Petites histoires du temps
p. 29-46
Texte intégral
1Le temps a une histoire, on l’oublie trop souvent. Même la pratique historienne en délaisse quelquefois la matérialité, le grain, la densité et le considère comme un « plasma1 », qui irait de soi. L’histoire est pourtant l’une des grandes disciplines du temps. Mais « les historiens défendent toujours une idée un peu raide de la temporalité, comme s’ils se faisaient une obligation professionnelle de ne pas trop mettre en doute sa consistance et sa stabilité2 ». Beaucoup préfèrent prendre pour acquis le fil de sa chronologie. Le tremblé du temps, sa texture, son incertitude sont troublants3. Au xvie siècle, entre les « temps dormants » et les « temps flottants », le temps vécu l’emportait encore dans son duel avec le temps-mesure. Il était peu besoin de jauger le temps en le calibrant4. On se situait dans le cycle régulier, presque immuable, du rythme du bétail, des saisons et des travaux des champs.
2Le temps mesuré, quantifié, exigeant est davantage celui du capital et du salariat comme rapport social. Le capital renverse les barrières qui entravent la libre constitution du trafic et de l’échange ; il abat pour cela l’espace grâce au temps, dit Marx : le monde entier devient un marché quand la vitesse des transports et des mouvements de capitaux s’accélère considérablement et abolit les distances spatiales5. Le travail salarié est soumis à la tyrannie des horloges et au despotisme du temps contraint, quand la durée est convertie en intensité. Ce système exige d’accroître sans cesse la productivité : « La dimension temporelle abstraite de la valeur devient la détermination d’une forme particulière d’organisation et de discipline du travail. » Le capitalisme accélère les cadences et les synchronise. Le mode de production capitaliste, accentué par le taylorisme et plus tard par le toyotisme, aujourd’hui par le flux tendu, réduit toute valeur à l’échange, tout produit au profit et finalement l’être au temps6.
3Dès lors, parmi les temps perçus, certains sont de haute intensité, comme souvent au cours d’événements qui s’avèrent, au sens strict, extra-ordinaires, et des temps annulés, hors de la vie, « temps intermédiaire » de l’attente immobile et de la conscience inactive, temps classé « dans la catégorie des nuits de chemin de fer7 ».
4Le problème historique et philosophique que soulève le temps vient en partie de ce qu’il est désigné au singulier : le substantif fige des représentations hétérogènes et des conceptions très variées. Le temps n’est pas toujours perçu comme un flux continu. On sait qu’Einstein a contré la vision newtonienne du temps pour l’analyser dans sa dimension relationnelle. Il a ébranlé la perception d’un temps matériel à la manière d’une rivière dans son lit, coulant paisiblement ou à torrents. Mais Einstein lui-même n’a pas échappé à une certaine façon de penser le temps : difficile en effet de ne pas le réifier, de ne pas en faire une chose, prête à porter8.
5L’histoire s’est lentement temporalisée : la mesure du temps a pris peu à peu une importance considérable9. Et cependant, pendant des millénaires, les êtres humains ont vécu sans horloge ni calendrier. Des sociétés, hors des rythmes de l’Occident, ont longtemps préservé une tout autre manière de vivre le temps, comme le disent leurs conjugaisons et leurs grammaires, mais aussi leurs rapports aux morts et leurs pratiques ordinaires. Le temps est une catégorie transcendantale, comme l’aurait dit Kant en évoquant les formes a priori de la sensibilité ; mais cette forme transcendantale est sociale et historiquement située10. Les modes d’appréhension temporelle ne sont pas seulement des fonctions neurologiques ou des catégories philosophiques immuables, dénuées d’historicité. Ils sont ancrés dans une culture qui se construit, se sédimente et change lentement ; elle embrasse nos conceptions des ancêtres et de la mort, de l’âge et de l’héritage.
