Enseigner
p. 63-83
Texte intégral
1Notre qualité d’enseignant est un trait distinctif de notre statut par rapport à d’autres « historiens » revendiqués. Pourtant, nous en faisons rarement un objet intellectuel à part entière en discutant publiquement ses fondements méthodologiques et ses liens intellectuels avec notre activité de recherche. Si l’on excepte ceux qui cherchent à fuir les étudiants ou qui les méprisent ouvertement, la plupart d’entre nous parlent avec chaleur de l’enseignement, parfois avec passion, voire avec fierté. Mais la bonne volonté ne peut pas, à elle seule, tenir lieu de réflexion collective. Nous passons l’essentiel de notre vie professionnelle à pratiquer une activité pour laquelle nous n’avons pour ainsi dire pas reçu de formation, sur laquelle il n’existe à peu près aucun regard extérieur, sans même parler d’un contrôle, et qui n’entre pour rien ou presque dans le déroulement de nos carrières, en dépit des déclarations de nos institutions et de nos instances collectives à ce sujet. Le plus étonnant est de constater que, dans ces conditions, tant d’universitaires accomplissent aussi bien leur travail.
2En réalité, au cours de notre processus de professionnalisation, une partie de notre expérience sociale et intellectuelle antérieure tient lieu de formation. Les cours qui nous ont été donnés depuis que nous sommes enfants nous ont transmis non seulement des contenus et des compétences mais aussi des techniques pédagogiques. Nous sommes parfois capables de les reproduire, comme des techniques musicales ou sportives – parce que le métier d’enseignement est fait de gestes et s’exerce avec le corps et la voix. On croit souvent que certains seraient plus naturellement des enseignants que d’autres ; cette illusion dissimule surtout des formes tacites d’apprentissage dans le cadre du monde scolaire et parfois familial. Les enseignants qu’on croit doués au début de leur carrière sont d’abord des personnes ayant eu de bons professeurs qui les ont aidés à comprendre, sans même s’en rendre compte, ce qu’était enseigner.
3Cette place de l’imitation, consciente ou inconsciente, est essentielle dans la pratique pédagogique, dès lors qu’on est jeté à l’eau sans expérience. J’ai donné mes premiers cours d’histoire médiévale au printemps 1997, à l’université de Marne-la-Vallée, en deuxième année. Geneviève Bührer-Thierry m’avait confié le cours et les travaux dirigés sur la France de Hugues Capet à Philippe Auguste. La semestrialisation était alors une nouveauté. L’équipe enseignante avait imaginé un système qui permettait de repasser dès le deuxième semestre un cours qui avait été raté au premier. Mes étudiants venaient donc d’échouer, d’où l’intérêt de changer d’enseignant et de mode d’exposition. Les séquences étaient continues, au lieu que le cours et les travaux dirigés soient juxtaposés. Je m’interrompais pour laisser la parole à l’étudiant sur un document, puis je reprenais le fil de mon propos, dans une sorte de coopération qui finissait par construire la séance. Un plan détaillé du cours était distribué de semaine en semaine, incluant le corrigé des présentations des étudiants, qui correspondait à une partie ou à une sous-partie du plan général. Leur responsabilité, en les insérant dans le flux d’un exposé à plusieurs voix, était mise en avant. Cette expérience a été une première occasion de prêter attention aux enjeux pédagogiques, ce qui m’a conduit à mobiliser un savoir et un savoir-faire latent dont j’ai alors pris conscience.
4Car si j’ai dit que l’enseignement de l’histoire avait parfois été décevant dans mon parcours, j’ai néanmoins grandi dans un contexte scolaire favorable. C’est un mélange de chance, de déterminisme social et familial – habiter le bon quartier, avec les bons parents – mais aussi la marque d’un moment de grande ouverture du milieu scolaire, dans l’élan des transformations de la société française à partir du début des années 1970. L’école primaire que je fréquentais servait d’école d’application aux élèves de l’École normale d’instituteurs de Colmar. Dans ce lieu d’expérimentation pédagogique, j’ai été pendant trois ans dans la classe d’un jeune instituteur qui alliait l’innovation à la rigueur. Ses expériences de physique participative, dont j’ai compris plus tard qu’elles s’inspiraient de l’histoire des sciences constructiviste qu’il connaissait bien, ont été le premier contact avec les notions de causalité, de loi, de déduction.
