Partir, revenir
p. 157-176
Texte intégral
1Claude Lévi-Strauss a fait de la haine des voyages et des explorateurs le fondement paradoxal du métier d’ethnologue dans l’incipit de Tristes tropiques. Son agacement face au succès de l’exotisme facile dans le Paris de l’après-guerre n’est pas sans rapport avec celui que peut éprouver l’historien qui découvre aujourd’hui les émissions télévisées ou les livres consacrés aux prétendus secrets du passé. On connaît le destin singulier de Tristes tropiques, que sa réception, avec la complicité de l’auteur et de son style, transforma en un objet littéraire. L’ouvrage fut pourtant d’abord, au moins en partie, conçu dans une perspective professionnelle, comme en témoignent les premières lignes de sa quatrième de couverture : « Pourquoi et comment devient-on ethnologue ? Comment les aventures de l’explorateur et les recherches du savant s’intègrent-elles et forment-elles l’expérience propre à l’ethnologie ? » Ces phrases ne sont pas sans rapport avec l’entreprise qui m’occupe ; elles sonnent néanmoins curieusement aux oreilles d’un historien : son « expérience propre » exclut-elle les « aventures de l’explorateur » ? On constate en tout cas qu’aucun historien n’a participé à la collection Terres humaines, à la différence d’autres spécialistes des sciences sociales. Les livres dans lesquels les historiens reviennent sur leur carrière et leur métier ménagent rarement une place aux voyages et, plus largement, à l’expérience du déplacement, voire du dépaysement. Inversement, l’exotisme, ou du moins l’attrait du lointain, évacués par la porte, ont parfois tendance à revenir par la fenêtre dans le discours réflexif de l’anthropologie, tel que Lévi-Strauss l’inaugure. Il est souvent plus intéressant de raconter le quotidien de son travail scientifique en Amazonie, en Afrique ou en Océanie qu’aux Archives nationales ou à la British Library, qui sont plus familiers aux historiens de l’Europe médiévale. L’idée préconçue d’une répartition traditionnelle entre l’éloignement dans l’espace, qui serait le propre des anthropologues ou des géographes, et l’éloignement dans le temps, qui reviendrait aux historiens, a tendance à effacer la réalité spatiale du travail de l’histoire. Néanmoins, si, malheureusement, on ne voyage pas dans le temps comme dans l’espace, l’historien ressemble davantage à l’anthropologue qu’il l’imagine souvent, et se déplace considérablement, en particulier lorsque sa documentation est lointaine, comme c’est le cas pour celles et ceux qui étudient des sociétés hors de l’Europe. Cette mobilité historienne n’est pas tout à fait la même que celle de l’anthropologue ou du géographe. De plus, elle superpose, au cours d’une vie, des déplacements de nature très différente, liés à la formation, à l’enseignement et à la recherche. Mais la manière qu’a l’historien de parcourir l’espace n’est pas sans effet sur son identité professionnelle et scientifique.
2Pour Claude Lévi-Strauss, le discours sur le voyage est une offensive intellectuelle sur un double front. Le plus apparent, on l’a vu, est celui qui l’oppose à la tradition des récits de voyage, dont la généalogie est pourtant inséparable de l’histoire de l’anthropologie, mais dont la mode, dans l’Europe encore colonialiste des années 1950, lui paraît d’autant plus insupportable qu’il ambitionne la refondation scientifique de sa discipline. Cette ambition donne naissance à un second front, qui l’oppose à une tradition savante d’anthropologie en chambre, de seconde main en quelque sorte, qui avait été le modèle de Marcel Mauss. Si Tristes tropiques balaie la curiosité gratuite, il offre en même temps une proposition essentielle, en particulier dans l’espace universitaire français, celle d’une anthropologie fondée sur une expérience directe de l’autre, à la manière de l’anthropologie anglophone depuis Malinowski et ses Argonautes du Pacifique occidental. Le livre a ainsi joué un rôle important dans la construction d’un discours sur l’identité de l’anthropologie, dont la dimension professionnelle reposerait sur le déplacement et sur ce que le jargon disciplinaire appelle le « terrain ». Ce discours auquel Lévi-Strauss sert de caution est ambigu : professionnalisant certes, il relève aussi du rite d’initiation et, parfois, du repli empirique. Il n’est pas sans équivalent chez les historiens, qui, eux aussi, parlent depuis quelques décennies de leur « terrain » pour désigner leur domaine de recherche. Il ne s’agit pas seulement d’adopter l’habitude de langage de ses voisins de bureau : c’est à la fois le signe d’une réflexion sur la place de l’histoire dans les sciences sociales – en particulier sur son lien avec l’anthropologie, tel que l’anthropologie historique ou la micro-histoire ont contribué à le développer dans les années 1970-1980 – et une marque d’appartenance à un métier, là aussi, où l’empirisme parfois grossier le dispute à la reconnaissance de la construction scientifique du savoir comme expérience. Pourtant, chez les historiens, l’expression reste en général purement métaphorique. Quand cela va plus loin, le « terrain » a un rôle essentiellement narratif : il est l’objet d’un récit qui suit l’historien enquêteur d’un lieu à un autre, à la recherche d’indices utiles à sa démonstration. Les itinérances de l’historien ont toutefois une consistance qui peut dépasser la métaphore ou la mise en scène narrative et constituent d’abord une expérience très concrète, liée à une dimension élémentaire de son travail, souvent résumée par l’expression « aller aux archives ».
