14
p. 125-140
Texte intégral
1Je cherche désormais à mieux saisir l’histoire du manuscrit, c’est-à-dire les circonstances de la mise en mémoire. Je souhaite comprendre pourquoi Ramos s’est senti dans l’obligation d’écrire alors que son histoire personnelle rendait difficile le recours au témoignage. Après tout, le contexte espagnol d’après-guerre aurait pu vouer une victime de la répression au silence. Au cours du récit, l’auteur raconte longuement l’histoire de Bermúdez dont l’épouse tenta l’impossible pour le sauver des griffes de la justice militaire, en vain. Cette femme, explique-t-il, se réfugie alors dans le mutisme absolu :
Elle ne voulait parler à personne de son drame, ni même à ses proches qui n’en connaissaient qu’une partie. L’autre partie, la plus intime, demeurait enfouie dans son âme pour toujours. C’était un poids tangible autour duquel graviterait le reste de son existence. Comme un secret inavouable, elle mourrait avec lui1.
2Ces mots traduisent bien la culpabilité du survivant. Ils sont aussi le produit d’un système répressif qui fait de toute victime un coupable. Cependant, pour Ramos, le silence est plus terrible encore que la remémoration du traumatisme. L’oubli de leur tragédie est une menace réelle que les prisonniers et l’auteur s’efforcent de conjurer. C’est que les franquistes « travaillent pour le futur » en constituant les archives qui justifient les mensonges2. Dans le roman, lorsque Masfort se rend compte que les pièces de son procès ont été fabriquées pour le condamner injustement à mort, il s’inquiète de ce que ces documents saliront sa mémoire. Un compagnon d’infortune lui répond que « ce qui restera comme l’unique vérité sera ce qui sera archivé3 ». Pour l’auteur de Los Sátrapas, il ne fait pas de doute que le roman est un morceau d’archive constitué contre l’oubli.
3Vient ensuite la menace du négationnisme : dans le camp de travail, Serradell, qui dialogue avec l’architecte de la prison, s’étonne que ce dernier nie la réalité de la répression. De même, à Barcelone, plusieurs années après les faits, les voisins de Losada ne le croient pas et mettent ses récits sur le compte d’une imagination fertile. Ramos s’est également heurté à cette incompréhension si souvent relatée par les rescapés des camps nazis : pourquoi et pour qui écrire si le monde refuse le témoignage ? L’histoire de ce manuscrit témoigne à elle seule de la déshérence du roman, oublié de tous, échoué dans un grenier. Réduit au silence, Los Sátrapas est un témoignage à vide. On comprend, dans ces conditions, que l’écriture du manuscrit soit tout entière sous-tendue par un puissant devoir de mémoire.
4Le manuscrit ayant été écrit en exil, sa production appartient à l’histoire des centaines de milliers d’Espagnols ayant fui le régime franquiste qu’a décrite Geneviève Dreyfus-Armand4. Michael Pollak a remarqué que l’écriture et la remémoration permettaient le plus souvent à un témoin de surmonter une crise conjoncturelle5 : dans ce cas, on peut penser que l’exil entraîna une rupture qui motiva l’acte d’écriture. Ramos se retrouvait comme le seul dépositaire des valeurs politiques et morales qui l’avaient soutenu au cours de neuf années de prison. Il se pensa peut-être comme le porte-parole d’une communauté disparue dont il souhaitait réactualiser le combat : c’est pourquoi le roman est à la croisée de deux époques, celle de la lutte antifasciste des années 1930 et celle des luttes antitotalitaires des années 1950. De même, le sociologue a décelé qu’à l’origine de la mise en mémoire, l’encouragement d’un homme d’Église est fréquent : le pasteur Brémond, qui maria les Ramos à Oullins en 1950, avant leur départ pour l’Amérique latine, favorisa peut-être une conversion religieuse dont on trouve de nombreuses traces dans le roman. En soi, la conversion qui fait suite à une expérience de violence extrême n’est pas étonnante : Annette Becker l’a étudiée pour les anciens poilus6. Mais force est de reconnaître que la conversion, en offrant une nouvelle perspective de socialisation, éloigna paradoxalement davantage Antonio Ramos de sa vie passée.
