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p. 69-83
Texte intégral
1En 2001, je n’en suis pas à mes premières archives et c’est avec des méthodes éprouvées que je m’attaque à ce manuscrit. Il n’est pas inutile de revenir ici à l’historien face aux archives. Je suis convaincu que c’est armé de questions qu’on va au document, sans quoi ce dernier est muet1. Peut-on appeler recherche une étude qui s’en tiendrait à la source telle qu’elle la reçoit, qui s’en tiendrait aux limites posées par la source elle-même ? Face à l’archive, il faut bien opérer « une redistribution de l’espace2 » qui permet de définir un lieu où se déploie l’interrogation de l’historien. Ce n’est donc pas sans une certaine gêne que je me confronte à ce manuscrit qui semble me dicter sa loi.
2D’ordinaire, l’historien fait le document « en allongeant le questionnaire » : le renouvellement des paradigmes aboutit en quelque sorte à une forme d’accumulation des connaissances historiques en ce qu’il soumet incessamment l’archive à de nouveaux éclairages3. Instituer le document par le questionnement, c’est bien circonscrire ces pages qui ne sont pas une simple donnée contenant je ne sais quelle vérité à révéler. Le questionnement maintient donc le témoignage dans un état de suspicion en refusant de prendre pour argent comptant ce qu’il remémore. L’écriture de l’histoire est alors forcément ambiguë : elle est la condition sine qua non de la transmission de la mémoire en même temps que son inéluctable trahison.
3Ce sentiment, je l’éprouve concrètement en cherchant un moyen de reproduire le texte pour le conserver et l’étudier. Je confie le manuscrit au service de reproduction de l’université qui n’est pas doté du scanner qui permettrait de photographier les pages telles quelles : il faut me résoudre à couper les fils qui maintenaient les pages en deux tomes. J’imagine l’auteur du manuscrit relier ces pages avec tant de soin, il y a soixante ans. Tombe alors une note glissée dans l’un des volumes qui comprend une liste manuscrite : « Epasa, Trián, Palesta, Zig Zag, Cenit, Codilibro. » Ce sont des noms de maisons d’édition fondées en Argentine, à Buenos Aires, certaines d’entre elles par des exilés espagnols. Je sais qu’aucun ouvrage ayant pour titre Les Satrapes de l’Occident n’a jamais paru mais l’intention y était. Me voici condamné, en historien, à défaire l’histoire que l’auteur avait soigneusement cousue.

Feuille volante retrouvée dans les pages du manuscrit, avec une liste d’éditeurs.
4 Je m’imprègne de Los Sátrapas tout en lisant ce qui a été écrit sur le système répressif espagnol : au début des années 2000, les travaux n’abondent pas encore dans la mesure où les premiers groupes de recherche sur le franquisme ne sont apparus qu’une vingtaine d’années auparavant. En 1992, j’ai moi-même assisté, un peu par hasard, à l’une des premières réunions du noyau barcelonais du (Centre d’Estudis sobre les Èpoques Franquista i Democràtica [CEfiD]) qui a depuis essaimé pour devenir l’un des plus importants laboratoires d’étude du premier franquisme. En revanche, il existe toute une littérature souffrante qui fait le décompte des victimes et qui tente, sur la base de ces chiffres, de marchander politiquement le grief subi. En Catalogne, une sensibilité politique particulière, pas toujours exempte d’arrières-pensées, a conduit aux premières investigations qui dressent désormais un portrait fidèle du système répressif franquiste, tout particulièrement dans les années 1940. Quant aux mémoires de la répression, elles sont très peu nombreuses à l’époque où Andreu Martí prend la plume, c’est-à-dire entre 1957 et 1958 : à ma connaissance, ce texte serait l’un des premiers témoignages du genre, même s’il en existe probablement d’autres, abandonnés dans quelques greniers. Dans son étude sur les témoignages de la