3Car le terme « archives », de manière abusive, a tendance, depuis la fin du xixe siècle, à absorber l’ensemble des opérations de recherche documentaire effectuées par l’historien au cours de son travail. Depuis la rupture scientifique impulsée par l’histoire méthodique, les archives tiennent ainsi souvent lieu, par une sorte de métonymie, de référence à la dimension expérimentale dans la recherche historique. Comme l’a souligné Michel de Certeau, le terme, désignant à la fois des artefacts hérités du passé et un lieu physique distinct, est commode pour emblématiser le fantasme du contact direct avec la matière historique elle-même. Cette subsumation du métier sous l’égide des archives fait cependant bon marché des pratiques réelles, qui reposent, aussi bien pour l’utilisation de sources éditées, de livres anciens, d’images et d’enregistrements que de la bibliographie récente, sur une fréquentation bien plus régulière des bibliothèques, ainsi que sur d’autres formes de travail qui peuvent parfaitement être conduites depuis chez soi ou depuis un bureau grâce aux progrès de la reproduction numérique. Il n’empêche, « aller aux archives » reste un horizon central du discours sur la profession, quand bien même sa mise en œuvre réelle ne concerne parfois qu’un pourcentage infime du travail annuel du chercheur.
4En outre, si l’historien est souvent disert sur les archives, leur odeur, leur couleur et leur imaginaire, il l’est moins sur la dimension concrète de leur consultation. À part dans le cas d’archives entourées d’une aura spécifique, comme les archives soviétiques, le récit de la pérégrination, de l’accès matériel aux archives et des conséquences sur le travail historique est souvent éludé. Et si nous nous plaisons souvent à rappeler notre amour des archives dans les conversations entre collègues, en évoquant sur le ton du soulagement, voire du bonheur, le fait d’avoir pu enfin « aller aux archives », ou « retrouver les archives », les difficultés et les désagréments inhérents à cette entreprise sont rarement soulignés, même lorsque celle-ci s’est toujours effectuée dans des conditions matérielles privilégiées.
5J’ai rappelé ma première vraie confrontation avec les archives, au Vatican, en 1997. J’aurais pu travailler plus tôt dans d’autres dépôts, en particulier parisiens, mais j’ai choisi, par facilité et par crainte, de repousser un peu le moment de plonger dans ce que j’imaginais être un océan. Ce fut bien pire que prévu puisque, comme je l’ai dit, je n’ai à peu près rien trouvé ni rien compris en deux semaines. Mais j’ai beaucoup appris de ce voyage : les subtiles mais brutales hiérarchies de l’École française de Rome, où Valérie et moi n’étions même pas boursiers et, dès lors, étions considérés comme quantité négligeable, comme les règles complexes et tacites des Archives du Vatican et de la Bibliothèque vaticane. Tout cela, quoique peu exotique et assez confortable, dans une grande capitale européenne, a constitué une petite initiation. L’année suivante, Armand Jamme et Olivier Poncet m’ont servi de guides dans le dédale des documents mais aussi des arts de faire. La fréquentation des Archives du Vatican relevait d’un ensemble de codes qui était loin d’être uniquement scientifiques. Il fallait connaître les fonds, leur organisation historique et parfois aléatoire, leur mode spécifique de désignation et de référencement, les index qui permettaient d’y avoir accès, souvent manuscrits, parfois peu en évidence dans les salles de lecture et dont la reproduction, qui permettrait de les étudier à l’avance, est interdite, ou encore les différents systèmes de cotation et leurs équivalences successives au cours des siècles. Mais il était d’abord nécessaire de maîtriser les codes sociaux, de savoir à quel moment demander la clé du vestiaire, signer le premier registre, puis dans quel ordre déposer la clé dans la salle de communication et signer à nouveau, avant de faire des demandes dont la rédaction répondait elle aussi à un ordonnancement bien précis. Si vous écriviez en minuscule, si vous signiiez avant de déposer votre clé, si vous ne demandiez pas les bons documents selon l’heure de communication, vous étiez rapidement rappelé à la règle, sans pour autant qu’elle soit toujours explicitée. La maîtrise de ces règles faisait au contraire de vous, rapidement, un habitué, qui peu à peu se voyait agrégé au groupe, lui-même hiérarchisé, de celles et de ceux qui étaient considérés par le personnel comme légitimes en ces lieux. À partir de ce moment, on remarquait les débutants arriver, parfois trébucher sur les mêmes obstacles invisibles de cet ordonnancement pourtant essentiel à l’accès aux documents. Et on recommençait, après les archives, l’apprentissage à la bibliothèque voisine, de l’autre côté de la cour, aux règles d’accès et de consultation délicatement différentes, qui obligeaient à une gymnastique mentale au moment de réaliser les différentes opérations lorsqu’on allait fréquenter les deux institutions dans une même journée.
