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p. 61-67
Texte intégral
1La terreur, ce n’est pas la peur mais son débordement, quelque chose de supérieur et partant, de différent. L’angoisse que produit l’idée du danger a des limites à l’intérieur desquelles l’être humain se maintient dans des conditions organiques et psychiques plus ou moins normales. Losada, comme tous ceux qui avaient connu la guerre, savait que là où sifflent les balles et explosent les grenades pendant de longues heures, un homme, s’il est normalement constitué et selon les circonstances, est pris par la peur ; il sent l’angoisse de la mort, mais il n’est pas terrorisé. S’il l’est, cas peu fréquent, il perd le contrôle de lui-même et sa physiologie s’altère profondément. C’est pourquoi un soldat peut avoir peur, mais s’il connaît la terreur, il ne sert plus comme soldat.
2La peur se situe aussi loin de la terreur que la témérité. Seuls les inconscients sont téméraires ; la témérité, que l’on confond parfois avec le courage, est le symptôme de la démence. Le fou perd la notion de la mesure et par conséquent, ne peut plus mesurer le danger qui l’entoure. Plus encore, son monde mental lui fait voir comme normale la situation la plus folle.
3La terreur fait deux types d’individus : l’exalté qui sent la nécessité de courir et de crier, et celui qui reste paralysé, totalement inhibé, incapable de se mouvoir. À cette classe appartenaient les détenus du dépôt.
***
4Les heures passaient lentement pour ceux qui les accompagnaient et rapidement pour ceux qui allaient mourir, lesquels, le plus souvent, jetaient des regards à leur propre montre ou à celle de leur compagnon le plus proche. Certains regardaient la montre sans se cacher mais d’autres, s’ils avaient une envie irrépressible de connaître l’heure, ne la regardaient même pas, ni de la demandaient, soit par peur de constater que le temps passait, soit par désintérêt pour le détail du temps. Mais quand quelqu’un disait l’heure, ils écoutaient inquiets, comme des statues. Et ils pâlissaient.
5Ces heures qui précèdent la mort qui ne manquera pas d’arriver à l’heure signalée sont les plus sincères qu’un homme a dans sa vie. Et plus encore quand la mort ne survient pas par maladie car dans ce cas, il peut leur manquer la lucidité que conserve celui qui est en chapelle 1, malgré l’angoisse qui l’afflige. Celui-ci sait que tout ce qui se passe autour de lui scelle l’inexorable mais il a encore la force de parler et ce qu’il dit est authentique. Vraiment vrai. On pouvait voir ces condamnés qui ne voulaient pas que les autres sachent combien les rongeait le temps qui courait vers l’heure fatidique.
6Les détenus qui étaient venus faire leurs adieux aux condamnés étaient déjà partis. La petite agitation, sans doute un peu fausse, que chacun avait entretenue pour éloigner sa propre peine, avait disparu. On entendait à peine les conversations qui, jusqu’à présent, étaient animées. Il ne restait que le silence, terrible pendant ces nuits-ci, qui envahissait l’enceinte comme s’il n’y eût aucune âme en son sein.
7Les condamnés, assis sur quelques bancs ou à même le sol s’il en manquait, demeuraient silencieux, renfermés sur eux-mêmes. La majorité, les yeux entrouverts, fumait sans arrêt, se souvenant d’on ne sait quoi, des images d’autres temps. Comme un condamné de plus, un détenu était resté aux côtés d’un ami d’enfance intime car ils étaient du même village. L’accompagnateur était aussi condamné à mort et il attendait qu’on l’appelât pour le fusiller, n’importe quand. Il se leva face à son ami lorsqu’on annonça que le chapelain de la prison venait : c’était l’heure des adieux. Les deux compagnons s’embrassèrent comme deux frères. Ils pleuraient tous les deux.
8– Aie de l’espoir, mon garçon, peut-être que… dit-il à son ami qui allait mourir.
9– Rien, mon gars, rien. Il n’y a rien à faire. Ensuite, ce sera mon tour, répondit-il à celui qui restait.
10– Alors adieu, mon ami.
11– Adieu, Miquel, mon cher ami2.
