Cela amène l’historien à considérer le document comme le produit d’une coproduction narrative de l’auteur, du médiateur et du lecteur, processus dont le scientifique est partie prenante. Cela le conduit aussi à reconsidérer toute archive à la lumière de la mémorabilité : s’il existe bien des documents dont la fonction première est la consignation de l’information pour une bonne administration des hommes et des biens, d’autres pièces d’archives contiennent une intention mémorable dont il faut tenir compte : journaux, chroniques, mémoires, témoignages, etc. Autrement dit, le document est ouvert, en mouvement : sa lecture au présent, dynamique et jamais définitive, le rend éternellement actuel. Une réflexion sur l’implication, voire l’engagement de l’historien dans l’histoire qu’il raconte est dès lors indispensable.
Notes de bas de page
1 Voir Jean Norton Cru, Du témoignage, Paris, Allia, 1997 (1930), p. 13. Voir également Christophe Prochasson, « Les mots pour le dire : Jean Norton Cru, du témoignage à l’histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 48/4, octobre-décembre 2001, p. 160-189.
2 Arlette Farge, La nuit blanche, Paris, Seuil, 2002, p. 6, 9 et 12.
3 Ricard Vinyes, Le soldat de Pandore, Edf, Caisse centrale activité sociale (Corse), 2004, p. 12.
4 André Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, 1972, p. 72-74.
5 Hans Robert Jauss, « L’usage de la fiction en histoire », Le Débat, 54, 1989/2, p. 89-113.
6 Michel Foucault, « L’écriture de soi », Corps écrit, 5, février 1983, p. 3-23, reproduit dans Dits et écrits, vol. IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994.
7 Alexandre Prstojevic, « Du témoignage à la fiction », dans Id., Du témoin à la bibliothèque, Nantes, Cécile Defaut, 2012.
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