Le régime de la responsabilité de l’État du fait de la justice est-il pertinent ?
p. 185-197
Texte intégral
1Un article apparenté au droit administratif pourra étonner le lecteur dans un ouvrage d’hommages dédiés au professeur Jean-Claude Masclet, qui a consacré l’essentiel de ses recherches au droit constitutionnel et au droit européen. Pourtant, le thème choisi intéresse la nature profonde de l’État qui rend la justice, objet même du droit constitutionnel, et le régime de responsabilité, dont il sera question ici, a été fortement influencé par la jurisprudence européenne. Quoi qu’il en soit de ces catégorisations disciplinaires un peu arbitraires, le contentieux inhérent à l’activité juridique jette le pont entre toutes les branches du droit. Et la complexité du contentieux électoral, à propos duquel Jean-Claude Masclet remarquait en 1989 que les divergences de jurisprudence, « ou plus grave encore, les dénis de justice », ne peuvent être évités, n’a rien à envier au contentieux de la responsabilité de l’État du fait de la justice.
2Il admettait que « cette situation fournit quelquefois l’occasion d’une utile collaboration entre juges, qui, conscients des défauts du système, cherchent à en atténuer les effets. La réaction des juridictions, si sage soit-elle, ne fait que compliquer un peu plus le schéma »1. C’est dans le sillage de cette remarque, dont la justesse n’a rien perdu de sa force, que la pertinence du régime de la responsabilité de l’État français du fait de la justice sera appréciée.
3Parce que la justice est rendue de façon indivisible par l’État2, c’est lui qui assume seul la responsabilité des dysfonctionnements de la justice. Un article, précédemment écrit sur ce thème précis3, autorise à donner une définition générique du dysfonctionnement, lequel révèle que la justice n’a pas fonctionné conformément à ce que les justiciables sont en droit d’attendre d’elle dans un État de droit, contrairement au standard d’une bonne administration de la justice, d’ailleurs proclamé exigence constitutionnelle par le Conseil constitutionnel4, puis objectif à valeur constitutionnelle5. Encore faut-il rappeler que le service public de la justice n’est pas un service public comme les autres : bien qu’il soit par nature administratif, en ce qu’il participe évidemment de la souveraineté de l’État, son contentieux est pourtant divisé entre les deux ordres de juridictions, ce qui, on en conviendra aisément, est un premier indice de complexité.
4L’économie du régime de responsabilité pour dysfonctionnement du service public de la seule justice judiciaire est contenue dans l’article L 141-1 du code de l’organisation judiciaire (COJ)6 qui prévoit que, « l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice ». « Sauf dispositions particulières » – qui font référence aux hypothèses de responsabilité sans faute prévues par des lois spéciales –, « cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou un déni de justice ». Le paradoxe de cette formulation générale, rédigée à l’intention des juridictions judiciaires, est qu’elle n’exclut pas l’application des principes généraux de la responsabilité publique, bien au contraire, elle la suppose, en recourant à des concepts de droit administratif, tels que le fonctionnement défectueux du service et la faute lourde. Malgré ces points de contact avec le contentieux administratif de la responsabilité, le Conseil d’État a jugé, dès 1978, que ce régime législatif de responsabilité, prévu par le législateur en 1972, n’était pas applicable à la juridiction administrative7. La Haute Assemblée a donc forgé un régime de responsabilité propre au service public de la justice administrative, certes proche de celui prévu par la loi pour la justice judiciaire, mais dont la vertu première n’est pas la simplicité. Car les réactions des juridictions n’ont fait que « compliquer un peu plus le schéma »...
5S’interroger sur la pertinence d’un régime de responsabilité, en l’occurrence celui de la responsabilité de l’État du fait de la justice, revient à se demander s’il répond à ses fins et est approprié à la protection des victimes, fins au nombre desquelles figurent, entre autres, la bonne administration de la justice et l’indemnisation effective des préjudices causés par le service public de la justice. En d’autres termes, et là comme dans d’autres régimes de responsabilité, la pertinence du régime étudié peut s’apprécier par rapport à la prévention des dysfonctionnements, à la sanction de ceux-ci et à la réparation des préjudices qu’ils causent. Cette responsabilité pesant sur l’État dans la phase de l’obligation à la dette, il est remarquable qu’elle perdure dans la phase de la contribution à la dette, puisque l’État n’a jamais exercé l’action récursoire dont il dispose envers les magistrats judiciaires, auxquels pourrait être imputée la faute lourde ayant justifié l’engagement de la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L 141-1 COJ8.
