Prémisse
p. 7-20
Texte intégral
1Je suis née au sein d’une famille, dans un lieu et à une époque de l’histoire où les enjeux linguistiques furent au creux de tout, dans le meilleur comme dans le pire : une famille d’immigrés poursuivant le fantasme de « la conquête de l’Algérie » ; à Alger la blanche, durant les années des premiers frémissements de ce qui deviendrait « guerre d’indépendance » pour les uns et « événements d’Algérie » pour les autres.
2Mes parents, dont la passion naquit à l’âge des enfants Capulet et Montaigu, sont les purs produits d’enjeux diatopiques et diastratiques. Leur union était rendue impossible par le fait que ma mère habitait les hauteurs d’Alger et mon père Bab el Oued, qu’elle parlait donc avec l’accent « de France » et lui avec l’accent « pataouète ». Pour comprendre la situation, il faut identifier les ancêtres.
Les parents de ma mère
3Michel Llambias est le fils d’un notaire espagnol d’Alger et d’une descendante de la noblesse castillane, morte d’une insolation sur sa terrasse lorsque son fils avait trois ans.
4Élise Bruel est la fille de Marie At et de René Bruel. Ses parents sont originaires de la bourgeoisie d’Albi. Détenteurs d’une mine, ils décident d’émigrer au moment de la conquête de l’Algérie parce que le filon de minerai se tarit et qu’ils viennent de perdre leur premier enfant. Deux rudes personnalités. Lui est responsable de la construction de tout un réseau ferré dans les Aurès ; elle œuvre comme sage-femme et alphabétise les Algériennes de cette région de Khenchela où naît ma grand-mère ; une région austère, caniculaire en été et très enneigée en hiver. Élise et ses frères font des kilomètres à pied ou à dos d’âne pour aller à l’école, et au retour, lorsque la nuit tombe, leur père les guide au son du cor.
5C’est le chef de famille qui décide du mariage de sa fille et il choisit pour elle Michel qu’il considère comme un valeureux chef de train des Chemins de fer d’Algérie, sérieux et de bonne famille. Car il faut comprendre, à ce point, que le principe de mésalliance joue moins entre deux communautés d’immigrés qu’à l’intérieur de la même communauté, surtout en ce qui concerne les origines de la française, marquées ou trahies par leur accent : de souche ou par naturalisation. L’accent du Sud de la France était la meilleure connotation possible. Au bas de l’échelle des accents « de France », consenti du bout des lèvres, venait l’accent alsacien. En d’autres termes, dans l’ère diastratique, une langue différente est moins un obstacle qu’une variété à l’intérieur d’une même langue.
6Élise aperçoit donc Michel au passage de son train. Comme tout chef de train de cette époque, il est posté dans le fourgon de queue et elle a ainsi le temps, quand le convoi s’éloigne, de voir que l’homme auquel elle est destinée a les yeux bleus et une opulente moustache. C’est tout. Leur mariage, qui a duré cinquante ans, se déclare de lui-même formidable fiasco dès la première année. Ma grand-mère est une femme d’une élégance naturelle, cultivée, ayant beaucoup d’ambition pour ses enfants et résolument en avance sur son temps. Elle inscrit ma mère à divers cours en dehors du temps scolaire, admet qu’une fille fasse du sport et qu’elle s’engage politiquement. Elle a toujours considéré que son mari était brave, mais borné. Tous les fils et cousins de cette branche de la famille deviendront généraux et seront très diversement impliqués dans « les événements » qui déchireront autant, parfois plus, les familles que les communautés.
Les parents de mon père
7Ma grand-mère, Catarina Anunciad Josepha Coll est une Andalouse de Grenade et mon grand-père, Francisco Pagan (ex-don Pagano don Maravilla), est un catalan de la région de Valence.
8Catarina est une grande femme mince, aux traits affirmés, à l’allure altière et impressionnante ; dure avec elle-même et ses cinq enfants, résignée à la pauvreté fière que lui imposent les frasques de son mari.
