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p. 39-44
Texte intégral
1La question du témoignage m’est totalement étrangère au moment où j’aborde le manuscrit. Dans mes travaux, j’avais traité une quantité considérable de documents produits par l’administration espagnole : actes de la commission municipale de Barcelone, dossiers de préparation des commissions de travaux publics, de finances, de gouvernement, etc. Pas de quoi insuffler le goût de l’archive dont d’autres se délectent ! À de rares occasions, je me frottais à des lettres, des pétitions émanant de particuliers ou d’associations. Rien qui se rapportât au témoignage, pour autant que cette catégorie ait un sens au xixe siècle. Certes, la question des politiques de mémoire posait celle de la filiation : la commémoration, qui est parole sur le passé et geste dans le présent, institue une illusion de continuité de la communauté qui peut nourrir les nationalismes que j’étudiais. La plasticité de la notion de « lieux de mémoire » que je m’efforçais d’acclimater à la réalité espagnole, selon une voie esquissée par Pierre Nora, se révélait à l’usage nettement moins grande qu’on pouvait le présupposer car Nora y voyait une preuve de l’exceptionnalité du cas français. finalement, l’entreprise des Lieux se retrouvait prise au piège d’un succès de librairie qui faisait de la mémoire un front de reconquête du nationalisme français. Et puis, ces années voyaient briller de ses derniers feux une génération de l’école des Annales qui se croyait encore sûre de sa domination historiographique en Europe, une position qui amenait à considérer les histoires étrangères comme de simples terrains d’expérimentation.
2Au début des années 1990, l’historiographie française résonnait des tensions qui opposaient les partisans d’une lecture principalement politique de la mémoire et ceux qui en défendaient une conception plus proche des enseignements de la sociologie de la mémoire. La polémique, qui avait partie liée avec le surgissement dans la vie politique française de la question de la collaboration de l’État français dans la politique de déportation des Juifs, ne pouvait échapper au jeune historien que j’étais, séduit par l’interprétation du « passé qui ne passe pas1 ». A priori, la célèbre expression d’Henry Rousso et Éric Conan semblait particulièrement appropriée au cas de la mémoire de la guerre civile qui hantait régulièrement la vie politique espagnole. Mais je m’éloignais de l’intention d’écrire une histoire de la mémoire de la guerre civile pour me plonger dans celle, plus classique, de la « statuomanie » espagnole au xixe siècle, un choix en partie dicté par la formidable vivacité de l’historiographie espagnole sur la question des nationalismes et de l’État. Ultérieurement, lorsque je me proposais d’évaluer la force du mythe et des mémoires des guerres napoléoniennes tout au long du xixe siècle, et notamment leur impact sur la formation d’un nationalisme espagnol naissant, je réservais une place importante aux usages politiques du passé par les monuments, la muséographie, les commémorations, etc. Mais une fois encore, j’abordais la question du témoignage de biais : les récits d’expériences de combats, les mémoires, les représentations imagées de la guerre, les traces des champs de bataille n’étaient mobilisés que pour mieux souligner l’autonomie de leurs rythmes et de leurs expressions par rapport aux politiques de mémoire.
3J’avais jusqu’à présent conçu la mémoire comme une parole politique performative susceptible d’influer sur la perception qu’un groupe social a de sa propre existence. Au fond, cette conception de la mémoire ressortit à une économie générale de la domination par le symbolique, une domination d’autant plus forte qu’elle est naturalisée. Cette approche aurait dû m’inciter à porter mon intérêt sur les mémoires des « sans-voix » qui expriment d’autres conceptions du passé, voire des contre-mémoires. Mais je ne suis guère sensible à une perspective qui fait de l’historien le porteur d’une parole que l’on suppose préexistante à sa formulation et qu’il serait en outre censé « réhabiliter », soit pour répondre au besoin de justice des victimes, soit pour subvertir l’ordre social dominant.