Passé et futur au présent
6Haute vallée du Nil, dans le sud du Soudan : lorsque l’anthropologue Edward Evans-Pritchard étudie le peuple nuer, qui y vit, il est frappé par son détachement à l’égard du temps. Il n’existe pas dans sa langue une expression équivalente à notre « temps » : « Je ne crois pas qu’ils éprouvent jamais ce sentiment de lutter contre la montre ou d’ajuster leurs activités à un passage abstrait du temps11. » Un pan intense se laisse entrevoir là, fragment d’une fresque immense, celle de la place qu’occupe le temps, loin de l’Occident et sans lui. Chez les Indiens Zuni, le cycle de l’année, marqué par les saisons, est le bon étalon pour se situer dans le temps ; une fois qu’il est écoulé, tout doit redevenir comme avant12. Bien des sociétés – Mircea Eliade cite entre autres les Arunta d’Australie, les Kai de Nouvelle-Guinée, les rituels tibétains et hindous – fondent leur rapport au temps sur un mythe raconté comme une histoire sacrée, conçue comme réellement advenue et dont les événements constituent les êtres du présent13. Les rites de fabrique des ancêtres laissent le passé s’insinuer et peuvent peser « parfois d’un poids terrible » sur les vivants : « Plus un mort est devenu un ancêtre, plus il est présent, sinon omniprésent14. » L’avenir lui-même est déterminé par ce passé et se doit d’être à son image. C’est la raison pour laquelle certains peuples d’Amazonie brûlent les restes de leurs récoltes à la fin d’un cycle, n’hésitant pas à sacrifier les fruits de leur travail au nécessaire retour du même : ce faisant, ils refusent tout cumul et tout profit. Leur finalité est de renouer avec un temps primordial, sacré, temps mythique devenu présent par des rituels qui le rendent actuel. Alors ce passé n’est pas mort, il vit encore : les Aborigènes du Kimberley, en Australie, ravivent les couleurs des peintures rupestres léguées par leurs ancêtres, une fois par an, pour en ranimer la puissance créatrice. La connaissance des origines acquiert une valeur exceptionnelle, la seule vraiment essentielle : le « temps fabuleux des commencements15 ». Les ancêtres sont, au sens vrai, des morts vivants. Leurs corps font l’objet de funérailles dédoublées : ils sont exhumés pour prélever certains os avec lesquels sont fabriqués outils et objets, des lances notamment, dotées par là de la force de leurs bras16.
7Les Maoris se représentent le futur comme derrière eux17 : c’est que le passé est instigateur de pensée ; sans dicter les voies de l’avenir, il l’inspire. Ce rapport à un passé présent, deux instances qu’on ne peut séparer, éclaire l’absence de temps, parfois, dans certaines langues. Celle des Indiens Hopi ne dispose que du présent, sans passé ni futur ; au Bengale, la langue d’Andaman n’a pas davantage de futur ; celle des Coroados, au Brésil, n’a pas même de temps : les verbes y restent à l’infinitif18. Les Balinais ont, quant à eux, une conception du temps « détemporalisée ». Le paradoxe est moindre qu’il y paraît : les Balinais n’envisagent pas le temps d’abord comme une succession, mais comme une coprésence des trois instances, passé, futur et le présent qu’ils privilégient, ni intermédiaire ni milieu entre les deux. Toute rencontre avec autrui se déroule dans un « maintenant » censé immobiliser le temps. Ce temps-là n’est pas orienté : « il est ponctuel, la vie aussi », à Bali19. En Inde, philosophies et rites ascétiques visent à guérir de la souffrance que cause l’existence dans le temps – le karma. Se délivrer du temps, se délester des traces laissées par le karma est une pratique enseignée par Bouddha ; elle se mène au moyen de l’anamnèse, mémoire active des événements dont on a été témoin, effort pour se souvenir de tout et, par là, pour abolir le temps dans la densité condensée de la réminiscence20.
8En Occident, « notre chronolâtrie », frénésie fiévreuse de l’heure qu’il est, passion parfois anxieuse du juste-à-temps, rétrécit quand on la compare aux cycles immenses scandant d’autres contrées : les cycles sothiaques de l’« année » égyptienne qui dure 1460 de nos ans, les 430000 ans de l’« année » babylonienne ou encore les quelque trois millions d’années du temps cosmologique hindou21. Les représentations cycliques de grandes enjambées ne sont pas marquées par l’irréversibilité qui distingue les conceptions linéaires du temps. Le temps réversible se fabrique dans la répétition et incline à imbriquer le futur dans le passé22.
L’historicité contre la neutralité du temps
9L’attachement aux expériences du temps, le rejet d’une vision statique du social, l’attention portée au devenir des communautés étudiées par l’anthropologie enrichissent la démarche historiographique. Ils permettent de mieux réfléchir aux historicités complexes des sociétés et viennent parfois désemboîter des instances temporelles que l’on a l’habitude de flécher comme passé > présent > futur. Lorsque Marshall Sahlins propose de penser les « régimes d’historicité », il y voit une pratique sociale active dans la construction du sens prêté au temps23.