5Le collège était dirigé par un principal qui cherchait à développer l’imagination pédagogique des enseignants et l’implication des élèves dans la vie de l’établissement. Nous n’en comprenions pas les enjeux mais nous étions sensibles à cette manière de traiter les élèves comme des adultes. Ces principes étaient largement inspirés par un pédagogue que ce chef d’établissement avait invité plusieurs fois à rencontrer les élèves, André de Peretti1. Nous ignorions bien sûr tout de sa trajectoire intellectuelle, de ses engagements politiques et d’une pensée pédagogique qui cherchait à développer l’attention à la diversité des élèves et leur participation au fonctionnement de l’institution scolaire. Mais la pratique quotidienne de cet établissement a façonné ma conception de l’enseignement. Le lycée voisin fut un troisième lieu d’expérimentation scolaire, reposant sur la confiance (les absences, par exemple, étaient progressivement gérées sans l’intervention des parents, par les élèves eux-mêmes, avec les équipes pédagogiques). Certains enseignants s’associaient pour des cours transversaux inscrits dans le cadre de projets interdisciplinaires et proposaient une pédagogie différenciée. Ma professeure de français de seconde nous parlait d’Antoine de la Garanderie2, mon professeur de philosophie de terminale, de Freinet et surtout d’Oury, sur lequel il a écrit un livre beaucoup plus tard3.
6Ces expériences d’adolescence ont pris plus tard une signification nouvelle en me faisant apparaître l’apprentissage comme une dialectique entre la règle et la liberté. Il y a quelques années, lorsqu’après de nombreuses discussions avec lui sur les méthodes d’enseignement, j’ai accompagné mon ami Pierrick Martin dans le collège de Zone d’éducation prioritaire où il enseignait, à Ivry-sur-Seine, j’ai vu à l’œuvre les mêmes principes dans ses cours : une immense liberté reposant sur un respect fondamental pour la parole de l’élève, alliée à la discipline la plus rigoureuse du point de vue des règles instituées collectivement. Mais surtout, une transparence complète sur les fondements de l’autorité : l’autonomie individuelle et l’autogestion collective commencent par le processus éducatif.
7Ce rapport élémentaire à la pédagogie a continué à s’étoffer à l’ENS, en particulier avec les cours de Patrick Boucheron. Sa préparation méticuleuse des séances, y compris dans leur écriture, avait pour pendant une capacité à faire surgir, de manière improvisée et avec humour, un sens inattendu des textes ou des situations historiques. On se moque parfois en France des traits d’esprit obligés du style académique anglais ou américain, en sous-estimant le professionnalisme qu’ils recouvrent. L’humour n’est pas seulement un outil démagogique qui permet d’attirer l’attention ou la sympathie de son auditoire. Il peut permettre de sortir du face-à-face entre enseignant et enseigné, en donnant l’occasion de rire ensemble de quelque chose posé à la fois comme extérieur et commun. Il fait signe vers le monde qui se trouve hors du cours et rappelle son existence, mettant en évidence la nature théâtrale de tout enseignement. Il peut aussi être un outil de relativisation du discours du professeur et de l’objet du discours lui-même et un pas franchi par l’auditoire dans l’apprentissage, grâce à son rôle désinhibant. En somme, il favorise le développement du lien pédagogique sur un autre plan que celui du savoir, dans une forme de connivence qu’il faut savoir maîtriser pour qu’elle ne devienne pas un instrument de domination symbolique, mais qui peut créer la confiance et développer le sens critique.
8Ce style de cours repose en particulier sur la comparaison avec l’époque contemporaine, qui donne souvent l’occasion de plaisanter tout en étant sérieux. Il ne s’agit pas seulement de faire des analogies pour se mettre au niveau des références de son public ou le flatter, comme on le croit souvent. La comparaison est au cœur de la construction du savoir dans les sciences sociales ; derrière son usage pédagogique se trouve l’esprit même de la recherche. Elle permet de rendre familier ce qui semble étrange, et étrange, ce qui est familier. Certains collègues considèrent qu’on commet le fameux péché d’anachronisme par ces courts-circuits entre passé et présent. L’argumentation contre l’anachronisme est pourtant d’une pauvreté théorique désolante. L’histoire, au sens scientifique, relève du retour sur elle-même, de la boucle : elle est donc anachronique par définition, à commencer par le langage moderne dans lequel nous parlons du passé – ce qui ne veut pas dire qu’on peut parler n’importe comment du passé. Le prétendu anachronisme rapproche le temps vécu de l’élève ou de l’étudiant du temps fossilisé dans un document transmis jusqu’à lui. Se refuser à le faire au nom de l’exactitude historique, c’est se priver d’un outil pédagogique tout en se trompant historiographiquement. L’histoire féodale, par exemple, s’est construite depuis le xixe siècle avec le vocabulaire de l’autorité employé par les sociétés démocratiques, nationales et étatisées. Même s’il a fallu l’amender, le corriger, le modifier, ce vocabulaire est inscrit dans son histoire. Plus encore, notre propre conception contemporaine de l’autorité porte l’empreinte d’un héritage historique millénaire au sein duquel l’expérience impériale et féodale tient une place importante, transmise à travers l’Ancien Régime puis, de manière moins visible mais non moins efficace, la modernité.
