L’impact de la constitutionnalisation du Conseil européen sur l’équilibre de gouvernance dans l’Union européenne : une décote programmée de la Commission1
p. 967-984
Texte intégral
1C’est avec un grand bonheur que nous répondons, par ces quelques réflexions sur le devenir du nouvel équilibre institutionnel de l’Union européenne, à l’invitation à participer aux Mélanges en hommage au Doyen Jean-Claude Masclet, grand européaniste et universitaire chevronné. Nos liens d’amitié et de collaborations dans ce processus d’aventure intégrative européenne et notre immense estime de sa précieuse contribution à l’avancement de la réflexion et à l’intensification de l’action dans le domaine de la construction européenne fondent notre devoir et grand plaisir de participer à cet hommage à un leader des milieux académiques d’européanistes, penseur innovant et analyste percutant de la mouvance intégrative européenne. Que ces lignes rendent hommage et sentiments d’amitié !
2Quant à notre sujet de réflexion, il rentre, croyons-nous, dans l’axe névralgique des mutations en matière d’intégration européenne, intimement liées à la dialectique, initialement de compatibilité, mais graduellement antagonique, du supranational et de l’intergouvernemental, dans la marche vers l’unification du Continent européen, où la Commission et le Conseil européen façonnent, par leur place et positionnements, l’équilibre, toujours dynamique, encore que fragile, de l’Union, sans certes, oublier les rôles du Parlement européen.
3L’établissement du Conseil européen, en 1974, a été présenté comme étant une suite logique des Sommets européens (de Paris et de Bonn, en 1961 ; de Rome, en 1967 ; de La Haye, en 1969 ; de Paris, en 1972 ; de Copenhague, en 1973, de Paris, en 1974), qui avaient fait preuve de réussite, sur le plan de l’arbitrage-règlement consensuel et des impulsions, au plus haut niveau politique, dans un nombre de problèmes cruciaux pour l’avancement de la construction européenne, allant des affaires communautaires à la coopération en politique internationale (par exemple : adhésion du Royaume-Uni, lancement du Système monétaire européen, positionnement sur les grands questions internationales etc.) et invitaient, dès lors, à leur institutionnalisation.
4Certes, cette interprétation est exacte mais ne suffit pas pour identifier la raison profonde de l’introduction de cette nouvelle instance, raison qui révèlera, notamment, le virage philosophico-politique dans la dynamique du processus d’intégration européenne et les enjeux institutionnels qui en émergeront depuis, dans une mouvance, désormais, d’intergouvernementalisation croissante du système de la CE/UE.
5En effet, comme nous le verrons dans la première partie de cette contribution, la création du Conseil européen, en 1974, dans sa première mouture, plutôt hybride, fut liée à la reconversion, sous le poids des événements (notamment : crise de 1965-1966 et surestimation du poids du frein français vers une Europe supranationale, voire fédérale ; adhésion du Royaume-Uni), du pragmatique Jean Monnet vers une orientation plus confédérale que fédérale dans l’aventure de construction européenne ; elle a, par ailleurs, conduit de facto à un affaiblissement de la Commission (I). Dans la foulée de ce changement de moteur d’intégration (passant de la Commission au Conseil européen), le traité de Lisbonne est venu, selon cette réflexion, constitutionnaliser le canevas d’un nouvel équilibre institutionnel, qui justifie le terme « décote programmée » de la Commission européenne (II).
6Acceptant une telle réorientation et l’accélérant, les chefs d’État ou de gouvernement des Neuf, lors du Sommet de Paris, de 1974, ont décidé de « se réunir, accompagnés des ministres des affaires étrangères, trois fois par an et chaque fois que nécessaire, en Conseil de la Communauté et au titre de la coopération politique », en intégrant, par la suite, et à sa demande pressante, le président de la Commission. Le Conseil européen, sorti ainsi des fonds baptismaux du Sommet de 1974, a, par la suite, été consacré dans l’ordre institutionnel communautaire lors de l’adoption de l’Acte unique européen (AUE, art. 2), pour connaître formellement ses fonctions d’impulsion et d’orientation dans le traité de Maastricht (art. D) et atteindre son apogée lors du traité de Lisbonne, par sa constitutionnalisation (art. 15 TUE), aux pouvoirs institutionnels et de gouvernance considérables.
7Et bien que beaucoup y aient vu, dans l’euphorie de cette constitutionnalisation, la formule gagnante d’une nouvelle gouvernance, nous appréhendons le risque de la fin du rêve d’intégration politique de l’Europe : dans la formule, toujours pragmatique et équilibrée, de Jean Monnet, considérant que le Conseil européen était chargé « de grandes chances et de risques en proportion », nous distinguons les deux faces de Janus et insistons sur les « grands risques », du reste, déjà en présence.