6Il ne semble pas que l’État soit incité à exercer cette action récursoire davantage aujourd’hui, dès lors que la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 ouvre aux justiciables les portes du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), en leur permettant d’initier une action disciplinaire dans les conditions de recevabilité strictes précisées par le législateur organique9. C’est donc la responsabilité disciplinaire des magistrats qui est appelée à demeurer dominante, laquelle ne sera pas concernée par cette brève étude, étant observé du reste que l’adoption d’un recueil des obligations déontologiques des magistrats judiciaires10 permet à ceux-ci d’anticiper les fautes qu’ils pourraient commettre, dans une perspective de responsabilisation de leur action qui a pour objectif précisément d’éviter l’engagement de leur responsabilité personnelle11.
7Il n’en demeure pas moins que le régime de la responsabilité disciplinaire des magistrats judiciaires sous le contrôle du juge administratif constitue un facteur de complexité supplémentaire, même s’il est bien accepté par ses destinataires12. Ce n’est néanmoins pas cette responsabilité qui sera étudiée ici, ce sera uniquement la responsabilité de l’État du fait du service public de la justice, particulièrement administrative. Sa pertinence sera appréciée par rapport à sa lisibilité, faible en raison du raffinement de la logique du système, puis les faiblesses du système inciteront à proposer quelques pistes de réflexion afin de les réduire.
I – Le raffinement de la logique du système de responsabilité de l’État du fait de la justice
8Le système de responsabilité de l’État du fait de la justice repose non seulement sur un partage des compétences juridictionnelles entre les deux ordres de juridiction, dont il faudra retracer la généalogie, mais aussi sur un régime de responsabilité partagé entre la faute lourde et l’absence de faute, dont la complexification est constante devant la juridiction administrative et n’est pas de nature à assurer la lisibilité et l’accessibilité des règles de droit, dans une matière qui mériterait, plus que tout autre, un corpus de règles assurant la sécurité juridique des usagers du service de la justice.
A – Généalogie du partage des compétences juridictionnelles
9Ce partage a été élaboré par trois strates successives. La première est fondée sur la distinction, posée en 1952 par le Tribunal des conflits13, entre l’organisation du service public de la justice judiciaire, relevant de la compétence de l’ordre de juridiction administratif, puisqu’est en cause un service public administratif, et le fonctionnement du service de la justice judiciaire, qui relève de la compétence exclusive des juridictions judiciaires, puisqu’il met en cause l’indépendance des magistrats dans l’exercice de leur fonction. Cette première strate du partage des compétences ne doit pas retenir davantage l’attention, en ce qu’elle ne concerne que la justice judiciaire, et nullement la justice administrative, pour laquelle l’organisation et le fonctionnement relèvent naturellement de la seule compétence de la juridiction administrative. Il n’en demeure pas moins que ce partage-là a une incidence sur la justice administrative, puisqu’il justifie la compétence du Conseil d’État pour connaître de l’organisation et du fonctionnement du CSM ainsi que de la carrière des magistrats, leur régime disciplinaire compris.
10La deuxième strate de partage des compétences est constituée par la position du Conseil d’État qui, dès 197814, refuse de considérer la loi du 5 juillet 1972 sur le fonctionnement défectueux de la justice comme applicable à la responsabilité de l’État du fait du service de la justice administrative. La Haute Assemblée cristallise donc la séparation entre service public de la justice judiciaire et service public de la justice administrative, dont la responsabilité est respectivement régie par une loi et par la jurisprudence administrative. Elle a admis toutefois que la faute lourde doit aussi être requise du service de la justice administrative pour engager sa responsabilité, qualification de la faute maintenue par la suite, malgré le déclin annoncé et réel de la faute lourde dans le droit de la responsabilité administrative15. Il est d’ailleurs remarquable que l’exigence de la faute lourde soit expressément justifiée par l’appel à la catégorie des « principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique » qui justifient donc que cette responsabilité ne soit pas absolue.