10Le présent mêle lui-même des temporalités enchâssées. Il est peu de pur présent : les temps s’y côtoient, le plus souvent. Il suffit de parcourir une ville pour y être sensible : l’espace urbain est travaillé par un « mouvement perpétuel de ressaisissement du passé24 ». Des formes anciennes sont réhabilitées et réactualisées, affectées à d’autres fonctions, encastrées dans des formes neuves. Ces remplois dans l’architecture y font vivre le passé, dont le sens se renouvelle à l’aune de ses nouveaux usages.
11L’historicité n’est donc pas tout à fait, ou en tout cas pas seulement, « la richesse en événements d’une culture ou d’un processus culturel25 » ou « le rapport général que les hommes entretiennent avec le passé et avec l’avenir26 ». Elle désigne la capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée à inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception, les interprétations et les récits que ces acteurs en forgent. « L’historicité, souligne Fredric Jameson, n’est en fait ni une représentation du passé ni une représentation du futur (bien que ses diverses formes se servent de ces représentations) : elle peut, d’abord et avant tout, se définir comme une perception du présent en tant qu’histoire ; c’est-à-dire comme une relation avec le présent qui, d’une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise cette distance par rapport à l’immédiateté27. » La force de cette conscience historique vient de ce qu’elle défatalise la temporalité comme succession de durées.
12Reinhart Koselleck a analysé la modernité comme l’époque au cours de laquelle « la différence entre expérience et attente ne cesse de croître ». Depuis Kant, sans doute l’inventeur du concept de « progrès », le futur est conçu comme un temps où les choses seront forcément meilleures – l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, en 1793, est le texte représentatif de cette conception politique et éthique. Le xixe siècle paraît davantage neutraliser la notion de progrès : Mill et Comte, par exemple, pensent le progrès technique sans l’associer à une quelconque valeur morale ; il renvoie alors avant tout à un mode efficace de productivité, conçu comme « généralisation de la domination de l’homme sur la nature28 ». Mais au xxe siècle, le progrès semble être « entré dans l’âge de son existence problématique29 ». L’évolution, là encore, est dénuée de linéarité ; elle procède par à-coups autant que par cohabitation. D’aucuns, dès le xixe siècle, avaient déjà récusé la conception rectiligne d’une histoire imaginée comme ascension mécanique et cumulative ; c’est ce que Michelet en disait : « Le progrès n’est pas du tout une ligne droite et suivie ; c’est une ligne en spirale, qui a des courbes, des retours énormes sur elle-même, des interruptions si fortes qu’il ne recommence ensuite qu’avec peine et lentement30. » Mais c’est au xxe siècle que l’on paraît vraiment pénétrer dans « une modernité malheureuse », « un rapport malheureux à l’historicité »31. L’optimisme historique a pour partie cessé avec la Première Guerre mondiale, même s’il a pu connaître des résurgences, parfois flamboyantes, notamment dans certaines luttes politiques. La dérision à l’égard du progrès, cette « métaphysique » selon le mot de Péguy, s’est faite tranchante dès le début du siècle ; Péguy qui ironisait : « Descartes n’a point battu Platon comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux32 », quand Proust moquait la marquise de Cambremer : « parce qu’elle se croyait “avancée” et (en art seulement) “jamais assez à gauche”, elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner33 ». S’est par là redessiné un courant antimoderne, revivifié au siècle dernier, quand bien même ces antimodernes auraient été des « modernes intempestifs », au fond « les vrais modernes » parce que « non dupes du moderne34 ».