I – Le cadre et les principaux effets de facto du virage politico-philosophique vers un « noyau dur » intégratif à caractère intergouvernemental : de la Commission au Conseil européen
A – Le changement philosophico-politique et la recherche d’un nouveau moteur de l’Europe
8Dans le climat de pessimisme institutionnel de la seconde moitié des années soixante et du début des années soixante-dix et face à une Commission en voie de politisation et affaiblie par la crise de 1965, Jean Monnet a pris l’initiative de déblocage du système, par une nouvelle instance, d’un niveau d’influence plus élevé et, forcément, plus politique, celle qu’il qualifiera de gouvernement provisoire européen, pour souscrire, en 1974, à l’appellation « Conseil européen ». Tandis que, dans les années cinquante, il considérait que « l’autorité supranationale [soit la Haute Autorité et, puis, la Commission] n’est pas seulement le meilleur moyen de résoudre les problèmes économiques, mais aussi le premier pas vers la fédération »2, il opère, dans les années soixante-dix, une conversion, qui, d’une part, place son orientation de philosophie-praxéologie intégrative dans un continuum d’incertitude entre fédéralisme et confédéralisme et, d’autre part, l’incite au recours à un moteur intergouvernemental et hautement politisé pour la propulsion de l’intégration européenne, le Conseil européen. Il déclare, alors, à l’opposé de son affirmation précédente que nous venons de citer, que « [les institutions de la CEE, dont la Commission], étaient certes un modèle pré-fédéral, mais non les organes mêmes de la fédération politique de l’Europe […], [et [qu’] il fallait rechercher […] les formes d’une union plus complète et plus profonde – fédérale ou confédérale, je n’aurais su le dire. Tel était l’objet du gouvernement européen provisoire » ; « seuls pouvaient être déçus ceux qui croyaient […] que le gouvernement de l’Europe sortirait un jour, tout armé, du corps des institutions de la Communauté économique »3. Il devint ainsi l’instigateur d’une instance intergouvernementale (Conseil européen), dont il admettait pourtant, nous l’avons évoqué, les risques et la fragilité.
9L’introduction du Conseil européen dans le système, avec une philosophie de moteur de l’intégration européenne, moteur, certes, intergouvernemental, coiffera, progressivement, d’un point de vue politique, les autres institutions aux fonctions et aspirations gouvernementales, soit la Commission et le Conseil. Pour ce qui est, plus spécifiquement, de la Commission, qui est ici au cœur de notre propos, le Conseil européen, s’appuyant sur son rôle d’impulsion et d’orientation, assumera de facto, déjà avant le traité de Lisbonne, un rôle directionnel dans les grands dossiers de spill-over intégratif, inscrits dans le tandem « approfondissement-élargissement », comme aussi dans l’impulsion de l’initiative législative du Collège.
B – Les principaux effets de facto du virage sur les rôles de la Commission
1 - L’usurpation du rôle de spill-over de la Commission
10Dans une optique néo-fonctionnaliste, les pères de l’Europe avaient confié à la Commission l’initiative intégrative, dite de spill-over, lui permettant de proposer de nouveaux axes de développement du processus d’intégration européenne. Elle s’exerça en vertu de son pouvoir autonome de prendre les initiatives appropriées pour le « développement du marché commun » (voir notamment, l’art. 155 TCEE – numérotation du traité de Rome) ou, plus largement, pour la promotion de l’intérêt général (voir aujourd’hui, la formulation de l’article 17 §1 TUE), de faire des propositions « pour réaliser […] l’un des objets de la Communauté » (art. 235 TCEE) ou « pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités » (selon la nouvelle formulation, celle de l’article 352 TFUE) et, également, sur la base d’invitations du Conseil, de lui présenter toutes propositions appropriées pour la réalisation des objectifs communs (voir l’art. 152 TCEE (numérotation du traité de Rome) et, aujourd’hui, l’article 241 TFUE).
11Cela dit, la composition, hautement politique (« au sommet ») du Conseil européen, comportant, aujourd’hui, les chefs d’État ou des gouvernement des États membres (en plus de son président et du président de la Commission), comme, également, son habilitation à donner à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et en défini[r] les orientations et les priorités politiques générales (selon l’article 15 §1 TUE) ont permis à cette « instance suprême » d’usurper ce leadership de spill-over de la Commission et de l’exercer dans une approche intergouvernementale et, dès lors, politisée, aux objectifs qui tiennent compte du rapport de forces entre États membres et s’alignent, par ailleurs, souvent, sur le dénominateur consensuel le plus bas.
2 – La primauté des impératifs politiques du Conseil européen, en matière d’approfondissement-élargissement, sur les considérations de rationalité intégrative de la Commission
12Bien que le Parlement européen ait toujours critiqué cette substitution de facto, dans le processus d’approfondissement-élargissement, et appelé la Commission et son président (pourtant, membre à part entière du Conseil européen) à sortir de leur état de résignation, l’exécutif de Bruxelles – plongé aussi, ultérieurement, dans la crise de ses relations avec le Parlement européen, en 1999 –, n’a jamais pu retrouver le leadership du temps de Jacques Delors et s’est effacé sans réaction créatrice devant ce processus4.
a – Le dossier de la révision des traités
13En matière d’approfondissement intégratif (révision), la Commission ne jouera plus le rôle moteur qui était, jadis (exemples : initiatives déterminantes de la Commission pour le parachèvement d’un marché unique, comme aussi pour la réalisation d’une union économique et monétaire), le sien, par ses propositions stratégiques majeures et décisives, laissant ainsi au Conseil européen le rôle de décider d’une CIG et, notamment, de définir et de « verrouiller » son agenda de révision, surtout dans l’après-Amsterdam5.
14Pour ne prendre qu’un seul exemple, celui du processus qui a abouti au traité de Nice, on constate que la Commission plutôt que de « déposer » ses propres projets de réforme, (selon l’article 48 TUE) ou encore, d’émettre un avis négatif à la fois sur le contenu restrictif de l’agenda de réforme du Conseil européen et sur la violation d’ensemble de facto de la procédure de révision (toujours selon l’article 48 TUE), s’est résignée à l’acceptation du leadership du Conseil européen : elle s’est ainsi lancée dans des avis-propositions (plutôt qu’à une proposition de révision et à un seul avis sur l’ensemble du dossier de révision) qu’elle qualifia souvent, modestement, de « contributions à la CIG ». Par exemple, sa communication du 2 décembre 1999parle de « contribution au rapport [déjà « verrouillé »] que la Présidence [semestrielle] élabore en ce moment » (suite au Conseil européen de Cologne et en vue de celui d’Helsinki), offrant ainsi une simple contribution à un agenda déjà « ficelé » par le Conseil européen et sa présidence plutôt qu’un projet de réforme de son propre chef, comme l’habilite l’article 48 TUE, en début de procédure. Quant à l’avis du 26 janvier 2000 que la Commission a inscrit dans la procédure de consultation de l’article 48 TUE, il ne se prononce réellement pas sur une proposition autonome d’État(s) membre(s) (comme le prévoit l’article 48 TUE), mais plutôt sur une réunion, déjà décidée, « d’une conférence des représentants des gouvernements des États membres en vue de modifier les traités » et avalise ainsi le rôle d’initiative du Conseil européen (de Cologne et d’Helsinki) et son agenda de réforme, « sollicitant-espérant » quelques élargissements de contenu (il est vrai, toutefois, que, pour respecter la lettre de l’article 48 TUE, le projet de réforme retenu par le Conseil européen fut, pour la forme, soumis au Conseil en tant que projet du gouvernement finlandais, qui exerçait alors la présidence).