9Ce qu’on prend pour des anachronismes ou des plaisanteries faciles, faisant référence à notre monde social et politique ou à sa culture, est aussi une manière de faire réfléchir à notre propre inscription dans le temps et à notre propre historicité, et de poser la question cruciale du rapport généalogique que l’historien entretient avec l’histoire qu’il étudie mais qui le détermine en amont. Pierrick Martin m’avait proposé de faire un cours en classe de sixième dans son collège. Il m’a invité à une séance qui correspondait, dans le programme, à la fin de la République romaine et au début de l’Empire. À l’aide de ses conseils et de ceux de Bénédicte Girault, j’ai organisé une séance en trois moments. Le premier consistait en la diffusion d’un extrait d’environ deux minutes du troisième épisode de Star Wars, lorsque le sénateur Palpatine prononce devant le Sénat le discours qui conduit à l’abandon de la République et à la création de l’Empire. Un échange avec les élèves a permis l’identification du film, qu’ils connaissaient presque tous, et des notions de République et d’Empire, telles qu’elles sont utilisées dans Star Wars. Le deuxième temps, le plus long, a consisté en un travail collectif sur un extrait de trois lignes de l’historien romain Salluste, racontant le passage du Rubicon par César. Après un commentaire linéaire mené avec les élèves, qui a permis de revenir sur les notions essentielles concernant la situation politique romaine au milieu du Ier siècle, étudiée au cours précédent, la question du rapprochement entre les deux documents a été abordée. Les élèves ont reconnu facilement la ressemblance entre deux crises politiques débouchant sur la transgression d’un homme qui force les institutions à lui accorder les pleins pouvoirs. La parenté du vocabulaire politique, entre histoire et fiction, a permis d’expliquer le geste de César par celui du sénateur dans Star Wars, ce qui l’a rendu plus compréhensible par les élèves, mais aussi de faire l’inverse. En suggérant la permanence de l’imaginaire romain dans la culture contemporaine, ce parallèle a permis de faire comprendre aux élèves que leur univers familier se nourrissait d’un passé parfois très éloigné, avant un dernier moment sous la forme d’une restitution écrite finale, à partir d’une représentation de César à cheval, allant traverser le fleuve.
10 Cette séquence peut donner lieu à une lecture ludique, mais il n’est pas interdit de la prendre au sérieux. Le lien généalogique et réflexif tissé par le travail de l’histoire entre passé et présent est sollicité pour améliorer la compréhension de l’un et de l’autre, sans besoin d’un détour théorique explicite. Le fameux « document d’accroche » des recommandations pédagogiques est utilisé dans un sens fort, pour créer une problématique historique qui puisse inclure d’emblée dans la séance la question de notre propre culture et de notre propre historicité. C’est avec la même idée que j’ai par exemple essayé d’utiliser les exergues ou les citations introductives dans certains articles : celle de Cocteau sur le scandale du Sacre du printemps, dans l’article sur la décrétale de Jean XXII4, pose le problème de la place de l’affrontement esthétique dans la modernité musicale et de ses effets historiographiques, de même que celle de Léopold Mozart dans l’article sur le maître de chapelle5, ou celle de E. T. A. Hoffmann dans l’article sur l’intériorité de Pétrarque6, permettent de mettre en perspective les enjeux de l’histoire culturelle du xive siècle à travers la dissolution des cadres institutionnels et imaginaires à l’œuvre dans le romantisme, entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle.
11On ne s’improvise pas du jour au lendemain enseignant d’histoire dans un collège. La séquence que je viens de raconter a plutôt bien fonctionné avec ces élèves, une autre de mes tentatives avec une classe de troisième sur la décolonisation a été complètement ratée. J’avais cherché à comparer avec les élèves des cartes du monde, représentant la colonisation puis les blocs pendant la guerre froide, en superposant trop d’idées et de problématiques, et sans véritable projet didactique : je me suis retrouvé bien seul au milieu de la classe. On voit en tout cas qu’il n’est pas inutile de réfléchir aux rapports entre la recherche historique et l’enseignement de l’histoire dans le secondaire, ce qui est l’objet du dossier publié dans les Annales en 2015 en collaboration avec Bénédicte Girault7. Certes, cette convergence ne se fait pas naturellement : l’idée qu’il n’y a qu’un seul et même métier d’enseignant, avec les mêmes techniques, d’un bout à l’autre de la chaîne éducative, relève largement du mythe. En revanche, il est possible d’essayer de bâtir, à partir d’une science comme l’histoire, des questionnements pédagogiques traduisant, à leur façon, l’esprit de la recherche.