9Francisco est un ancien grand d’Espagne. Don Juan et joueur invétéré, il perd tout à la roulette, même ses titres, qu’il vend pour payer ses dettes, et s’engage dans la Légion étrangère. Lorsque Catarina et Francisco arrivent en Algérie, mon grand-père évite de déroger en se faisant ébéniste et continue sa « mauvaise vie ».
10Le couple, puis la famille habite misérablement dans le bas de Bab el Oued ; car – élément diatopique déterminant à l’intérieur d’une variété même – la communauté de Bab el Oued se scinde en « Bab el Oued le haut », à la lisière de la Médina d’un côté et des quartiers colons de l’autre, et « Bab el Oued le bas » qui plonge dans une mer camusienne, bordée par une plage semblable à celle de Tipaza. En s’agrandissant, la famille s’entasse dans la loge de l’immeuble dont ma grand-mère est concierge. Un immeuble proprement babélien, par les effluves de ses cuisines s’élançant vers le ciel en cinq ou six dialectes des goûts, réconciliés par le bonheur des papilles. Les parents de mon père ne seront officiellement français qu’au lendemain de sa naissance, dernière de cinq, après celles de quatre filles, d’où son second prénom de Désiré, tout comme l’armistice, jour où il est né, le 11 novembre 1918.
11Mes parents se rencontrent à la faveur de compétitions sportives. Sur cette terre où un rai de soleil peut faire basculer un destin et où le corps porte en lui un encodage de langages variés (celui de la plage, celui de la messe, celui de la promenade sur l’esplanade, celui du marché…), le corps qui assume le langage du sport est, à ce moment, un corps désexualisé et désérotisé qui abolit les barrières dressées par le langage verbal. L’amour de mes parents s’était donc engouffré dans cette brèche ; laquelle se referma sur eux pendant près d’une décennie, pour protéger leur secret transgressif. Leur union ne fut possible qu’à l’issue des études de mon père, lorsqu’il put demander la main de sa belle en tenue de Saint-Cyrien, après avoir fait ses preuves comme combattant dans la campagne de France en 1943.
12La fierté de mon père était de n’avoir jamais renoncé à prononcer les [o] fermés en [ɔ] ouverts, en dépit des exercices que sa belle-mère tentait de lui imposer – « des bébés blonds, des bébés roses, des bébés roses, des bébés blonds » – et donc de ne s’être jamais couvert du ridicule de l’hypercorrection. Et je me dois d’avouer, confuse (« confusée », en pataouète), que l’on me fit récemment remarquer qu’il était bien inutile de prononcer « Nemrôd ».
*
13À l’époque de ma naissance, mes parents avaient trouvé une sorte de compromis topique et stratique en s’installant dans un quartier médian entre le port et le sommet de la colline d’Alger. J’ai donc appris, selon l’expression médiévale, à « former parole » dans un bain linguistique où la variation, à l’intérieur d’une même langue, et la variété d’une langue à l’autre, tout en gardant leurs codes, me semblaient réconciliées. Et je m’aperçus plus tard – quand la folie guerrière s’abattit – que, de fait, elles l’avaient été pendant longtemps.
14Sur le strict sujet de cet itinéraire, c’est-à-dire mes choix professionnels et mes centres d’intérêt de chercheur, je ne peux que confirmer la thèse de Françoise Dolto selon laquelle « tout se joue avant six ans ». La démarcation en est facilitée par le fait qu’au détour de ma sixième année, la famille migra en Tunisie et que des codes nouveaux durent alors être acquis.
15Quels sont donc, dans ces domaines, les éléments venus de ces six premières années qui se sont ensuite inlassablement réécrits et réinventés ? L’intuition enfantine du pouvoir des mots à plusieurs entrées, des mots polyglottes, de la polyglossie vraie ou métaphorique. Le caractère éminemment paradoxal du langage qui à un code affiché fait correspondre un autre code secret, à décrypter. L’attention très vive qui en découle pour toutes les formes de métalangage, qui sont autant d’indices du décryptage. Une façon de vivre la langue, sa production tant parlée qu’écrite, comme un grand corps vivant, extrêmement vivant et plutôt jubilatoire1. Une attention particulière aux nourritures indispensables à la survie de ce corps, réel ou fantasmé, et à leurs relations, là aussi, paradoxales. Un intérêt, bien sûr, pour tous les types de clivages, comme autant de réponses au tragique : un bal populaire à deux pas de la décharge de plastic d’un attentat terroriste, une amitié pour un hadj en temps de ramadan, traversant Alger en quête de jambon pour mon chat malade, des personnages beckettiens, ancêtres de nos SDF, hurlant sous notre balcon l’air de la Marseillaise dans le jargon de Nemrod aux enfers.