13La contemporanéité elle-même n’a dès lors rien d’évident. Il ne suffit pas de vivre dans le même temps pour être des contemporains ; encore faut-il en partager la sensibilité et la conscience. Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel étaient des contemporains non pas principalement parce qu’ils ont vécu en même temps, mais parce qu’ils se sont retrouvés dans une « même conception de la “qualité des temps’’35 ». Parmi les protagonistes de l’histoire, « certains sont plus présents que d’autres », porteurs d’un présent plus intense car mieux ajusté à l’époque36. Certaines classes sociales apparaissent non-contemporaines à leur temps : avec elles, un « vestige des temps anciens » tente de s’engouffrer et le passé s’immisce dans le présent37. Que l’on songe à toutes les réactions et à toutes les restaurations, au grand rêve obsédant de revenir au temps d’avant, l’« ancien régime » pourtant définitivement bousculé, basculant comme ancien dans un autre temps. Certains, tel don Quichotte, semblent se tromper d’époque. Les discordances de temps abondent. Balzac sait si bien décrire les dissonances indicatrices de l’anachronisme. Sous la Restauration, le colonel Chabert se présente comme « celui qui est mort à Eylau » : sa montre et son temps sont restés bloqués à l’heure de la bataille ; il ne fait que survivre, ombre errante dans un présent qui n’est pas le sien : « anachronisme vivant », « revenant », « butte témoin38 ». Parfois, les lapsus mêmes des écrivains sont porteurs de sens : ce sont moins des méprises que des actes manqués, traducteurs de temps concurrents. Dans Le rouge et le noir, à la fin du roman, Madame de Rênal « va se jeter aux genoux de Charles X » ; et cependant, la scène est censée se dérouler en 1831, sous Louis-Philippe. L’épisode est davantage un révélateur qu’une erreur : Madame de Rênal appartient pour toujours au temps de la Restauration ; elle est le fruit de l’Ancien Régime auquel tout en elle demeure accroché. Stendhal transcrit ici une sensibilité affective et politique au temps, plus qu’un attachement chronologique39.
Passés présents : les temps de l’irruption et de l’insurrection
14Les télescopages du passé et du présent ne sont pas toujours des porte-à-faux historiques, des envies de conservation. Heinrich Heine et Karl Marx ont voulu voir au contraire dans le passé une force révolutionnaire. Tous deux ont une pensée des morts ; si le passé peut être un spectre, c’est à la manière d’un compagnon de l’action. Heine se préoccupe intensément de la dette envers une histoire jamais tout à fait abolie selon lui ; de ses acteurs défunts, il souhaite préserver les actes et la parole, non pour les ressusciter mais pour qu’ils reposent en paix40. Marx constate que les révolutions ont toujours eu peur d’elles-mêmes et de leur radicale nouveauté ; effrayées par leur propre témérité, elles se réfugient dans le passé pour y puiser leurs références et parfois même leur sens. Mais la révolution de l’avenir doit « laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet » ; afin d’éviter que « la tradition de toutes les générations mortes » ne « pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants »41, il y a lieu d’arracher le passé à cette gangue et d’en faire un socle plutôt qu’un fardeau ou un fléau.
15Walter Benjamin marche dans leur sillon. Il aime les discontinuités, fragments de passé rendus présents42. Dans ces rencontres, constellations temporelles formées comme des étincelles, le passé devient actuel : il n’est plus neutralisé ; sa densité refait surface. On ne s’y intéresse pas seulement par goût, quelque peu distancié, mais par une sorte d’intense nécessité. La vision des opprimés du passé peut être un stimulant pour l’action politique : l’engagement est d’abord tourné vers les vaincus de l’histoire, par « la reviviscence insoutenable des ancêtres asservis43 ». Ce n’est pas seulement le futur qui donne de l’élan ; aller vers l’avant, c’est regarder le passé qui attend d’être sauvé. Benjamin parle pour les morts « qui n’auraient pas dû mourir en vain44 ». L’enjeu est historique et politique : le passé est en vie, il faut pouvoir le rencontrer. « Les projets frustrés des laissés-pour-compte de l’histoire restent vivants dans leur échec en tant que possibilité ou exigence de justice45. » Pour autant, « secourir le passé ne signifie pas modifier ce qui est advenu ; cela veut dire, tout simplement, changer le présent46 ».
16À la représentation linéaire du temps, de celle qui se déroule et s’écoule, placide et sans à-coups, Benjamin préfère le temps perpendiculaire, celui qui coupe à angle droit le plat développement des faits47. L’événement révolutionnaire est cette temporalité verticale, vive et intensive. Ce temps est celui de la rupture par la lutte des opprimés, celui de l’irruption et de l’insurrection. La placide chronologie s’interrompt. Parfois, les insurgés eux-mêmes mettent un coup d’arrêt au temps mécanique des cadrans. C’est le cas en juillet 1830, à Paris, lorsqu’ils tirent sur l’horloge de l’Hôtel de Ville ; et en 1871, quand le communard Cipriani en répète le geste48.