répression franquiste, José Ignacio Álvarez Fernández fait mention des premiers écrits sur les prisons franquistes : celui de Antonio Ruiz Vilaplana, Doy fe…, a la particularité d’avoir été publié en français en 1937, tout comme celui de Juan Hermanos, La fin de l’espoir, publié à Paris en 1950 (puis à Buenos Aires en 1957)4. La fin des années 1950 voit deux parutions importantes : celle de Juan García Durán, Por la libertad, et celle de Juan Molina, Noche sobre España. Siete años en las prisiones de Franco, toutes deux publiées à Mexico entre 1956 et 1957. Il faut attendre ensuite 1962 pour voir Carlota O’Neil publier à Mexico son témoignage intitulé Una mujer en la guerra de España. Aujourd’hui, ces témoignages abondent, mais ils sont pour la plupart suscités par des chercheurs ou bien par une atmosphère du temps qui découvre avec horreur un aspect du conflit qui était passé inaperçu. J’aborde donc Los Sátrapas armé de questionnements qui tendent à objectiver les faits de mémoire en établissant, entre le manuscrit et l’historien, une distance censée me protéger de la tentation d’une approche subjectiviste de l’histoire et, surtout, d’une politisation jugée – non sans raison – dangereuse pour la discipline historique.
5L’enquête commence lentement, péniblement. Les indices dont je dispose sont ténus. Par chance, je retrouve l’ultime témoin vivant de la prison de Pilatos : Josep Subirats. C’est un monsieur très âgé, ancien militant et journaliste, ancien sénateur du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE)5. Lors d’une première rencontre, je laisse copie du manuscrit pour une lecture qu’il promet attentive : quelques semaines plus tard, il me remet ses notes qui commentent quelques-uns des épisodes du manuscrit. Il atteste les faits, en récuse d’autres : « La description de Pilatos est bonne [mais l’auteur] dit que dans la Salle 1 se trouvaient les prisonniers pour délits communs. C’est faux. » Surtout, il reconnaît quelques-uns des personnages, mais ni Losada, ni ses compagnons. Les personnages secondaires sont à peu près identifiés : « Núñez doit être le médecin Mestres i Miquel », « Zabalaveitia est sans aucun doute Carles Illarramendi Mallol qui passa au conseil de guerre le 7 août 1939 », « Tedeo est le bibliothécaire Salvador Torrell Eulàlia. C’était un libraire aisé de Reus. Il n’était pas myope et la description ne lui correspond pas. »« Masfort est un personnage inspiré d’Andreu Massó López mais avec quelques touches de Josep Recasens Mercadé. Ce dernier travaillait dans les bureaux de la prison. Il fut candidat député au Parlement de Catalogne pour l’Union socialiste de Catalogne. Massó, lui, fut fusillé le 12 août 1941. Recasens fut libéré lorsque sa peine fut réduite. Massó n’a jamais travaillé dans les bureaux de la prison, toujours dans la salle 1. Ce qui est dit de la famille de Massó, je crois que c’est de l’invention », etc.
6Subirats m’offre de manière inespérée le radeau auquel ma raison critique peut enfin s’accrocher : le témoignage semble donc fiable mais seulement en partie. En fait, le témoignage du sénateur sert de reconnaissance de conformité entre le souvenir présent et l’impression première qui ne m’appartient pas, car je suis né trente ans après les faits. « Le petit miracle de la remémoration », comme dirait Paul Ricœur, rend tout à coup crédible ce passé vécu qui n’est pas un pur délire fictionnel. Certes, il est troublant de penser que l’essentiel de cette attestation de vérité m’échappe. La vérité du témoignage reposerait-elle toujours in fine sur un acte de foi où le lecteur abandonnerait toute réticence et accepterait de croire un témoin qui y était et clame que les choses se sont bien passées ainsi6 ? Quelle est dans tout cela la part de vérité à extraire ? Où se situe la part d’inexactitude, voire de mensonge à débusquer ?