5Ainsi, l’impossibilité d’articuler ses souvenirs individuels à la mémoire collective des autres exilés pourrait expliquer la nécessité de la prise de parole. En relatant ces temps forts où les raisons générales de la lutte contre le franquisme se confondaient avec les motivations intimes de résistance, Ramos rétablissait dans l’exil une certaine cohérence perdue. Après l’expérience en France, cette nouvelle situation d’exilé impliqua un arrachement à l’univers d’origine, une désorientation qui put mener à l’écriture. Par l’évocation de ses amis si chers, il reconstituait ce cercle de proches nécessaire à l’évocation première du souvenir, cette fraternité qui l’avait sauvé mais qui, en s’évanouissant, l’avait conduit à l’isolement. Selon les spécialistes de la littérature de l’exil, « la situation de relégation ou d’extériorité des protagonistes permet ainsi une reconfiguration de l’expérience sensible que l’on peut envisager dans un sens politique7 », au sens où Jacques Rancière l’entend, c’est-à-dire une « reconfiguration de l’expérience sensible du monde [qui modifie] les rapports du visible et du dicible8 ». L’écriture serait susceptible de conjurer l’expérience de l’exil et de la perte.
6En outre, il est indéniable que le contexte culturel uruguayen de l’époque favorisait une telle entreprise d’écriture : centre important de l’édition du Cône Sud, Montevideo cultivait un esprit antipéroniste et antifasciste avéré. À Buenos Aires également, on publia de nombreux souvenirs de la guerre civile et, on l’a dit, quelques-uns sur la répression. Entre 1938 et 1954, le Río de la Plata qui baigne les deux capitales devint, avec Mexico, l’un des pôles majeurs de la production espagnole de l’exil. Les Espagnols y fondèrent une multitude de centres d’édition qui permit de sextupler le nombre de titres publiés. D’autres développèrent les maisons d’édition espagnoles déjà présentes depuis les années 1920, comme Espasa-Calpe Argentina qui figure sur la petite liste qu’a dressée Antonio Ramos. À Montevideo, José Bergamin qui fonda la maison Arbol est le symbole de cette « Espagne pérégrine » dont il chanta l’odyssée9.
7Dans le fond, Ramos connut un double exil. Sorti de la prison de Pilatos et du camp de travail, son personnage, Losada, végète à Barcelone, en paria de la nouvelle société franquiste : difficultés de ravitaillement, chômage entrecoupé de courtes périodes d’embauche en tant qu’ouvrier, humiliations répétées de la part des autorités revanchardes qui le surveillent étroitement, notamment de celle du prêtre qui refuse de délivrer un certificat de bonne conduite, échecs réitérés de demandes d’émigration légale auprès de plusieurs consulats sud-américains, résistance passive sous l’œil de la police secrète… Si le roman se termine sur une note d’espoir, le passage de la frontière, Losada y perdit toutefois une part de lui-même : son frère de sang, Serradell, qui succombe. Le prix de la liberté fut l’expérience d’une double expérience de désocialisation que seule l’écriture du roman pouvait conjurer.
8L’inscription dans le contexte de la fin des années 1950 explique bon nombre d’anachronismes contenus dans le roman : par exemple, dans une longue diatribe contre la modernité, Losada parle de frigidaires électriques, de cellulose, de nylon et de cartes perforées… autant d’inventions postérieures aux années 194010. Ces anachronismes maladroits renvoient de manière générale à l’attente sociale qui sous-tend la production de ce roman. À bien des égards, le récit répond aux questionnements de l’après-guerre davantage qu’à ceux de l’entre-deux-guerres : ainsi, le récit des prisons franquistes est traversé d’allusions et de comparaisons avec le système concentrationnaire nazi et soviétique que l’auteur n’a pu connaître qu’après sa sortie de prison et vraisemblablement, si l’on tient compte du contexte de l’Espagne d’alors, qu’après sa sortie du pays. Depuis la prison de Tarragone, comment pouvait-il avoir connaissance de « ce que Hitler était en train de faire aux Juifs » ? Comment pouvait-il connaître « ce que les Allemands font dans les pays qu’ils ont occupés11 » ?
