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p. 31-38
Texte intégral
1 Los Sátrapas de Occidente raconte l’histoire de Losada, un soldat républicain fait prisonnier par les franquistes au lendemain de la victoire. Le roman est un récit sans plan, sans structure, sans parties. Il raconte le séjour du héros dans les geôles franquistes de la prison de Pilatos, située à Tarragone, puis sa libération conditionnelle dans cette même ville, son séjour à Barcelone et, enfin, sa fuite en France. Les premières pages sont une description poignante de l’entrée en prison, un soir de décembre 19391. Abattu, Losada, se souvient des derniers combats livrés contre les troupes nacionales, l’incarcération dans un camp de concentration2 au Pays basque, son retour en Catalogne où il vécut avant guerre, son arrestation à Barcelone, l’interrogatoire et les tortures infligées dans un garage puis une usine désaffectée de la banlieue, son voyage en train vers la prison de Pilatos entre deux gardes civils. Le lecteur est plongé sans ménagement dans le cauchemar des pièces obscures et humides, bondées, où l’attente interminable des prisonniers, la peur au ventre, n’est interrompue que par les salves des exécutions, au lever du soleil, les sacas.
2L’unique humanité qui subsiste, c’est celle que Losada sauvegarde avec les amis d’infortune qu’il ne tarde pas à rencontrer : Serradell, ancien professeur de mathématiques devenu journaliste ; Fermín, ingénieur tarragonais qui a perdu son épouse pendant le conflit et qui reste sans nouvelles de son jeune fils ; Masfort, avocat et industriel qui milita dans un parti de la gauche catalaniste ; Salgado, ancien champion de natation, étudiant en médecine dont le corps, couvert de cicatrices, est un « vrai champ d’opération », etc. Au quotidien, des stratégies de survie s’élaborent contre un régime carcéral oppresseur, destructeur même. Cinq cents pages d’attente, sans intrigue, comme un long plan-séquence. Le temps paraît comme suspendu, à peine troublé par quelques anecdotes sans grande importance, histoires pour tuer le temps. C’est un manuscrit tissé de non-événements, d’une pure quotidienneté qui restitue l’attente infinie, le vide d’années passées entre les murs suintant l’humidité, une pure durée ponctuée par le surgissement irrégulier de la violence et de la mort. La tension entre le temps vide de la routine et le temps court des exécutions sommaires est la véritable respiration de ce texte.
3On réduit souvent la littérature concentrationnaire aux cas nazi et soviétique. Cette optique procède d’une méconnaissance du régime franquiste qui serait rangé du côté des dictatures classiques, du totalitarisme « mou ». Aujourd’hui, les historiens du franquisme – ils sont de plus en plus nombreux – ont laissé de côté la comparaison stérile entre le régime espagnol et ses cousins européens pour tenter de saisir la singularité de la dictature. Ce que montrent les travaux récents, c’est que la violence qui s’exerça sur la population atteignit en Espagne des degrés inouïs. L’exercice de la violence fonda l’État franquiste dès ses origines, ce qui impliqua une brutalisation pérenne de la société espagnole plongée dans un état de « paix armée ». À cela deux raisons : d’une part, le franquisme naît d’une guerre civile et se promet, selon une culture politique qui n’admet que le consensus et un mode d’action qui s’apparente à la guerre totale, l’éradication pure et simple d’un ennemi construit comme un étranger radical. D’autre part, le régime bénéficia d’un temps très long pour installer profondément les ressorts de la peur, quarante ans durant. La répression ne provenait pas seulement des rouages carcéraux et concentrationnaires mais s’étendit et tint l’individu sous un joug implacable : nul n’échappa à la dénonciation, à la surveillance sociale qui brida la moindre velléité de liberté. Une peur qui rongea les familles et les personnes et qui, paradoxalement, fut le ressort d’un mouvement maquisard généralement méconnu jusqu’au milieu des années 1950. En observateur attentif de la réalité espagnole, j’ai souvent été frappé par les ravages que quatre décennies de peur ont laissés encore aujourd’hui parmi ceux, de moins en moins nombreux, qui connurent le franquisme. J’ai remarqué combien la soumission à l’autorité et l’intériorisation de la défaite se manifestent encore au quotidien. Leur rejet est aussi l’une des meilleures garanties de la démocratie.
