La vie des morts
p. 25-28
Texte intégral
1 Ils étaient là. Vingt-neuf morts de la « Grande Guerre », alignés par ce noir et blanc qui les figeait, enfermés dans leurs médaillons à jamais. Ils me semblaient au fond déjà vieux ; ils avaient pourtant vingt ans. Pourquoi ce sentiment d’une jeunesse disparue sur leurs visages graves et sérieux ? Était-ce la moustache arborée en signe de virilité ? L’uniforme qui en faisait des hommes ? La solennité de la prise de vue, les poses honorables, les allures respectables et les mises soignées ? Ou bien était-ce l’air du temps qui leur donnait cet air, justement, de celui qui burine et vieillit précocement, parce qu’on est entré trop tôt à l’usine ou aux champs ? Sous leurs photographies que la rouille par endroits rongeait, il y avait leur nom et leur âge, celui qu’avait tranché la grande faucheuse militaire. Ils étaient morts « au champ d’honneur », mais quelle sorte d’honneur était-ce donc pour se river à cet enfer où l’on tuait de si jeunes gens ? « Morts pour la France » : l’une de ces formules étranges et pourtant si peu contestées. « On croit mourir pour son pays, on meurt pour des industriels » : Anatole France avait eu cette phrase plus lucide que cruelle. Mais en ce temps-là, « morts pour la France » ne me choquait pas. J’étais une petite fille et je les regardais. C’était dans un petit cimetière, en bordure d’une route près de la frontière belge ; avec mes parents et mon grand-père, nous allions nous recueillir sur d’autres tombes. Mais je ne passais jamais près d’eux sans m’arrêter et partager du temps avec ces jeunes hommes vieux. Leurs images se fanaient à l’entrée, dans une cahute que fouettaient tous les vents. Ils étaient là sans y être : des spectres, qui me hanteraient longtemps.
2Sunt lacrimae rerum : les choses pleurent, elles aussi. Dans leur petit cimetière, les photographies pâlies ne pleurent pas que les jours de pluie. Walter Benjamin définit l’aura comme ce qui rend une œuvre unique et authentique, ce qu’il y a en elle d’histoire, faite de tous les regards qui l’ont caressée et aimée. Cette aura se retrouve intacte dans l’image de ces visages. Les portraits d’êtres chers, disparus ou éloignés, forment son dernier refuge : « c’est ce qui fait leur incomparable beauté, pleine de mélancolie1 ». Enfant, cette aura préservée dans les photos des morts au front me touchait, par leur intimité tragique et le chagrin qu’elle laissait. Le chemin du passé s’ouvrait.
3 Les livres ne manquaient pas dans notre maison de toujours et sa bibliothèque installée solennellement dans le respect dû à son rang. Ces livres étaient là, que mes parents ne lisaient pas. Pour l’heure, ils attendaient, ni plus ni moins que les bibelots posés sur le buffet. Il y avait parmi eux des collections encyclopédiques achetées en feuillets, rarement feuilletées. Il y avait aussi de grandes fresques romanesques, surtout Henri Troyat. Et, à ses côtés, Les gens de Mogador d’Élisabeth Barbier : je lui dois mon prénom. En six volumes, la saga, adaptée pour la télévision dans les années 1970, évoquait trois générations et trois femmes pour les incarner. Leurs crinolines lançaient des reflets bleus sous les lilas. Entre Julia et Dominique, Ludivine était un maillon vers l’émancipation. Julia, déjà, était une femme décidée, résolue à épouser celui qu’elle aimait malgré tout ce qui s’y opposait, dans le mitan guindé d’un xixe siècle bourgeois, au règne des propriétaires fonciers. Dominique, la fille de Ludivine, serait quant à elle une femme libre, prisonnière seulement de son amour pour Numa, qu’elle attendrait sans fin mais en vain. Entre elles, Ludivine affirmait son désir farouche d’indépendance, décalée dans son siècle. Il n’est pas indifférent que Ludivine ait été habitée par la tristesse du temps. Elle venait s’asseoir sur un banc, dans le jardin retiré d’une maison d’été. Elle pensait aux femmes qui l’avaient précédée sur ce banc où elles avaient parlé à voix basse – mortes à présent. Ludivine était jeune alors, elle ne pouvait se résoudre à imaginer pour elle le sort qui avait réduit les autres en poussière. Malgré elle, pourtant, elle entrait en pensée dans leur tombe pour voir ce que faisait le temps. Cette mélancolie ne la laisserait jamais en paix. Elle reviendrait ensuite souvent sur ce banc pour convoquer les fantômes qui rôdaient autour d’elle et formaient un cortège blanc. Leurs robes de taffetas ne seraient plus jamais froissées.
4 Plus tard, ailleurs… Ce n’était pas une pelletée de terre qu’on jetait sur ce corps mort. Ce devait être du salpêtre : rien de moins pour se protéger de ce qui grouillait dans la fosse commune. Un Lacrimosa se déversait sur le linceul : la musique l’enveloppait sous la pluie et seuls deux fossoyeurs étaient là pour le voir une dernière fois. Ce Lacrimosa était de Mozart et c’est Mozart qu’on enterrait. J’ai vu Amadeus quand j’avais quatorze ans, non pas dans l’obscurité d’une salle de cinéma mais dans le salon de notre maison, toutes lumières allumées avec autour de moi le bruit des conversations, comme si de rien n’était. On sait combien Peter Shaffer et Milos Forman ont noirci Salieri, fil directeur et narrateur de cette histoire qui la rend inquiétante et sombre. Le père de Mozart, Leopold, y est habilement confondu avec la statue du Commandeur qui revient d’entre les morts pour juger le manque de vertu. Le film est, par endroits, léger : il tournoie dans les bals et les fêtes, gai comme le vin qu’on y buvait. Mozart vit, s’encanaille, compose en jetant tout ce qui lui reste de grâce et de fébrilité. Puis il meurt, de maladie, de fatigue et de peur. Le Lacrimosa claque, immense. Quelques amis réunis à la porte de la ville pleurent Mozart, entourent sa femme Constance et son petit garçon, regardent le convoi s’éloigner et emporter le mort resté seul. Son corps est balancé comme un sac au fond du gouffre noir. Je n’ai pas su alors ce qui m’a bouleversée – et si durablement : il y avait sans doute de mon grand-père dans cette tristesse inhumée, resurgie au tombeau d’un cimetière viennois. Personne autour de moi ne savait ce qu’était la « culture cultivée » : connaître Mozart avait été aléatoire. La rencontre s’imposait dans la fulgurance de cette séquence : la blancheur d’un linceul dans l’obscurité froide des morts sans sépulture.
5 L’histoire est cette vie des morts. Les spectres réclament d’être vivants encore, ils s’imposent sans reposer. Leurs ombres reviennent, envoûtantes, en formes errantes. Des cortèges restent en suspens dans les allées du temps arpentées en silence. Jacques Derrida assumait de « penser le fantôme », cette « logique de la hantise » qu’il nommait, par un jeu sérieux, l’« hantologie ». Accueillir les morts comme s’ils demandaient justice n’est pas se ligoter au passé mais accepter qu’ils soient présents, de temps en temps, pour vivre « non pas mieux, plus justement ». Alors l’histoire, pour quoi faire ? D’abord peut-être pour faire droit à ces spectres, moins revenants qu’arrivants à qui sont dues la mémoire avenante et l’hospitalité 2.
Notes de bas de page
1 Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (1936), trad. fr. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003, p. 32.
2 Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 52, 31, 160, 15 et 277.
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