15Aussi, le poids et le rôle politique du Conseil européen, contrôlant l’ouverture et l’agenda des CIG, ont-ils eu un effet paralysant sur la fonction motrice de la Commission dans ce domaine, fonction qu’elle avait jouée à plusieurs reprises, par le passé, et de façon très déterminante, comme, par exemple, dans la préparation des réformes par l’AUE.
16Notons que, in fine, le traité de Lisbonne constitutionnalisera ce rôle qu’avait de facto déjà ainsi usurpé du Conseil européen, dans le domaine de la révision des traités.
b – Le dossier de l’élargissement
17Au niveau de l’élargissement de la Communauté européenne/ Union européenne, le Conseil européen, qui, de facto, contournait déjà le Conseil (décision d’éligibilité des candidatures et d’ouverture de négociations), n’a pas toujours suivi la Commission dans ses positions (avis de la Commission, certes, techniques, mais se voulant et s’avérant, dans la théorie et la pratique des admissions antérieures, d’un grand poids politique). C’est ainsi qu’il a, par exemple, décidé, à Helsinki, et en opposition avec sa propre position, prise lors de la réunion de Luxembourg, l’inclusion dans les négociations d’admission de l’ensemble des pays candidats du Centre et de l’Est européens (ainsi que de Chypre et de Malte), soit de douze pays, tandis que la Commission suggérait, dans son premier avis, bien reçu au Conseil européen de Luxembourg (de 1997), deux vagues de négociations, la première excluant la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Lettonie et la Lituanie. D’ailleurs, la « constitutionnalisation », par le traité de Lisbonne (art. 49, al. 1er TUE), d’un pouvoir du Conseil européen an matière d’« approbation des critères d’éligibilité d’une demande d’admission dans l’Union », a renforcé cette influence en matière d’élargissement.
3 – « L’initiative de l’initiative »
18On constate que le Conseil européen (il n’est, du reste pas seul, dans cette immixtion, pour suggérer une initiative législative, le Conseil et les présidences semestrielles s’y livrant aussi, tandis que le Parlement européen peut, également, de son côté, avoir recours à l’article 138 B, al. 2dutraité de Maastricht, devenu 192 TCE et, aujourd’hui, 225 TFUE), se plaçant sous l’enseigne de son rôle d’instance qui donne les impulsions nécessaires au développement de l’Union européenne et en définit les orientations et, surtout, les priorités politiques générales (art. 15 §1er TUE), intervient pour inviter la Commission à prendre des initiatives législatives. Aussi, cette dernière voit-elle, graduellement, le « rétrécissement » de facto de son pouvoir de maîtrise du menu législatif, acceptant une occupation progressive du champ parle Conseil européen (comme aussi par le Conseil et les présidences semestrielles – le Parlement européen est, jusqu’à présent, moins suivi dans ses invitations à une initiative législative, bien que l’accord cadre Commission-Parlement européen, révisé en 2010, soit de nature à renforcer cette démarche du Parlement européen), ce qui a fait dire au commissaire Michel Barnier que, « en réalité, la Commission ne légifère de sa propre initiative que dans 10 % des cas. Pour le reste, elle agit surtout à la demande des États membres [en Conseil européen ou en Conseil – avec aussi ses présidences semestrielles] ou du Parlement »6.
II – La constitutionnalisation du Conseil européen par le traité de Lisbonne : un nouvel équilibre institutionnel aux dépens de la Commission européenne
19Il s’agit d’une « constitutionnalisation » du Conseil européen que beaucoup, notamment parmi ceux qui souhaitaient, au contraire, une fédéralisation graduelle de la Communauté européenne, n’appelaient pas de leurs vœux. À cet égard, déjà bien avant cette constitutionnalisation, soit en 1982, J. Boulouis appréhende cette évolution, en s’exprimant fermement et dans des termes d’anticipation, à la fois éloquents et prémonitoires, par rapport au traité de Lisbonne : il adjurait, alors, pareille démarche constitutionnelle, en déclarant que, « si le Conseil européen ne peut sans doute plus être supprimé, il ne faut pas souhaiter lui voir reprendre quelque vigueur ni envisager que, sous une forme ou une autre, ce genre d’institution figure tel quel dans le nouveau régime institutionnel dont l’Europe a besoin »7.
20Et pourtant, dans le cadre du processus de réforme constitutionnelle, entrepris par la Convention sur l’avenir de l’Europe et sous l’orientation-pression du président de la Convention, Valéry Giscard d’Estaing, comme aussi d’autres conventionnels et gouvernements d’États membres, on a décidé, à l’instar du virage de Jean Monnet, déjà évoqué, de rapprocher le centre de gravité d’un gouvernement européen d’un schéma d’intergouvernementalisme accru, dont le « noyau dur » serait le Conseil européen, anéantissant ainsi, du même souffle, tous les espoirs de la Commission de s’ériger en gouvernement unique de l’Union. Quant au traité de Lisbonne, il a bien réitéré cette mouvance et repris les dispositions du défunt « traité constitutionnel ».