17Si Benjamin rejette la représentation trop lisse du temps rectiligne au profit d’une vision plus aiguë, ni linéaire ni circulaire non plus, c’est qu’il n’a que faire des philosophies du progrès. Elles constituent pour lui un danger politique : le péril de la passivité assoupie. Benjamin s’en prend au dogmatisme du progrès, à la linéarité certifiée. Il leur oppose un temps ouvert, qualitatif et sensible, « un temps des possibles49 ». Marxiste, il critique la vision stalinienne comme la social-démocratie pour leur exaltation du progrès, qu’il juge naïve. À ses yeux, cette téléologie candide empêche d’agir ; elle berce d’illusions sur la certitude d’un avenir meilleur, assurance automatique qui entrave l’initiative. La social-démocratie serait cette « inlassable tricoteuse d’oubli50 », qui tresse, trame et brode sur la table rase du passé. Pour Benjamin, l’échec de la révolution allemande, à l’instar de la Commune, est un traumatisme à vif. Le marxisme dominant en son temps, souvent dogmatique et économiste, est aussi évolutionniste : il se rapporte à l’inéluctabilité du progrès et du socialisme, par autodestruction d’un capitalisme arrivé à bout de course et de force. Ce schéma, emprunté à un paradigme mathématique, repose sur un calcul de probabilités ; il s’approche aussi d’une physique historique, mécanique newtonienne appliquée où s’enchaîneraient sans rupture les causes et les effets. L’accumulation de forces productives conduirait droit au socialisme – vision aveugle aux destructions que cause l’humain sur son environnement.
18Ce triomphalisme assuré, même à l’orée du précipice et du cataclysme, convie Benjamin à son opposé, un pessimisme actif. « Ce que Benjamin reproche à la social-démocratie d’inspiration néo-kantienne, c’est avant tout son attentisme, le calme olympien avec lequel elle attend, confortablement installée dans le temps vide et homogène comme un courtisan dans l’antichambre, l’événement inéluctable de la “situation révolutionnaire”51. » Le projet révolutionnaire ne peut se contenter de patienter jusqu’à ce que la domination tombe comme un fruit mûr. Il lui faut l’initiative, l’attention à chaque instant, le kairos dont s’emparer avant qu’il ne s’éloigne sans retour. Benjamin écrit aux abords de l’abîme et il le sait. Il regarde, aussi désespéré que révolté, le quiétisme et la crédulité. Il faut tout faire, au contraire, pour empêcher le désastre : on ne saurait confier son sort « aux bonnes fées du progrès » ; le nazisme mettrait un coup d’arrêt brutal à ce « rêve paresseux52 ». La voie de l’émancipation est au prix de l’action : c’est un chemin escarpé, non le fleuve paisible d’un temps qui, imperturbable, irait calmement vers la mer.
19« Le temps ravivé scintille53 » : devant les événements du printemps 1968, Henri Lefebvre est lucide mais aussi émerveillé. La beauté de ce temps paraît empreinte de poésie : « l’air bleu bruissait d’essaims de paroles » ; « le monde était sorti de ses gonds54 ». L’événement est cette brèche du temps, écart mais aussi équilibre fragile entre deux moments, à équidistance « des choses qui ne sont plus et des choses qui ne sont pas encore55 ». Gilles Deleuze confie l’avoir recherché dans tous ses livres parce que l’événement est « seul capable de destituer le verbe être et l’attribut » : il défie les essences, les assignations et les fonctions, permet d’échapper aux identités, crée des ouvertures et de nouvelles libertés. Il invite à regarder, de tous ses yeux, le monde tel qu’il est et tel qu’il se métamorphose dans le mouvement. Les individus y deviennent des sujets : « L’événement le plus ordinaire fait de nous un voyant, tandis que les médias nous transforment en simples regardants passifs, au pire en voyeurs56. » Il s’agit, partant, de ne pas commémorer l’événement, car « les commémorations ne font jamais que célébrer un cadavre. Le mémorial de Mai 68 participe de ce culte de la charogne qui prédomine partout où l’argent et le spectacle étouffent la vie sous le linceul57 ». C’est ce que déjà, peu après Mai-Juin 1968, Michel de Certeau avait déploré dans « l’attention hypocrite à un “événement” dont il faut faire un “souvenir” pour qu’il rejoigne, dans les mirages de l’information ou des savoirs érudits, d’autres centenaires, d’autres passés commémorés avec la certitude qu’il s’agit de disparus, d’autres légendes qui fixent l’esprit à des lunes et dispensent d’agir58 ». Plutôt que d’enterrer le passé, l’écriture historique peut le voir resurgir au lieu de le congédier : l’histoire n’est ni musée ni mausolée.