16L’association de tous ces langages à des terres, des terres de nostalgies d’au-delà de la mer, des terres d’El Dorado de l’en deçà des rêves, des terres de conquête et des terres de perte, et vice versa, avec en infusion permanente que la terre n’appartient à personne et surtout pas au dernier occupant – militantisme de mes parents qui leur fit quitter prématurément l’Algérie. Car, entretemps, la guerre d’Indépendance avait commencé. Je fis une autre expérience de la communication, lorsqu’elle bascule dans la confusion : apprendre à se taire, observer les situations à 180 degrés, écouter le bruissement de l’obscurité, parler en morse contre les parois. Mais, surtout, ce qui était paradoxe fécond se retourna en menace. Le grand corps vivant du langage avait basculé dans un corps à corps mortifère.
17En 1958, sous le prétexte d’une promotion qui lui faisait prendre la direction de la Compagnie des wagons-lits pour l’Afrique du Nord et qui scella mon intérêt pour les relations internationales, mon père décida d’arracher son petit noyau familial algérois à la guerre. La Tunisie, indépendante depuis novembre 1956 et dont Bourguiba allait devenir le président élu en 1959, présentait une répartition des communautés linguistiques très différente de celle de l’Algérie. Protectorat et non colonie, la Tunisie avait vécu de toutes autres réalités. Le français n’y connaissait pas de véritable diversité : il y avait le « bon » français, parlé par la communauté émigrée de France, et l’autre français, parlé par les Tunisiens et par les gens issus d’autres immigrations, dont la première langue était l’arabe et, majoritairement, l’italien. La communauté française était monolithe, assez arrogante, et je compris vite que mes parents se sentiraient à jamais étrangers en Tunisie, plus proches par le cœur des autres communautés.
18Au moment d’entrer à l’école primaire pour parfaire l’apprentissage de la lecture auquel ma mère avait pourvu l’année précédente, je découvris dans ma langue maternelle une « inquiétante étrangeté », qui me fit prendre précocement conscience qu’il y aurait une langue de l’oral et une langue de l’écrit. Ces deux langues devraient longtemps cohabiter dans une relation tendue, jusqu’à ce que la découverte de l’ancien français, durant la préparation au Capes, après une première rencontre manquée en seconde année d’université, m’affranchisse de cette dualité ; j’aurai l’occasion d’expliquer de quelle façon.
19Je retiens de l’époque de ma scolarité quelques moments sans doute déterminants pour mes choix professionnels et mes intérêts de chercheur :
20Nous habitions près de Carthage. Les ruines et la relation à l’Antiquité, le déchiffrement des écritures sur les stèles des ports puniques et des thermes d’Antonin, terrains de jeux pour les jeunes du quartier, les chapiteaux roulés à terre, sièges favoris pour nos heures de lecture, me sensibilisèrent, dans une immédiateté que seul un esprit d’enfant peut métaboliser, aux questions de la diachronie. La dimension des acquisitions dans de tels lieux est naturellement verticale. Sur un esprit rêveur d’adolescente qui lit l’Énéide sur le rivage où Didon pleura son héros, ou Salammbô dans le petit train vers Tunis qui l’arrêtera à la station du même nom, ces héroïnes sont des figures tutélaires en même temps que quotidiennes.
