De quelques interrogations sous-jacentes
p. 65-83
Texte intégral
1Mon travail a emprunté, depuis, plusieurs directions, les unes dues aux sollicitations de la recherche et de l’enseignement (colloques, sujets de cours et de concours), les autres répondant à des motivations plus personnelles. Il me semble, en dépit de cette dispersion inévitable, que l’ensemble présente cependant une certaine unité qui tient moins à la qualité de son pilotage intellectuel (tout aussi approximatif et artisanal qu’un autre, j’en ai peur) qu’au fait que l’on retrouve dans la plupart de ces textes le même genre de problèmes et d’interrogations. C’est cette unité dans la « source » (pour parler comme Ricœur ou Alphonse Gratry) qui, en définitive, aura fait l’unité relative des objets et qui est elle-même révélatrice, sans doute, d’une certaine façon de faire de l’histoire à partir de questions ou de problèmes contemporains qui cherchent à s’expliciter en remontant le temps, tout en respectant un certain nombre de méthodes et de règles académiques.
2Cette interrogation de fond, qui traverse la plupart de ces textes, il me semble qu’on peut la résumer sommairement de la manière suivante : comment la société française, qui est l’une des plus sécularisées du monde, mais qui a été par le passé si profondément façonnée par le catholicisme, en est aujourd’hui très largement « sortie », au sens où Marcel Gauchet parle de « sortie de la religion », c’est-à-dire comme cadre structurant de sa vie collective, de ses lois, de ses mœurs, de ses valeurs et de sa culture ? À quels rythmes, jusqu’à quel point, selon quelles voies, moyennant quelles compensations et décompensations ? Comment en particulier se pose le problème sur le plan anthropologique, notamment dans le domaine si décisif, et même matriciel, en un sens, du point de vue de la genèse des religions, de la mort et du rapport aux morts, puisqu’aussi bien, en dépit de l’allongement de l’espérance de vie et des rêves de perpétuité médicalisée de certains de nos contemporains, mort il y a toujours ? Que devient le religieux, enfin, après le déclin social de la religion, à la fois dans les religions constituées et en dehors d’elles : comment se reconfigure-t-il, où se transfère-t-il, par quoi est-il remplacé, avec quelles conséquences ?
3Deux auteurs m’ont accompagné dans cette réflexion, qui ont exercé sur mon travail une influence diffuse, mais certaine : Marcel Gauchet et Michel de Certeau. Je m’aperçois rétrospectivement (mais ce n’est sans doute pas un hasard) que cette double filiation se retrouve involontairement dans le titre de ce petit essai (« faire de l’histoire », du côté de Certeau, et la « sortie de la religion », du côté de Gauchet).
4Marcel Gauchet est un penseur, mi-historien, mi-philosophe, qui m’agite beaucoup, même s’il suscite aussi chez moi certaines réserves et perplexités, qui ne sont peut-être pas toutes purement « scientifiques » (je le reconnais volontiers), en particulier ce côté « finisseur » tranquille et courtois de la religion qu’il a parfois, qui fait un peu penser aux philosophes éclectiques des années 1820-1860 comme Théodore Jouffroy (un auteur, trop oublié, dont Pierre Leroux disait que c’était le seul mérite de Victor Cousin que de l’avoir eu comme disciple). Il est certain que le style de pensée de Gauchet, notamment ses vues cavalières sur l’histoire universelle, a de quoi déconcerter l’historien de formation classique, habitué à des opérations plus modestes et plus contrôlables. Mais il m’apparaît tout de même, pour qui s’intéresse au destin du religieux dans les pays d’Europe occidentale, comme le contemporain capital, celui qui a vraiment pris acte de nos ruptures et qui se préoccupe de faire l’inventaire de leurs conséquences. Il n’est pas question pour moi d’entrer dans une discussion de ses thèses, pour lesquelles me manqueraient à la fois la place et les compétences. Disons simplement que ce qui m’intéresse le plus chez lui, c’est moins « l’histoire politique de la religion », telle qu’il l’a exposée dans son grand œuvre de 1985 (Le Désenchantement du monde) et reprise depuis (notamment dans La Religion dans la démocratie en 1998), que cette « histoire anthropologique » qu’il a évoquée à plusieurs reprises et qu’il n’a fait jusqu’ici qu’esquisser1. On peut la définir comme l’évolution des repères de soi, impliquée par la sortie de l’expérience religieuse traditionnelle, et celle de ses contenus vécus. « [I]l me paraît parfaitement possible d’écrire du point de vue