6Ainsi, le voyage aux archives peut être un dépaysement d’un genre particulier, d’autant qu’on constate vite que chaque fonds d’archives a ses réglementations spécifiques et ses petites habitudes. Ici le personnel est délicieux, là il est désagréable ; parfois on peut obtenir des reproductions facilement, parfois c’est tout à fait impossible ; souvent on reste un inconnu de passage, tantôt on se lie aux autres lecteurs et aux archivistes. Au début s’ajoute parfois, à Rome ou ailleurs, le sentiment de solitude lié au long séjour à l’étranger : on retrouve sa chambre, on lit, on travaille, comme extérieur à une ville pourtant connue en tant que touriste, sans beaucoup d’occasions de parler et sans bien se faire comprendre – toutes choses qui ne sont pas forcément désagréables, mais qui introduisent une discontinuité forte avec le temps normal. Et comme dans beaucoup d’expériences sociales, bientôt la distance se réduit, le voyage devient un jeu, sans cesser d’être une césure. D’année en année, les aéroports et les gares deviennent familiers, ainsi que la langue et les habitudes urbaines ; les fonds et les bibliothèques sont apprivoisés, on commence à retrouver des connaissances, bientôt des amis. Et soi-même, on est peu à peu transformé par cette nouvelle manière de travailler, consistant à changer de quotidien en même temps qu’on se trouve au plus près de la matière de sa recherche.
7Rome n’est évidemment qu’une des nombreuses destinations possibles pour étudier la documentation médiévale. Plus tard, j’ai pu explorer une partie de la masse d’archives et de manuscrits du Moyen Âge disponibles à Paris, et constater qu’il fallait apprendre à maîtriser d’autres règles d’accès, tout aussi singulières. D’autres voyages m’ont mené à Avignon aux côtés de Valérie, puis dans les archives communales des petites villes du Comtat Venaissin. Nous avons découvert les érudits locaux et les généalogistes qui peuplaient alors les salles de lecture des archives départementales (c’était avant la numérisation des documents), ainsi que les mairies conservant leurs chartes anciennes dans les vieilles armoires de leur grenier. Simple ou compliqué, l’accès aux documents dépendait moins de la valeur des archives que des hasards de leur administration. La réception des chercheurs, parfois chaleureuse, parfois pénible, n’avait pas plus de logique. C’était donc toujours de microscopiques aventures. Du quadrilatère du Marais à Rome, en passant par Avignon, il s’agit toujours d’aller hors de chez soi, de son bureau, de son laboratoire, pour rejoindre un lieu séparé, régi par des rituels déterminés. Pour faire son métier, il faut partir, puis revenir : c’est à la fois banal et puissamment métaphorique, dès lors qu’une partie décisive du travail de l’histoire s’effectue dans un lieu autre, c’est-à-dire dans la distanciation, la discontinuité, la rupture avec le monde ordinaire.