11La troisième strate du partage des compétences juridictionnelles est un effet collatéral de l’applicabilité aux instances devant les juridictions françaises des exigences du procès équitable de l’article 6 §1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, exigences au nombre desquelles figure le droit de voir jugé son recours dans un délai raisonnable. La lenteur de jugement a finalement trouvé ses juges en droit français, après que la Cour européenne eut émis des craintes sur le droit au recours effectif des victimes de cette lenteur, mais la difficulté à déterminer le seuil du raisonnable et du déraisonnable est redoutable, même si la Cour a posé des critères d’appréciation repris par le Conseil d’État16. Or, cette difficulté est décuplée, lorsque le requérant s’est trouvé ballotté entre les deux ordres de juridictions et qu’il a dû finalement saisir le Tribunal des conflits pour connaître le « bon juge » compétent pour résoudre son litige. Le Tribunal répartiteur des compétences a été conduit à juger que l’ordre de juridiction compétent pour connaître de la demande d’engagement de la responsabilité de l’État du fait de la lenteur de sa justice était l’ordre de juridiction déclaré compétent (par le TC lui-même) pour statuer sur le fond du litige17. Le partage de compétence qui s’ensuit entre les deux ordres de juridiction est donc variable en fonction de la compétence sur le fond, abstraction faite de la circonstance que ce peut être l’autre ordre qui aura été le moins diligent. Autrement dit, un ordre de juridiction pourra être conduit à apprécier la lenteur de l’autre ordre...
12On comprend que « Le jeu de l’oie » (Guy Braibant), qui consiste à jeter un dé pour avancer ou reculer de case, soit une métaphore joyeuse pour décrire un état du droit inaccessible au citoyen qui aurait l’heur de se plaindre du fonctionnement du service de la justice. Qu’il soit d’ailleurs tempéré dans ses ardeurs, l’État n’a jamais vu effectivement sa responsabilité engagée du fait d’un mauvais fonctionnement de la juridiction administrative, en dehors de la lenteur à juger. Une des raisons de l’ineffectivité des principes pourtant proclamés tient, à n’en pas douter, à la complexification constante de ce régime de responsabilité.
B – La complexification constante du régime de responsabilité
13La complexification du régime de responsabilité a d’abord concerné le traitement de la lenteur à juger, puis s’est étendue au traitement du mal jugé.
1 – Le traitement de la lenteur à juger
14Les juridictions judiciaires ont été plus promptes que les juridictions administratives à sanctionner le dépassement du délai raisonnable, puisqu’elles ont considéré qu’il équivalait à un déni de justice, entendu comme « le manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu » selon la définition qu’en avait donné Louis Favoreu dans sa thèse18. La réticence des juridictions administratives à prendre en compte cette exigence, et surtout à la sanctionner par l’engagement de la responsabilité de l’État, a été critiquée par la Cour européenne des droits de l’homme au motif que le système juridictionnel des États signataires de la Convention doit offrir un recours effectif aux victimes d’un tel dépassement19. Suite aux nombreuses condamnations de la France, le Conseil d’État a fini par accepter d’engager la responsabilité de l’État du fait du dépassement du délai raisonnable de jugement par les juridictions administratives, sans le qualifier expressément ni de faute lourde ni de faute simple20.
15La complexification vient donc d’une objectivation de l’engagement de la responsabilité de l’État pour un fait non qualifié de fautif, révélant une tendance au développement de l’engagement de la responsabilité pour simple fait. Comme en 1978 dans l’arrêt Darmont, le juge administratif suprême a recouru à une catégorie de principes généraux pour justifier sa décision, à savoir « les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives », voulant signifier par là qu’il ne répond pas aux objurgations de la Cour européenne et qu’il entend puiser dans sa jurisprudence l’existence de règles qu’il déduit des principes généraux qu’il a consacrés lui-même. Cette manière de procéder lui permet de se montrer encore plus protecteur du droit au procès équitable que la Cour européenne, puisqu’elle a ouvert le prétoire aux personnes morales de droit public, démembrements de l’État, qui se plaignent de la lenteur du traitement de leur différend avec l’État21, ce que la seule application de l’article 6 §1 ne leur aurait pas permis de faire en raison de son champ restreint aux droits de l’homme.
16La concentration des litiges relatifs aux effets dommageables du dépassement du délai raisonnable dans la juridiction du seul Conseil d’État, depuis un décret du 28 juillet 2005, assure la célérité du traitement de ces litiges et l’uniformisation d’une jurisprudence de plus en plus nourrie. En effet, le Conseil d’État semble adopter une jurisprudence protectrice du droit au délai raisonnable puisqu’il l’étend aux juridictions administratives spécialisées, pourtant souvent moins bien dotées en moyens et en personnel que les juridictions de droit commun22. Le caractère objectif du dépassement du délai raisonnable prend ainsi toute sa dimension et exclut que le juge prenne en considération les moyens dont dispose la juridiction coupable d’un tel manquement. Dans le même ordre d’idées, le délai raisonnable de jugement n’est plus apprécié à l’aune du seul jugement mais aussi jusqu’à son exécution complète23, ce qui peut paraître discutable, car la lenteur de la juridiction peut ne plus être en cause, l’inexécution pouvant résulter d’une abstention légale de l’État de prêter le concours de la force publique, justifiée par des risques d’atteinte à l’ordre public.
