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p. 25-29
Texte intégral

La première page du manuscrit
1Une nuit de décembre [1939], un train provenant de Barcelone entra en gare.
2La nuit était assez avancée. De ce train descendit une douzaine de personnes qui se pressèrent de quitter le quai car le froid glacial n’incitait pas à faire autre chose que le strict nécessaire : rassembler les valises et attendre qu’un porteur les emmène. Il semblait que le quai allait rester désert d’un instant à l’autre.
3Toutefois, malgré leurs vêtements légers, cinq voyageurs stationnèrent là jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne.
4C’était un groupe de trois hommes, d’aspect misérable, flanqué d’un couple de gardes civils.
5Les minutes que passèrent là les trois hommes n’étaient pas perdues pour les gendarmes qui vérifièrent les menottes avec cérémonie ; pas tant pour la sécurité que pour donner le temps aux passagers de s’éloigner et d’éviter, dans la mesure du possible, qu’il y ait des témoins. Ce n’est pas que les gendarmes s’inquiétaient de la présence de témoins mais quelqu’un aurait pu adresser la parole aux malheureux. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu chasser un inopportun, car un seul geste de leur part a valeur de décret, mais ils voulaient s’éviter la peine de faire ce geste.
6Mieux valait laisser les choses aller d’elles-mêmes, que les gens quittent le quai, que tout reste en silence, que le chef de gare rentre dans son bureau et alors, le champ libre, le groupe se mettrait en marche.
7On prit son temps avec les menottes ; on tendit la chaîne ; on la détendit ; on prit des mesures ; on gagnait du temps jusqu’à ce que soit décidé que c’était le moment d’y aller.
8Ce moment arriva lorsque le premier gardien, le chef de l’expédition, dit tout à coup : « Allons-y. » Et le groupe s’ébranla.
9Les trois hommes qui allaient de force avec les gendarmes étaient dissemblables. Le plus corpulent, à en juger par son énorme silhouette qui éclipsait la lumière des réverbères sur son passage, était un gars vêtu d’un velours râpé. Les menottes attachées, il tentait de porter une valise sur ses épaules. Sa silhouette se découpait à peine dans les rues étroites de ce qui fut une ville romaine. De même, lorsqu’il passait sous une arche médiévale, il l’obstruait presque complètement. Il avait du mal à ne pas glisser dans la semi-obscurité et, surtout, à ne pas heurter avec sa valise les murs des rues les plus exiguës.
10La traversée de la ville aurait certainement pu être plus courte et moins tortueuse, mais les gendarmes avaient dû faire un détour pour porter deux enveloppes cachetées à des adresses qui, selon toute apparence, étaient des bâtiments de l’État. Des commissions qui n’avaient rien à voir avec les trois prisonniers, mais auxquelles ces derniers durent se plier, contre leur gré, malgré l’épuisement et le cahot d’un voyage désagréable.
11Dans l’ordre, un deuxième homme se détachait également par la bosse qu’il dessinait car dans la nuit, on pouvait à peine distinguer les visages, sinon de très près, et tous les autres détails se dissolvaient dans l’ombre. Et comme personne ne parlait, il était impossible d’établir une quelconque distinction d’intellect, par la manière d’exprimer les pensées. Le deuxième détenu était légèrement plus petit que le premier mais cela passait inaperçu car il était plus mince et plus svelte, moins massif. Si bien qu’on aurait pu penser que tous deux étaient de même stature. Par sa manière de marcher et son maintien, il ne semblait pas avoir dépassé la cinquantaine. Il portait au bras et pour seul bagage un sac, pas très grand, et exhibait un costume bleu, plus usé que râpé, qui avait dû être un beau vêtement en son temps car, même de profil et dans l’obscurité, on reconnaît une étoffe de bonne qualité.
12Le troisième détenu en importance, à en juger par le peu de place qu’occupait son humanité dans la nuit, était menu, recroquevillé mais pas voûté, avec des lunettes en or, vêtu d’une couleur indéfinie, les cheveux en bataille qui, à la pauvre lumière des réverbères, avaient des reflets dorés. Pour tout bagage, il portait un sac pendu à l’épaule, mais plus petit que celui du captif précédent. Il avait l’apparence d’un employé de bureau et ne semblait pas du tout vieux.
13À part le premier qui portait un béret, les autres allaient tête nue.
14Le premier homme, par son aspect physique, son costume en velours et son béret, devait être un paysan des montagnes de la province de Tarragone, ce qui se confirma quand s’échangèrent les premiers mots.
15Les deux autres misérables avaient l’air de ceux qui ont toujours vécu à la ville.
16Après des allers et retours en silence dans les rues et les ruelles du quartier le plus ancien de la ville, le groupe parvint un peu avant minuit dans une rue plus large qui montait abruptement. Ce fut à ce moment-là que le gars costaud prit la parole :
17– Écoutez, garde, cela ne vous dérangerait pas qu’on s’arrête un moment pour que je change ma valise d’épaule ?
18– Impossible, répondit le garde, on est presque arrivés et qui plus est, il est tard.
19– J’en ai pour une seconde, insista le premier.
20– Je vous ai dit que non, rétorqua le gendarme sans perdre le rythme de la marche.
21Après une pause, le gendarme demanda :
22– D’où êtes-vous ?
23– De Gandesa.
24– Cela fait combien de temps qu’on vous a arrêté ?
25– Six mois.
26Il y eut un court silence puis le gendarme reprit :
27— Ne vous inquiétez pas, là où vous allez, vous n’y serez pas autant de temps. Je vous le garantis. J’ai dû conduire depuis la [prison] Modèle sept prisonniers de Gandesa, et les sept ont été fusillés dans les trois mois.
28Quelques secondes passèrent. On entendait seulement le choc des talons sur les pavés irréguliers. Le gendarme continua :
29— Au conseil de guerre, les sept étaient ensemble ; ils les ont condamnés ensemble mais ils les ont fusillés séparément. Le dernier, ils l’ont fusillé il y a un mois de cela, d’après ce que m’a dit le gardien de la prison lors de mon dernier voyage. C’était le plus jeune, je m’en souviens bien.
30Le gendarme se tut. Ils firent quelques pas. Le gendarme se remit à parler :
31— Vous, je ne vous donne pas plus de deux mois. Maintenant, les conseils sont plus rapides avec les cas urgents.
32Vu de loin, le gars sembla vaciller, ou bien était-ce qu’il avait heurté un pavé, ou bien que la valise pesait trop lourd et qu’il voulait changer d’épaule.
33Quelques minutes plus tard, le prisonnier demanda, hésitant :
34– Vous savez comment s’appelait ce détenu ?
35– Lequel ?
36– Celui-là, le dernier, celui d’il y a un mois…
37– Pourquoi ? Vous le connaissiez, vous croyez ?
38Le gendarme fit un effort pour rassembler ses souvenirs.
39– Il s’appelait Daniel, oui, Daniel… je me rappelle bien son prénom.
40– Daniel ? Et quoi d’autre ? demanda le prisonnier anxieux.
41– Le reste, je ne me rappelle pas. Pourquoi ?
42– Parce que… je crois que c’était mon frère, j’en suis presque sûr.
43– On est arrivés, annonça le gendarme.
44Le détenu ne dit plus rien 1.
Notes de bas de page
1 Andreu Martí, Los Sátrapas de Occidente, manuscrit inédit, p. 1-3. Traduction de Colette Rabaté.
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