8Il reste cependant à distinguer parmi des déplacements très différents, induits par la variété de cette documentation. Travailler sur une documentation voisine, dans la ville où l’on habite, ou du moins dans le même pays, est bien plus simple que d’œuvrer sur des documents distants et parfois malaisés à atteindre. Les habitudes franco-centrées du monde universitaire tiennent peu compte de ces contraintes très fortes et très différenciées sur la pratique historique des chercheurs : mener des recherches à l’étranger, et plus encore hors de l’Europe, dans des pays où les infrastructures de soutien à la recherche sont parfois absentes, est une entreprise qui nécessite un certain courage, insuffisamment reconnu. Souvent, le choix d’un sujet de recherche induit aussi un choix de vie, qui produit des conséquences personnelles importantes, bien au-delà de la dimension strictement professionnelle.
9La diversité de la documentation utilisée ne doit pas non plus disparaître derrière l’écran des « archives ». Chaque type de document a ses propres contraintes et suscite des déplacements différents, qu’il s’agisse d’archives, de manuscrits, de livres imprimés, mais aussi de chantiers de fouilles, d’espaces bâtis ou d’artefacts de toute sorte, conservés dans des musées ou d’autres institutions. De ce point de vue, l’opposition entre archives et manuscrits, familière des médiévistes, est aussi significative de deux rapports différents à l’espace. On a l’habitude de distinguer ces deux types de documents par leur mode de production et de conservation, mais on oublie parfois les effets géographiques de ces différences. Les archives restent souvent proches de leur lieu de production : leur passage d’un usage social à une patrimonialisation familiale ou institutionnelle s’est fait souvent avec des déplacements limités. C’est ce qui suscite le voyage vers telle ou telle ville ou région étudiée, au cours duquel l’étude des documents et la découverte du lieu géographique vont de pair. Avignon représente déjà un cas limite, puisque l’essentiel de la documentation pontificale est conservé à Rome, même pour la période avignonnaise – mais la logique est celle de la proximité avec l’institution pontificale contemporaine, ce qui n’est pas sans intérêt pour comprendre l’histoire de la papauté. En revanche, les manuscrits répondent à une distribution spatiale fort différente. Lorsqu’ils constituent une collection qui serait elle-même l’objet de l’étude, comme la bibliothèque de Charles V ou celle des papes d’Avignon, ils peuvent s’inscrire dans une logique institutionnelle liée un lieu, à Paris ou à Rome. Mais dans bien des cas, les textes manuscrits, copiés, vendus, échangés, transmis, rassemblés puis dispersés, circulent selon des principes différents des archives et conduisent à emprunter des routes parfois surprenantes par rapport à l’objet étudié, vers Londres, Madrid ou de petites bibliothèques allemandes, voire vers l’Europe de l’Est ou les États-Unis. Lorsqu’on s’intéresse à des objets comme les œuvres peintes, on retrouve une logique proche de celle des manuscrits : il faut, pour se confronter aux œuvres, aller non seulement dans les lieux où les peintres ont travaillé, quand il s’agit de fresques, mais aussi voyager de musée en musée, sur les traces des collections et des collectionneurs qui ont contribué à donner une valeur culturelle spécifique à ces artefacts. Suivre les pas de Simone Martini, ainsi, conduit aussi bien dans les endroits où il a œuvré, à Sienne, florence, Naples, Avignon ou Pise, qu’à Milan, Paris, Liverpool, Cambridge, Anvers, Berlin, Washington, New York ou Saint-Pétersbourg, autant de lieux qu’il n’a jamais connus, en une géographie virtuelle et toujours différente, artiste après artiste, auteur après auteur. Chaque chercheur accomplit un parcours au cours duquel, parfois, il croise ses collègues, tout en suivant sa propre trajectoire, aussi singulière géographiquement qu’intellectuellement.
10Cette pérégrination professionnelle tend cependant à être modifiée par l’essor des technologies numériques. Si la reproduction sous la forme de microfilms, de photocopies ou de photographies pouvait déjà permettre de travailler à distance des archives, même si c’était souvent dans d’autres bibliothèques spécialisées, la reproduction numérique a transformé cette situation depuis une dizaine d’années. Alors qu’au début des années 2000, il était encore difficile d’obtenir l’autorisation d’effectuer des photographies numériques dans les bibliothèques et les dépôts d’archives, la pratique est devenue courante. Elle s’est accompagnée de la mise en ligne de fonds d’archives numérisés par les institutions elles-mêmes, parallèlement à la numérisation de la bibliographie et du développement des moteurs de recherche spécialisés. Il est désormais devenu en théorie possible d’étudier certains sujets sans quitter son domicile, ou du moins en faisant un rapide séjour au loin, consacré à la photographie massive de documents.