2 – Le traitement du mal jugé
17Les juridictions judiciaires n’opèrent aucune distinction suivant la nature du fonctionnement défectueux du service de la justice judiciaire : tous les dysfonctionnements sont soumis indistinctement au régime législatif de la faute lourde, qu’ils résultent ou non du contenu de la décision juridictionnelle en cause. Toutefois, on sait que, pour la Cour de cassation, la faute lourde peut être une accumulation de fautes simples et même « de faits ou séries de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir sa mission »24. Mise à part cette appréciation délicate, le régime de la responsabilité, fondé sur la faute lourde, quelle que soit sa définition, est imposé par le législateur et la juridiction judiciaire ne peut que respecter le choix de ce régime, quitte à modifier le sens donné à la faute lourde.
18Il n’en est pas de même devant les juridictions administratives : le régime de la faute lourde retenu par le Conseil d’État dans l’arrêt Darmont est un régime jurisprudentiel sur lequel le juge peut revenir, si cela lui semble opportun. D’ailleurs, dans l’arrêt Darmont même, il a immédiatement exclu la mise en jeu de la responsabilité de l’État, dans le cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle. La Haute Assemblée a justifié cette restriction en invoquant, d’une part le respect dû à l’autorité de la chose jugée et d’autre part, il est vrai plus implicitement par la référence aux décisions devenues définitives, l’existence de voies de recours qui doivent permettre de censurer les décisions juridictionnelles violant la loi.
19Une fois encore, la jurisprudence européenne a contré ce raisonnement en mettant en évidence l’indépendance des deux arrêts – celui qui comporte un mal jugé et celui qui engage la responsabilité de l’État – en ce qu’ils n’ont ni la même cause ni le même objet, ce qui suppose l’absence de remise en cause de la chose jugée du premier par le second25. En conséquence, le Conseil d’État a modifié le régime de responsabilité issu de l’arrêt Darmont en prévoyant une exception à la règle selon laquelle le contenu même d’une décision juridictionnelle ne pouvait receler une faute lourde et n’était pas de nature à justifier une action en responsabilité contre l’État. Dans l’hypothèse d’une violation manifeste du droit communautaire ayant pour effet de conférer des droits aux particuliers, le contenu d’une décision juridictionnelle administrative peut désormais engager la responsabilité de l’État26. La complexité est à son comble si l’on veut bien admettre que l’état du droit concernant la responsabilité du fait de la justice administrative tient dans l’équation formée par un principe – le régime de la responsabilité pour faute lourde –, une exception à ce principe – sauf dans l’hypothèse où la faute lourde alléguée serait contenue dans le jugement – et une exception à l’exception – sauf si le jugement comporte une violation manifeste du droit communautaire –, ce qui revient à l’application du principe. En effet, il y a fort à parier que la violation manifeste du droit communautaire soit assimilée à une faute lourde dans l’esprit du juge. En outre, un traitement différencié du droit communautaire dans l’application des règles jurisprudentielles apparaît en filigrane, qui n’a pas été démenti depuis lors dans un autre contentieux, celui des questions préjudicielles, où le Tribunal des conflits dispense l’ordre de juridiction judiciaire de renvoyer une question à l’ordre administratif dans l’hypothèse où se pose un problème de conformité d’un acte administratif avec le droit de l’Union que la juridiction saisie s’estime pouvoir interpréter27. Le Tribunal des conflits vise même expressément « le cas particulier du droit de l’Union européenne » et place cette dispense de question préjudicielle sous l’égide de la bonne administration de la justice et des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions et qui imposent un délai raisonnable de jugement.
20La complexification du régime de responsabilité de l’État du fait de la justice, qui oscille entre la faute simple, qui n’est pas ouvertement reconnue en cas de dépassement du délai raisonnable, et la faute lourde, dont le champ d’application varie avec la nature du droit applicable au litige devant le seul juge administratif, rend légitime une interrogation sur les faiblesses du système qui peuvent être corrigées.
II – Les faiblesses du système à corriger
21Les faiblesses du système tiennent en premier lieu à la difficulté de qualification de la faute lourde et en second lieu à la difficulté de juger les cours suprêmes.