4Un écrit comme celui-là est une parole victorieuse sur la mort. C’est le témoignage d’un homme qui ne fut pas spectateur mais acteur du drame3. Je devine que pour l’auteur, l’écriture permit une seconde naissance : réconciliation avec un passé qui hantait son présent, travail de deuil mais aussi « reconquête de soi4 ». Plus encore, le manuscrit est un appel à la justice envers les victimes, et une première pièce à charge dans l’improbable procès que les démocrates auraient pu intenter au régime : il se tient là pour rappeler qu’en Espagne, la jeune démocratie fit le choix cruel de ne jamais traduire les criminels de guerre devant les tribunaux et de tourner le dos aux racines démocratiques dont elle aurait pu se prévaloir. Mais comment une monarchie aurait-elle pu se reconnaître dans une république ? Telle est la farce amère de la transition espagnole.
5Une nuit, l’un des personnages du roman accompagne les derniers instants d’un condamné à mort. À l’aube, il jure de transmettre la dernière lettre du prisonnier qui dénonce la trahison dont il fut le jouet. Mais contre toute attente, il est fusillé le même jour que son ami, annihilant la possibilité de transmettre et, du même coup, l’espoir de justice. Tout se passe comme si l’auteur avait voulu exorciser la perspective de cet engloutissement. Tout entier tendu vers la mémoire, il en oublie la vie d’avant, la belle époque de la République, et la vie d’après, celle de l’exil en France. Les personnages sont comme suspendus dans le temps, et seul compte finalement ce moment où leur destin individuel a coïncidé avec le destin collectif. L’avant et l’après, renvoyés au domaine privé, sont oubliés pour que ne subsiste que le pendant qui a valeur pour l’histoire, en tant que témoignage dont la portée se veut générale5.
6Comme le note Paul Ricœur, la mémoire n’est pas seulement une capacité de rappeler le passé : elle est aussi une promesse pour l’avenir entièrement sous-tendue par un exigeant « Plus jamais ! ». Je suis dans la position de ce compagnon de cellule qui avait juré de transmettre la lettre du condamné. Je n’ai guère de chances d’échapper à la clameur insistante du devoir de mémoire. Que faire de ce manuscrit ? Comment l’aborder ?
7Je commence à lire les pages du roman. De prime abord, j’ai le sentiment qu’il existe une contradiction entre la volonté de témoigner dont ce texte est une manifestation évidente et le choix de la forme romanesque. En effet, le témoignage vise à attester des faits réellement survenus : en général, les survivants de ce type d’expérience refusent le recours à la « littérature », c’est-à-dire à la fiction, qu’ils considèrent comme mensongère. Ils préfèrent une écriture transparente, souvent réaliste, qui leur semble plus à même de rendre les faits. Ici, le parti pris du roman brouille la frontière entre « la part de l’imagination composée d’objets fictifs et la part du souvenir composé des choses du passé bien réelles6 ». En effet, la fiction suspend non seulement la question de la véridicité, qui devient non pertinente, mais aussi la question morale. En ce sens, le roman expose son auteur à une perte de crédibilité qui atténue la force de son témoignage. C’est pourquoi la stratégie romanesque peut paraître contradictoire avec l’objectif du témoignage, à moins que l’auteur n’ait assumé qu’il devait exister « une vérité de la fiction » susceptible de mieux faire partager et transmettre son expérience et plus à même de faire le deuil des morts qu’il a laissés derrière lui. Il est possible que, conscient de s’adresser à un lecteur qui n’a pas connu d’expérience carcérale, Andreu Martí ait tenu le pari de la « résurrection » du passé par la mise en images au risque de voir son texte relégué au rang de la pure fiction, c’est-à-dire soupçonné et discrédité en tant que témoignage fiable.
8Faire saisir ou transmettre ? Le choix cornélien est à l’image de celui des rescapés des camps de la mort. Ce parti pris où il s’agit moins de rendre compte de la réalité que de transmettre une expérience n’est pas étranger à celui de Joaquim Amat-Piniella dans K. L. Reich (1946), au retour de Mauthausen :
J’ai préféré la forme romanesque parce qu’il m’a semblé qu’elle était la plus fidèle à la vérité intime de ceux qui ont vécu cette aventure. Après tout ce qui a été écrit sur les camps avec l’éloquence froide des chiffres et des informations journalistiques, je crois que les actes, les observations, les conversations, l’état d’esprit des personnages, réels ou pas, peuvent donner une impression plus juste et plus vivante qu’en me limitant à une exposition objective des faits7.