21C’est aussi dans ces lieux que se joua une proximité avec le Moyen Âge. Sur la colline de Byrsa, à l’endroit de l’ancien temple d’Esculape où mourut Louis IX de retour de la huitième croisade, s’élève la cathédrale Saint-Louis2. De style byzantin et mauresque, elle fut aussi le lieu d’une relation enfantine avec le Moyen Âge, à plusieurs niveaux : saint Louis était le héros médiéval qui unissait notre présent à son époque. Nous nous le représentions sous le grand chêne qui jouxtait la cathédrale, car, chez les religieuses qui étaient nos professeurs, nous devions mériter chaque semaine d’être déclarées « croisées du Christ ». Il s’agissait de colorier en sept jours les cases d’une image pieuse à chaque fois que nous faisions un « SPA » en souvenir du saint roi : un « sacrifice par amour » ! Saint Louis, en quelque sorte, me conta de sa bouche la littérature médiévale dont j’ignore encore aujourd’hui pourquoi les religieuses de Notre-Dame de Sion étaient si friandes – et je dirais, si je l’osais, que je lus la Jeanne d’Arc de Michelet avec les yeux de saint Louis, car alors les contours de mon Moyen Âge étaient aussi flous que merveilleux.
22Je fus élevée dans une institution où l’obligation de la confession était hebdomadaire. M’affranchir de la religion et de ses rites ne m’a pas rendue pour autant ingrate aux clés de lecture qu’elle m’a très tôt permis de mettre intuitivement en place. Le moment d’atroce pierre sur le sternum qui précédait l’heure où la sœur tourière, chaque vendredi, viendrait nous chercher dans la classe pour « monter à confesse » s’est inscrit pour toujours. Un autre lui succédait, qui introduisait à l’ambivalence du dire vrai et du dire vraisemblable. Car le problème n’était pas d’avouer ses péchés ; le problème était d’en trouver chaque semaine qui soient, de manière vraisemblable, suffisamment noirs, sans aller toutefois jusqu’au péché mortel, mais à la hauteur de l’importance qu’il fallait donner à la chose. Seule cette hauteur, fixée entre soi et soi, mériterait la jouissance de la contrition vraie. Ce rapport aux mots qui franchissent le rebord des lèvres, quand on en comprend les ressorts perlocutoires et auto-perlocutoires vers ses sept ans d’âge, a quelque chose de définitif dans la façon d’envisager les enjeux de tout type d’énoncé.
23Cette époque fut celle où je découvris que le châtiment de la dispersion avait quelque chose d’éminemment ambivalent. Entre 1958 et la fin de la guerre d’Algérie, nous « rentrions », selon l’expression de mes parents, trois fois par an à Alger. Ces allers-retours, entre un lieu en guerre dont mes aînés gardaient le regret et que, jusqu’au dernier jour, celui de l’exode, je les ai vus retrouver dans l’euphorie, et un lieu de douceur et de paix, où ils se sentaient étrangers et vers lequel ils revenaient à contrecœur, ont posé les bases d’une interrogation profonde sur la pulsion du retour. Dans le même temps, il fallait chaque été, pour « se refaire les poumons » – selon les dires du médecin de famille –, affronter quelque quarante heures de traversée maritime sur un monstrueux paquebot dont on gardait plusieurs jours dans le nez les effluves et dans le corps le tangage. Les routes à lacets des Alpes, décrétées bénéfiques, étaient un calvaire et je n’ai compris que fort tard pourquoi les déplacements réputés féconds peuvent être vécus dans l’angoisse, tandis que ceux réputés maudits peuvent ouvrir sur une jouissance.
24Enfin, ces années furent celles où se révéla, sans plus jamais se démentir, une véritable vocation pour l’enseignement. Dès le cours préparatoire, je commençai d’installer chaque soir dans ma chambre un grand tableau noir sur un tabouret haut et à parler dans mon dos à une classe imaginaire où chaque prénom tenait un rôle. Ce jeu quotidien dura sept années. On sait que les jeux d’enfants, lorsqu’ils ont ce caractère compulsif, permettent de rejouer, pour la dépasser, une situation traumatique. Ce qui fut mon cas à l’entrée dans la première classe austère d’un couvent-prison. Je n’ai jamais regretté ce que ce traumatisme dépassé m’a apporté comme joies dans ma vie professionnelle et je peux dire sans honte qu’il ne m’est jamais arrivé, au cours de tant d’années, de pouvoir une seule fois effacer un tableau sans que, dans un sourire intérieur, le tableau originaire ne s’y substitue.