12À ma sortie de l’ENS, j’ai rejoint le département d’histoire de l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Cela a été l’occasion de rencontrer, comme à Marne-la-Vallée, une vraie équipe enseignante. Une « commission pédagogique », animée par Didier Lett, réunissait les enseignants de manière à confronter, voire à harmoniser les démarches pédagogiques des uns et des autres, et, régulièrement, rencontrait les représentants des étudiants pour faire le point sur les enseignements. Didier Lett est le premier enseignant que j’aie connu dont la salle de cours était toujours ouverte à ses collègues. Si, dans la recherche, nous sommes sans cesse au contact des autres, à échanger nos travaux, à en parler, à s’écouter ou à se lire, dans le domaine de l’enseignement, même si nous parlons de ce qui se passe dans nos cours, nous sommes beaucoup plus seuls. Nous savons peu de chose de la manière d’enseigner des autres et nous avons peu de regards extérieurs sur la nôtre, mis à part celui des étudiants, quand des dispositifs d’évaluation existent.
13Par la suite, j’ai enseigné pendant un an à l’École pratique des hautes études (IVe section) l’historiographie et le français des sciences historiques aux doctorants non francophones, avant de retrouver, après quatre ans à Rome, l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, en 2006, comme maître de conférences. J’avais manqué, en Italie, la réforme « licence-masterdoctorat » sur le modèle européen dit de « Bologne », que je découvrais à mon retour.
14Le département d’histoire de l’université avait tiré parti de cette réforme en proposant une maquette originale et efficace, alors généreusement financée. Le nombre d’heures effectué avec les étudiants, si possible dans des groupes de taille réduite, en licence comme en master, est corrélé avec leur réussite. Bien des gens qui plaident pour la valeur formatrice de la liberté pendant les études universitaires ont étudié dans des classes préparatoires et les conseillent à leurs enfants. Ces formations ont quantité de défauts, de même que les écoles auxquelles elles permettent d’accéder, mais une de leurs qualités tient au taux et à l’intensité de l’encadrement : plus d’heures par semaine, en plus petits groupes, avec des élèves sélectionnés, pour un coût économique bien plus élevé. Quand on compare avec la situation des universités et qu’on pense aux critiques publiques que ces dernières essuient, il est difficile de ne pas trouver cela injuste.
15Pendant dix ans, le département d’histoire de Versailles-Saint-Quentin m’a donné l’occasion d’enseigner dans une grande variété de contextes. J’ai par exemple longtemps eu la responsabilité de l’enseignement général de deuxième année, consacré à l’Occident médiéval du xiiie au xve siècle. La première version de mon cours était largement inspirée de l’enseignement qu’avait conçu Valérie à l’université d’Avignon quelques années auparavant sur le même sujet, et que j’avais adapté – ce qui est une autre illustration du tissage dont est fait notre métier, qui passe aussi par l’échange des cours. J’ai fini par le reprendre entièrement au bout de quelques années : quand on enseigne durant un certain temps la même thématique, le décalage entre ses connaissances – qui sont en partie celles qu’on a acquises durant ses propres études – et l’état historiographique de la question va croissant. Les cours de premier cycle conservent, souvent sans qu’on s’en rende compte, des couches dépassées du savoir historique. Parfois, c’est pire : on sait très bien qu’on enseigne des choses qui sont scientifiquement dépassées mais qui sont encore largement diffusées dans les manuels. On se l’explique souvent à soi-même en se disant qu’il sera temps d’apprendre plus tard aux étudiants une idée plus vraie en corrigeant l’idée fausse, mais plus simple à présenter. C’est le même raisonnement qui laisse penser qu’on pourrait apprendre « de l’histoire », tout simplement, des « connaissances », sans vraies questions de méthode ou d’historiographie, et entrer dans la vraie réflexion plus tard. Après la troisième, après le bac, après la licence, après la thèse… Combien n’y arrivent jamais ?