9Ce parti pris littéraire est celui que défendit plus tard Jorge Semprún dans La littérature ou la vie : « Je ne veux pas écrire un simple témoignage […]. Il me faut donc un “je” de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d’y insérer de l’imaginaire, de la fiction […]. [Une fiction] qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable. » Il ajoute plus loin : « Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques8. » Amat et Semprun admettent le recours à l’artifice littéraire, une invention qui signifie ici une synthèse et significative d’une expérience singulière, sorte de réinterprétation qui donne priorité à une vérité littéraire et qui donne accès à une essence des camps. Ce choix transcende le témoignage en vertu d’une proposition ontologique destinée à affirmer le triomphe d’un être moral face à l’esprit des camps, la victoire d’un « je » libre défini par sa seule condition humaine.
10Selon toute évidence, la conviction selon laquelle il existerait « une vérité de la littérature » participe d’une croyance sociale historiquement constituée qui est au fondement de l’institution de la littérature dans nos sociétés. L’invention fictionnelle viendrait alors « combler les vides de l’histoire », selon l’expression de Patrick Boucheron pour délivrer un faire voir que le récit d’histoire serait incapable de produire. C’est sur cette croyance auto-instituée que le champ littéraire a construit son autonomie et son prestige au xixe siècle. Elle participe aussi d’une forme de naturalisation du pouvoir de la littérature qui la rend évidente, comme une voix surplombante, au moins à ses propres yeux. Andreu Martí a certainement cru dans le pouvoir de la littérature, d’autant que le statut littéraire du roman qu’il produisait semblait lui assurer une forme de prestige et de pérennité qu’il jugea supérieure, selon une hiérarchie des genres qu’il admettait et contribuait à renforcer.
11Cette littérature de témoignage dut s’assurer toutefois que le texte fût reçu en tant que témoignage, de « créer les conditions permettant de susciter l’acte de foi du lecteur9 », pour reprendre les termes de Geneviève Champeau. En effet, si le témoignage est bien un « acte de foi » de l’ordre du « j’y étais », il ne fonctionne qu’à la condition d’un « croyez-moi » arraché au lecteur. L’adhésion du destinataire est conditionnée à la croyance que ce qui est dit est une vérité extérieure au récit : il y va de la crédibilité du témoin. L’auteur emploie pour ce faire divers procédés susceptibles de gagner la conviction du lecteur, parmi lesquels on compte la redondance, le recours au pathos, l’effet de réalité du détail, la force morale de l’histoire racontée qui s’apparente à une parabole, autant de figures aisément repérables dans Los Sátrapas. Il me semble cependant que Martí échoua sur un point capital qui est l’érection du narrateur ou du protagoniste principal en un « je universel » dans lequel le lecteur puisse s’identifier : le dédoublement du narrateur omniscient et du personnage de Losada, propre au roman réaliste, introduit une distance qui fragilise l’institution d’un « je-témoin » incontestable, capable d’enjoindre au lecteur d’adopter un seul et même point de vue. Il n’est pas sûr que la seule identification au « personnage principal » suffise à tenir le pacte du témoignage. En ce sens, Los Sátrapas n’est pas une autofiction et son relatif échec à instaurer la figure du témoin jette un trouble durable sur la nature de ce texte.
Notes de bas de page
1 Andreu Martí, Los Sátrapas..., op. cit., p. 26. Un extrait plus avant précise la date suivante : « Losada, ratatiné sur les pavés froids de la prison en ce mois de janvier 1940, se réjouissait de voir dans quel pétrin s’étaient mis les inventeurs de la non-intervention. »
2 Après la défaite de la République, les anciens soldats républicains sont retenus prisonniers dans des camps de concentration, dans l’attente d’une enquête qui décide de leur sort.
3 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 223.
4 Michael Pollak, « La gestion de l’indicible », dans Id., Une identité blessée, Paris, Métailié, 1993, p. 140-147.
5 Michael Pollak, « L’expérience concentrationnaire », dans Id., Une identité blessée, op. cit., p. 149-175.
6 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 102.
7 Joaquim Amat-Piniella, K. L. Reich, Barcelone, Club Editor, 2013 (éd. mécanographiée 1946, 1re éd. 1963), p. 9. Cet extrait date d’une préface écrite en 1963. C’est nous qui soulignons.
8 Jorge Semprún, La littérature ou la vie, Paris, Gallimard, 1994. Voir aussi : Maria Campillo, « Memoria literaria y ficción del universo concentracionario », dans Carme Molinero, Margarita Sala, Jaume Sobrequés (dir.), Una inmensa Prisión. Los campos de concentración y las prisiones durante la guerra civil y el franquismo, Madrid, Crítica, 2003, p. 231-249.
9 Geneviève Champeau, « Témoignage, trace et interprétation : Ventanas de Manhattan d’Antonio Muñoz Molina », dans Jean-François Carcelen (dir.), Témoignage et fiction dans l’Espagne contemporaine, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2012, p. 17-31.
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