*
25À l’automne 1969, après avoir obtenu un baccalauréat littéraire au lycée français de Tunis, je m’inscrivis pour la première fois en Sorbonne (Paris IV à partir de 1970), avec le projet d’obtenir une licence de Lettres modernes, option Italien, qui devait me donner accès à la préparation d’une maîtrise, puis du CAPES. Parallèlement, j’intégrai l’Institut d’études théâtrales de la Sorbonne nouvelle à Censier. Vivre pour la première fois à Paris et faire sa place en Sorbonne dans cette période de l’immédiat après-Mai 68, au sortir d’une adolescence africaine ignorante de tous les enjeux du moment, fut un nouvel apprentissage des codes de la communication linguistique et métalinguistique. Dans une ambiance saturée de slogans, à l’heure où la tendance était à la récupération permanente (mais je ne savais pas de quoi), j’endossai bien malgré moi une kyrielle d’étiquettes dont je compris, en quelques mois, qu’elles s’épinglaient sur une immense ficelle qui allait de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, ou l’inverse, et que, lorsque l’un de mes camarades intervenait en cours pour traiter le professeur de fasciste, il fallait bien que j’évalue de quel côté de la ficelle il avait accroché l’étiquette. Tous les travaux dirigés de première année avaient lieu au Centre Censier. Dans une atmosphère pourtant joyeuse et bouillonnante, je me sentais vaguement menacée par la rhétorique de mes congénères. En quelques jours, je me mis à fréquenter exclusivement les tout premiers cours du matin et les tout derniers de la journée ainsi que ceux du samedi : les seuls qui, bon an mal an, arrivaient à leur terme. Dans le même temps, d’une manière systématique qui alarma ma famille – car je rapportais sous le toit paternel tous les tracts que j’avais récupérés dans la journée –, j’entrepris de comprendre par moi-même pourquoi je souhaitais la libération d’Angela Davis, étais prête à soutenir le Laos et comment je pouvais concilier mon amitié nouvelle pour le camarade qui tenait le bureau du CRIF avec une sensibilité qui s’éveillait pour la cause palestinienne.
26Ce fut grâce à l’Institut d’études théâtrales – et notamment au professeur Robert Abirached – que se confirma mon intérêt pour le rapport entre le corps et le texte et que purent se formaliser mes premières interrogations. À cette époque Robert Abirached développait dans ses cours les idées qui devaient se retrouver lumineusement exposées en 1994 dans l’un de ses ouvrages majeurs : La crise du personnage dans le théâtre moderne. On y lit au premier chapitre, qui s’intitule « Entre le mot et le corps » :
Entre le mot et le corps, entre la puissance et l’acte, entre le songe et le réel, il ne suffit pas de dire que le personnage de théâtre est écartelé. Cette tension constitue très exactement l’originalité de son état. Écrire pour la scène, c’est d’abord jouer de la dialectique qu’elle suppose et en prévoir les articulations efficaces : impossible à l’auteur de simuler que son dessein s’achève dans le livre qu’il offre ; c’est un fantôme provisoire qu’il a créé et délibérément placé, en position d’attente, dans une zone intermédiaire. Consignés pour mémoire dans les pages d’un texte, Œdipe, Lear, Harpagon, l’Alcade de Zalamea, figaro se meuvent sans doute à la frontière du monde où l’on rencontre la princesse de Clèves, Manon Lescaut, Rastignac ou David Copperfield, mais ils n’y entrent pas, ils ne peuvent pas y entrer sous peine de se dissoudre : ils ont besoin d’être reconnus charnellement, sous les dehors les plus imprévus, par un public qui les confondrait peut-être, pour un soir, avec Mounet-Sully, Laurence Olivier ou Charles Dullin3.