16L’utilisation du vidéoprojecteur comme support d’enseignement a changé la façon de faire cours durant les dix dernières années. Toute la structure, les définitions, les dates, les grandes notions peuvent désormais figurer sur le document projeté, le cours s’appuyant sur cette trame. Cela libère l’attention des étudiants et cela les rassure. En revanche, même si le document est envoyé aux étudiants, cela crée parfois une hésitation dans la prise de notes, entre ce qui est écrit sur l’écran et ce qu’on ajoute à l’oral. L’envoi préalable m’a finalement semblé le plus efficace, en transposant en partie le modèle de la classe inversée. Ces transformations s’ajoutent à une longue liste de mutations de l’enseignement provoquées par les technologies numériques, à commencer par le courrier électronique ou les plateformes de diffusion des universités, qui permettent de travailler autrement, en favorisant l’envoi et la lecture en amont de documents et de textes historiographiques (eux-mêmes facilement disponibles sur Cairn, Persée…), ou le développement d’un suivi personnalisé à distance. L’espace de la classe s’est élargi au monde virtuel et électronique, ce qui est une autre manière d’enrichir la relation pédagogique.
17La perspective de l’enseignement de l’histoire médiévale en master m’a ouvert d’autres horizons, grâce à mes collègues Bruno Laurioux et Pierre Chastang et à une gestion commune des séminaires de master, qui prolongeait un travail collectif entamé dès le début du premier cycle. Comme beaucoup, nous avons constaté les limites des travaux dirigés traditionnels organisés autour d’un ou plusieurs exposés devant la classe, avec des reprises plus ou moins longues des enseignants. Les évaluations des enseignements montraient que cette méthode était faiblement productive, encourageant la passivité des étudiants, qui réservaient leurs efforts à la seule semaine de réalisation de leurs exposés, prêtant le reste du temps une attention distraite à ceux de leurs camarades. De plus, le formalisme des exercices de commentaire composé, calqués sur les concours de l’Éducation nationale, était décalé par rapport aux besoins de formation. Nous avons expérimenté un grand nombre de formules différentes, qui avaient pour point commun de rompre avec les travaux dirigés classiques, en fractionnant le travail de préparation, en le répartissant sur l’ensemble des semaines, en multipliant des exercices divers et en introduisant la lecture obligatoire d’articles de recherche qui permettait une approche historiographique intégrée aux enseignements dès la première année.
18Cet effort s’est doublé d’une réflexion sur l’enseignement du Moyen Âge au cours des cinq années de licence et master. Il s’agissait de concevoir de manière cohérente des principes de progression et d’évaluation sur l’ensemble des deux premiers cycles, qui permettent à la fois de former des étudiants à l’histoire médiévale et de les former par elle, c’est-à-dire de prendre au sérieux cette spécificité universitaire qu’est la formation à la recherche et par la recherche. La professionnalisation ne passe pas seulement par l’apprentissage de techniques localisées, mais aussi par le développement de compétences transversales pour lesquelles une initiation à la recherche peut être très efficace. Nous avons donc essayé de concevoir un parcours sur les trois années de licence, incluant des exercices nouveaux ainsi que des principes de notation et d’évaluation communs. L’idée était d’insister sur certains points négligés à l’université, en particulier les compétences orales, et d’intégrer les interrogations historiographiques en amont, mais aussi de mettre l’accent sur la documentation historique et les techniques de l’érudition. Une fois encore, le projet était de prendre en tenaille ce « savoir moyen », moyennement vrai, moyennement faux, délivré par le premier cycle universitaire et ses manuels, en travaillant en même temps les compétences théoriques et la critique documentaire. Le master s’est inscrit dans la continuité de ce projet. Le séminaire a cherché à rompre avec le modèle doctoral, à peine aménagé à destination des étudiants de master, c’est-à-dire reposant sur des exposés de recherche faits par l’enseignant ou des collègues invités sur des points très précis. L’idée était d’avoir une démarche pédagogique spécifique au master, qui soit une initiation à la recherche et non pas un grand saut dans la recherche savante. Nous avons donc essayé d’imaginer, comme dans d’autres universités et sur le modèle du monde anglophone, une progression mobilisant chaque semaine les étudiants autour de lectures obligatoires.