7La recherche n’avance guère. Le sénateur du PSOE a reconnu l’identité de Salgado, le champion de natation ami de Losada, encore en vie. Je l’appelle pour mettre un nom réel sur le héros principal. Trop tard, ce monsieur est atteint de la maladie d’Alzheimer. Je cherche Andreu Martí – pour ainsi dire un Jean Dupont catalan ! – dans les annuaires de Valence, de Gérone et d’Hostalric (dans son orthographe catalane) des années 1950. Sans résultat. Dans les mairies, le cadastre ne donne rien non plus. Comment faire ?
8Faute d’éléments concluants, je me livre à une critique interne du document en le confrontant à deux témoignages ultérieurs, celui de Josep Subirats, Pilatos, 1939- 1941, et celui de Joan Ventura i Solé, Presó de Pilats. Tarragona, 1939-1941, édités tous les deux en 1993. Quelques éléments sont consignés en outre dans les mémoires que Josep Recasens Mercadé rédigea en 1943, publiées en 1985, intitulées Vida Inquieta. De manière significative, les deux premiers témoignages contiennent pour moitié les listes des prisonniers traduits devant le conseil de guerre et les nombreuses exécutions qui s’ensuivirent, de février 1939 à juillet 1940 : à la manière des livres des morts, les auteurs érigent des monuments de papier qui conservent la mémoire des disparus. Je note qu’y figure un certain Andreu Martí i filella, originaire de la Palma d’Ebre, exécuté en octobre 1939. Ce ne peut donc être l’auteur recherché. L’Andreu Martí que je cherche n’aurait-il effectivement pas connu la prison de Pilatos ?
9Subirats et Ventura i Solé ont en commun d’entrer à Pilatos en août 1939, quelques mois avant Losada ; ils étaient très jeunes – dix-huit et vingt et un ans respectivement. Le premier avait dirigé à partir de janvier 1937 le journal socialiste de Tortosa, El Poble (Le peuple, en catalan) et eut l’année suivante des responsabilités auprès de la délégation à la propagande de la Généralité de Catalogne. Passé en conseil de guerre le 10 août 1939, sa peine ne fut commuée en condamnation à perpétuité que grâce à son jeune âge. Le second avait publié des articles dans le quotidien socialiste de Valls, Treball (Travail, en catalan), ce qui lui valut d’être condamné le 29 septembre 1939 à la peine relativement légère de douze ans de réclusion. Ces témoignages sont de nature différente : le premier vient d’un homme politique qui relit son expérience à la lumière des importantes charges qu’il assuma pendant la transition démocratique. Son livre atteste les liens politiques étroits avec la plupart des grands responsables politiques de l’époque, encore renforcés par son séjour dans la salle 1 de la prison où se trouvaient enfermés les condamnés à mort, c’est-à-dire les hauts responsables politiques. Ventura i Solé, lui, livre un témoignage moins politique et plus sensible aux conditions de la vie quotidienne à Pilatos, voire plus anecdotique. L’internement dans la salle no 4 du bâtiment, où séjournaient les condamnés aux peines légères, rendit l’expérience moins pénible. Son séjour en prison, qui se prolongea jusqu’en mai 1941, fut également plus court.
10La situation de Losada, dans le roman, est fort différente : né à Madrid mais résidant dans la province de Tarragona, raison pour laquelle il y est conduit après guerre, le personnage n’est pas catalan d’origine et s’exprime en castillan. Il ne bénéficie donc pas de l’aide que les familles apportent quotidiennement aux détenus – paniers de provisions, lettres, démarches pour commuer la peine, visites – qui sont un soutien vital. Âgé d’une trentaine d’années, il connaît d’abord le camp de concentration de Deusto, à Bilbao, en tant que prisonnier de guerre. Ce dernier était l’un des plus grands d’Espagne et contenait plus de 10500 anciens soldats républicains. Puis, il est arrêté à Barcelone où il subit un interrogatoire dans la prison aménagée dans un garage de la rue Urgell. Il intègre la prison provinciale de Pilatos en décembre 1939 et passe en conseil de guerre dans l’été 1940 : il est condamné à trente ans de réclusion pour « rébellion militaire ». Au bout de plusieurs années, il est affecté au chantier de construction de la nouvelle prison de Tarragone avant de recouvrir la liberté, d’abord conditionnelle puis définitive.