21Aussi, en vertu du traité de Lisbonne, le Conseil européen, obtient-il son insertion dans la dynamique interinstitutionnelle, avec des pouvoirs constitutionnels, entre autres vis-à-vis de la Commission (comme aussi du Conseil), un mode décisionnel défini (unanimité, majorité qualifiée, majorité simple) et une présidence stable, à temps plein pour une durée de deux ans et demi (mandat renouvelable une fois) (voir en particulier l’art. 15 TUE et les art. 235 et 236 TFUE). Il obtient, notamment, d’importants pouvoirs, avec, pour les principaux, une intervention constitutive à l’égard des autres institutions et dirigeants européens aux fonctions gouvernementales, soit de la Commission, de son président, de son vice-président et Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ainsi que des futures formations du Conseil et des changements dans la durée de sa présidence.
22En somme, le traité de Lisbonne, suivant en ceci le défunt « traité constitutionnel », ne va pas (à quelques exceptions près) dans le sens d’une rationalisation-approfondissement du statut et des rôles de la Commission et ceci était prévisible, compte tenu des fortes et nombreuses oppositions à toute supranationalisation du système, manifestées durant toutes les phases de ce processus de réforme constitutionnelle.
A – Les pouvoirs du Conseil européen vis-à-vis de la Commission : un mouvement de contrôle et de politisation, de surcroît en situation de flagrant déficit démocratique
23Les pouvoirs du Conseil européen ainsi « constitutionnalisé », peuvent être divisés, sur la base du traité de Lisbonne, en deux catégories principales : ceux de nature constitutionnelle stricto sensu et ceux de hautes fonctions gouvernementales (le Conseil européen reste, en revanche, exclu du champ législatif, avec, toutefois, des dérogations, en vertu, notamment, des articles 48, 82 et 83 TFUE, qui prévoient une intervention à la demande d’un membre du Conseil). Quant à nous, nous nous limiterons ici à une présentation des pouvoirs qui fondent ladite décote programmée de la Commission.
24En effet, une énumération commentée, ci-après, des principaux pouvoirs constitutionnels du Conseil européen vis-à-vis de la Commission illustre les liens de dépendance de la seconde au premier, dans une mouvance d’influence et de politisation du Collège, le tout en situation de déficit démocratique, le Conseil européen ne disposant pas d’une légitimité directe, européenne, comme c’est le cas pour le Parlement européen, élu au suffrage universel direct, et pour la Commission, approuvée par ce même Parlement européen.
1 – Proposition d’un candidat à l’élection, par le Parlement européen, à la présidence de la Commission
25Une fois écartée la formule d’une élection du président de la Commission au suffrage universel direct (possibilité évoquée dans la Déclaration de Laeken), on a prévu la proposition, à la majorité qualifiée du Conseil européen, d’un candidat à l’élection par le Parlement européen, sur la base de consultations appropriées et « en tenant compte des élections au Parlement européen […] » (art. 17 §7 TUE). Cette formule assure au Conseil européen une forte influence dans le processus d’élection de ce président du Collège des commissaires les chefs d’État ou de gouvernement, qui y siègent, pèsent de tout leur poids politique (les Grands États davantage) dans lesdites consultations appropriées ; quant à l’obligation de tenir compte des élections européennes, elle donne libre cours aux « négociations », voire tractations politiques, pour s’assurer, en amont, de la majorité requise pour une élection (majorité des membres du Parlement européen) et, en tout état de cause, laisse une marge au Conseil européen, à l’intérieur des résultats électoraux des familles politiques européennes et de leurs groupements politiques au Parlement européen, pour choisir la personnalité qui lui convient ; en d’ autres termes, le Conseil européen, qui est obligé de tenir compte de la composition politique du Parlement européen dans ses consultations appropriées, pèsera de tout son poids au niveau du choix de la personne à proposer au Parlement européen.
26Par ailleurs, cette influence essentielle du Conseil européen dans la désignation déterminera, vu les larges pouvoirs du président de la Commission sur le Collège, surtout, depuis le traité de Nice, une importante part de la future conduite de la Commission et de son leadership, même si, du même souffle, force nous est d’admettre que dans les traités antérieurs cette influence était aussi laissée aux gouvernements des États membres et, depuis le traité de Nice, au Conseil, réuni au niveau des chefs d’États ou de gouvernement.
2 – Définition du système de rotation des membres de la Commission
27Dans la Commission, telle qu’établie par le régime du traité de Lisbonne (art. 17 §5), et comportant un nombre de commissaires correspondant aux deux tiers du nombre des États membres, le poids politique du Conseil européen pour interpréter-appliquer les critères démographique et géographique au niveau de la sélection des membres de la Commission dans « un système de rotation strictement égale entre les États membres », décidé, du reste, selon la règle de l’unanimité (elle peut aboutir au dénominateur commun le plus bas), est essentiel lors des tractations afférentes. Cela dit, l’« accommodement » (un commissaire par État membre) offert à l’Irlande pour qu’elle ratifie, lors d’un second référendum, le traité de Lisbonne, laisse, pour le moment, inopérants ce rôle et cette influence du Conseil européen.