19Sur le principe d’un cursus de master en deux années consécutives, la maquette de l’université laissait plusieurs semaines aux étudiants pour déterminer le choix de leur sujet : ces séminaires servaient donc aussi aux étudiants à mesurer leur envie de s’engager dans la rédaction d’un mémoire d’histoire médiévale. Le contrat proposé était clair : travailler sur des sources originales, si possible inédites, avec une importante charge de travail pour l’étudiant, en échange d’un suivi étroit de la part de l’équipe enseignante, y compris par l’accompagnement de l’étudiant aux archives pour l’aider à se confronter concrètement aux documents. À l’aide de nos collègues de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qui accueillaient nos étudiants en cours de latin, il a été possible de former des promotions d’environ une dizaine d’étudiants par an réalisant souvent de véritables travaux de recherche, comme nous avions pu le voir faire en histoire médiévale à l’université de Lausanne, par exemple, qui était un autre de nos modèles. Nous avons en particulier développé de petits « chantiers-écoles », qui ont souvent donné lieu à des recherches de qualité, dont plusieurs sont actuellement en cours de publication par les étudiants. Le principe était de donner à plusieurs étudiants des sujets autonomes mais voisins, sur des fonds cohérents et en lien avec des stages d’archivistique dans les dépôts, sur plusieurs années, de manière à ce que les uns et les autres puissent échanger leurs expériences de recherche et aider à la formation des nouveaux venus. Nous avons ainsi organisé des travaux collectifs sur les archives médiévales de la Sainte-Chapelle de Paris (sur le cartulaire, les testaments, l’obituaire, le chartrier…) ou sur les différents registres de la comptabilité d’Isabelle de Bavière aux Archives nationales, sur les archives communales de Mantes-la-Jolie ou sur les archives du chapitre cathédral de Chartres, aux Archives départementales d’Eure-et-Loir. Cet engagement collectif des étudiants médiévistes a également débouché sur la création d’une revue électronique qui fonctionne désormais depuis plusieurs années, Circé, en collaboration avec d’autres étudiants travaillant sur d’autres périodes historiques, ainsi qu’en littérature et en civilisation8. Plusieurs étudiantes ont entamé des recherches de master qui ont débouché sur des thèses et une grande partie de ces recherches de master et de doctorat ont été intégrées à l’activité du laboratoire autour des pratiques d’écriture médiévales, et se sont prolongées dans un programme collectif de recherches, en collaboration avec l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’Institut de recherche et d’histoire des textes et l’École nationale des chartes, portant sur l’administration par l’écrit, en cours de publication dans un volume collectif édité par les étudiantes elles-mêmes. Si j’emploie le pluriel en évoquant ces expériences pédagogiques, c’est que nous avons toujours travaillé en équipe. L’une des manifestations concrètes de ce fonctionnement est que nous faisions souvent séminaire ensemble. L’un de nous était responsable de la séance et proposait un sujet, les deux autres avaient réfléchi à partir des documents envoyés à l’avance, de même que les étudiants. On expérimentait, on se critiquait, on s’affrontait ; certaines séances ne fonctionnaient pas du tout, d’autres étaient réussies et montraient qu’il était possible de construire une véritable formation en histoire médiévale dans une université de notre taille, avant que les effets budgétaires de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) se fassent sentir et mettent ces pratiques en péril.
20Les activités d’enseignement ne se réduisent toutefois pas à la période dont on est spécialiste. Le département d’histoire a conçu au cours des années une refonte des enseignements transversaux concernant l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire et nous avons été, comme les autres, confrontés à la réforme du concours du Certificat d’aptitude professionnelle à l’enseignement secondaire (CAPES), devenu un master. Le principe d’intégrer professionnalisation pédagogique et formation disciplinaire dans le cadre universitaire est excellent, dès lors qu’on conçoit justement l’histoire comme une démarche méthodologique et non seulement comme un ensemble de connaissances. Mais alors qu’une intégration au modèle du master sous la forme d’une transformation des deux années de concours et de stage en un seul master à vocation professionnelle aurait été possible, le choix du ministère a été de préférer des solutions compliquées, jusqu’à la création des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, dont le cadre légal lui-même entre en conflit avec l’autonomie voulue par la LRU et sa révision par le ministère fioraso en 2013 sous la forme de la « Loi pour l’enseignement supérieur et la recherche », puisqu’il réintroduit au sein des universités une intervention directe de la tutelle ministérielle et des rectorats. Cette réforme a abouti finalement à marginaliser les universitaires et à empêcher les futurs enseignants d’avoir un contact avec la recherche dans leur discipline, tout en prétendant le contraire.