***
12Quelques heures de plus passèrent. Des heures longues, lourdes et courtes à la fois. Quand le sommeil, produit de la fatigue et de la tension nerveuse, s’emparait d’un condamné, celui-ci luttait pour se maintenir éveillé. Mais il y en avait d’autres qui dormaient déjà depuis un moment, les genoux repliés et le visage enfoui dans leurs bras croisés sur les genoux. Ceux qui dormaient s’étaient livrés au sommeil surtout pour oublier et ne penser à rien. Et ceux qui résistaient au sommeil étaient ceux qui ne voulaient pas mourir à moitié endormis, à peine réveillés, mais en pleine conscience des derniers instants. Ils maudissaient cette nuit qui commençait à être insupportable tant elle durait.
13Roda se tourna vers l’un de ses compagnons d’aujourd’hui et d’autrefois, le carabinier Fernández, et lui dit :
14– T’as rien voulu manger.
15– Et pourquoi manger encore ? répondit Fernández.
16– C’est vrai, répondit Roda en baissant la tête. Il finit une cigarette en tirant sur le mégot. Il alla vers la couverture et prit la dernière sèche qui restait. En la portant à la bouche, il vit, à la manière dont le carabinier le regardait, que ce dernier aurait aimé la fumer. Il la lui tendit :
17– Tiens, Fernández, fume-la, toi, je sais que tu les aimes.
18Dans les yeux du carabinier se lisait de la gratitude pour la délicatesse de son ami :
19– Non, Roda, non. Merci. Tu les aimes encore plus que moi.
20– Bon, alors on va la partager.
21Ils la coupèrent en deux et se mirent à fumer nerveusement.
22D’autres fumaient aussi sans cesse, le regard fixé sur un point seulement visible par eux, ou tournaient en rond comme s’ils avaient été enfermés dans une cage à laquelle, il est vrai, ressemblait beaucoup l’enceinte où ils étaient. Ceux qui bougeaient se remémoraient des moments lointains de leur vie et n’étaient pas résignés à mourir. Un mélange de rage et d’angoisse leur séchait la gorge et leurs voix étaient enrouées. Ils souffraient tellement que, ne voulant pas mourir, ils espéraient qu’on vienne les chercher pour en finir plus tôt avec cette agonie.
23Bien que la fenêtre grillagée, près du plafond, soit ouverte, l’air de la cellule devenait irrespirable. Une fumée qui semblait un brouillard remplissait cette espèce de boîte de murs gris, et l’ampoule collée au plafond paraissait une étoile d’une infinie magnitude dans un ciel orageux. Plus personne ne parlait. Le prisonnier à la voix basse, qui avait arpenté la cellule devant la porte pendant deux heures, s’était retiré, fatigué, dans un coin. Le chapelain regarda autour de lui et voyant une moitié des malheureux endormie et l’autre moitié indifférente à sa présence, se leva et alla à la porte avec méfiance, mais personne ne lui dit quoi que ce soit. Il sortit. Il y avait bien longtemps que ceux qui étaient restés éveillés ne le regardaient plus, comme s’il n’avait pas été là, parmi eux.
24De la cuisine monta un petit chaudron contenant un liquide qu’ils avaient l’habitude d’appeler café. Certains prirent un bol, d’autres ne le voulurent pas.
25Très doucement, la lumière de l’ampoule commença à pâlir. Elle clignotait comme si elle voyait quelque chose qu’elle ne pût croire ; l’un des prisonniers fixa l’ampoule puis l’ouverture grillagée de la porte. Il comprit ce qui se passait. Il s’adossa de nouveau au mur, le regard au sol. D’autres qui l’avaient observé et avaient suivi ses mouvements comprirent la même chose que lui. Immédiatement, tous se rendirent compte que c’était la fin, que d’un moment à l’autre viendraient les gardiens et qu’avant une heure, leurs cœurs pleins de force et de vie auraient cessé de battre. La majorité des malheureux ne quittait plus l’ouverture de la porte du regard, observant comment la lumière grise d’il y a quelques minutes prenait une teinte violette. Comme la lumière devint rosée, on entendit au loin le bruit sourd d’un moteur qui prenait la côte. En un instant, il remplit l’espace et fit vibrer la terre comme s’il s’agissait d’une lointaine secousse sismique. Certains condamnés se mirent debout comme si une force invisible les avait soulevé. Plus personne ne regardait la fenêtre. Tous, les yeux exorbités, fixèrent la porte, attentifs au bruit que faisaient ceux qui passaient par l’entrée de la prison et commençaient à gravir les escaliers. Tout ce qui se passait, ils savaient que cela devait se passer ainsi. Pourtant, c’était nouveau pour eux et cela les remplissait de stupeur. Ils vivaient une expérience qu’ils n’avaient jamais vécue et ne revivraient jamais plus.