11De manière générale, le roman permet de suivre pas à pas le fonctionnement de la machine répressive franquiste que les historiens connaissent aujourd’hui dans le détail. L’enquête menée par Josep Maria Solé pour le cas catalan a ouvert la voie en 1985 : depuis, de nombreuses études locales et des travaux d’ordre général sur le système concentrationnaire ont complété le tableau. La thèse historiographique qui s’impose aujourd’hui défend que le franquisme est essentiellement de nature répressive, enracinant le régime dans une violence continue et extensive qui dépasse le cadre du système pénitentiaire et concentrationnaire. Pour reprendre le titre d’un livre qui fit date, l’Espagne était devenue une immense prison7. Cela dit, les historiens s’emploient également à décrire les évolutions de la répression comprise au sens large et à revisiter la chronologie admise d’une coupure en 1939 pour prendre en compte l’ensemble d’une période allant de 1936 aux années 1950.
12Si l’on reprend le cheminement de Losada, son internement dans un camp de concentration répond à la démobilisation des troupes républicaines (mais pourquoi le Pays basque ?). Les travaux de Javier Rodrigo estiment au total à 600 000 le nombre de soldats républicains détenus dans une centaine de camps de concentration répartis sur tout le territoire espagnol. Ces derniers représentent un peu plus de la moitié de la population concentrationnaire et carcérale qui est estimée à 1 million de personnes au début de 1940, soit 3,57 % de la population totale espagnole qui était alors de 26 millions d’habitants. Là, les anciens soldats étaient l’objet d’une enquête administrative qui déterminait leur classement dans quatre catégories : les fidèles au régime (A comme Adictos), les personnes dont l’adhésion au régime était jugée douteuse et qui devraient montrer les preuves de leur adhésion (B), les ennemis (C) et les responsables de délits communs (D). Losada fut probablement classé dans la deuxième catégorie : en effet, la première impliquait la liberté immédiate et la troisième l’internement direct en prison. Or, le roman atteste qu’il vécut à Barcelone où il fut détenu une seconde fois plusieurs mois plus tard : c’est donc bien qu’il reçut à Bilbao les attestations favorables à sa libération.
13Lors de sa seconde arrestation, il passe par une prison aménagée dans un bâtiment industriel : il y eut jusqu’à dix centres de rétention organisés à Barcelone, certains improvisés, d’autres dans des centres pénitenciers déjà existants comme la fameuse prison Modèle qui contint plus de 7000 prisonniers. Le fait que Losada soit transféré à Tarragone indique qu’il avait résidé avant guerre dans cette province. Il intègre alors la prison provinciale de Pilatos, l’un des 271 centres de rétention alors présents sur tout le territoire péninsulaire : en 1939, 6240 personnes avaient été détenues dans les trois prisons que Tarragone comptait à cette époque, soit un rythme de 740 détentions par mois. Au total, l’administration franquiste reconnut détenir plus de 300000 prisonniers en avril 1939 et 270000 au début de 1940, selon la documentation du ministère de la Justice. En vérité, tous les historiens s’accordent pour dire que ce chiffre est en dessous d’une réalité qui put atteindre le demi-million de personnes. À titre de comparaison, le nombre des internés en France lors de l’épuration monte à 59000 personnes. En Allemagne, on trouve 189000 personnes internées après la guerre.