3 – La décision de modification éventuelle du nombre de commissaires
28Exercé à l’unanimité, ce pouvoir est d’une portée essentielle quant à la rationalité de la structuration et du fonctionnement de la Commission : le choix par le Conseil européen d’ une Commission plus large ou, encore, plus restreinte (par rapport aux deux tiers du nombre des États membres), toujours dans la règle établie par le traité de Nice et suivie par celui de Lisbonne « moins de commissaires que d’États » (certes, avant l’« accommodement irlandais ») nécessiterait un nouveau mix dans l’interprétation-application, par le Conseil européen, de la règle démographique et géographique ; par ailleurs, en cas de modification pour un nombre inférieur aux deux tiers, on restreindrait encore plus la présence des réalités nationales autour de la table du Collège (notamment au niveau des phases de préparation des initiatives législatives et de cristallisation des propositions afférentes).
29Cela dit, l’« accommodement irlandais » a pour le moment « gelé » ce pouvoir du Conseil européen que lui avait octroyé le constituant, avec ce retour à la règle « un commissaire par État ».
30Notons aussi que, dans la pratique suivie lors de l’« accommodement irlandais », on a constaté la grande importance de ce pouvoir du Conseil européen de modifier ainsi le nombre des commissaires, pouvoir qui lui a permis une modification plutôt radicale, sur le plan quantitatif (augmentation à vingt-sept commissaires – par rapport à celui des deux tiers), notamment eu égard au principe du traité de Nice « moins de commissaires que d’États » (principe implicite dans l’article 17 §4, al. 1er TUE). Cela dit, nous pensons que, sur le plan de la légalité juridique, cet exercice du pouvoir de modification du nombre des commissaires, en s’appuyant sur une disposition du traité de Lisbonne (art. 17 §5, al. 1er TUE), qui permet au Conseil européen de modifier à l’unanimité le nombre des commissaires (en l’occurrence celui des deux tiers du nombre des États membres), fut-ce en violation du traité. En effet, à notre avis, le pouvoir du Conseil européen de modifier le nombre des commissaires doit s’exercer à l’intérieur du principe limitatif « moins de commissaires que d’États » : ce principe, qui est explicite dans le traité de Nice, découle aussi clairement de l’esprit et, indirectement, de la formulation du paragraphe 5, al. 1er de l’article 17 TUE, qui parle d’un système de rotation des membres de la Commission (voir aussi l’art. 244 TFUE) ; de surcroît, cette formulation du paragraphe 5 est placée dans une position a contrario, par rapport à la disposition précédente du paragraphe 4 du même article 17 TUE, qui n’introduit la formule d’une Commission composée d’un représentant de chaque État membre qu’à titre « transitoire », devant prendre fin le 31 octobre 2014.
4 – La nomination de la Commission, après l’approbation du Parlement européen
31Cette nomination à la majorité qualifiée du Conseil européen (art. 17 §7, al. 3) introduit un autre pouvoir important du Conseil européen vis-à-vis de la Commission. D’aucuns répliqueraient que le régime antérieur n’était pas si différent, la nomination, in fine, se faisant par le Conseil des ministres, mais nous ne partageons pas la pertinence de cette appréciation. En effet, le Conseil, malgré sa composition intergouvernementale, est une institution collégiale communautaire, bénéficiant, entre autres, du fameux processus de socialisation de ses membres, par l’ampleur de ses tâches et la fréquence de ses réunions, intégrant ainsi davantage son mode de décision dans une optique de plus grande autonomie par rapport aux institutions nationales (gouvernements et parlements nationaux). En revanche, le Conseil européen, quoiqu’intergouvernemental comme le Conseil, par sa composition hautement politisée, en vertu de la participation des leaders nationaux du plus haut rang, n’aurait pas cette vision d’organe communautaire dans cette nomination, se livrant à des tractations politiques d’un dénominateur commun peu élevé ; et nous en voulons, pour preuve, les tractations hautement politiques qui avaient eu lieu lors ’une telle désignation de président (certes, soumise à l’approbation du Parlement européen), sous le régime antérieur, celui du traité de Nice, désignation confiée au Conseil, réuni, cependant, non pas au niveau des ministres, mais des chefs d’État ou de gouvernement, soit dans une formation hautement politisée, avec, pour résultat, de complexes négociations politiques.
5 – L’imposition d’un « supercommissaire » européen
32L’introduction d’une fonction de Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et, de surcroît vice-président de la Commission, imposé par le Conseil européen, accentue cet affaiblissement du Collège, jadis aspirant à réunir, aux mains d’un commissaire désigné et nommé selon les mêmes règles que les autres commissaires, les responsabilités de PESC/PESD/PSDC et de relations économiques extérieures, voire d’action humanitaire, de coopération et de développement international. En effet, désormais, le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité est aussi un « supercommissaire », chargé, au sein de celle-ci, « des responsabilités dans le domaine des relations extérieures et de la coordination des autres aspects de l’action extérieure de l’Union ».
33Il est vrai que, pour la nomination de ce Haut représentant, le président de la Commission dispose d’un pouvoir de codécision avec le Conseil européen, tout comme c’était déjà le cas pour la désignation des commissaires par le Conseil, nécessitant l’accord du président. En revanche, le processus de son intégration dans la Commission est automatiquement enclenché par cette nomination aux fonctions de Haut représentant, l’approbation, par le PE, avec l’ensemble du Collège, venant le compléter (art. 18 §1er et 4 TUE).
34Aussi, le régime de la réforme de Nice, permettant au président de la Commission de nommer des vice-présidents et de répartir les responsabilités des commissaires au sein du Collège, ne joue-t-il pas pour ce vice-président - « supercommissaire » imposé, dans la mesure où sa seule nomination en tant que Haut représentant suffit pour lui permettre d’assumer, également, la fonction de vice-président, avec, ipso facto, des responsabilités dans le domaine des relations extérieures lato sensu, soit des affaires étrangères, de la politique de sécurité, et des autres champs de relations extérieures (art . 17 §6, point c, al. 1er TUE et art. 18 §1er et 4 TUE).