21Dans cette succession d’incohérences, les équipes pédagogiques, à force de travail, ont tenté d’assurer une continuité de la formation. J’ai participé comme tout le monde à la préparation des questions au programme, assurant en particulier une partie des cours « Le prince et les arts du xive au xviiie siècle », ce sujet resté si longtemps au concours qu’on avait l’impression de se retrouver dans le film Un jour sans fin. J’ai également participé à la préparation de la nouvelle épreuve pédagogique. Cet exercice a été pour moi la traduction concrète des propositions faites dans le dossier sur l’enseignement et la recherche des Annales. L’idée centrale est que cette articulation ne repose pas seulement sur l’acclimatation dans l’enseignement secondaire des nouveaux résultats de la recherche, mais aussi de la méthode et de l’esprit de la recherche. Un investissement important est nécessaire pour assurer cette « traduction », au sens à la fois linguistique et sociologique, reposant d’abord sur une lecture critique des programmes, dont on aperçoit rapidement les limites intellectuelles, puis des manuels, qui souvent amplifient les défauts des programmes. Une séance consacrée à l’Église médiévale a été une nouvelle occasion de constater les carences dans ce domaine. Ni les programmes, ni les manuels ne mettaient les enseignants en position de penser et de présenter l’Église médiévale pour ce qu’elle était principalement, à savoir une structure sociale d’encadrement, et non un cadre de vie spirituelle. La compréhension du Moyen Âge est biaisée par cette lecture religieuse prépondérante et spiritualisée, dont le pendant est constitué par l’islam médiéval, lui aussi enseigné principalement en tant que « fait religieux », selon le vocabulaire lénifiant en usage. Tout cela aboutissait à une surdétermination de l’histoire médiévale par la religion au sens moderne, ce qui est catastrophique pour comprendre la société du Moyen Âge. L’engagement des universitaires dans les formations pédagogiques destinées à l’enseignement secondaire est donc essentiel, car il s’agit d’un lieu stratégique pour agir sur le rapport scolaire à l’histoire comme discipline, et plus largement, à l’historicité comme expérience.
22Il est donc possible de former par la recherche ; en retour, la pratique de ce type d’enseignement aide le chercheur, en l’obligeant à travailler sur la stylisation de sa recherche et l’explicitation de sa démarche, d’un point de vue méthodologique. D’où l’importance fondamentale qu’il faut accorder à l’historiographie et à la méthodologie des sciences sociales, au-delà des enseignements spécifiquement consacrés à ces savoirs. Si cela reste une activité séparée de la pratique même de l’histoire, une matière comme une autre, cela n’a pas grand sens. C’est dans les cours d’histoire qu’il faudrait faire entrer, dès la première année, l’historiographie ainsi que la réflexion conceptuelle et interdisciplinaire. Or c’est souvent l’inverse que nous faisons. Alors que les cursus des autres disciplines des sciences sociales sont souvent organisés thématiquement, nous privilégions une organisation chronologique du savoir. Cela pourrait ne pas être grave, si ce n’était l’occasion de dérouler un fil conducteur événementiel, européo-centré et même souvent franco-centré, reposant principalement sur une accumulation de connaissances, sans guère d’explication sur les notions mobilisées, leur histoire et les controverses et les débats par lesquels les historiens sont arrivés à l’état actuel du savoir. Les manuels universitaires d’histoire en témoignent, avec de rares exceptions : à chaque moment, le savoir se présente comme complet, neutre, total, lisse, clos sur lui-même et sans histoire, comme un ensemble de connaissances acquises et stabilisées. C’est-à-dire exactement le contraire de la réalité. Il ne sert à rien de plaider pour une histoire-problème, pour une histoire-science sociale, pour la prise en compte de l’historiographie ou pour la singularité de l’université qui met des chercheurs face aux étudiants, si tout cela n’a pas une traduction pédagogique concrète, le plus tôt possible.
23Pour cela, l’enseignement universitaire a besoin de continuer à évoluer. Comme les élèves, les étudiants pourraient être considérés encore davantage comme des personnes à part entière, et non seulement comme de futurs enseignants, voire de futurs historiens. Les exercices qui leur sont proposés devraient cesser de singer durant tout le premier cycle les formes canoniques en vigueur à l’agrégation, comme si la dissertation devait être l’alpha et l’oméga de la pensée et du désir de savoir. L’usage de la notation pourrait être davantage relativisé, pour éviter de produire ce rapport puéril à la rentabilité et au calcul dans lequel les étudiants – et parfois leurs enseignants – sont enfermés, souvent depuis l’enfance. Les notes ne sont que des outils sur le chemin de la progression intellectuelle, pas une fin en soi : c’est évident pour beaucoup d’enseignants, encore faut-il le manifester suffisamment fréquemment devant les étudiants pour que cela le devienne pour eux.