14Il est difficile d’apprécier l’ampleur globale de la répression exercée contre la population espagnole. Des études régionales exhaustives montrent qu’elle toucha 0,53 % de la population en Galice, 0,73 % dans la province de Ségovie, 2,94 % dans celle de Huelva. Nous manquons d’études concernant les provinces les plus peuplées et les plus urbanisées : dans celle d’Almería par exemple, région républicaine tombée tardivement entre les mains de l’armée franquiste, le taux de répression atteint 1,83 % de la population totale, ce qui indique une répression plus importante dans les zones reconquises sur la République. De plus, la population carcérale connut des variations très importantes en fonction des entrées, des réacheminements dans d’autres prisons ou bien des exécutions. Le registre d’état civil de Tarragone du mois de décembre 1940, sur lequel figurent les détenus, fait mention de 1367 personnes, dont 549 à Pilatos. Après 1941, la population carcérale décroît nettement : les archives attestent 585 détenus en 1943, 340 en 1944 puis 211 en 19458. Losada fut donc emprisonné au moment de plus intense répression, dans une région particulièrement exposée à la vindicte franquiste.
15Une fois incarcérés, les prisonniers attendaient d’être traduits en conseil de guerre : ils représentaient la moitié de la population carcérale à Pilatos. En effet, Manuel Álvaro Dueñas rappelle que la notion de rébellion militaire est au cœur du droit pénal franquiste. L’appareil répressif, dont l’architecture est établie entre juillet et novembre 1936 dans les zones contrôlées par les militaires rebelles, repose sur une juridiction d’exception autorisant l’application systématique du Code de justice militaire de 1890, et notamment sur la fameuse Ley de fuga qui autorise les exécutions sommaires sans jugement en cas de délit de fuite. Ce principe assure aux militaires une prééminence dans la politique de répression : si la loi prévoit que siègent des tribunaux mixtes composés de militaires, de phalangistes et de magistrats, les juges d’instruction et les présidents des tribunaux régionaux sont militaires. Une avalanche de textes législatifs consolide l’édifice après la guerre, les deux plus importantes dispositions étant la loi de responsabilité politique en février 1939 et la loi de répression de la maçonnerie et du communisme en mars 1940. En vérité, il faudrait ajouter également la loi de sécurité de l’État en mars 1941, la réforme du Code pénal en décembre 1944, la promulgation d’un nouveau Code de justice militaire en juillet 1945, la très répressive loi contre le banditisme et le terrorisme en avril 1947 qui permit de lutter contre les maquis et, enfin, la loi du 2 décembre 1963 qui créa le Tribunal de l’ordre public, dissous en 1977 seulement. Pour instruire les dossiers d’accusation, le régime a créé en avril 1940 la Cause générale sur la domination rouge en Espagne, dépendante du ministère de la Justice.
16Cet important appareil législatif repose sur des principes qui nient tous les fondamentaux de la justice libérale et démocratique : ni garantie procédurale, ni unité juridictionnelle (il existe vingt-cinq juridictions spéciales), ni indépendance de la justice. Deux originalités caractérisent ces dispositions : le principe de rétroactivité qui permet de juger toute personne pour des actes commis à partir du 1er octobre 1934, date des révoltes ouvrières dans les Asturies, et l’extensivité des poursuites qui permet d’inculper toute la famille de l’accusé. La première disposition permet de criminaliser de manière rétrospective des comportements légaux sous la République, comme l’appartenance à un syndicat ou un parti politique. La seconde permet d’étendre la portée de la terreur à l’ensemble de la société espagnole. Enfin, une autre caractéristique est l’ampleur des peines qui touchent toute la sphère sociale civile, notamment par les confiscations économiques et l’épuration administrative.