35De même, le président de la Commission qui, seul, peut mettre fin au mandat d’un commissaire, en demandant sa démission, ne pourrait l’exiger au niveau du Haut représentant, la décision commune avec le Conseil européen étant nécessaire, selon le traité (art. 17 §6, point c, al. 2 TUE).
36Cette intervention décisive du Conseil européen - institution, de surcroît, en situation, nous l’avons vu, de déficit démocratique - dans la désignation, l’attribution des fonctions et le renvoi de ce « supercommissaire » – réduit, de toute évidence, le caractère supranational de la Commission, rompt l’équilibre et l’égalité parmi les commissaires, limite, en la matière, les pouvoirs du président, et ceci au niveau d’une fonction jugée centrale pour un exécutif (affaires étrangères, politique de sécurité, relations extérieures).
B - La nouvelle relation antagonique avec la Commission
1 – Une cohabitation difficile de présidents
37Le président « à temps plein » du Conseil européen et, de facto, par certains de ses rôles, de l’Union, dispose d’importants pouvoirs exécutifs (notamment, en relations extérieures et en hautes fonctions gouvernementales), ceux de membre du Conseil européen qu’il préside et ceux qui lui sont directement attribués.
38a – Le traité de Lisbonne prévoit, en effet, que le président du Conseil européen : « a) préside et anime les travaux du Conseil européen ; b) assure la préparation et la continuité des travaux du Conseil européen […] ; c) œuvre pour faciliter la cohésion et le consensus au sein du Conseil européen ; d) présente au Parlement européen un rapport à la suite de chacune des réunions du Conseil européen […] ». Par ailleurs, il « assure, à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune, sans préjudice des attributions du haut représentant […] » (art. 15 §6 TUE).
39Aussi, cette création d’un poste de président du Conseil européen (président bis, par rapport au président de la Commission, selon la formule du Premier ministre luxembourgeois Jean-Paul Juncker), à temps plein et ces rôles de représentation (interne et internationale), de coordination et de leadership, écartent-ils le président du Collège d’un champ d’autorité gouvernementale essentiel, même si le traité de Lisbonne laisse entrouverte, pour l’avenir, la porte de la nomination d’un président du Conseil européen ayant déjà un mandat communautaire, par exemple, de président de la Commission (interprétation a contrario, par rapport à la disposition du TUE, qui interdit seul le cumul avec un mandat national). À cet égard, le commissaire Barnier a, plus récemment, réitéré son souhait de ce cumul de mandats.
40En tout cas, en l’état actuel des choses, nous assistons à l’anéantissement des espoirs de la Commission d’y trouver un rôle exécutif moteur, voire exclusif, propre aux exécutifs des systèmes parlementaires, et de voir son président, membre aussi du Conseil européen, assumer précisément ces importantes fonctions de représentation, de coordination et le leadership, en tant que chef d’un seul exécutif de l’Union et de l’Union dans son ensemble.
41b – Depuis le Conseil européen du 23 octobre 2011 et le Sommet de la zone euro du 26 octobre 2011, ce qui était une hypothèse, soit l’attribution au président du Conseil européen de la nouvelle fonction de président du Sommet de la zone euro (le président de l’Eurogroupe, lui-même, M. Jean-Claude Juncker s’y était référé – d’autres aussi, depuis – lors d’une entrevue8), est devenu réalité, au moins temporairement, et dans l’attente de la désignation de ce nouveau président lors de l’élection du président du Conseil européen, avec, pensons-nous, l’éventualité, vu, déjà, cet exercice temporaire de fonctions et la concomitance des deux désignations, de connaître un cumul des deux mandats par le président du Conseil européen (voir également infra, 3°, b9). Il devient évident que cette intergouvernementalisation de fonctions jettera, encore plus, de l’ombre sur le président de la Commission.
2 – L’établissement d’une gouvernance bi-multipolaire et antagonique
42De façon plus générale, et en l’absence d’une rationalisation souhaitée vers une seule branche gouvernementale, la Commission (celle-ci, au contraire, connaît, l’avons-nous vu, un processus d’érosion de ses rôles), on évolue vers une gouvernance (au niveau exécutif-gouvernemental) mixte, avec ses deux faces de Janus : la supranationale (Commission) et l’intergouvernementale, la seconde, plus « directionnelle » et, de surcroît, à caractère polycéphale, alignant le Conseil européen, assisté par son président, comme aussi le Conseil, qui conserve de hautes fonctions gouvernementales, le Haut représentant et les présidences rotatives du Conseil, en troïka de dix-huit mois (en dehors de celle, plus longue, du Conseil des Affaires étrangères, présidé par le Haut représentant), sans, certes, oublier le président de l’eurogroupe et le nouveau venu, le président du Sommet de la zone euro (présidence confiée, temporairement, dans un cumul de mandats, au président du Conseil européen). Une cacophonie et un antagonisme en découleront, dans un schéma, de surcroît, constitutionnellement « illisible », car atypique, du point de vue de la culture politique de parlementarisme des États membres (à l’exception de la mixité du système français, en quête, du reste, de rationalisation et de réformes).
