Dernières séances
p. 73-78
Texte intégral
1 Veuf, mon grand-père avait vécu seul trop longtemps. Mes parents l’invitèrent à s’installer chez eux. Pas question : il regimbait revendiquait sa liberté ne voulait pas s’immiscer était bien là où il était. Mais un troisième infarctus l’avait cloué dans la souffrance. Il fallait bien se résigner. Je suis née cinq ans après et j’ai passé toutes mes journées à ses côtés. Il m’a appris à lire et à compter, avec la patience des grands-pères, dont on sait l’art et la manière. Nous faisions du théâtre ! de petites scènes inventées. Lui campait un président – et pas n’importe lequel : un président du Conseil, dans le style Troisième République. Mais sa femme – que je jouais… – le persuadait de démissionner. Critique de l’État ? C’est évident – j’avais six ans. Mon grand-père est mort trois ans plus tard. Dans les promenades le long du fleuve où son père était batelier, dans les vieux papiers, dans mon rapport au passé, sans doute est-ce lui que je cherche : c’est l’une de ces quêtes sans fin où la psychanalyse voit la compulsion et la répétition. On n’en sort jamais tout à fait mais de petits déplacements, des pas de côté – sublimés, dirait Freud, malgré le mot trop imposant – permettent de s’en éloigner, et d’aller bien.
2 Mes parents étaient postiers. Nous vivions près de Lille, dans une banlieue populaire. Mon père est né en 1941. Il a été conçu pendant l’exode, dans l’angoisse plus que dans la joie. Son corps d’enfant a souffert de la guerre. Les privations l’ont laissé maigre et carencé. Sans le certificat d’études, il a exercé plusieurs métiers, commis dans l’épicerie de ses parents, livreur, avant de devenir facteur. Il y a peu, il m’a raconté le deuil de sa mère, morte encore jeune quand il avait quatorze ans : pendant des années, il n’est plus sorti de chez lui ni de l’épicerie. Pas de loisirs, pas de bal ; le poste de radio était recouvert d’un voile noir ; il vivait dans l’interdit de tout. Le soir, il dînait avec son père, en silence. Il n’avait qu’un seul plaisir, m’a-t-il confié : aller dormir. La tristesse de cette jeunesse m’étreint encore. Ma mère est entrée à La Poste comme guichetière à seize ans. Un concours lui a permis de devenir, bien plus tard, « contrôleur divisionnaire » : l’expression est redoutable et je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle recouvrait. Je me souviens l’avoir regardée s’appliquant et révisant, à force de longues et studieuses veillées. Ma mère a vu s’instaurer dans son travail, à la fin des années 1980, l’implacable logique néomanagériale : des évaluations incessantes, de soi et de ses collègues, une division sournoise instaurée entre elles, un encouragement aux dénonciations, la prime brandie en récompense. Elle en a fait longtemps des cauchemars ; même, elle y pense toujours, après bien des années.
3 Il y a souvent, dans nos histoires et nos imaginaires scolaires, une rencontre décisive, de celles qu’on n’oublie jamais. Maïté Testard n’enseignait pas seulement la géographie et l’histoire dans mon collège à la « mauvaise réputation ». Elle faisait une belle thèse, qui la plongeait dans les archives des notaires, les inventaires après décès. Pas de valeurs mobilières ni titres de propriété : elle visitait surtout les fermes des pauvres gens, qui laissent des pots de terre, des lits rouillés, des dettes plus que des créances et de vieux coffres abîmés. Elle m’a emmenée un jour y voir de plus près. Le goût de l’archive, qu’Arlette Farge a si bien décrit, m’a saisie sans plus me quitter. Trente ans après, Maïté est une amie. L’écart de nos âges n’a aucune importance : nous sommes unies.
4 Les études m’ont conduite à dix-huit ans dans ce qu’il est convenu d’appeler un « grand lycée », à Paris. Ou plutôt, j’y ai été jetée comme une boule noire dans un jeu de billard. C’est du moins l’impression que j’en ai eue d’emblée – bien que je n’y connaisse rien au billard… : ça n’a sans doute rien de bien grave, une boule noire. Le premier jour, lorsque le professeur de philosophie dicta la liste des œuvres à lire, il évoqua le Ménon de Platon ; je n’en avais jamais entendu parler et j’ai écrit avec perplexité, pensant bien faire : Mais non. Ce même jour de rentrée, il nous demanda de noter avec soin une adresse qui pouvait être utile : le Bureau d’aide psychologique universitaire. Je n’ai pas tardé : mon besoin d’aide psychologique était justement criant. L’une de ces pourvoyeuses censées nous apporter le soutien qui nous manquait me posa trois questions pour éviter de faire long, avant de rendre son verdict : « Vous ne venez pas du bon milieu. » Fermez le ban – retournez à votre ban. L’anecdote est véridique : en lieu et place du réconfort espéré, cette dame sèche, dont le sourire s’était absenté, m’avait livré les clés de mon assignation sociale. Je ne désirais plus qu’une chose : rentrer dans le Nord, dans ma banlieue, et me faire caissière à Auchan – notre sortie du samedi. ÀParis, je ne voyais que des jeunes grandis dans les beaux quartiers : des « héritiers », « brillants », de ceux qui disent tranquillement, sans imaginer s’en vanter, avoir eu « le Louvre pour jardin d’enfants ». J’ai commencé à lire Bourdieu et d’abord La distinction. Les enjeux théoriques sous-jacents m’ont absolument échappé ; en revanche, c’était une stupeur de constater à quel point ce livre me « parlait », mais vraiment. Par exemple, il parlait, mais vraiment, le langage de mes parents ; il le décrivait en tout cas si bien que c’en était saisissant. Il énonçait les rites, les superstitions, les corps et les rires, jusqu’aux manières de manger et ce qui, dans tout ce fatras, travaille les milieux sociaux, distingue l’univers de leur faire et de leurs mots. Bien sûr, le fossé entre l’héritage et le bagage s’est très lentement refermé ; il en reste pourtant une fêlure, qui ne sera jamais comblée.