17On ne connaît pas encore aujourd’hui le nombre de conseils de guerre tenus en Espagne entre 1936 et 1962, date de leur dissolution : ils touchent 0,38 % de la population de la Galice, 0,61 % de celle de la province de Ségovie, 1,1 % de celle de Huelva et 1,83 % de celle d’Almería. Le régime des peines était extraordinairement sévère : l’accusation de rébellion avérée conduisait à la mort, celle d’incitation, de tâches d’exécution ou d’adhésion à la rébellion à des peines allant de vingt ans de réclusion à la mort, celle d’aide ou de sympathie à la rébellion de douze à vingt ans de réclusion, et celle d’agitation et de provocation à la rébellion de six à douze ans. Dans le roman, Losada est condamné à trente ans de réclusion. Au total, dans la prison de Pilatos, selon les calculs effectués par Josep Recasens Llort, on dénombre 28 % de condamnés à plus de vingt ans d’enfermement (dont les condamnations à mort), 56 % de condamnés à des peines de douze à vingt ans, 10 % pour des peines de six à douze ans et 6 % pour des peines inférieures à six ans. ÀTarragone, 473 personnes furent fusillées en 1939, 80 en 19409. Le taux d’exécutions peut varier d’une province à l’autre : 0,25 % de la population galicienne, 0,18 % de celle de Ségovie, 1,69 % de celle de Huelva, 0,1 % de celle d’Almería. Au total, la répression franquiste assassina 130000 à 150000 personnes, dont 80000 entre 1936 et 1939 et 40000 à 60000 après guerre.
18L’afflux considérable de détenus lors de la conquête des régions républicaines provoqua l’engorgement du système répressif. En septembre 1941, les tribunaux régionaux instruisent 125000 accusations, dont seulement 29 % ont été jugées. À cette époque, il circule plus de 100000 ordres d’ouverture de nouvelles enquêtes. Le président du Tribunal national, Wenceslao González Oliveros, confie dans une missive que 250000 dossiers sont en cours d’instruction en 1942. La congestion du système répressif est la meilleure garantie du détenu : comme l’écrit avec ironie Andreu Martí, « seul l’arbitraire freine l’arbitraire10 ».
19Dans ce contexte, les conditions d’incarcération sont particulièrement pénibles : on estime à 90000 le nombre de morts dans les prisons franquistes, hormis les 50000 exécutions répertoriées. Les causes des décès sont inscrites au registre du centre pénitencier comme « cause naturelle » ou « maladie » : la faim, la maladie et le suicide viennent à bout de la résistance de la population carcérale, surtout à la fin de 1940 et au début de 1941. La saturation du système explique certainement la promotion de deux politiques concurrentes : d’une part, la promulgation de commutations des peines et de pardons (indultos) à partir de 1942, jusqu’au pardon général en 1945 à la faveur de l’évolution de la situation internationale ; d’autre part, la mise en œuvre de la politique de rachat des peines par le travail organisée depuis octobre 1938 par le Patronat de la rédemption (appelé communément le Patronat de la Mercè) et mis en application par un décret du 7 novembre 1938.
20La base juridique de ce système d’exploitation de la main-d’œuvre fut promulguée par un décret antérieur datant de mai 1937 qui « concédait [aux prisonniers] le droit au travail ». Dans ses principes, le Patronat reconnaissait la justesse et la nécessité des condamnations et proposait de racheter la culpabilité du détenu par une forme de réparation dans le travail. Cautionné par l’Église et théorisé par des Jésuites, le rachat fut conçu comme une pénitence en même temps qu’une œuvre de régénération sociale. Dans les prisons, le personnel ecclésiastique menait déjà un travail de rééducation des prisonniers par le biais de l’enseignement religieux et patriotique et par l’organisation d’activités culturelles en accord avec la religion. Dans certains cas, comme à Tarragone, il s’efforça de convertir les prisonniers selon la doctrine de l’« autoritarisme humaniste ». Dans Los Sátrapas, on voit Losada obtenir du directeur l’autorisation de dispenser des cours d’alphabétisation : il s’agit très certainement d’un poste d’enseignant auxiliaire qui lui permit d’écourter sa peine. Une des actions les plus éclatantes du Patronat fut de multiplier les camps de travail où la main-d’œuvre des détenus put participer à la reconstruction : de nombreuses entreprises de construction bénéficièrent d’une telle disposition, ainsi qu’un grand nombre de chantiers de l’État, les plus célèbres étant le creusement du canal du Bas Guadalquivir et la construction de la basilique de Cuelgamuros, près de Madrid, inaugurée en 1959 pour y accueillir les restes d’Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange (et depuis 1975, la dépouille de Franco).