9Particulièrement frappant est l’usage réitéré du terme « génocide », dont on connaît l’origine après la Seconde Guerre mondiale. Le mot n’est attesté dans les dictionnaires de langue espagnole que depuis 195512. Il est probable que Los Sátrapas s’inspire en partie des récits de la Shoah dont Ramos pouvait disposer en France, si sa maîtrise du français le lui permettait, et en Amérique ensuite. Même si les récits de la Shoah rédigés en espagnol sont très peu nombreux à l’époque (on n’en compte que deux, l’un publié en Andorre en 1946 et l’autre au Mexique en 194713), il devait avoir une idée claire de ce qu’avaient été les camps nazis. Les témoignages de la Shoah jouent probablement le rôle de patron narratif sur lequel s’appuya l’auteur pour consigner ses souvenirs.
10L’enseignement qu’il entendait tirer de son expérience carcérale, Ramos l’élabora au cours des années 1950, dans le contexte de la guerre froide. À cette époque, il manifeste vis-à-vis du communisme une haine inextinguible : pour lui, la démocratie espagnole fut perdue par la victoire des totalitarismes fasciste et communiste ; en 1939, par le pacte germano-soviétique ; en 1946, par la reconversion du franquisme en digue de l’anticommunisme. L’opinion est caractéristique du militantisme socialiste et républicain auquel Ramos appartenait. Elle reflète aussi parfaitement les profondes divisions des gauches espagnoles pendant le conflit et longtemps après. L’obsession antitotalitaire de l’auteur est si puissante qu’elle traverse l’ensemble du manuscrit, mais il parle des camps staliniens en des termes qui sont typiques de l’époque de la déstalinisation. La divulgation de l’existence du système concentrationnaire soviétique agit pour l’auteur comme un révélateur de la collusion des régimes totalitaires, franquisme y compris. Les joutes oratoires auxquelles se livrent les amis de Losada dans la prison prennent ici un sens nouveau. En fait, Los Sátrapas est tout autant l’écho d’une conscience choquée par la violence de la répression franquiste que par celle du règlement de l’après-Seconde Guerre mondiale qui permit la conservation du régime franquiste, sorte d’anomalie historique. J’ai donc bien affaire à un entrepreneur de mémoire s’arrogeant un devoir de mémoire sacré au nom d’une vérité qu’il défend avec intransigeance.
11Il faut également rappeler le contexte espagnol que l’auteur, récemment exilé en Uruguay, ne pouvait ignorer. Les années 1950 marquent en effet la fin du franquisme totalitaire et la poussée d’une nouvelle génération dirigeante réformiste proche de l’Opus Dei. Ce virage définitivement opéré en 1960 changea le visage de la dictature et permit sa survie. Dès lors que le régime paraissait installé pour longtemps, le souvenir de la guerre civile s’estompa au sens où le régime pouvait désormais compter sur d’autres formes de légitimation que furent la paix et la prospérité économique. On peut comprendre ce qu’avait d’impérative la dénonciation du « dernier régime fasciste d’Europe » pour un Ramos qui voyait partir en fumée les ultimes espoirs d’un retour à la démocratie dans son pays : son départ en France puis en Uruguay ne dut pas être étranger à ce constat désespérant.
12Les années 1950 marquent aussi les débuts d’une contestation sociale en Espagne : la séquence de grèves commencée à Barcelone en 1951 connut son apogée avec les événements estudiantins de 1956, à Madrid, prémices d’une protestation sociale qui ne cessa ensuite de mobiliser les milieux étudiants et ouvriers14. C’est dans ces luttes que devaient se former les élites de la résistance à la dictature tout au long des années 1960 et 1970. Cependant, le front contestataire était formé des fils « de vaincus et de vainqueurs », conjointement déçus par l’absence de perspective que leur offrait le régime. Cette nouvelle génération qui n’avait pas connu les combats de la guerre choisit de se tourner résolument vers l’avenir, sans plus évoquer les divisions du passé. De sorte que le renouveau politique de la démocratie espagnole passait par la négation de l’expérience des anciens combattants et des victimes de la répression15. Ramos, qui a quarante-huit ans en 1958, a naturellement une vision très différente du sacrifice de la génération républicaine. Dans un pays qui s’apprêtait à tourner la page de la guerre pour construire son avenir, Los Sátrapas revendiquait haut et fort l’actualité de son combat.