que je défends une histoire de l’expérience religieuse qui serait homologue à l’histoire de la place du religieux dans le social que j’ai privilégiée2. » Il en va de même de sa réflexion sur « le religieux après la religion », puisque la « sortie de la religion », comme on sait, est loin de correspondre à la fin du « religieux » et, a fortiori, de la croyance3. « Le problème qui se pose, écrit-il, est celui de cette deuxième part [de l’histoire de la religion] : soit ce qui subsiste de religiosité au-delà du déclin social de la religion, que cette religiosité soit explicitement encadrée par les dogmes traditionnels, ou qu’elle soit spontanée, plus ou moins personnelle, plus ou moins bricolée, plus ou moins sauvage, voire inconsciente de ses attaches religieuses4. »
5Le second auteur est Michel de Certeau, même si le xixe siècle, peu apprécié en général des chrétiens progressistes5, ne faisait guère partie de son champ d’études privilégié (mais il est vrai que l’acclimatation s’était déjà faite à la génération précédente, à travers les recherches de Philippe Boutry, Claude Langlois ou Michel Lagrée). Il a exercé à partir de 1967 une influence importante sur la jeune génération du groupe de la Bussière qui n’est pas sans lien avec l’inflexion anthropologique de ses travaux (le thème de la rencontre de 1979, par exemple, était : « Le croyable : ses mutations historiques »)6. Cette influence se prolonge et se transmet d’une génération à l’autre. J’ai beaucoup pratiqué son œuvre ces dernières années, notamment ses travaux sur la spiritualité et la mystique, ses écrits sur l’histoire (son article « La formalité des pratiques » a beaucoup compté dans le déblocage problématique de ma thèse) et son esquisse d’anthropologie du croire7, même si, à distance, bien des « certalismes » de langage et de pensée, qui étaient en partie des produits de l’époque et du « style structuraliste », ont beaucoup vieilli. Que l’on relise, par exemple, un livre comme Une politique de la langue, qui date de 1975, surtout la partie dont Certeau est l’auteur8 : nombre de passages sont devenus difficiles à lire.
6La découverte de Certeau remonte pour moi aux années de la thèse et à la fréquentation du séminaire de Philippe Boutry, Dominique Julia et Pierre-Antoine Fabre au Centre d’anthropologie religieuse européenne (CARE) de l’EHESS, où il en était souvent question, ainsi que de l’autre maître de cette génération (même s’il était de vingt ans son aîné), Alphonse Dupront9. À vrai dire, la personne même de Certeau et son parcours, du sage jésuite des années 1950 au théoricien de la « rupture instauratrice » et du « christianisme éclaté » du début des années 197010, ne m’intéressent pas moins, et peut-être même davantage avec les années, que son œuvre, qui fait désormais plus ou moins partie du patrimoine commun des historiens. Sa puissance iconique sur une partie du milieu catholique intellectuel dans les années 1970- 1980, liée à sa pensée, à son style et peut-être aussi (sait-on jamais) à son beau visage tourmenté et sa distinction aristocratique, serait en soi un assez bon sujet d’études. L’évolution de son discours sur la mystique m’intéresse tout particulièrement, à mesure qu’il a pris ses distances (sans rompre) avec l’institution catholique et avec ce qui avait été son point de départ théologique et spirituel. J’aimerais un jour, si l’occasion se présente, réfléchir, à partir de son cas et d’autres plus ou moins apparentés, comme le « dernier » Gustave Thibon11 (aussi curieux que cela puisse paraître, compte tenu des origines idéologiques du personnage), sur ce qu’on pourrait appeler les « mystiques de sortie », comme il y a des « mystiques d’entrée » chez les convertis, c’est-à-dire sur toutes ces façons de dire adieu au christianisme de son enfance, de sa formation ou de sa première maturité, en jouant des équivoques inévitables qui naissent sur la frontière ténue et en partie invisible qui sépare recomposition et décomposition du croire, approfondissement et perte de la foi, intensification et liquidation de l’expérience religieuse, lucidité et auto-leurre, ou, si l’on préfère, en termes plus poétiques, l’ineffable, l’invraisemblable, le caduc et l’incroyable. Il y a là des modes de fonctionnement, des façons de se donner le change aussi, psychologiquement, dont l’intérêt dépasse, je crois, la simple phénoménologie de l’expérience croyante individuelle et qui serait susceptible d’éclairer certains aspects de l’histoire religieuse et politique contemporaine.