5 Analyse, première séance et première ordonnance : lire Althusser. Pas le théoricien d’un marxisme repensé et du « procès sans sujet ». Pas davantage celui des murs de 68 : « Althusser à rien ». Plutôt l’homme malade et inquiet, moins militant qu’enraciné de la rue d’Ulm où il finit par étrangler sa femme, Hélène Rytmann. Il avait tenté de le comprendre et de se comprendre par l’écriture qui, après ce drame, fit beaucoup pour le maintenir en vie. Dans L’avenir dure longtemps, le philosophe s’y montrait nu et cru, hanté sans doute par un fantôme lui aussi : cet autre Louis, le premier fiancé de sa mère et son véritable amour, mort, qui lui avait valu ce prénom. Comment se faire aimer de sa mère, effacer Louis le premier ? Althusser était consumé par l’angoisse d’être « un homme de rien » ; on finirait par le remarquer ; il ne pourrait pas toujours donner le change, pas toujours se dérober. On la verrait bien, sa pensée par artifices et emprunts. On le démasquerait, le resquilleur, cet imposteur. Le doute le rongeait1. Qu’Althusser ait été corrodé par une telle obsession ne me rassurait pas. Son état venait nourrir un peu mieux l’angoisse de ce que faisait mon « milieu ». Mais tout de même, quelle sagacité chez ce psychanalyste, qui avait vu d’emblée où se logeait la plaie.
6 L’homme avec qui j’ai commencé – et pour des années – une analyse est devenu, longtemps plus tard, plus qu’un « psy » et même plus qu’un ami : un amant et peut-être même l’amoureux d’un temps. J’ai compris là pourquoi c’était interdit : le charme se rompt, le sortilège s’éteint. Or, la cure en a besoin pour que le transfert s’opère. Ce psychanalyste – et psychiatre de surcroît –, que j’appellerai ici David, s’est révélé non seulement dans ses fragilités, mais encore dans tout ce qu’il n’avait ni travaillé ni surmonté, les traumatismes de l’enfance dans l’ombre immense d’un père survivant de la Shoah. Les psychanalystes passent par des « contrôles » ; David pense n’en avoir pas besoin – ce qui fait la faille et la blessure. Sa connaissance vertigineuse de la lettre lacanienne ne laisse pas d’impressionner. Mais peu à peu, j’y ai vu une réduction à l’inconscient, où le social n’existe plus. La politique, les mondes sociaux, les engagements, les soulèvements, tout passe à la moulinette du psychisme et, in fine, d’un déterminisme qui ne donne aucun espoir. C’est une vision très sombre, infiniment pessimiste. David, joyeux, rieur, joueur de mots et d’esprit à l’image de l’inconscient, mais tourmenté, est aussi conservateur, sur le genre et les sexualités en particulier. Dans sa pensée, les rôles demeurent fixés : le petit garçon doit apprendre à être un homme ; les gays et lesbiennes ne souffrent sans doute pas selon lui de pathologie mais, tout de même, dévient.
7 Pour autant, je ne rabats pas David sur cette indignation. La psychanalyse n’a pas davantage à mes yeux sa morale et son visage. Elle est infiniment complexe, traversée de courants et de contradictions. L’analyse avec celui que je n’appelais pas encore « David » m’a fait découvrir bien des éléments importants. Ils valent pour moi comme sujet bataillant avec l’inconscient, mais tout aussi bien pour mon travail d’historienne qui interroge le rapport au temps, la transmission de générations et les passages d’héritages. Un éclair, par exemple, m’a fait saisir la douleur chez mon père et ce qui en est resté. Mon père n’est pas seulement un enfant de la guerre, il est aussi l’un de ces enfants non désirés, pas bien aimés, élevés à la va-comme-je-te-pousse et délaissés. Il préférait s’égailler dans les champs, apprendre à nager dans la rivière, plutôt que de rester à l’école et dans la maison peu accueillante où sa mère se cachait à la cave pour boire, seule – où il valait mieux ne pas voir. Alors, mon père ne « voit » pas bien : il y a un flou dans son regard. L’abcès de fixation s’est figé. « Rien de l’histoire ne s’ordonne que de la répétition 2 . »
8 L’analyste est là, non pour contrer cette répétition mais pour la contrôler et la faire travailler – la perlaborer, dit le langage freudien –, la déplacer dans le transfert. La réalité psychique resurgit, modifiée, dans le travail analytique. Un grand enjeu est d’« être à soi-même sa propre fin » sans jamais cesser d’être « le maillon d’une chaîne à laquelle [nous sommes] assujettis sans la participation de [notre] volonté 3 ». Cet héritage psychique est une construction malléable ; elle entrelace l’acquis et le prescrit, dans un mouvement descendant qui fait toujours retour aux ascendants. Son temps est flexible, non linéaire, doté de rythmes variés. Il s’incorpore le passé pour se l’approprier. Cette conviction fait résonner le précepte lancé par le Faust de Goethe et qui avait tant marqué Freud : « Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder4. »
Notes de bas de page
1 Louis Althusser, L’avenir dure longtemps (1992), rééd. Paris, flammarion, 2007.
2 Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XVI. D’un autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 349.
3 Sigmund Freud, « Zur Einführung des Narzissmus », trad. fr. « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans Id., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 85.
4 Goethe, Faust I (1808), trad. fr. de Gérard de Nerval, Théâtre complet, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1951, p. 971.
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