13Le contexte de production de ce manuscrit est enfin celui du destin de cette petite intelligentsia républicaine, faite d’instituteurs, de professeurs, d’employés, de journalistes, de médecins, d’avocats, etc., littéralement broyée par le nouveau régime. Autant que pour la classe ouvrière, le franquisme s’employa avec une brutalité inouïe à éradiquer la présence sociale de ces cadres qui représentaient l’unique espoir de reconstruire un autre monde. Cette Espagne moyenne, nourrie d’une tradition libérale séculaire et volontiers ouverte à l’avant-garde culturelle, fut extirpée du pays. La mémoire de ces groupes isolés et martyrisés se heurta frontalement à celle du régime, mais aussi à celle des générations d’après-guerre qui menaient leur combat selon d’autres modalités. L’Antonio Ramos des années 1950 est donc un promoteur de mémoire isolé et voué à l’échec.
14Mais l’analyse de la mise en mémoire ne peut se limiter aux seules considérations des motivations du mémorien : il faut nécessairement s’interroger sur les conditions historiques qui rendaient audible un tel témoignage. On se souvient qu’Antonio Ramos n’est pas parvenu à éditer son roman dans les années 1960. Quelles furent les conditions de recevabilité du manuscrit dans ces années ? Comment rendre compte de la posture que le lectorat était susceptible d’adopter16 ? Le public enregistrerait-il la preuve que lui délivrait l’auteur ?
15Selon Nathalie Heinich, qui analysa les conditions de lecture des témoignages de la Shoah, on peut distinguer deux modes de distanciation lectorielle, l’une référentielle, l’autre spatio-temporelle. D’un point de vue de la distance référentielle, la recevabilité de Los Sátrapas en 1958 était forcément difficile : en effet, la distance littéraire qu’induit la production d’un roman réaliste rendait complexe sa réception positive de la part du public qui, selon le sens commun, associait la littéralité du récit à sa véridicité et, inversement, sa littérarité à l’artifice et au mensonge17. Il fallut attendre les années 1970 pour que le public occidental apprenne à considérer la « vérité de la fiction » qui émanait, par exemple, des romans d’André Kertész. Dans le cas espagnol, un des premiers témoignages fictionnalisés est celui de Juan Doña qui écrivit en 1978 le livre Desde la noche y la niebla, en référence au Nacht und Nebel, qui raconte les péripéties d’une jeune militante communiste dans la clandestinité puis dans les prisons franquistes18. Comme l’attestent plusieurs polémiques récentes sur le parti pris littéraire de récits des camps, la question du rapport entre littérature et vérité n’est pas définitivement tranchée ; elle l’était a fortiori moins il y a soixante ans de cela. Ainsi, la facture de Los Sátrapas qui repose sur une discontinuité discursive (hybridité du genre narratif, changement du contrat de lecture, etc.), faisait de ce texte un édifice qu’on pouvait juger bancal et dont la lecture était particulièrement malaisée.
16De plus, chez Ramos, la combinaison d’une posture de détachement, comme l’implique par exemple l’usage d’un pseudonyme, avec le haut degré de transformation fictionnelle incitait à faire une lecture esthétique du manuscrit, alors que le témoignage tend à se situer sur un plan éthique. L’auteur en appelle sans cesse à des valeurs de justice et d’égalité qui fondent un bien commun entre lui et son lecteur. C’est ce qui, in fine, rend possible la transmission de son expérience. L’auteur présuppose donc la pérennité des valeurs morales qu’il défend et parie qu’à l’avenir, un lecteur sera susceptible de se reconnaître en elles. Ce pari, en retour, contribue à pérenniser ces mêmes valeurs dans le temps. L’échange repose sur le pari d’une communauté de valeurs stable dans le temps, sur un système de reconnaissance mutuelle, sur la présomption d’un monde partagé dont il assure la survivance.
17Ce contenu moral est aussi celui qui correspond à une attente – supposée – du lecteur. Ramos l’anticipe alors en moralisant excessivement son expérience concentrationnaire. Le récit se réduit à une opposition manichéenne entre bons et méchants, entre fascisto-communistes et démocrates. Il est significatif que les personnages de Ramos aient à assumer une responsabilité morale attendue, alors même qu’ils vivent dans un monde contraint où les lois sont différentes de celles du lecteur. Comment rendre compte du fait que Ramos accepta le jeu de la rédemption de la peine par le travail alors que sa présentation des faits conduit les personnages à refuser toute forme de compromission avec le franquisme ? Comment raconter qu’il usa de ses compétences mathématiques acquises à l’université pour obtenir un poste enviable dans les bureaux de la direction de la prison et, plus tard, un emploi d’ingénieur sur les chantiers des camps de travail ? Ainsi, la nécessité d’être entendu et lu conduit Ramos à construire un récit acceptable du point de vue de la position morale du lecteur dont il veut provoquer l’indignation, en faisant l’impasse sur la « zone grise » des prisons qu’il fréquenta. Il existe alors une sorte de décalage entre un lecteur émettant des jugements esthétiques sur la qualité littéraire de l’ouvrage, et l’auteur entendant susciter en priorité une condamnation morale. Ainsi, récit mémoriel à visée essentiellement morale, ce manuscrit avait peu de chance de rencontrer son public.