7Je n’ai pas éprouvé le même intérêt jusqu’à présent pour la pensée d’Alphonse Dupront12, qui me paraît plus étrangère à mes propres préoccupations, même si j’ai été frappé par la lecture de certains de ses textes, notamment son extraordinaire conclusion de 1977 au colloque sur la « religion populaire13 » (peut-être le seul texte qui ait survécu de ce débat très idéologique des années 1970) ou Puissances et latences de la religion catholique14. Avec le temps, je suis devenu plus sensible également à certaines de ses analyses sur Vatican II et le côté dangereusement auto-sécularisateur de l’opération pour l’institution. Mais s’il est vrai que, dans ma thèse, j’ai pu donner parfois l’impression de « duprontiser » un peu, notamment en parlant de « recharge » pour désigner le renouveau ou la relance du purgatoire au milieu du xixe siècle, c’était de façon assez superficielle, par révérence pour mon « maître » Philippe Boutry ou par commodité de langage, plus que par adhésion à des thèses sur l’« énergétique sacrale » qui me restent un peu obscures15. Je n’exclus pas, du reste, que ce soit de ma part un symptôme de cette « asacralité mentale16 » qui lui paraissait guetter les spécialistes du religieux. Mais cela tient surtout, je crois, au fait que sa pensée est plus adaptée à l’exploration des religiosités de type traditionnel (ce qu’il appelait le « Moyen Âge en place », comme Le Goff parle du « long Moyen Âge ») ou aux variations d’intensité de la piété à l’intérieur de systèmes de croyances intacts dans leurs fondements, qu’à l’étude des ruptures ou des mutations du croyable, qui m’intéressent davantage. Disons qu’il y a là deux « écoles » ou deux sensibilités différentes dans le domaine de l’anthropologie religieuse historique, dont l’une est plutôt tournée vers la recherche d’invariants, tandis que l’autre, dans laquelle je me reconnais mieux, s’intéresse aux variations de formes et de contenus de ces invariants supposés.
8Parmi les questions que j’ai étudiées ces dernières années, pour rester dans le domaine de l’histoire religieuse, plusieurs occupent une place particulière du point de vue qui nous concerne ici.
9Je signalerai, en premier lieu, tout ce qui concerne l’évolution de la sensibilité religieuse dans les décennies centrales du xixe siècle, en particulier dans les années 1850-1860, une période sur laquelle ma thèse, en me montrant le caractère relativement soudain de la « reprise » du purgatoire dans les années 1855-1860, avait déjà attiré mon attention. Comme dans le domaine politique, le passage de la Deuxième République au Second Empire correspond, à mon sens, à une forme d’entrée paradoxale dans la modernité religieuse, sur laquelle, jusqu’à présent, on n’a pas toujours assez insisté, lui préférant généralement, comme moment-tournant, plutôt les années 1830 ou les années 1880. Cette transformation de l’univers religieux traditionnel n’est pas sans lien avec la romanisation et le renouvellement des générations sacerdotales (le pic séculaire de l’encadrement ecclésiastique est atteint vers 1870), ce que Dominique Kalifa appelle le « premier âge » de la culture de masse, l’alphabétisation croissante de la société, notamment des femmes, qui connaît sous le Second Empire un phénomène de rattrapage très important, l’urbanisation et l’industrialisation, l’évolution des formes du deuil, un certain affinement général des sensibilités, toutes choses qui marquent l’entrée de la religion dans son « âge sulpicien », qui couvre grosso modo les années 1840-1950 en France et qui est bien reconnaissable à l’œil nu, aujourd’hui encore, dans le mobilier des églises anciennes où la stratigraphie spirituelle est restée complète, par-delà le « nettoyage » postconciliaire. J’ai essayé de cerner les contours de cette mutation à travers des portraits de personnages révélateurs de la période (comme Henri Perreyve) ou l’étude de certaines mutations du discours théologique, comme l’abandon de la thèse traditionnelle du « petit nombre des élus », qui cède aux pressions de l’opinion, relayées par une partie du clergé (notamment le célèbre dominicain Lacordaire), au milieu du siècle17. Cette inflexion de la sensibilité religieuse me paraît correspondre, comme l’avait bien vu Claude Savart dans sa thèse18, à la montée progressive d’une affectivité nouvelle dans un système religieux encore très traditionnel dans son langage, ses méthodes et ses structures, mais qui va s’en trouver à la longue profondément transformé dans un sens plus sentimental et mystique.