27Les cours de l’Institut s’accompagnaient d’ateliers d’interprétation et de mise en scène dans les théâtres de la périphérie parisienne, qui étaient alors des hauts lieux de création : le théâtre Jean Vilar de Suresnes, le théâtre des Amandiers de Nanterre, le théâtre de la Cité internationale, le Théâtre d’Ivry, conçu par Antoine Vitez. Il m’a été donné d’y accomplir l’expérience de « l’inscription de l’imaginaire dans l’espace charnel », qui récapitulait en quelque sorte dix-huit années d’intuitions primordiales et ouvrait la voie à mes recherches sur les enjeux du langage et du corps. Le diplôme de l’Institut d’études théâtral consigna cette expérience et l’engagea vers d’autres champs :
De l’imaginaire à son inscription dans l’espace charnel de la scène, du champ de la mémoire collective à l’empire des signes, le chemin passe par la médiation du comédien, pris en charge à son tour par l’ordre général de la représentation : c’est là que le triangle se referme et que trouve son sens le cérémonial complexe du jeu. À la scène seulement, le personnage rencontre sa matérialité, le signe sa signification et la parole son destinataire4.
28Au cours de ma deuxième année de licence, d’une autre façon qu’à l’époque des récits faits par saint Louis en personne, j’avais découvert la littérature médiévale. Elle était enseignée de façon triste et compassée, alors que je la sentais prête à toutes les vibrations. Nous n’avions accès à aucun manuscrit et les destinées de Tristan me parurent fort ternes, assénées dans une langue qui me fascinait mais dont on ne me donnait pas les clés pour y entrer. Tandis que, dans tous les autres enseignements, une certaine passion était de mise et de nouvelles méthodes expérimentées, il me semblait que celui-ci, arc-bouté dans la tempête, s’accrochait à de vieilles lunes. Bref, la littérature médiévale fut, de tout mon cursus universitaire, l’unique unité de valeur que je dus « repasser en septembre » et la rupture fut consommée – pour un moment.
29Les œuvres écrites pour le théâtre dans l’intimité desquelles j’avais passé trois années avec délectation, celles, entre autres, de Beckett, Ionesco, Todorov, Anouilh, Jarry, Dürrenmatt, mais aussi des incursions vers le Café de la Gare fondé par Romain Bouteille, où soufflait un vent de liberté et de dérision, m’avaient fait entrer de plain-pied dans l’œuvre d’Henri Michaux. Je ne souhaitais pas rédiger un mémoire de maîtrise sur un auteur dramatique, car je craignais la théorisation d’expériences que je voulais initiatrices. Mais l’œuvre de Michaux répondait exactement à la matière que je voulais explorer : elle touchait à l’essentiel avec l’air de s’en excuser et elle abordait toutes les angoisses les plus archaïques avec l’humour pour seul bouclier. En outre, le personnage de Plume était éminemment théâtral : tout à la fois acteur et public caustique de lui-même. Louis-Robert Plazolles, qui avait été mon professeur de littérature contemporaine en troisième année de licence, accepta avec bienveillance un projet de mémoire dont je sous-évaluais la portée : De l’humour et de l’angoisse dans Un certain Plume d’Henri Michaux. Cette année de maîtrise fut l’une des plus fécondes de ma vie étudiante. La boulimie de lecture sauvageonne, qui m’avait fait ignorer la fréquentation des bibliothèques, et la pratique du texte théâtral, qui m’avait fait approfondir une immédiateté sans me donner d’outils d’analyse, se transformèrent en premiers pas vers la critique textuelle. Je passai une année à la Bibliothèque nationale, en avalant par tous les temps un sandwich rapide dans le petit square Louvois qui lui fait face, et soutins ma maîtrise en juin 1973.
Notes de bas de page
1 À cette époque, ma mère écrivait des nouvelles, mon père, qui avait quitté l’armée pour la Compagnie des wagons-lits Cook, un essai de « Psychologie de la vente », mon frère aîné des saynètes qui se jouaient avec grand succès à la fin des banquets familiaux, ma grand-mère récitait des comptines en sabir et en occitan, mes camarades de quartier m’apprenaient khouya Jakka, « frère Jacques » en arabe, je passais toutes les fêtes juives dans la famille de ma meilleure amie qui ne parlait alors que yiddish, car elle était un cas rare d’immigration ashkénaze et non sépharade.
2 Désaffectée et cédée à l’État tunisien en août 1964, plusieurs années après l’indépendance de la Tunisie, la cathédrale a été reconvertie en 1993 en lieu de culture.
3 R. Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p. 7.
4 Ibid., p. 8-9.
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