3 – Le renforcement de l’approche intergouvernementale du Conseil européen aux dépens de la méthode communautaire de la Commission
43a – Les relativement récents développements sur des questions importantes de gouvernance et de politiques économiques, pour une approche intergouvernementale plutôt que communautaire, favorisent le pilier gouvernemental « Conseil européen ». Pour se limiter à un seul, mais important, exemple de la période 2010, portant sur la création d’une Task Force sur la gouvernance économique européenne et les principales mesures connexes de son actualisation (notamment : renforcement de la discipline dans l’application du Pacte de stabilité et de croissance ; meilleure gestion des crises dans la zone euro ; renforcements institutionnels afférents ; etc.), nous avons constaté que le président du Conseil européen Van Rompuy fut investi, dans ce cadre, de rôles de coordination et de honest broker pour les consensus requis (rôles jadis réservés à la Commission et son président), ce qui n’a, certes, pas manqué de provoquer quelques grincements de dents du côté du président Barroso et contribuer ainsi à une certaine implication ultérieure de la Commission dans ces dossiers. De surcroît, le président Van Rompuy n’a nullement hésité, dans le contexte, à confirmer sa préférence pour la méthode intergouvernementale, par rapport à la méthode communautaire, pour des cas de grande importance européenne, ce qui nous rend perplexe, voire inquiet pour l’avenir de la méthode communautaire. En effet, il affirma, lors d’une conférence de presse, en septembre 2010 : « Il est normal, quand on prend des décisions qui concernent les fondements de la monnaie et qui engagent des sommes extraordinaires, que la responsabilité soit assumée par les chefs de gouvernement. Le Conseil européen est le lieu où les uns et les autres peuvent trouver des positions communes, donc européennes »)10.
44Et si, à cet égard, la personnalité conciliante du président Van Rompuy a su « arrondir les angles » entre les deux institutions et présidences, rien n’exclut (bien au contraire), institutionnellement, la préférence, dans l’avenir, sur des questions de gouvernance économique et monétaire, de la méthode intergouvernementale aux dépens de la méthode communautaire, sous un Conseil européen plus interventionniste, avec un président moins pragmatique que M. Van Rompuy et plus idéologue, notamment en faveur d’une intergouvernementalisation- renationalisation du système.
45b – Mais, au-delà de toute question de personnalité, les décisions prises ou annoncées jusqu’à présent, en matière de gouvernance économique, vont dans le sens d’une gestion intergouvernementale des finances, de la monnaie et de l’économie européenne, gravitant autour du Conseil européen et de son président. En effet, notre inquiétude grandit, lorsque nous enregistrons, déjà, plusieurs manifestations de ce processus d’intergouvernementalisation, dont deux peuvent être citées ici, à titre d’exemple probant :
46La lecture attentive des décisions adoptées en Conseil européen, les 24-25 mars 2011 (et des autres mesures annoncées dans la foulée), sur le Pacte pour l’euro plus : coordination renforcée des politiques économiques pour la compétitivité et la convergence ainsi que sur les modalités d’établissement et de fonctionnement du Mécanisme européen de stabilité (MES), révèle l’orientation et la charpente de structuration intergouvernementale de cette nouvelle Europe économique et monétaire en devenir, sous l’impulsion directionnelle du Conseil européen.
47S’y ajoute (nous l’avons déjà souligné), en vertu des décisions du Conseil européen, du 23 octobre 2011, et du Sommet de la zone euro du 26 octobre 2011, l’attribution au président du Conseil européen de la nouvelle fonction de président du Sommet de la zone euro, dans l’attente de sa désignation, par les chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro, lors de l’élection du président du Conseil européen et pour un mandat identique11 ; à cet égard, cette nouvelle présidence – avec ou sans cumul de mandats – jettera de l’ombre sur le président de la Commission, dont les membres sont en charge des questions économiques, financières et monétaires, et souffrira du même déficit démocratique que le Conseil européen et son président, le tout dans une philosophie ouvertement intergouvernementale (seul le cumul de ces mandats avec celui de président de la Commission corrigerait le tir, mais nous ne serons probablement pas en présence d’une telle orientation supranationale dans cet « échafaudage » de gouvernance économique).
4 – Une lueur d’espoir
48La Déclaration des chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro, du 9 décembre 2011, émise dans la foulée du Conseil européen des 8-9 décembre 2011, pourrait, tout au moins au niveau de la création d’une zone de discipline macro-économique, permettre, en la matière, recours à la méthode communautaire. En effet, ladite Déclaration envisage un rôle central de la Commission, dans la mise en œuvre des contrôles et des sanctions afférents, ainsi que la possibilité d’une intervention de la Cour de Justice de l’Union européenne, si les États d’une telle zone ne transposent pas dans leur système juridique la « règle budgétaire » de limite de déficit12.
49Cette emprise institutionnelle du Conseil européen, dans la foulée de sa constitutionnalisation par le traité de Lisbonne, modifie, nous l’avons vu, l’équilibre institutionnel de l’Union, aux dépens, notamment, de la Commission, qui se voit atteinte dans la réalité de l’exercice de ses fonctions de spill-over et d’initiative législative, et privée de l’espoir de son évolution vers la position du seul gouvernement européen, menacée, de surcroît, de cantonnement, en matière de gouvernance économique, à des fonctions d’instance d’études, d’expertise technique, de suivi, voire de secrétariat administratif.
50Aujourd’hui, c’est, surtout, cette absence de la méthode communautaire du champ des grandes questions économiques et monétaires – et nous en avons eu un avant-goût dans la précédente rubrique –, au profit de l’approche intergouvernementale, qui risque de laisser le champ libre aux Conseil européen, ainsi qu’aux acteurs et formations variables qui se déploient dans l’espace de l’Union (les Grands États, le couple franco-allemand, la Ligue du Nord européen et diverses autres coalitions-constellations d’États) et menacent de dilution le système intégratif européen, accablé par les défis de la globalisation, les asymétries, quantitatives et, surtout, qualitatives de partenaires, dans cette vaste Union, sans cesse en élargissement, mais sans capacité d’absorption-intégration de nouveaux venus. Au milieu de cette dérive, le Conseil européen aspire à, voire exerce, des rôles directionnels, mais aux résultats aléatoires, car hypothéqués par l’approche intergouvernementale et les antagonismes des acteurs qui s’y alimentent et prospèrent.