Notes de bas de page
1 « Le temps de l’histoire est le plasma où baignent les événements et les phénomènes, comme lieu de leur intelligibilité » (Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [1941], Paris, rééd. Masson/Armand Colin, 1997, p. 52).
2 Patrick Boucheron, Faire profession d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 123.
3 « C’est l’inégale texture du temps, granuleuse et friable. On l’entendrait presque crisser sous les sandales de ceux qui le parcourent. Et plutôt que de se laisser émerveiller par l’éclat des couleurs affrontées proclamant l’entrechoquement majestueux des siècles, mieux vaut s’abaisser à discerner la gamme presque imperceptible de leurs nuances terreuses, repérer veines et craquelures, où le temps devient cassant » (Patrick Boucheron, L’Entretemps. Conversations sur l’histoire, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 95-96).
4 Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais (1942), Paris, Albin Michel, 2003 ; Carlo M. Cipolla, Clocks and Culture, 1300-1700 (1967), rééd. New York, Norton & Company, 2003.
5 Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Zones, 2010 [rééd. 2013], p. 151-152.
6 Voir Moishe Postone, Time, Labor and Social Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory (1993), trad. fr. Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et Une Nuits, 2009, notamment p. 480 et suiv. sur la division du travail à l’ère des machines ; Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (xixe-xxe siècles), Paris, Fayard, 1995, notamment p. 95 et suiv. Edward Palmer Thompson, Time, Work-Discipline and Industrial Capitalism (1993), trad. fr. Temps, discipline du travail et capital industriel, Paris, La Fabrique, 2004.
7 Léon Werth, Journal, 6 octobre 1941, cité dans Alya Aglan, Le temps de la Résistance, Arles, Actes Sud, 2008, p. 15.
8 Norbert Elias, Über die Zeit (1984), trad. fr. Du temps, Paris, Fayard, 1996, p. 47-50.
9 Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten (1979), trad. fr. Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 281-294 ; Norbert Elias, Du temps, op. cit. ; voir aussi François Hartog, qui évoque la « longue marche de la temporalisation du temps » : François Hartog, « La temporalisation du temps : une longue marche », dans Jacques André, Sylvie Dreyfus-Asséo, François Hartog (dir.), Les récits du temps, Paris, PUF, 2010, p. 9.
10 Francis Farrugia, « Une brève histoire des temps sociaux : Durkheim, Halbwachs, Gurvitch », Cahiers internationaux de sociologie, CVI, janvier-juin 1999, p. 96-97.
11 Edward Evans-Pritchard, The Nuer : A Description of the Modes of Livelihood and Political Institutions of a Nilotic People (1940), trad. fr. Les Nuers, Paris, Gallimard, 1968, p. 127. Voir Javier Barraycoa, La mort du temps. Tribalisme, civilisation et néotribalisme dans la construction culturelle du temps, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2009, p. 26.
12 Derek Freema, Margaret Mead and Samoa. The Making and Unmaking of an Anthropological Myth, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1983.
13 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963 [rééd. 2001], p. 16-26.
14 Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, p. 73.
15 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965 ; Id., Aspects du mythe, op. cit., p. 26 et suiv. et 99 et suiv.
16 Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Paris, Payot, 1978 ; voir Javier Barraycoa, La mort du temps…, op. cit., p. 59.
17 Marshall Sahlins, Islands of History (1985), trad. fr. Des îles dans l’histoire, Paris, Seuil, 1989 ; voir François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 57.
18 Voir Javier Barraycoa, La mort du temps…, op. cit., p. 34.
19 Clifford C. Geertz, « Person, Time and Conduct in Bali » (1966), trad. fr. « Personne, temps et comportement à Bali », dans Id., Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 142-157.
20 Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 110-111 et 115.
21 Voir aussi Jérôme Baschet, « L’histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques sur la relation passé/futur », dans François Hartog, Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2001, p. 61-68.
22 Anthony Giddens, The Conquences of Modernity (1990), trad. fr. Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 111.
23 Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, op. cit., p. 114-151 ; Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, op. cit., p. 64.
24 Bernard Lepetit, « La mémoire des formes » (article posthume), Le genre humain, 35, février 2000, p. 61. Voir aussi Bernard Lepetit, « Le présent de l’histoire », dans Id. (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 289 et suiv. Paul Ricœur parle à ce sujet de « formes sédimentées » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 187).