26Le vacarme de pas lourds sonna dans les escaliers et avant même qu’il n’approche, on ouvrit avec fracas les serrures de la porte du couloir des cellules et le directeur, le Chien et le Vétérinaire se présentèrent. Tous les misérables se levèrent. Les visages étaient déjà leur propre caricature. En rien ils ne ressemblaient à ce qu’ils avaient été jusqu’il y a peu, bien qu’on pût malgré tout les reconnaître. Et comme il est de règle dans les caricatures, leurs traits physionomiques apparaissaient gonfflés, défigurés et grotesques. Ces visages semblaient comme des masques faits de carton mouillé appliqué à leur faciès. On reconnaissait les traits de l’individu, mais ce n’était déjà plus son visage. On voyait des yeux humides comme des étincelles phosphorescentes sur deux grosses taches noires, des pommettes saillantes sur le point d’éclater et, en dessous, la chair assombrie comme des cratères. Des bouches enfoncées, des tempes qui semblaient vouloir se rejoindre à l’intérieur du crâne. Toutes les figures étaient couleur terre, autant celles qui avant étaient rosées que celles qui étaient brunes.
27Les gardiens attachèrent les misérables deux par deux, par les coudes et avec les mains jointes contre les reins. Les corps mous, comme s’ils étaient pleins de chiffons, se secouaient en saccade lorsque les gardiens serraient les cordes. Le directeur les appela suivant la liste qu’il avait dans la main et on les disposa dans cet ordre. À ce moment apparut le père Simon et les yeux de Bell le fixèrent miclos, durement. Cela dut causer chez le chapelain une gêne parce qu’il resta figé à contempler la scène d’un air stupide. Le directeur l’appela :
28— Père Simon, s’il vous plaît ?
29Le chapelain s’approcha du groupe, leva la main et murmura quelque chose en latin. Il abaissa la main et la procession sinistre se mit en marche dans la direction de l’escalier.
30Deux minutes plus tard, le rugissement du moteur remplit une fois encore la petite place. Mais dominant le bruit s’éleva du camion un cri retentissant qui disait : « Vive la République ! », suivi immédiatement par d’autres voix qui criaient : « Vive la liberté ! » Au premier coin de la rue en sortant de la place, on entendit du camion une voix puissante, « Vive la Rép…! », coupée par des coups sourds suivis de quelques hurlements. Comme il était usuel, les gardiens interrompaient ces cris hérétiques, détruisant d’un coup de culasse les bouches qui les proféraient.
31Dix minutes plus tard, on entendit les décharges en rafales puis séparées, comme de petits pétards, quatorze coups de grâce. Par l’ouverture de la cellule-chapelle, maintenant seulement remplie de fumée, la lumière qui entrait était de couleur orangée.
32Dans les salles, personne n’avait dormi. Les prisonniers entendirent le rugissement du camion, les cris quand il démarra, les décharges et les coups de grâce. Quand, certaines nuits de saca3, personne ne pouvait atteindre les condamnés, ni même pour prendre congé d’eux, ces tirs offraient l’information du nombre de fusillés.
33La rue, la prison tout entière restèrent en silence. Dans une salle un détenu disait à son compagnon qui occupait la paillasse voisine :
34– Jusqu’à jeudi prochain, pour la même chose.
35– Et si ce n’est pas jeudi, ce sera vendredi. Et alors, il y en aura encore davantage, répondit l’autre4.
Notes de bas de page
1 Avant d’être exécutés, les condamnés à mort passaient une nuit dans une cellule à part, la « chapelle », accompagnés, s’ils le souhaitaient, par une personne de leur choix.
2 Ce dialogue est écrit en catalan.
3 On appelle sacas les executions sommaires opérées par les répressions républicaine et franquiste pendant et après le conflit.
4 Andreu Martí, Los Sátrapas…, op. cit., p. 34.
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