18D’un point de vue de la distance spatio-temporelle, l’enquête a permis de déterminer que le manuscrit fut achevé en Uruguay, à des milliers de kilomètres du lectorat qu’il prétendait atteindre. L’échec de la publication à Buenos Aires est illustrative de ces difficultés. En Espagne, le manuscrit ne pouvait trouver d’éditeurs, et en France, il nécessitait une traduction que le pasteur Brémond ne pouvait effectuer. En outre, on peut douter de l’accueil que les cercles de l’antifranquisme en exil en France auraient réservé au manuscrit : principalement liés au PCF, ils étaient directement dans la ligne de mire de Ramos. Le décalage entre la volonté de mémoire du témoin et la surdité de la société environnante vouait sans doute ce manuscrit à un long silence. Je conçois aisément le désespoir de Ramos qui ne vit pas de son vivant son livre sur les tables des libraires.
19La saisie les conditions de la mise en mémoire à partir des quelques indices dont je dispose serait incomplète si je ne prenais pas en compte le rôle du pasteur Brémond : non seulement ce dernier fut un facilitateur d’écriture, mais il fut aussi le destinataire du manuscrit. En effet, l’auteur ne confia pas le livre à son fils, comme on aurait pu s’y attendre, mais finit par remettre son œuvre à celui qui était devenu son ami, probablement lors de l’une des deux visites qu’il effectua en France, en décembre 1963 ou en avril 1964, et dont il reste aujourd’hui une photographie (celle de décembre 1963, au vu de la neige en arrière-plan).

Antonio Ramos et Pilar Moll en France en décembre 1963 (?)
Archives personnelles d’Arlette Roy
20Brémond conserva et archiva soigneusement ces pages parce qu’il les considérait dignes d’intérêt. Aux dires de sa fille, le pasteur avait toujours regretté de n’avoir pas pu le faire publier. Le geste de conservation ne s’explique pas uniquement par la force de liens d’amitié mais aussi par la culture politique et religieuse du pasteur. Pendant la Seconde Guerre mondiale, au Pouzin, en Vivarais, Brémond participa à un réseau protestant de résistance à l’occupation allemande. Cette filière, qui trouvait sa raison d’être dans une disposition culturelle héritée du protestantisme dans le sud du Massif central, fut particulièrement efficace pour protéger de nombreux Juifs. Dans son Journal, le pasteur témoigne :
À la débâcle, Le Pouzin a vu arriver par le train, environ deux cents Belges. Le maire vint me voir et me dit : « Venez Monsieur le pasteur, il y a un couple avec leur fille de douze ou treize ans, nous ne savons pas quelle langue ils parlent. » Je vis cet homme et cet femme et l’adolescente et compris qu’ils parlaient polonais, tantôt yiddish. C’était un tailleur de Varsovie. Nous leur trouvâmes un petit logement et je donnai un mien de costume à retourner comme on faisait en temps de guerre. Il se révéla très adroit. Alors tous les pasteurs de la région le firent travailler ainsi que les instituteurs et les gendarmes pendant deux ans.
21La famille juive fut arrêtée, et le pasteur Brémond dut fuir en Suisse pour échapper à l’Occupant. La sensibilité de Brémond au drame des exilés républicains espagnols s’explique par la conjonction de plusieurs faits : l’attachement à l’idée républicaine, l’expérience personnelle de l’exil, une disposition culturelle d’entraide envers les victimes de la répression, une histoire familiale qui n’est pas étrangère à l’Espagne, comme me le fit remarquer plusieurs fois Arlette Roy, au cours de nos échanges. Quoi qu’il en soit, elle se traduisit par la réactivation des réseaux de solidarité construits pendant la guerre au bénéfice des exilés espagnols. C’est ainsi que le presbytère se convertit en un refuge pour ceux qui fuyaient le franquisme, telles les familles Pertusa ou Ramos. Il faut noter qu’à Dieulefit aussi, où Brémond fut nommé à la fin des années 1950, les habitants, guidés par leur pasteur, organisèrent pendant la guerre le refuge de 1300 Juifs, dont de nombreux enfants : Pierre Vidal-Naquet, qui y fit plusieurs séjour, en garda un vif souvenir19.
