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p. 85-90
Texte intégral
1 À mesure que sortaient les prisonniers pour être fusillés, d’autres arrivaient de Barcelone ou d’autres villes pour être condamnés à Tarragone, suivant la norme fasciste de « juger » et de fusiller le détenu dans la province où il avait vécu la majeure partie de sa vie ou combattu. Ceux qui venaient du Sud, surtout d’Ocaña, de Cordoue, de Jaén, de Carmona racontaient les horreurs de la faim et des mauvais traitements. Quelques jours plus tard entraient des prisonniers de Burgos, de Saragosse et d’autres prisons du Nord, et ils racontaient la même chose.
2 Parmi les prisonniers incarcérés ces jours-là, deux d’entre eux causèrent une forte impression parmi les vétérans de la bâtisse pour des raisons bien précises. L’un disait être un ancien commandant d’artillerie, et le jour même de son arrivée, il se retrouva avec un autre officier qui appartenait à une promotion de l’Académie de Ségovie de deux années avant la sienne. Son compagnon était télégraphiste. Tous les deux avaient pour ainsi dire fait le tour de l’Espagne de prison en prison. Losasa et ses compagnons n’avaient jamais vu une telle audace, un tel courage et une telle intelligence. Ils se lièrent rapidement d’amitié avec ceux du groupe de Losada et leur arrivée fut comme une injection d’optimisme pour tout le monde. Ces deux détenus étaient une encyclopédie vivante pour tout ce qui concernait les prisonniers, les fusillés, les torturés, les gardiens, les directeurs, les petits chefs fascistes, l’organisation des prisons et des camps de concentration, les détenus en fuite, les tentatives de fuite dans certaines prisons (« avec du temps et de la patience », comme ils disaient) et beaucoup d’autres faits qui avaient à voir avec la répression et la persécution barbare que mettaient en œuvre les acolytes du Caudillo.
3 Ils détenaient de plus les listes des individus fascistes importants pour un motif ou un autre ; une autre liste de prisonniers torturés de manière spéciale et d’exécutions qui, pour divers motifs, purent tomber dans l’oubli, accompagnée des dates et de tous les détails. Tout cela collecté au cours de leur passage dans les prisons.
4 Ils sympathisèrent bientôt avec le groupe de Losada et avec ses proches et leur confièrent quelques-uns de leurs secrets afin d’en recueillir d’autres pour eux-mêmes. Pour la distance qu’ils maintinrent avec certaines personnes de la salle, sans que personne ne les eût avertis, ils montrèrent qu’ils étaient de fins connaisseurs de la nature humaine. Ils commencèrent par conter à Losada et à ses compagnons qu’il fallait s’attendre à rester à Tarragone pour longtemps, mais pas pour toujours. Il ne leur restait guère de prisons à visiter, sauf celle de Murcie et quelques autres de moindre importance dans la zone sud du Levant. Ils craignaient qu’à la fin, ils ne puissent s’en sortir et finissent par être exécutés. De même, ils leur expliquèrent qu’ils prenaient de faux noms, sans indiquer les véritables, et qu’une série de documents qu’ils avaient préparés à l’avance, avant que la guerre se termine, prévoyant la souricière du port d’Alicante, leur avait évité d’être reconnus pour qui ils étaient et d’être immédiatement fusillés après l’arrestation. Sur la foi de ces fausses informations, les fascistes furetaient mais sans rien découvrir de concret sur les deux personnages. Non pas que les fascistes eussent besoin de recueillir méthodiquement un ensemble de preuves pour prouver la culpabilité supposée des deux hommes lors d’un procès : ils ne s’embarrasseraient pas de tels précautions pour les fusiller. Mais deux choses jouaient en faveur des détenus : le soupçon qu’il s’agissait de « gros poissons », ce qui encourageait les autorités à continuer les recherches dans l’espoir de découvrir quelque chose de plus important encore. L’autre chose était la conséquence de la première : sans cesse enrichis de nouveaux ordres et de nouveaux documents, leurs dossiers tournaient sans arrêt, grossissaient et devenaient indéchiffrables si bien que tous les juges les laissaient « pour plus tard », effrayés par la quantité de travail que représentait le seul fait de les feuilleter. On avait l’impression qu’une Providence divine organisait cette pagaille pour sauver ces deux prisonniers, ne serait-ce qu’un moment de plus. Le transfert de prison en prison, et quelques espèces sonnantes et trébuchantes au moment opportun, étaient une forme d’aide efficace car ils évitaient que l’acte d’accusation soit rédigé dans la ville où ils se trouvaient. Pour cette raison, ils ne restaient jamais dans une prison plus de deux ou trois mois. Losada et ses amis, à mesure qu’ils en apprenaient davantage sur ces hommes, s’accordaient pour considérer que quelqu’un de très puissant, qui n’était pas un fasciste mais qui était infiltré dans un haut lieu de commandement, aidait à sa manière deux anciens amis ou compagnons. Losada en arrivait à ces conclusions :
5 — Il est clair que maintenant qu’il n’y a plus vraiment d’acte d’accusation, qu’aucune enquête n’est droite ni juste mais qu’elle repose sur des délateurs, des dénonciations partisanes et mal intentionnées, n’importe quel juge peut vouloir en terminer une bonne fois pour toutes et clore ces dossiers, qu’ils soient complets ou pas. C’est pour cela que les transferts se suivent et dans leur sillage, un mastodonte de papier. Seul l’arbitraire freine l’arbitraire. C’est cela qui sauve ces deux hommes.