A – La difficulté de qualification de la faute lourde
22On connaît les justifications habituelles de l’exigence de la faute lourde par le juge administratif, à savoir la difficulté d’exécution du service public en cause – ici rendre la justice – et l’expression de la souveraineté de l’État, dont l’attribut régalien s’accommode mal avec une mise en cause de la responsabilité trop facile. Mais les griefs qui peuvent être adressés à l’exigence de faute lourde semblent rédhibitoires : tout d’abord, la difficulté de preuve pour les victimes, étant donné que le juge administratif n’a jamais dégagé de critères de la faute lourde, hormis son caractère grossier et évident, critères dont l’objectivité ne saute pas aux yeux. Ensuite, il est tentant d’induire l’existence d’une faute lourde de la gravité des conséquences dommageables qui s’en sont suivies, surtout dans le domaine qui nous occupe. Enfin, s’il est relativement facile de distinguer la faute lourde de la faute simple, il est plus délicat de faire le départ entre l’erreur fautive et l’erreur non fautive, s’agissant de l’appréciation ou de l’interprétation du droit qui est changeant et complexe. Il n’est pas sûr que dans cette matière il faille considérer toute erreur d’appréciation comme une faute, contrairement à la règle qui prévaut dans le domaine des illégalités fautives.
23Surtout, la faute lourde du service public de la justice comporte le risque de la faire considérer comme une faute personnelle, finalement imputable aux magistrats qui ont rendu le jugement en méconnaissant une règle de procédure ou de fond, et susceptible de fonder une éventuelle action récursoire de l’État. La définition de la faute personnelle retenue à l’égard des magistrats s’apparente en effet à ce que pourrait être une définition de la faute lourde : c’est « la méconnaissance grave et inexcusable des devoirs essentiels du juge dans l’exercice de ses fonctions ». Même hypothétique, l’épée de Damoclès de l’action récursoire existe, au moins dans les textes28. Est moins hypothétique en revanche, le risque de l’action disciplinaire, surtout depuis que le statut de la magistrature, modifié en 2007, prévoit que toute décision définitive condamnant l’État pour fonctionnement défectueux du service de la justice est communiquée aux chefs de cours et que des poursuites disciplinaires peuvent être engagées à l’encontre des magistrats fautifs29. Certes, il convient de combiner ce texte avec la disposition du Recueil des obligations déontologiques des magistrats qui prévoit que « les magistrats ne peuvent être poursuivis ou sanctionnés disciplinairement en raison de leurs décisions juridictionnelles »30. Mais la valeur juridique d’un tel recueil, confectionné par le Conseil supérieur de la magistrature, est ambiguë et n’équivaut pas à un code de déontologie pris par décret, comme celui des médecins. En admettant même qu’il s’impose aux autorités publiques, un fonctionnement défectueux du service de la justice, autre que le mal jugé, ayant entraîné la responsabilité de l’État, peut donc donner lieu à une action disciplinaire. Or, il n’est pas certain que ce genre d’action soit pertinent pour sanctionner un dysfonctionnement, dans la mesure où les magistrats concernés peuvent avoir obtenu une mutation, qui rendra plus délicate la transparence de la procédure en termes d’information et d’égalité des armes. En outre, la montée irrésistible du juge unique, tant dans l’ordre judiciaire que dans l’ordre administratif, aura pour conséquence de faire porter le poids du mauvais fonctionnement d’une juridiction sur un seul magistrat, qui, d’une certaine manière, sera victime de la dérive managériale des juridictions françaises.
24En contrepoint des difficultés de qualification de la faute lourde et de ses conséquences potentielles sur la responsabilité des magistrats, un remède envisageable est l’objectivation de la responsabilité du fait d’un fonctionnement défectueux de la justice. Cette solution, qui privilégie la responsabilité pour fait objectif, a déjà été évoquée en doctrine31. Elle n’est pas totalement novatrice, dans la mesure où la responsabilité sans faute du service de la justice judiciaire a été instaurée par le législateur en 1895 pour l’indemnisation des erreurs judiciaires et en 1970 pour la compensation des détentions provisoires injustifiées. Le juge judiciaire a même recours à la responsabilité pour risque pour indemniser les dommages subis par les collaborateurs occasionnels et bénévoles du service de la police judiciaire32. Mais surtout cette solution connaît un regain d’intérêt avec l’objectivation de la responsabilité de l’État du fait des lois inconventionnelles consécutivement à l’arrêt Gardedieu33. Depuis 2007 en effet, le Conseil d’État admet l’engagement de la responsabilité de l’État du fait de la violation de ses obligations internationales par le législateur. Or, au lieu de reconnaître que la violation d’une norme supérieure, même par la loi, est une faute, le Conseil d’État ne retient pas cette qualification, mais ne se prononce pas non plus pour autant sur le régime de la responsabilité sans faute ou même en faveur du régime sui generis proposé par son commissaire du gouvernement.