11La dématérialisation des documents historiques participe à une modification sensible du rapport à l’espace de l’historien. Pour autant, elle ne l’annule pas. Il ne s’agit pas ici d’un discours nostalgique célébrant les bienfaits du voyage, voire de la difficulté d’accès aux documents, comme préalable à la recherche. Il ne s’agit pas plus de célébrer une sorte de rencontre mystique entre le chercheur et sa documentation, comme si l’odeur des archives, l’obscurité des salles et le toucher du parchemin constituaient en soi des éléments garantissant une quelconque illumination historiographique. Certains usent et abusent, pour fonder leur identité professionnelle, de cette proximité qui est en grande partie mythique. Faut-il connaître directement les objets et les lieux sur lesquels on travaille ? Je me suis posé la question pour la première fois en entendant un collègue, lors de l’hommage rendu à Georges Duby, après sa mort, au musée de Cluny, dire qu’il était impossible de comprendre le Mâconnais médiéval sans en avoir parcouru et médité les paysages et les chemins. Cette réminiscence spiritualiste m’avait laissé perplexe.
12Ce n’est pas pour autant que nous pouvons nous dispenser de fréquenter les lieux ou les objets matériels, et c’est en ce sens que le déplacement conserve tout son sens à l’ère numérique, voire en acquiert un nouveau. En effet, si la dématérialisation permet d’étudier à loisir une image ou un texte, elle fait disparaître en même temps toute une série de caractéristiques liées à l’objet réel. Ce n’est peut-être pas un hasard si le material turn des sciences sociales s’est opéré en même temps que la révolution numérique, comme si, tout à coup, la facilité d’accès aux reproductions des artefacts du passé ou l’étude à distance des lieux historiques faisaient apparaître en pleine lumière ce qu’on perdait vraiment en l’absence des materialia, objets, bâtiments ou paysages. Ainsi, le développement des technologies numériques est un bouleversement essentiel qui produit non seulement un surcroît de confort mais aussi d’efficacité scientifique, et qui rend possible des études à distance qu’on ne pouvait même pas concevoir il y a une génération – et ce n’est sans doute qu’un début, en attendant les progrès des outils de traitement de la documentation, qu’il s’agisse d’analyse 2D et 3D, de traitement sériel de données massives ou encore de reconnaissance optique de caractères. Mais ce développement ne remplace pas la vision directe et la confrontation aux œuvres (par exemple, pour en mesurer visuellement et corporellement la taille, voire la visibilité et l’état de conservation et de restauration, dans le cas de fresques) ou l’étude matérielle d’actes, de registres ou de parchemin. Les éditions ou les reproductions numériques ne peuvent pas se substituer en tout point à l’étude du document original. Cela ne veut pas dire qu’il faille fétichiser ce dernier, mais sa fréquentation reste un motif de déplacement pour le chercheur, qui continue ainsi à découvrir d’autres lieux, d’autres habitudes, mais aussi d’autres collègues et d’autres historiographies que les siennes.
13En effet, l’inscription spatiale du travail de l’histoire, si elle est étroitement liée à la question de la documentation, dépasse largement cette dernière. Les transformations progressives qui découlent des départs et des retours, la mise à distance de son propre monde, la découverte de nouvelles idées ou de nouvelles pratiques, sont aussi importantes pour la construction professionnelle de l’historien que sa confrontation avec les artefacts originaux du passé. « Aller aux archives » n’est qu’un aspect d’un rapport plus large à la mobilité, sur plusieurs échelles de temps et d’espace. Le déplacement est inhérent au métier d’historien, qu’il s’agisse d’apprendre, de pratiquer ou de transmettre celui-ci.
14Le processus de professionnalisation de l’historien est souvent tributaire d’un ou plusieurs déplacements géographiques qui constituent des césures, à tous les sens du terme. Pour celles et pour ceux qui, comme moi, sont originaires de province, le choix d’entreprendre des études supérieures à Paris a souvent constitué une rupture forte, personnelle autant qu’intellectuelle. Très éloigné de l’univers parisien jusqu’à mon adolescence, ignorant tout des classes préparatoires littéraires jusqu’au lycée où je les ai découvertes par hasard dans un guide d’orientation, je suis parti pour Paris en 1991, après le bac, avec un mélange d’excitation et d’appréhension, comme beaucoup de gens à mon âge. Les premiers mois ont été inconfortables, d’une manière surprenante, moins par la difficulté scolaire que par l’éloignement de mon univers familier. À la rentrée de la Toussaint, mon choix parisien me semblait absurde ; pendant quelques jours, plein d’incertitudes, j’ai pensé rentrer poursuivre mes études à Strasbourg, voire recommencer dans une autre direction. Rester, repartir : c’est bien dans l’espace que s’inscrivait concrètement une décision fondamentale pour l’avenir. Alors que je croyais m’être décidé, une discussion avec un de mes oncles m’a fait changer d’avis et renoncer à renoncer. Je me souviens très bien de mon trouble de cette bifurcation majeure : ne pas revenir, c’était accepter de devenir quelqu’un d’autre à la suite de ce déplacement jusqu’à Paris.