22Dans ses mémoires, Brémond consigna ainsi la rencontre avec Ramos, suite aux importantes inondations que connut la région en 1950 :
On me signala, un jour, un ménage espagnol en détresse. J’allai voir. Ils habitaient une unique pièce au rez-de-chaussée d’une pauvre maison. Comme il y avait 80 cm d’eau boueuse au sol, Antonio Ramos et Pilar Moll avaient hissé leur lit sur de grandes caisses. Jugez leur angoisse ! Nous examinâmes leur cas périlleux en équipe paroissiale et Bob Lichtenberger, l’ingénieur, et sa femme Anne qui disposaient d’un petit appartement au premier étage de leur villa, le mirent aussitôt à la disposition du malheureux ménage.
Nous les entourâmes dans la communauté paroissiale. Ils s’ouvrirent à la foi. Mais ils n’étaient pas mariés.
Voici pourquoi. Antonio, qui maniait mal notre langue, avait été professeur de mathématiques à l’université de Madrid, officier supérieur républicain dans la guerre d’Espagne. Il fut pris et incarcéré à vie dans une prison de la capitale par les franquistes victorieux. Il était marié et père d’un jeune garçon. Il resta trois ans prisonnier. Au cours de ces trois années, il reçut l’avis de décès de sa femme. L’enfant avait passé en France, accompagné. Au bout de trois ans, Antonio réussit à s’évader et passa lui-même la frontière où il retrouva son fils. Il vint s’établir à Oullins et travailla, je crois, comme manœuvre20.
23Homme de lettres d’une grande culture – on compte une vingtaine d’ouvrages à son crédit –, le pasteur inspira probablement Ramos qui, dans son roman, ne tarit pas d’éloges sur les vertus de l’homme de foi21. À cet égard, le personnage de Losada montre une grande force sprirituelle dont il s’inspire pour résister : sa haine des hommes d’Église n’a d’équivalent que son profond attachement aux valeurs religieuses chrétiennes. Je crois que la conversion au protestantisme de la part d’un Ramos (dont les fiches de police des années 1940 indiquent la confession catholique) put offrir à cet homme isolé une forme de consolation. Et puis l’Espagnol trouva probablement chez le pasteur l’interlocuteur qui lui manquait cruellement dans son pays d’origine. En retour, le pasteur constitua en archive un document au destin fragile et le désigna à sa fille comme tel, à tel point que quarante ans plus tard, cette dernière crut bon de conserver cet écrit qu’elle savait cher à son père. C’est pourquoi elle me le transmit.
Ma sœur que j’ai interrogée ne se souvient pas du tout qui a apporté ce manuscrit à notre père mais [ma sœur, ] jeune comme moi, [pense] que c’est probablement Ramos. Tout ce dont elle se souvient c’est que mon père avait des remords de n’avoir pu s’occuper du manuscrit mais que, Franco régnant, il ne voyait pas comment s’en débrouiller alors qu’il était lui-même très occupé par son ministère depuis son arrivée à Dieulefit22.
24En outre, Arlette Roy croyait être en possession d’un témoignage clé de la guerre civile. Elle entrevit là la possibilité de réparer le dommage collectif que causa, selon elle, l’indifférence de la France au drame espagnol :
J’ai lu dans Le Monde du 28 septembre dernier l’article sur l’exposition « Exilio » de Madrid, dont le catalogue a été rédigé par Geneviève Dreyfus-Armand. Il aura donc fallu 60 ans pour qu’on évoque tous ces anciens combattants qui n’ont pas été suffisamment accueillis par la France qui se débattait dans ses propres problèmes. En espérant que le manuscrit d’Andreu Martí serve un jour à leur réhabilitation23.