25Ainsi, sont déjà des faits objectifs entraînant l’engagement de la responsabilité de l’État, sans que le juge rattache expressément ces hypothèses aux catégories juridiques habituelles de la responsabilité, le dépassement du délai raisonnable et la violation des obligations conventionnelles de la France par le législateur. Il ne serait pas inconcevable de considérer aussi comme fait objectif le mal-jugé contenu dans une décision juridictionnelle, reconnu par un arrêt de la cour suprême de l’ordre de juridiction intéressé, et entendu comme la violation des obligations légales par le juge. Cette objectivation éviterait la stigmatisation des ou du magistrat qui aura rédigé la décision et favoriserait la sérénité de la justice, souvent rendue à la hâte. Enfin, la reconnaissance du mal-jugé par le Conseil d’État ou la Cour de cassation écarterait le risque de voir qualifiée ainsi une simple erreur d’appréciation ou une interprétation innovante, adoptée par une juridiction de premier ou de second degré pour inviter la cour suprême à opérer un revirement de jurisprudence. Car il ne faudrait pas tuer dans l’œuf toute velléité d’évolution du droit et de changement d’interprétation des textes.
26Dans cette logique, la question la plus ardue est celle de savoir qui jugera que les cours suprêmes ont mal jugé ?
B – La difficulté de juger les cours suprêmes
27Les observateurs n’ont pas manqué de relever que le revirement constitué par l’arrêt Gestas était purement platonique. En l’espèce, le Conseil d’État a estimé que la décision juridictionnelle querellée ne comportait aucune violation manifeste du droit communautaire, et précisément des principes de confiance légitime et de sécurité juridique, ce dernier étant au demeurant consacré comme principe général du droit français depuis 200634. Il est tentant de penser que ce revirement, traitant à part la violation du droit communautaire, n’est opérant que pour les décisions juridictionnelles des juridictions administratives de première instance et d’appel. On voit mal en effet l’une d’elles dire que le Conseil d’État s’est « trompé » dans l’un de ses arrêts et a mal appliqué le droit communautaire ou européen35, surtout que la violation doit être « manifeste ». Par ailleurs, la mise en exergue du « manifeste » – par le jeu de l’évidence – est sans doute différente de l’identification de la faute lourde, qui contraint à un examen plus approfondi pour peser la gravité de la faute. Cette pesée délicate des juridictions ne manquerait pas d’être ensuite discutée en cassation.
28On pourrait concevoir que les juridictions administratives se servent de la question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) pour interroger celle-ci sur l’existence d’une violation manifeste du droit communautaire dans un arrêt du Conseil d’État. Hormis une formulation textuelle, cette proposition n’a guère de chance de prospérer. La voie du recours à la Cour européenne des droits de l’Homme ne paraît pas plus engageante, même si c’est un particulier qui exerce son droit de recours individuel après épuisement des voies de recours internes. En effet, se poserait la question de savoir quel droit de l’Homme, garanti par la Convention ou par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, pourrait être considéré comme violé. Le droit à une bonne administration de la justice serait probablement le droit le plus opérant, mais il se trouve que seul le droit à une bonne administration est consacré par la Charte36 et que celle-ci ne concerne pas les juridictions37.
29La solution finalement la plus logique serait de donner cette compétence au Tribunal des conflits. Puisqu’il tranche déjà les différends concernant la répartition des compétences juridictionnelles entre les deux ordres de juridiction et qu’il statue sur les contrariétés de décisions au fond équivalant à un déni de justice, il pourrait apprécier un mal-jugé des cours suprêmes en trouvant sa légitimité à le faire dans sa composition paritaire. Son intervention réglerait par là même la question de l’autorité de la chose jugée de la décision, dans laquelle une mauvaise application du droit serait décelée, question qui n’a pas été résolue par la solution de l’arrêt Gestas. Pour donner un nouveau chef de compétence au Tribunal des conflits, il faudrait l’intervention du législateur...
30Et il n’est pas incongru de terminer cette brève réflexion par un appel au législateur dans un article écrit en témoignage d’amitié pour Jean-Claude Masclet, qui a si bien expliqué à quoi servaient les députés38 !