15Il a fallu ensuite plusieurs années pour éprouver à nouveau l’expérience d’une telle coïncidence entre rupture géographique et rupture intellectuelle. Certes, les séjours de plus en plus fréquents à Rome, aux archives, faisaient de loin en loin écho au départ vers Paris. Sur un autre plan, les voyages d’études de l’ENS qui, chaque année, donnaient la possibilité de suivre des cours d’histoire et de géographie in situ, m’avaient fait toucher du doigt l’importance de la dimension spatiale de l’histoire. L’Andalousie, le Maroc, la Sicile, le Portugal et l’Irlande furent autant d’occasions de comprendre comment la vision concrète d’une ville, d’un site archéologique ou d’un monument est essentielle à sa compréhension scientifique. La proximité avec des géographes de l’École comme Jean-Louis Tissier ou Paul Arnould renforçait ce sentiment, ce qui a été encore accentué, dans mon cas, par la rencontre de Valérie, qui avait été inscrite en géographie et qui a conservé, dans son travail d’historienne du Moyen Âge, une attention particulière à l’organisation de l’espace et des territoires. Cependant, il ne s’agissait que de parenthèses dans une vie très sédentaire, à la différence de mes camarades qui avaient choisi de passer une année à l’étranger. En dehors des voyages d’étude et des séjours aux archives, pendant plus de dix ans, ma formation d’historien a été parisienne – ce qui est une vraie limite, typiquement française. La mobilité du corps est aussi une mobilité de l’esprit, à la découverte de nouvelles manières de travailler et de penser. On le mesure en songeant au rôle attribué par Jacques Le Goff à ses expériences tchèque puis italienne en tant qu’étudiant, par Fernand Braudel au séjour brésilien lorsqu’il était jeune professeur, ou encore, dans un autre registre, à la place qu’ont prise Montpellier, Caen ou Aix-en-Provence pour Emmanuel Le Roy Ladurie, Michelle Perrot ou Georges Duby, l’obtention de postes universitaires éloignés de Paris conduisant à une expérience de décentrement fondamentale dans leurs trajectoires respectives.
16Le second vrai départ a donc été, en 2002, l’installation à Rome, lorsque je suis devenu membre de l’École française. Quatre années dans ce cadre privilégié m’ont fait découvrir ce que signifiait vivre et travailler à l’étranger – et voir la France de l’extérieur. Bien sûr, au regard des anthropologues ou de mes collègues qui étudient des sociétés en Afrique ou en Asie, c’était un éloignement très relatif. Outre les séjours réguliers effectués pour travailler aux archives, l’Italie était le pays des vacances de mon enfance. Y travailler n’était qu’une autre forme de reconversion d’une pratique personnelle en activité professionnelle, à moyenne distance, une fois écartée la suggestion faite par Jean-Louis Biget d’étudier l’Alsace médiévale.
17Si Rome a été un lieu extraordinaire de formation et de rencontres, ce fut d’abord avec des chercheurs du monde entier plutôt qu’avec des Italiens – comme c’est souvent le cas pour les nouveaux venus à Paris, qui racontent leur difficulté à pénétrer les cercles scientifiques et amicaux français. Le dense réseau des institutions étrangères, ajouté à la sociabilité des archives, de la bibliothèque et de la cafétéria du Vatican, facilitait encore ces échanges qui m’ont permis de rencontrer des chercheurs devenus des amis, comme Samantha Kelly à l’Académie américaine ou, par l’intermédiaire de Martine Ostorero qui y séjournait, Pierre-Alain Mariaux à l’Institut suisse, puis Philippe Généquand, ou encore Alexander Koller à l’Institut historique allemand. La proximité de l’Institut universitaire européen de florence rapprochait aussi Serena Ferente, connue à Paris au séminaire de Jacques Revel et désormais florentine.