4En fait, je n’ai que trop constaté les travers d’une certaine historiographie espagnole qui s’empara du thème de la « récupération de la mémoire historique », c’est-à-dire de la voix des vaincus de la guerre civile, pour me laisser entraîner dans cette voie périlleuse. J’attribue cette propension à instrumentaliser la discipline historique, fût-ce au service d’une cause juste, à un opportunisme politique et universitaire bien compris doublé d’une incapacité à asseoir durablement l’autonomie du champ scientifique. En Espagne, cela conduisit de nombreux historiens à adopter imprudemment l’expression de « récupération de la mémoire historique » qui fit florès à la fin des années 1990 mais qui n’est pas un instrument heuristique adéquat. D’un côté, le mot recuperación est un terme problématique qui recouvre une pluralité de sens allant de la réhabilitation à la réappropriation, en passant par le « désenfouissement ». On ne peut qu’adhérer à une entreprise qui faisait advenir, plus qu’elle ne découvrait, les mémoires des vaincus, dans leur infinie variété et contradiction. Mais cette expression a fini par porter une conception « archéologique » de la mémoire, comme si elle était une chose en terre qu’il suffirait d’exhumer, niant par là même le caractère fondamentalement dynamique des phénomènes mémoriaux dans la société. De l’autre, l’expression « mémoire historique » a le tort de mêler deux réalités distinctes, la mémoire et l’histoire, en soumettant qui plus est la seconde à la première. Sans être un farouche partisan de l’idée d’une opposition entre mémoire et histoire défendue par Pierre Nora, je crois utile de conserver la distinction entre les termes et de ne pas assujettir l’histoire. Cette dernière est une démarche de connaissance qui a une visée véridictionnelle conditionnée à l’archive. La mémoire est une démarche de fidélité qui a pour visée de construire une filiation entre des ancêtres qu’on honore et des générations futures désignées en héritières. C’est donc sur des bases intellectuelles instables autant que contestables qu’en Espagne est instruit un procès aux historiens, accusés d’avoir nourri délibérément le « pacte de l’oubli » qui caractériserait la transition espagnole. Dans la Péninsule plus qu’ailleurs, on enjoint donc aux historiens de participer activement à une sorte de « revanche de la vérité » mémorielle. En fait, on leur reproche de n’avoir pas révélé la dette mémorielle que les militants de la mémoire s’imaginent avoir contractée vis-à-vis de leurs ancêtres. Le privilège de mon origine étrangère m’y soustrait heureusement.
5Plutôt que d’opérer une quelconque « récupération » des paroles dominées, je m’intéressais plutôt à la question de la trace, notamment celle des ruines des guerres napoléoniennes dans le paysage espagnol, une quête qui devait me conduire des années plus tard à étudier un petit village de la guerre civile espagnole, Belchite, en Aragon, demeuré en ruines après le conflit sur ordre du Caudillo, comme monument destiné à dénoncer la « barbarie rouge-séparatiste ». Pour ce qui concerne ce village, la cause des destructions ayant été traditionnellement imputée à l’armée républicaine (ce qui est en grande partie faux), Belchite apparaît comme une sorte d’Oradour-sur-Glane à l’envers. Mon propos n’est évidemment pas de réhabiliter la mémoire franquiste mais on a pu me reprocher çà et là de m’intéresser à un mythe de la dictature, comme si les mémoires de droite de la guerre d’Espagne n’étaient pas dignes d’intérêt. Mon intuition était que la relation que les Espagnols ont établie avec les ruines de Belchite dit quelque chose de la relation au passé du conflit civil. La singularité de ce cas est double : d’une part, il s’agit du premier champ de ruines effectivement conservé d’un grand conflit du xxe siècle. Nombre de projets de ce type ont ponctué l’après-Première Guerre mondiale, notamment les projets de conservation de la cathédrale de Reims atteinte par les obus allemands en septembre 1914, et de la ville belge d’Ypres que Churchill aurait voulu consacrer à la mémoire des troupes britanniques tombées là. D’autre part, Belchite fut l’objet d’une politique commémorative intense de la part du franquisme et un nouveau village fut reconstruit à côté du précédent. Ce fait exceptionnel – les reconstructions s’effectuant très généralement in situ – explique qu’à Belchite, la relation au passé se traduit dans et par une relation à l’espace, dans la juxtaposition de l’ancien et du nouveau village. Ainsi, le rapport au passé se lit dans la relation très singulière à l’espace qui se déploie entre des deux villages situés en miroir l’un de l’autre. Les nombreuses ruines qui s’élèvent encore aujourd’hui dans le paysage aragonais figurent donc une présence du passé qui est mémoire.
6Je crois que Los Sátrapas entra également dans mon univers comme trace, document surgi de nulle part qui se tenait là, comme par effraction, morceau irréductible de passé qui clame, ici et maintenant, son insolente présence. Mais cette présence est énigmatique, tissée de mystère, comme celle d’un météorite dont on ne connaît ni l’origine, ni la nature. Ainsi, entre le manuscrit de Poitiers et les ruines de guerre, un fil se tendit contre toute attente. Une même présence énigmatique qui dit la perte, un même cri d’alarme sur les catastrophes du passé, un même rappel insistant de la force du traumatisme dans nos consciences.
Notes de bas de page
1 Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
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