6 Dans la salle, on soupçonnait qu’ils n’étaient même pas ceux qu’ils disaient être : ni militaire pour l’un, ni télégraphiste pour l’autre. Ces professions devaient être inventées pour justifier la fausse documentation par laquelle ils étaient fichés et connus. Ces doutes, Sarradell les exposa à Losada, ce à quoi ce dernier objecta :
7 — Mais l’autre officier qu’il a salué ?
8 — Bah, souviens-toi que c’est celui-là, le commandant, qui s’approcha de lui et affirma le connaître, alors que l’officier ne montrait aucun signe de l’avoir connu auparavant. C’est étrange qu’il l’ait connu et qu’il ait su qu’il était artilleur. Comme si cette connaissance était apparue au grand jour pour mieux nous persuader qu’il était aussi artilleur.
9 Ce que personne ne discutait, c’est qu’ils démontraient par mille preuves qu’ils étaient des antifascistes, de fortes personnalités trempées par un caractère qu’ils maintenaient intègre et par un optimisme à toute épreuve. Leur capacité à ajouter du piquant à l’insipide quotidien de la prison inspirait tout le monde.
10 Quand, après plusieurs semaines de fréquentation, ils montrèrent à Losada et à ses compagnons comment ils gardaient les listes et les autres documents écrits qu’ils détenaient, ces derniers furent stupéfaits. C’était tellement ingénieux et sûr que personne n’aurait pu l’imaginer. Sachant qu’il y avait dans cette prison quelqu’un qui tenait un registre sur les mêmes faits, ils décidèrent de s’entretenir avec le prisonnier qui officiait comme chroniqueur pour effectuer des échanges de dates, de noms et de données. Ils crurent bon de procéder ainsi, comme ils l’avaient fait dans d’autres prisons afin que, s’ils tombaient, une information si précieuse ne se perdît pas. Cet échange, ils ne le faisaient pas avant de connaître à fond celui qui était chargé de passer le matériel. Au passage, ils étaient des messagers qui distribuaient dans d’autres prisons ce qu’ils recueillaient. Losada et Serradell étaient présents lorsque le boiteux de la bibliothèque, convaincu par Tadeo, fermant la porte et s’asseyant de garde à l’extérieur, l’échange de matériel s’effectua, (un fait qui pourrait bien être historique dans l’avenir). Et grâce à cela, les véritables agissement de la barbarie fasciste en Espagne seront connus. En étant inscrits sur ces listes, de nombreux noms de victimes mais aussi de héros obscurs ne tomberont pas dans l’oubli. Ainsi ne seront pas oubliés les noms des êtres abjects qui pensaient être à l’abri, pour toujours, de la vindicte publique. C’étaient des faits consignés pour une histoire que le fascisme ne voulait pas voir écrite.
11 Celui qui disait être télégraphiste avait dans la main quelques bandes de papier :
12 — Inscrits, Compagnon, disait-il, les fusillés, ceux qui furent martyrisés et les gardiens que je t’ai aussi signalés, note ces noms de gardes et signale-les comme bourreaux : Eusebio Barbero, quand il entra au service de l’armée d’invasion fasciste à Villarrobledo, devint commandant militaire et il envoya boucher l’entrée d’un refuge qui était plein de blessés de guerre de la République. De toute évidence, il les enterra vivants. Ensuite, d’après nos renseignements, il alla à Burgos comme gardien et doit y être encore aujourd’hui. Virgilio González Revilla se plaisait à martyriser sauvagement les détenus de la prison de Martos. Il volait la nourriture que les familles apportaient aux prisonniers. Manuel Heredia Espinosa est un compagnon de González et se comporte de la même manière. En outre, étant donné que les deux sont homosexuels, ils poursuivent continuellement les prisonniers jeunes. Il sont allés jusqu’à frapper des épouses, des filles et des mères de prisonniers quand elles venaient à la prison, parce qu’elles refusaient de se prêter à leurs pratiques de dégénérés. Cet Heredia Espinosa voulait être muté policier à Cordoue. C’est une donnée importante s’il faut le trouver un jour, s’il ne meurt pas avant. Manuel Moreira était gardien, il y a peu, à la prison de Torrero de Saragosse. C’est un ennemi fanatique de ce que lui appelle les « rouges », sans distinction. C’est le maton des prisons où il est nommé, bourreau par vocation. Comme il le disait souvent, pour lui, il n’y a pas d’autre dieu que Franco. Manuel Sánchez López se consacre à maltraiter les prisonniers où que ce soit et fait son possible pour les affamer. Il garde les aliments que remettent les familles. […]
13 Et la liste continue, longue, la liste de nombreux gardiens de prison, tous assassins de prisonniers sans défense, fidèles serviteurs de Franco et de son totalitarisme.
14 Une fois recopiées ces listes, le télégraphiste prit note des noms et des faits les plus importants survenus dans cette prison-ci. Il consigna le nom des fusillés, des personnes torturées hors et dans la prison, pour autant que l’on sache, des chefs fascistes et, finalement, des gardiens de prison Arija, Sandoval, Carrasco, l’administrateur du pénitencier, véritable voleur de fonds publics, et de quelques-uns de plus.
15 Les archives d’une époque d’ignominie se constituaient ainsi petit à petit 1.
Notes de bas de page
1 Andreu Martí, Los Sátrapas…, op. cit., p. 116-119.
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