18Au cours de ce parcours romain, le point de bascule vers une meilleure connaissance de l’Italie scientifique a été l’apprentissage de l’italien. Ayant étudié l’allemand et l’anglais, je ne parlais pour ainsi dire pas l’italien lors de mes premiers séjours à Rome. En m’y installant, j’ai eu d’abord la chance de rencontrer Gian Luca Borghese, spécialiste de la Méditerranée angevine et polyglotte, avec qui je suis devenu ami, puis Chiara Mercuri, une historienne italienne qui cherchait, de son côté, à améliorer son français. Elle m’a proposé des séances de travail de plusieurs heures par semaine, en changeant régulièrement de langue et en nous corrigeant mutuellement. Je lui dois le peu d’italien que je sais aujourd’hui, mais aussi une acculturation au monde intellectuel, politique et historiographique italien, ainsi qu’à la vie quotidienne du pays.
19L’École française était, comme l’ENS, un lieu merveilleux mais non sans dangers, où les conditions de travail favorables et l’entre-soi pouvaient produire un délicieux séjour, loin du monde réel. Elle était aussi, comme les Archives et la Bibliothèque du Vatican, un carrefour, une sorte de périphérie paradoxale de la scène scientifique internationale où pourtant, les colloques, les chercheurs de passage, les nouvelles parutions reçues étaient souvent plus accessibles qu’ailleurs. Elle fut un lieu de rencontre avec de nouveaux collègues et interlocuteurs, comme Daniel Istria, archéologue de la Corse médiévale, Renaud Villard, historien du xvie siècle italien, ou Sylvio de Franceschi, historien des idées politiques de l’époque moderne, mais aussi de retrouvailles avec Stéphane Gioanni et Benoît Grévin, ainsi qu’avec le géographe Serge Weber. Ensemble, nous avons proposé à la direction de l’École, avec le soutien de Brigitte Marin, l’organisation d’un séminaire mensuel géré par les membres, consacré à des thématiques transversales de sciences sociales qui pouvaient intéresser aussi bien historiens et archéologues que géographes ou philologues. Dans le souci d’éviter le renfermement sur l’École, nous avons ensuite développé une collaboration avec l’université de Rome La Sapienza grâce à Enrico Castelli Gattinara, épistémologue des sciences historiques, qui fut un partenaire essentiel de cette aventure pendant plusieurs années. Avec un succès, un soutien et des formules variables, le séminaire a continué sa vie jusqu’à aujourd’hui, entre les mains des générations successives de membres de l’École. Aux côtés du Circolo medievistico romano, séminaire international mensuel qui permettait de connaître les chercheurs médiévistes italiens, allemands mais aussi néerlandais, belges ou hongrois de notre génération à Rome, le séminaire des membres a été un lieu important non seulement de socialisation mais aussi d’élaboration intellectuelle collective.
20Partir à Rome fut une grande chance, mais il fallait revenir. Une nostalgie accablante tenaillait souvent les anciens membres de l’École française à leur retour en France. Valérie et moi nous méfiions de cette situation mais elle nous fut largement épargnée. La chance d’avoir été élus tous les deux maîtres de conférences au moment de rentrer se conjuguait à une certaine lassitude non de l’Italie, mais du quotidien d’une ville difficile d’un point de vue administratif et politique. La position d’expatrié, très favorable à bien des égards, en particulier financièrement, a aussi le défaut de créer à la longue une position pleine de faux-semblants. De plus, si la vie était facile, c’était surtout pour moi. En effet, le séjour romain fut une des nombreuses occasions que nous eûmes d’observer l’importance du rapport de genre dans le monde universitaire. Un peu plus âgé que Valérie, j’étais devenu membre de l’École française, mais elle aurait eu autant de raisons que moi d’y prétendre. Les règles tacites, discrètement mais fréquemment réaffirmées par le milieu de l’École, rendaient cependant sa candidature impossible, au moins pour la période pendant laquelle j’étais membre. Après une année de congé sans solde consacrée à dépouiller les archives dont elle avait besoin à Rome, elle a donc repris un poste en France et a fait pendant trois ans les allers et retours, une situation que bien d’autres couples ont connue et qui est une autre forme de pratique de l’espace. Même si elle a pu bénéficier durant ces années du soutien de l’École française pour organiser des projets scientifiques, elle a supporté l’essentiel des désagréments du séjour à l’étranger, depuis les voyages jusqu’aux remarques diverses de certains collègues sur son droit ou pas d’utiliser tel ordinateur, telle imprimante ou, comble du désagrément, sur l’aigreur du fait de ne pas être membre que certains lui atttribuaient par principe. Ces aspects, qui ne comptent pas pour rien dans la vie professionnelle, plus encore lorsqu’il s’agit de travailler à l’étranger à deux, car il est rare de parvenir à trouver des solutions équilibrées, ont fait que si nous allons toujours travailler à Rome et à l’École française avec plaisir, nous avons aussi été heureux de rentrer à Paris en 2006. Nous avons ramené avec nous, en plus du reste, la connaissance d’une langue, d’une historiographie et d’un système universitaire. Nous pouvions regarder notre formation, notre culture académique et notre université du dehors et mesurer ce qu’une expérience étrangère produisait sur notre conception de notre métier.