Notes de bas de page
1 J.-C. Masclet, Droit électoral, Paris, PUF, 1989, p. 313, no 208.
2 CE 27 février 2004, Mme Popin, Lebon, p. 86, concl. R. Schwartz ; AJDA, 2004, p. 653, Chron. D. Casas, F. Donnat.
3 M. DEGUERGUE, « Les dysfonctionnements du service de la justice », RFAP, 2008, no 125, p. 151.
4 CC 28 décembre 2006, no 2006-545 DC, Loi pour le développement de la participation et de l’actionnariat salarié et portant diverses dispositions d’ordre économique et social, JORF du 31 décembre 2006, p. 20320, qui décide que l’article 37 de la Constitution « n’a pas pour effet de dispenser le pouvoir réglementaire du respect des exigences constitutionnelles ; qu’en l’espèce, il lui appartient, sous le contrôle du juge administratif, de fixer les modalités d’indemnisation des conseillers prud’hommes dans l’intérêt du bon emploi des deniers publics et d’une bonne administration de la justice, qui découlent des articles 14 et 15 de la Déclaration de 1789, sans porter atteinte à l’impartialité et à l’indépendance de la juridiction garanties par son article 16 ».
5 CC 19 juillet 2010, no 2010-611 DC, Loi organique relative à l’article 65 de la Constitution, aux termes de laquelle « il appartient au législateur organique d’adopter les garanties appropriées pour que la mise en œuvre de cette procédure ne porte pas atteinte à l’impartialité des magistrats mis en cause ou à leur indépendance à l’égard des parties à la procédure et ne méconnaissent pas l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice ».
6 Issu de l’ordonnance no 2006-673 du 8 juin 2006 portant refonte du code de l’organisation judiciaire et qui reprend les termes de l’ancien article L 781-1 du même code, lui-même issu de l’article 11 de la loi du 5 juillet 1972, à l’exception de la mention « sauf dispositions particulières ».
7 CE Ass. 29 décembre 1978, Darmont, Lebon p. 572, concl. M. Rougevin-Baville ; AJDA, 1979, p. 45, note M. Lombard ; D., 1979, 279, note M. Vasseur ; RDP, 1979, p. 1742, note J.-M. Auby.
8 Selon l’article 11-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature : « Les magistrats du corps judiciaires ne sont responsables que de leurs fautes personnelles. La responsabilité des magistrats qui ont commis une faute personnelle se rattachant au service public de la justice ne peut être engagée que sur l’action récursoire de l’État. Cette action récursoire est exercée devant une chambre civile de la Cour de cassation ».
9 Loi constitutionnelle no 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la VE République, JORF du 24 juillet 2008, p. 11890. Voir sur la réforme du CSM, Loi organique no 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution et J. Gicquel, « Le nouveau Conseil supérieur de la magistrature », JCP G, 30 juillet 2008, p. 55.
10 Conseil supérieur de la magistrature, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, Paris, Dalloz, 2010.
11 Sur le concept de responsabilisation appliqué aux magistrats, voir G. Canivet, J. JolyHurard, La déontologie des magistrats, Paris, Dalloz, 2004.
12 Contrôle exercé par le Conseil d’État depuis l’arrêt CE Ass. 12 juillet 1969, L’Étang, Lebon p. 388. Sur la responsabilité disciplinaire des magistrats judiciaires mise en œuvre par le CSM à l’égard des magistrats du siège et par le Garde des Sceaux à l’égard des magistrats du parquet, sous le contrôle du Conseil d’État, voir O. Schrameck, « Le Conseil d’État et le régime disciplinaire des magistrats », dans Mélanges en l’honneur du Président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2008, p. 957 et le fascicule 790 écrit par nos soins, « Droits et obligations des magistrats judiciaires », Jurisclasseur Fonctions publiques, 2005.
13 TC 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, GAJA, 17e éd., no 68.
14 CE Ass. 29 décembre 1978, Darmont, op. cit.
15 CE Ass. 30 novembre 2001, Ministre de l’Économie et des Finances c/ Kechichian, AJDA, 2002, p. 133, Chron. M. Guyomar, P. Collin.
16 Sur l’influence de la jurisprudence européenne dans l’évolution de la responsabilité de l’État du fait du dépassement du délai raisonnable par les juridictions administratives, nous nous permettons de renvoyer à une précédente étude, M. Deguergue, « Droit européen et responsabilité de l’État français », dans Mélanges en l’honneur de Philippe Manin, Paris, Pedone, 2010, p. 625.