10En second lieu, l’intérêt pour l’abondante pensée religieuse hétérodoxe du xixe siècle, avec son cortège hétéroclite de mal-pensants et de mal-sentants, découvert dans ma thèse sous la forme (déjà) du spiritisme, puis à nouveau, un peu plus tard, à travers la figure du philosophe républicain Jean Reynaud, ami de Pierre Leroux, polytechnicien et saint-simonien de 1830. Il y a là tout un monde qu’on ne lit plus guère parmi les historiens, depuis les études pionnières de Georges Weill sur la genèse de l’« idée laïque19 », et qui est resté très en marge du renouveau récent des études sur l’utopie, qui a plutôt privilégié, de façon assez classique, ses aspects politiques et sociétaux20. Sous la double influence du rationalisme tertio-républicain et du marxisme, on a longtemps vu en France, dans cette littérature des rêveries sans consistance ou un peu honteuses, de sorte que les initiatives fécondes dans ce domaine sont plutôt venues de l’étranger, en particulier des États-Unis dans le sillage des travaux de Donald G. Charlton dans les années 1950-1960, ou de l’extérieur de la corporation historienne, notamment de Paul Bénichou, du théologien Henri de Lubac, de l’écrivain Philippe Muray ou de sociologues comme Henri Desroche et François-André Isambert.
11Or ces penseurs hétérodoxes du premier xixe siècle, qui étaient des enfants de la rupture révolutionnaire, ont beaucoup à nous apprendre sur l’histoire religieuse et culturelle de leur temps. Parce qu’ils venaient souvent de « nulle part » métaphysiquement parlant (comme l’a très bien vu Renan, qui était de la génération suivante et qui venait, lui, d’un tout autre univers21), mais qu’ils étaient en même temps d’authentiques esprits religieux, à la différence de leurs pères du xviiie siècle, ils révèlent en effet à quel niveau de l’affectivité pouvait naître, ou renaître, un sentiment religieux au xixe siècle, et quelles formes il pouvait prendre. Les choses sont souvent beaucoup moins lisibles au sein du catholicisme, où cette affectivité contemporaine, très agissante au demeurant, notamment dans la création, la relance ou la transformation des dévotions (qui constituent la partie véritablement plastique de la religion), est obligée de tenir compte d’un grand nombre de paramètres (institutionnels, doctrinaux, pastoraux) qui en atténuent les contours et en compliquent l’interprétation. Quelqu’un comme Thérèse de Lisieux, à la génération suivante, me paraît avoir fait aboutir à l’intérieur du catholicisme une partie de ces aspirations qui s’étaient exprimées jusqu’alors plutôt dans les doctrines hétérodoxes – où elles étaient généralement destructrices du christianisme – ou, implicitement, dans la multiplication des dévotions à la mode.
12Autre sujet qui m’a retenu ces dernières années : l’étude des variations de l’image de Dieu. Chacun connaît, dans le petit monde de l’histoire religieuse, le grand article de Gérard Cholvy de 1984 intitulé : « “Du Dieu terrible au Dieu d’amour” : une évolution de la sensibilité religieuse au xixe siècle22 ». On oublie parfois qu’il se présentait, au moment de sa publication, comme un programme d’études plus que comme un ensemble de conclusions définitives, et il est resté assez isolé, si l’on excepte certains travaux remarquables et trop méconnus de Ralph Gibson23 qui défendent des thèses assez semblables. Quand on s’intéresse comme moi aux variations des contenus vécus de la foi, quel plus beau sujet pourtant que celles de l’image de Dieu ? N’y a-t-il pas là un des objets les plus révélateurs, à la fois comme facteur et comme manifestation, comme « variable explicative » et comme « variable expliquée », de l’évolution de la religion dans son ensemble ? Il suffit de lire les sermons du « premier » curé d’Ars (qui est mort en 1859), où il est pourtant abondamment question du « bon Dieu » (mais la bonté aussi a son histoire), pour mesurer l’ampleur de la courbe : quel chrétien d’aujourd’hui pourrait y reconnaître son Dieu sans tout un travail préalable d’accommodement et d’élagage ?