21Depuis, une nouvelle mobilité a succédé à cette expérience de l’étranger, selon une séquence assez caractéristique du métier d’historien aujourd’hui. Après une formation initiale marquée par un premier déplacement après le bac puis par une relative sédentarité, une deuxième phase, correspondant à la thèse et au moment du post-doc, est le temps d’une mobilité spatiale accrue et parfois de longue durée. Puis un troisième moment, celui de l’accession à une position universitaire stable, se caractérise par une nouvelle sédentarisation, cette fois entrecoupée de déplacements souvent courts, en particulier pour des rencontres ou des projets de recherche, comme dans les romans de David Lodge mettant en scène le « tout petit monde » universitaire. Se dessine une nouvelle géographie, celle de la familiarité des collaborations scientifiques. Outre Rome, cela a d’abord été pour moi, en France, l’université de Tours et son Centre d’études supérieures de la Renaissance, et, à l’étranger, la Suisse, en particulier Lausanne et Neuchâtel, l’Allemagne, à travers un programme collectif financé par la DFG, entre Munich et Berlin, puis, grâce à des invitations pour des conférences et des séminaires, à Münster, à Francfort et à Freiburg, les États-Unis, grâce à l’invitation à Cornell de Steven Kaplan, modèle de passeur intellectuel et culturel, et à Rutgers de Samantha Kelly, puis, depuis quelques années, l’Angleterre, à Londres, Oxford et surtout Cambridge où me conduisent désormais les Annales et mes nouveaux projets de recherche.
22Ces déplacements ont leur revers. Ils constituent un facteur d’inégalité entres les chercheurs, tout le monde n’ayant pas, pour des raisons institutionnelles, politiques ou financières, la même latitude pour se déplacer. Ils peuvent contribuer à créer une sorte de jet-set internationale de la recherche, emportant avec elle les mots d’ordre du moment, sans être à l’abri des effets de mode et de la domination linguistique et culturelle de l’anglais. Par ailleurs, on est parfois menacé par le vertige du voyage : jamais invité lorsqu’on est jeune et qu’on en rêverait, on est souvent submergé de sollicitations avec l’âge – comme le dit le personnage de Toby dans la série À la Maison-Blanche : « Quand les dieux veulent vous punir, ils vous exaucent. » Il n’est pas facile de trouver un équilibre entre le temps de la vie personnelle, celui de la recherche, celui de l’enseignement dans sa propre institution, et l’envie de découvrir le monde – du moins le monde des historiens. Se déplacer est toujours l’occasion de vivre et de penser autrement, le temps d’un moment. Jamais les historiens ne se sont autant déplacés, autant rencontrés que depuis la fin du xxe siècle, en particulier grâce à la baisse du prix des voyages en avion et au développement des trains à grande vitesse. L’histoire spatiale de notre métier est aussi une histoire technique. Elle n’en a pas moins sa poésie. Beaucoup d’entre nous aimons partir et revenir, dans une solitude momentanée qui est celle des gares et des aéroports, des hôtels et des villes où nous sommes brièvement anonymes, hors du cours habituel du temps, retrouvant des amis de loin en loin. Souvent oubliée, souvent invisible, notre manière de parcourir l’espace est l’une des sources les plus profondes de « l’estrangement » qui gît au cœur du travail de l’historien, mais aussi du plaisir que celui-ci procure. Entre le sentiment de se trouver partout chez soi et celui de se sentir étranger en tout lieu, entre la sensation d’arrachement qui marque le départ et celle de légèreté qui s’ensuit, les nuances sont subtiles – et dépendent sans doute de la diversité des caractères. On a beau s’endormir en se rêvant alter-ego de Lévi-Strauss, on se réveille souvent dans la peau d’un personnage de David Lodge.
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