17 TC 30 juin 2008, Époux Bernardet, RFDA, 2008, p. 1165, concl. I. Desilva, p. 1172, note B. Seiller ; AJDA, 2008, p. 1593, Chron. E. Geffray, S.-J. Liéber.
18 L. FAVOREU, Du déni de justice en droit public français, Paris, LGDJ, BDP, t. 61, 1964.
19 CEDH 26 octobre 2000, Kudla c/ Pologne, RFDA, 2003, p. 85, note J. Andriantsimbazovina.
20 CE Ass. 28 juin 2002, Ministre de la Justice c/ Magiera, AJDA, 2002, p. 596, Chron.. F. Donnat, D. Casas ; RFDA, 2002, p. 756, concl. F. Lamy.
21 CE 17 juillet 2009, Ville de Brest, AJDA, 2009, p. 1605, Chron. D. Botteghi, S.-J. Liébert.
22 CE 13 février 2012, Barellon, no 346549, concernant le CNESER.
23 CE 26 mai 2010, Mafille, AJDA, 2010, p. 1784, note S. Théron.
24 Cass. ass.plén. 23 février 2001, Consorts Bolle-Laroche, Bull. no 5.
25 CJCE 30 septembre 2003, Köbler, JCP A, 20 octobre 2003, no 1943, note O. Dubos.
26 CE 18 juin 2008, Gestas, RFDA, 2008, p. 755, concl. C. De Salins, p. 1178, note D. Pouyaud. Sur cette question, voir H. Muscat, « La responsabilité du fait du contenu d’une décision de justice. Réflexions liées à la position de la juridiction administrative », dans Mélanges François Julien-Laferrière, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 429.
27 TC 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau, AJDA, 2011, p. 2041 et TC 12 décembre 2011, SNC Green Yellow, AJDA, 2011, p. 2503.
28 Art. 11-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : « Les magistrats du corps judiciaire ne sont responsables que de leurs fautes personnelles. La responsabilité des magistrats qui ont commis une faute personnelle se rattachant au service public de la justice ne peut être engagée que sur l’action récursoire de l’État. Cette action récursoire est exercée devant une chambre civile de la Cour de cassation ».
29 Art. 48-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : « Toute décision définitive d’une juridiction nationale ou internationale condamnant l’État pour fonctionnement défectueux du service de la justice est communiquée aux chefs de cour d’appel intéressés par le Garde des sceaux, ministre de la justice. Le ou les magistrats intéressés sont avisés dans les mêmes conditions. Des poursuites disciplinaires peuvent être engagées par le ministre de la justice et les chefs de cours d’appel intéressés dans les conditions prévues aux articles 50-1, 50-2 et 63 ».
30 Recueil, op. cit., art. a-8, p. 3.
31 Voir récemment en ce sens, M. Lombard, « La responsabilité du fait du service public de la justice. Trente ans après la loi du 5 juil. 1972 », dans Mélanges en l’honneur de Jean Waline, Paris, Dalloz, 2002, p. 658 ; M. Deguergue (dir.), Justice et responsabilité de l’État, Paris, PUF, 2003 ; H. Muscat, « La responsabilité du fait du contenu d’une décision de justice. Réflexions liées à la position de la juridiction administrative », op. cit.
32 Cass. Civ. 2 novembre 1956, Trésor public c/ Giry, GAJA, 17e éd., no 74.
33 CE ass. 8 février 2007, Gardedieu, Lebon p. 78, concl. L. Derepas ; RFDA, 2007, p. 525, note D. Pouyaud ; AJDA, 2007, p. 585, Chron. F. Lenica, J. Boucher.
34 CE Ass. 24 mars 2006, Sté KPMG, GAJA, no 115.
35 CAA Paris 8 novembre 2006, Giovanni, AJDA, 2007, p. 1033, note F. Julien-Laferrière, arrêt qui décide sur cette question qu’il n’y a pas lieu d’y répondre car l’arrêt du Conseil d’État mis en cause n’avait pas causé de préjudice au requérant.
36 Art. 41 : « Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l’Union ».
37 Voir sur ce point, R. Bousta, Essai sur la notion de bonne administration en droit public, Paris, L’Harmattan, préface de G. Marcou, avant-propos de J. Caillosse, 2010.
38 J.-C. MASCLET, Un député pour quoi faire ?, Paris, PUF, 1982.
Auteur
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (École de droit de la Sorbonne)
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