13Or le sujet, en dépit de son importance, est resté paradoxalement sous-étudié et sous-problématisé dans l’histoire religieuse contemporaine, peut-être simplement parce qu’il n’a pas trouvé preneur (en dehors des travaux d’histoire de l’art de François Boespflug24), mais sans doute aussi pour des raisons plus profondes. La première tient à l’idée courante que les pratiques et, dans une certaine mesure, les comportements seraient plus faciles à étudier que les croyances, parce que « la foi ne se mesure pas ». Cette prudence me paraît excessive, non seulement parce qu’il ne s’agit pas, en réalité, de « mesurer la foi » mais, plus modestement, d’étudier des systèmes de croyances et leur fonctionnement, et aussi parce qu’une fréquentation, même superficielle, des fameux « Matériaux Boulard » sur les pratiques religieuses des Français et l’extrême difficulté qu’il y a à en tirer des leçons générales sur une période un peu étendue suffisent à montrer que le domaine des pratiques n’est pas moins problématique, en un sens, que celui des croyances. La seconde raison tient au fait que, pour se faire pardonner en quelque sorte l’audace d’avoir intégré les pratiques dans le champ de l’histoire, et en dépit de certaines indications éparses dans l’œuvre de Le Bras, tout se passe comme si on avait reconstitué la ligne jaune des immunités intellectuelles de la religion un peu plus loin, en s’interdisant de franchir le « seuil des mystères » (Gabriel Le Bras25) ou le « mur de la foi » (Émile Poulat). « La foi n’a pas d’histoire », a fortiori la foi en Dieu : tel semble avoir été, dans une historiographie largement confessionnelle, le principe sagement « antimoderniste » qui a longtemps prévalu et qui rendait sans doute difficile d’appréhender le problème autrement.
14J’ai essayé d’avancer dans cette direction ces dernières années, notamment à travers mon article sur l’œuvre de Jean Delumeau, repris dans la seconde partie de cet ouvrage, conçu comme une sorte d’entrée en matière pour un tel projet (l’article de Cholvy, en 1984, était au départ une réaction contre ses thèses, alors très répandues, sur la « pastorale de la peur »), et celui sur l’abandon, au milieu du xixe siècle, de la thèse traditionnelle du « petit nombre des élus » (y compris parmi les catholiques), qui avait dominé la pensée théologique et la pastorale de l’Occident chrétien depuis des temps très reculés. Une des hypothèses qui sous-tendent ces travaux est que ce que Delumeau saluait dans les années 1970 comme la « révolution religieuse de notre temps » était l’aboutissement d’un long processus dont le point de départ remonte au moins au dernier tiers du xviiie siècle, et qui pourrait bien avoir été aussi, comme le redoutaient déjà certains bons esprits du xixe siècle, un des paramètres de la crise du catholicisme, voire une sorte d’idée chrétienne devenue folle et se retournant contre lui-même, en précipitant l’effondrement de la pratique de la confession et la sortie, encore largement inétudiée, de la culture de la pratique obligatoire qui avait prévalu jusque-là.
15Un autre de mes centres d’intérêt a concerné la prospérité religieuse de l’époque du Second Empire. Un des principaux acquis de la recherche historique récente, même si elle commence à dater un peu, concerne la remise en cause du schéma ancien de la déchristianisation comme processus d’érosion linéaire, irréversible et homogène, qui prévalait encore bien souvent au début des années 1960, par exemple dans l’Histoire du catholicisme en France, dirigée par André Latreille et René Rémond. À cette date, Latreille écrivait à propos des décennies centrales du xixe siècle que, si dans les milieux intellectuels et bourgeois on avait pu en effet, autour de 1835-1840, avoir une « impression » de renouveau religieux, dans le reste de la population, c’est-à-dire pour le grand nombre, on avait assisté entre 1830 et 1870 à un « recul de la foi26 ». Le Bras, pourtant, avait déjà par le passé fait savoir qu’il était assez sceptique devant ce schéma de baisse continue, mais la réalité de la reprise religieuse du xixe siècle était mal discernée et trop contrebalancée par des impressions contraires pour s’imposer. Christiane Marcilhacy a été, à ma connaissance, la première à la mettre concrètement en évidence, courbes à l’appui, dans un ouvrage remarquable de 1962 sur le diocèse d’Orléans, celui de Mgr Dupanloup, très favorisé il est vrai du point de vue archivistique27. Elle montrait bien comment la décennie 1850 correspondait dans le diocèse à un temps de « reconquête » partielle, et les années 1860 à une « consolidation » de ces acquis.