24Tout cela ne signifie pas l’anomie : les exercices formels et les évaluations ont toute leur place dans le cursus, à condition de s’en tenir à cette place, nécessairement subalterne. L’enseignement devrait apprendre à manier les formes héritées du savoir, mais en les faisant reconnaître comme telles. Il peut faire sortir les élèves d’un rapport servile au savoir et pour cela les inciter à prendre des risques, à l’écrit et plus encore à l’oral, là où le système scolaire français, dans sa rigidité, produit naturellement de l’inhibition, liée à la crainte de l’erreur. Il faudrait surtout que, nous-mêmes, comme enseignants, nous n’ayons pas peur des erreurs : comment mieux relativiser la position de toute-puissance de l’enseignant qu’en montrant parfois ses hésitations, son ignorance, ses repentirs sur tel ou tel point enseigné ? Les enseignants, souvent, prolongent les inhibitions des élèves et, devenus historiens, ont une sorte de phobie de ce qu’ils considèrent comme des faiblesses coupables, ce qui produit souvent des blocages dans le domaine de l’enseignement mais aussi de la recherche. La quête d’une perfection qui retarde indéfiniment la publication des résultats ou qui brouille la compréhension à force de multiplier les précautions et les nuances est une maladie infantile de la recherche. Le réel est toujours plus complexe que ce qu’en dit l’historien : c’est la nature même de la science de styliser le monde, au risque de l’erreur. Mais les habitudes scolaires ont la vie longue.
25Les institutions d’enseignement peuvent aussi bien être un merveilleux instrument d’émancipation qu’un dispositif d’enfermement. En leur cœur se trouve ce lien pédagogique entre l’enseignant et l’élève, relation de savoir, de pouvoir et d’affect. L’enjeu principal de l’enseignement réside dans l’identification et le contrôle de la puissance de ce lien, ce qui n’a rien d’évident. En canalisant cette puissance, l’objectif est de parvenir à transmettre en même temps des règles et la capacité à les reconnaître comme règles, c’est-à-dire à les critiquer ou à s’en écarter, y compris en se défendant de l’enseignant – ce qui est une manière de mettre à distance le lien entre le savoir et le pouvoir. Cela nécessite d’avoir déjà soi-même accepté que les règles qu’on suit dans sa pratique savante ont un caractère relatif. Cela nécessite aussi d’être capable de se priver des multiples formes de jouissance résultant de l’exercice de ces règles devant des étudiants, qui vont du narcissisme à la domination – ce qui permet de ne pas se laisser déborder par le lien entre savoir et affect. Face à ces enjeux, les enseignants du supérieur, déjà peu formés à la pédagogie, sont souvent démunis. Avons-nous déjà sérieusement réfléchi aux types de satisfaction que nous procuraient l’enseignement et la fréquentation des étudiants et des étudiantes, et à leurs conséquences sur eux comme sur nous ? Une véritable pédagogie universitaire passe par la construction et la maîtrise raisonnée du lien pédagogique. En effet, ce lien est l’outil dont nous disposons pour mettre à distance le savoir institué, les relations de pouvoir ou les faux-semblants de la libido sciendi, et en même temps, il est le lieu même où ces derniers peuvent agir négativement. Comme le dirait Fernand Oury, il faut protéger nos étudiants de nous-mêmes. Mais aussi nous protéger nous-mêmes et nos proches, en étant capables de quitter notre rôle, d’arrêter de transformer tous nos propos en leçons, toutes nos opinions, en vérités, et toutes nos paroles, en quête d’assentiment ou d’affection. La pratique de l’histoire peut offrir un rapport émancipé au savoir et au monde. Mais pour cela, il faut que, par l’enseignement, le travail de l’histoire soit un travail sur soi en même temps que sur les autres, et avec eux.
Notes de bas de page
1 André de Peretti, Pour une école plurielle, Paris, Larousse, 1987 ; Id., Pour l’honneur de l’école. Passions et controverses, Paris, Hachette éducation, 2000.
2 Antoine de La Garanderie, Pédagogie des moyens d’apprendre. Les enseignants face aux profils pédagogiques, Paris, Le Centurion, 1982 ; Id., Critique de la raison pédagogique, Paris, Nathan, 1997.
3 Claude Mouchet, Raymond Bénévent, L’école, le désir et la loi. Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle. Histoire, concepts, pratiques, Nîmes, Champ social, 2014.
4 Étienne Anheim, « Une controverse médiévale sur la musique », Revue Mabillon, 11, 2000.
5 Id., « Naissance d’un office. Pierre Sintier, premier maître de la chapelle du pape (1336-1350) », dans Armand Jamme, Olivier Poncet (dir.), Offices et papauté (xive-xviie siècle), Rome, École française de Rome, 2005, p. 267-301.
6 Id., « Une lecture de Pétrarque… », art. cité.
7 Étienne Anheim, Bénédicte Girault, « L’histoire, entre enseignement et recherche », Annales. Histoire, Sciences sociales, 1/2015, p. 141-149.
8 http://www.revue-circe.uvsq.fr/
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