51Car, comme le soulignait si pertinemment Jean Monnet, dans ses Mémoires « mettre les gouvernements en présence, faire coopérer leurs administrations procède d’une bonne intention, mais échoue sur la première opposition d’intérêts, s’il n’existe pas l’organe politique indépendant, capable de prendre une vue commune et d’aboutir à une décision commune »13.
Notes de bas de page
1 Pour de plus amples développements sur le Conseil européen, nous renvoyons à certaines de nos publications, ci-après : « Le Conseil européen et la Conférence intergouvernementale : une déviation par rapport à la méthode communautaire de révision des traités », dans Les procédures de révision communautaire : du droit international au droit constitutionnel ?, ouvrage collectif, Bruxelles, Bruylant, 2001 ; « Le Conseil européen, second pilier intergouvernemental de la gouvernance de l’UE », dans P. Soldatos, Les fondamentaux de l’architecture constitutionnelle de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2010.
Pour de plus amples développements sur la Commission et la gouvernance européenne, nous renvoyons, également, à nos publications, ci-après : « L’érosion structurelle et fonctionnelle de la Commission européenne : une fissure dans la méthode communautaire », dans Ch. Philip et P. Soldatos (dir.), La Convention sur l’avenir de l’Europe, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 43 ; « L’érosion du modèle de gouvernance communautaire et son impact d’affaiblissement du processus d’intégration européenne : le mouvement de pendule d’une supranationalité chancelante », dans Ch. Philip et P. Soldatos (dir.), Quelle relance de la construction européenne ?, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 43 ; « Radioscopie critique de l’échec du « traité constitutionnel », repêché in extremis par le « traité réformateur », de produire l’approfondissement supranational de l’UE », dans Mélanges en l’honneur de Georges Vandersanden, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 379 ; « Le glissement constitutionnel de la CE/UE : vers une gouvernance duale et polyarchique », RDUE, 2011, p. 147 ; « Moins de Commission européenne, moins d’intégration européenne : aux sources de l’affaiblissement de l’Europe », sur www.fenetreeurope.com, 6 mai 2011 ; « Protéger l’initiative législative de la Commission européenne » sur www.fenetreeurope.com, 8 novembre 2011. « La crise dans la zone euro : vers une troisième voie, entre les errements irréalistes et l’apraxie de l’impuissance », sur www.fenetreeurope.com, 30 novembre 2011.
2 J. Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 474-475. C’est nous qui soulignons.
3 Ibid., p. 764. C’est nous qui soulignons.
4 Pour de plus amples développements sur ces phénomènes d’usurpation, voir notre chapitre « Le Conseil européen et la Conférence intergouvernementale : une déviation par rapport à la méthode communautaire de révision des traités », dans Les procédures de révision…, op. cit., p. 53-63.
5 Ce rôle directionnel du Conseil européen, au niveau du lancement des CIG, nous l’avons, entre autres, observé lors de ses réunions à Helsinki, à Nice et à Laeken (voir ibid.).
6 Affirmation rapportée dans le Bulletin quotidien Europe du 14 septembre 2002, p. 4.
7 J. Boulouis, « Quelques réflexions sur le Conseil européen », Paris Administration, no 17, 1982.
8 Parue dans Le Figaro le 1er août 2011. Dans cette entrevue, M. Juncker, qui réagissait à une idée avancée, alors, dans les cercles de la présidence de la République française, considéra que le président du Conseil européen, M. Van Rompuy, ferait un bon président d’un Conseil de l’euro (du Sommet de la zone euro). « Il est le candidat logique et naturel », affirma-t-il (même si, à d’autres occasions, cette éventuelle concentration de pouvoirs sur le chef du président du Conseil européen a provoqué quelques « grincements de dents » du côté de M. Juncker).
9 Depuis la rédaction de cette contribution, une évolution, dans ce sens, s’est produite : par une Déclaration du 2 mars 2012, les chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro ont désigné Herman Van Rompuy (déjà président du Conseil européen) à la présidence du sommet de la zone euro.
10 Sujet, contexte et propos de conférence de presse rapportés par J. Borrell, « La crise de la méthode communautaire : les débuts de la construction européenne et l’importance des instruments décisionnels », dans Mélanges en hommage à Panayotis Soldatos, Bruxelles, Larcier, 2012. L’auteur se penche, notamment, à l’occasion d’un examen du cas de cette « Task Force » de 2010, sur le risque d’éloignement de la méthode communautaire, en cas de gouvernance économique de type intergouvernemental. Sur le style et le contenu qu’imprime, dans l’exercice de ses fonctions, M. Van Rompuy au rôle du président du Conseil européen, voir J.-V. Louis, « Quelques réflexions préliminaires sur le rôle du président du Conseil européen », dans Mélanges en hommage à Panayotis Soldatos, op. cit.
11 Voir supra.
12 Sur la solidarité budgétaire et la place des États et des institutions à cet égard, voir J.-V. Louis, « Solidarité budgétaire et financière dans l’Union européenne », dans C. Boutayeb (dir.), La solidarité dans l’Union européenne. Éléments constitutionnels et matériels, Paris, Dalloz, 2011, p. 113 et suiv. ; voir aussi A. Azi, « La solidarité financière dans la zone euro », Dr. adm. 2012, no 8, p. 9. Depuis la rédaction de notre contribution, il y a eu la signature-ratification du « Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance », qui répond à ces préoccupations.
13 Affirmation citée par le président de la Commission José Barroso, dans son discours devant le Collège de l’Europe, à Bruges, le 23 novembre 2004.
Auteur
Professeur émérite de l’Université de Montréal
Professeur-titulaire d’une chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin-Lyon 3
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