25Ainsi, entre Ramos et l’historien, la figure de Brémond (et, incidemment, celle de sa fille) n’est pas neutre : sa médiation rendit le roman accessible et marqua fortement le projet de Ramos de sa propre volonté de mémoire. Il se pourrait que l’étude historique, qui croyait restituer la mémoire d’une victime du franquisme, serve finalement la mémoire de celui qui l’avait sauvegardée. Comment faire la part de ce qui est de Ramos et de ce qui appartient à Brémond ? Le passeur n’a-t-il pas toute sa place dans l’histoire que racontera l’historien ? Mais si celui qui a constitué le texte en archive fait partie de cette histoire, que dire de celui qui, par son analyse critique, constitue le manuscrit en document historique ?
Notes de bas de page
1 Andreu Martí, Los Sátrapas…, op. cit., p. 284.
2 Ibid., p. 120.
3 Andreu Martí, Los Sátrapas..., op. cit., p. 234.
4 Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols, Paris, Albin Michel, 1999.
5 Michael Pollak, Nathalie Heinich, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, p. 3-29.
6 Annette Becker, La guerre et la foi. De la mort à la mémoire, Paris, Armand Colin, p. 46-56.
7 Judith Sarfatilanter, « Le récit comme seule voie de retour : l’expérience de l’exil dans l’œuvre de Peter Handke et de Claude Simon », dans Corinne Alexandre-Garner, Isabelle Keller-Privat (dir.), Migrations, exils, errances et écriture, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2012, p. 271-285.
8 Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 11-12.
9 Fernando Larraz Elorriaga, « Los exiliados y as colecciones editoriales en Argentina 1938-1954 », dans Andrea Pagni (dir.), El exilio republicano espanol en México y Argentina, Madrid/Francfort-sur-le-Main, Iberoamericana/Vervuert, 2011, p. 129-144.
10 Andreu Martí, Los Sátrapas…, op. cit., p. 262.
11 Andreu Martí, Los Sátrapas…, op. cit., p. 63 et 260.
12 Ibid., p. 74 et 124.
13 Il s’agit de Joaquim Amat Piniella, K. L. Reich, op. cit. et de Mercè Rodoreda, Nit i Boira, Barcelone, Edicions 62, 1978.
14 Jesús Martínez, « La consolidación de la dictadura (1951- 1959) », dans Id. (dir.), Historia de España, siglo XX, 1939-1996, Madrid, Cátedra, 1999, p. 106-117.
15 Santos Juliá, « Memoria e identidades nacionales », dans Justo Beramendi, María Jesús Baz (dir.), Identidades y memoria imaginada, Valence, Universitat de València, 2008, p. 85-107.
16 Nathalie Heinich, « Les limites de la fiction », L’Homme, 175- 176, juillet-décembre 2005, p. 57-76.
17 Id., « Le témoignage entre autobiographie et roman : la place de la fiction dans les romans de la déportation », Mots, 56, septembre 1998, p. 33-48.
18 Carles Freixa, Carme Agustí, « Los discursos autobiográficos de la prisión política », dans Carme Molinero et al., Una inmensa prisión, op. cit., p. 199-229.
19 Valérie-Anne Sircoulomb, « La vie culturelle à Dieulefit pendant la Seconde Guerre mondiale », Études drômoises, 1992/4, p. 5-12.
20 Arnold Brémond, Sur le chemin du renouveau. Une aventure sociale et spirituelle, Lyon, Chemin neuf, 1976, p. 155.
21 Entre autres ouvrages de théologie, on trouve par exemple : Ardèche, pays de lumières, Valence, Imprimeries réunies, 1947 ; La prophétesse des marnes grises, Avignon, Aubanel, 1957 ; Noël au pays de lumières, Bâle, 1957 ; À l’ombre des châtaigners, Paris, Librairie protestante, 1960 ; Vivarais, terre ardente, Privas, Lucien Volle, 1967 ; Ciel de lavande. Comptes de Haute-Provence, Privas, Lucien Volle, 1969.
22 Arlette Roy, lettre du 18 octobre 2002.
23 Id., lettre du 13 octobre 2002.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’exercice de la pensée
Machiavel, Leopardi, Foucault
Alessandro Fontana Jean-Louis Fournel et Xavier Tabet (éd.)
2015
Ethnographie, pragmatique, histoire
Un parcours de recherche à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie)
Michel Naepels
2011