21Dans le roman, Losada gagne le chantier de construction de la nouvelle prison de Tarragone où il officie en tant que comptable. Les détenus étaient payés d’une modique somme de laquelle étaient retirés leurs frais d’entretien, pour ne pas avouer l’utilisation d’une main-d’œuvre forcée. L’architecture générale de ces camps de travail est très complexe sans que les frontières entre les différentes institutions ne soient clairement définies : elle comprend, entre autres, des « détachements militaires » (c’est probablement le cas du chantier auquel Losada est affecté), des « colonies pénitentiaires militarisées », des « bataillons de soldats travailleurs » et des « bataillons disciplinaires ». Dès juin 1937, 34 000 prisonniers formaient un ensemble de 65 bataillons de travailleurs ; on en compte en 1940 119 qui emploient près de 88000 détenus.
22En somme, le roman délivre des informations utiles sur le fonctionnement de l’appareil répressif franquiste et sur la manière dont il fut perçu par ses victimes. On voit combien les personnages passent de temps à tenter de cerner le monde carcéral dans lequel ils sont plongés, la capacité à comprendre les arcanes de la répression étant un moyen indispensable de l’organisation de la survie. Les interprétations que les détenus en tirent permettent d’introduire une marge de manœuvre croissante et de déjouer parfois la logique répressive, lorsqu’il s’agit d’organiser la solidarité, de communiquer avec l’extérieur par des subterfuges ou bien de cacher aux geôliers le papier si précieux pour la mémoire des internés. D’autres fois, ces commentaires constants amènent les prisonniers à commettre des contresens qui peuvent leur être fatals. Mais toujours se fait jour l’impérieuse nécessité de collecter l’information susceptible de déjouer la répression et de profiter des failles du système. Toutefois, il est une chose que personne ne peut ni prévoir, ni prévenir : la proclamation de la liste des condamnés à mort qui intervient avant la tombée de la nuit.
Notes de bas de page
1 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 79 : « C’est la question qui construit l’objet historique en procédant à un découpage original dans l’univers sans limite des faits et des documents possibles. »
2 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 100.
3 Paul Veyne, Comment écrit-on l’histoire ?, Paris, Seuil, 1971, p. 141 et suiv.
4 José Ignacio Álvarez Fernández, Memoria y trauma en los testimonios de la represión franquista, Barcelone, Anthropos, 2007, chap. I.
5 Josep Subirats Piñana, Pilatos, 1939-1941, Madrid, Pablo Iglesias, 1993.
6 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 47.
7 Carme Molinero et al. (dir.), Una inmensa prisión, op. cit.
8 Josep M. Grau, Jordi Piqué i Padró, El fons documental del centre penitenciari de Tarragona (1939-1975) que es conserva a l’Arxiu Històric de Tarragona, in La provincia de Tarragona durant el franquisme (1939-1976). Politica, Societat i Cultura, Tarragone, Cercle d’estudis histórics i socials « Guillem Oliver » del Camp de Tarragona, 1996, p. 243-255.
9 Josep Recasens Llort, La repressió franquista a Tarragona, Tarragone, Cercle d’estudis històrics i socials « Guillem Oliver » del Camp de Tarragona, 2005.
10 Andreu Martí, Los Sátrapas..., op. cit., p. 117.
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