25 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, II (1973), cité dans François Hartog, Gérard Lenclud, « Régimes d’historicité », dans Alexandru Dutu, Norbert Dodille (éd.), L’état des lieux en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 24.
26 Claude Lefort, « Société “sans histoire” et historicité » (1952), dans Id., Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, rééd. 2000, p. 65.
27 Fredric Jameson, Postmodernism : The Cultural Logic of Late Capitalism (1991), trad. fr. Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École supérieure des beaux-arts, 2007 [rééd. 2011], p. 396 ; Reinhart Koselleck, « Geschichte » (1975), trad. fr. « Le concept d’histoire », dans Id., L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 132.
28 Herbert Marcuse, « Die Idee des Fortschritts im Lichte der Psychoanalyse » (1968), trad. fr. « La notion de progrès à la lumière de la psychanalyse », dans Id., Culture et société, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 355.
29 Pierre-André Taguieff, L’effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, p. 52.
30 Jules Michelet, Préface (1874) à Histoire du xixe siècle, œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1971-1987, vol. XXI, p. 66.
31 Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011, p. 335 et 20.
32 Charles Péguy, Situation III, II, p. 657, cité dans Antoine Compagnon, Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 225.
33 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, II (1922), cité dans Antoine Conpagnon, Les Antimodernes…, op. cit., p. 237.
34 Ibid., p. 7-8.
35 Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008, p. 24.
36 Vincent Descombes, « Qu’est-ce que le contemporain ? », Le genre humain, 35, février 2000, p. 21.
37 Ernst Bloch, « La non-contemporanéité et le devoir de la rendre dialectique » (mai 1932), dans Id., Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978, p. 95 et 107.
38 François Hartog, « La temporalisation du temps : une longue marche », dans Jacques André, Sylvie Dreyfus-Asséo, François Hartog (dir.), Les récits du temps, op. cit., p. 12 ; François Hartog, Croire en l’histoire. Essai sur le concept moderne d’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 169-170.
39 Éric Bordas, « De l’historicisation des discours romanesques », Revue d’histoire du xixe siècle, 25, 2002, p. 171-197.
40 Eustache Kouvélakis, Philosophie et Révolution. De Kant à Marx, Paris, PUF, 2003, p. 103-104.
41 Karl Marx, Der achtzehnte Brumaire des Louis Napoleon (1852), trad. fr. Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1969, respectivement p. 18 et 15.
42 Michèle Riot-Sarcey, « Questionner l’histoire “à rebrousse-poil” », EspacesTemps, 82-83, 2003, p. 20.
43 Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique à la gauche du possible, Paris, Plon, 1990, p. 60.
44 Eugen Bavcar, « Sur la présentation de l’histoire dans les “Thèses’’ de Benjamin », dans Heinz Wismann (dir.), Walter Benjamin et Paris, Paris, Cerf, 1986, p. 665.
45 Reyes Mate, Medianoche en a istoria. Comentarios a las Tesis de Walter Benjamin « Sobra el concepto de historia », 2006, trad. fr. Minuit dans l’histoire. Commentaire des thèses de Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire », Paris, Mix, 2009, p. 20.
46 Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (xixe-xxie siècle), Paris, La Découverte, 2016, p. 199.
47 Antoine Chollet, Les temps de la démocratie. Incertitude et autonomie du présent, doctorat de science politique, dirigé par Marc Sadoun, Institut d’études politiques de Paris, 2009, p. 446.
48 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cité, p. 440. Voir Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif…, op. cit., p. 85.
49 Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire. Rosenzweig, Scholem, Benjamin, Paris, Seuil, 1992, p. 23.
50 Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique…, op. cit., p. 59.
51 Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001, p. 116.
52 Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique…, op. cit., p. 158.
53 Henri Lefebvre, L’irruption. De Nanterre au sommet, Paris, Antropos, 1968, p. 128.
54 Serge Velay, L’intempestif, Remoulins-sur-Gardon, Jacques Brémond, 1998, p. 15.
55 Hannah Arendt, Between Past and Future (1954), trad. fr. La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 19. Voir François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 147.
56 Gilles Deleuze, Pourparlers (1972-1990), Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 194 et 218.
57 Raoul Vaneigem, « Apprendre à vivre, non à se vendre », ibid., p. 246.
58 Michel de Certeau, « Pour une nouvelle culture : prendre la parole » (juin 1968), repris dans La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 106-107.
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