16La plupart des spécialistes sont d’accord aujourd’hui pour dire a minima que le processus est pluriel, ni univoque ni homogène, et qu’il est passé par des phases alternées de baisse et de reprise28. Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire ont proposé une chronologie de ces variations qui a été diffusée largement grâce au succès de leur Histoire religieuse de la France contemporaine : un premier flux, celui de la Réforme catholique, culminerait autour de 1760 ; suivi d’un reflux jusqu’au milieu des années 1830, dans lequel s’inscrirait, comme un formidable amplificateur, la Révolution. Un deuxième flux démarrerait entre 1810 et 1835 ou 1840 (selon les cas) et se prolongerait jusqu’en 1860 ou 1880. Après une période de déclin correspondant à l’entrée dans la « République des républicains », entre 1877 et 1880, et à la mise en œuvre de son programme de laïcisation de la société française, achevé en décembre 1905 avec le vote de la loi de séparation des Églises et de l’État, un troisième flux commencerait vers 1910 et culminerait autour de 1960.
17Le schéma me paraît assez convaincant dans sa partie centrale, en ce sens que les plus belles années du xixe siècle pour l’Église catholique, en termes d’influence sociale, correspondent bien pour moi à la décennie 1850, soit la première période, dite « autoritaire », du Second Empire, même si les initiatives remontaient souvent à la période antérieure et que certains bons observateurs (comme Tocqueville ou Renan) s’interrogeaient déjà sur les fondements réels et l’avenir d’une telle prospérité. Dans l’historiographie, on a plutôt eu tendance jusqu’à présent à valoriser les années 1830-1840, comme pour éviter de faire correspondre cet apogée social du catholicisme avec la phase dictatoriale du Second Empire. Les années 1850 correspondent pourtant à un moment d’osmose relative entre l’État et l’Église, marqué par le triomphe des idées « romaines » dans le clergé, la hausse des taux de pratique connus dans certaines régions (mais pas dans toutes) et le renouveau de la piété populaire (la définition du dogme de l’Immaculée Conception date de 1854, et les apparitions de Lourdes de 1858). Elles ont laissé dans la mémoire de nombre de catholiques le souvenir d’un âge d’or, en même temps, il est vrai, que d’années de plomb dans celle de leurs adversaires (ce qui permet de comprendre la suite).
18L’existence de phases de flux et de reflux me paraît aussi bien établie : les contemporains qui les ont signalées avant les historiens n’ont pas rêvé. Ils les ont même d’autant mieux aperçues qu’ils étaient eux-mêmes à cheval sur deux phases, et davantage en mesure de comparer la situation de la religion dans leur enfance ou leur jeunesse avec celle de leur maturité, ou de leur grand âge. D’où d’étranges ressemblances entre des textes d’époques très différentes (par exemple entre le tableau de la situation que dresse Montalembert au début de ses Intérêts catholiques au xixe siècle, en 1852, et le fameux texte de Le Bras de 1963, « Déchristianisation, mot fallacieux ?29 »), qui s’expliquent par le fait qu’ils observent le processus non pas au même niveau (les taux de pratique de 1963 ne sont pas ceux de 1852), mais à la même place (structuralement parlant), à savoir au sommet d’une vague de reprise, avec à l’esprit le souvenir demeuré vivant d’une période immédiatement antérieure de reflux.
19Tout le problème est d’évaluer l’importance relative de ces phases, étant bien entendu que, d’une part, la diversité géographique du catholicisme français rend périlleuse, et peut-être impossible, toute généralisation, et que, d’autre part, il existe à un niveau plus élémentaire, en deçà même de ces phases, une sorte de mouvement oscillatoire permanent, « brownien », qui voit les individus « entrer » et « sortir », « croire » et « décroire », se convertir et prendre leurs distances, sans modification sensible des équilibres religieux globaux de la société, en fonction des aléas de l’existence, des rencontres et des idiosyncrasies personnelles (le problème peut se révéler assez difficile à démêler au niveau biographique). Or les données quantitatives sont rares avant 1840, pas toujours convergentes, et les témoignages, variables selon les sensibilités et les situations, synthétisent des éléments trop hétérogènes pour qu’on puisse les utiliser sans discernement : des hausses réelles ou apparentes de la pratique, des mutations qualitatives et des variations de la visibilité sociale de l’Église, qu’il s’agisse du soutien de l’État, des processions, des fêtes, de la construction, reconstruction ou embellissement d’édifices et monuments religieux, de la multiplication des congrégations, des confréries, des œuvres, ou du retour (toujours prisé) des élites sociales et des milieux intellectuels.
20 On peut distinguer, en l’état présent de l’historiographie, deux grandes lectures du processus. Pour la première, on assisterait dans la longue durée à un déclin tendanciel, marqué par une série d’ajustements à la baisse, d’une part des régions plus pratiquantes sur celles qui l’étaient moins, surtout dans les zones de confins, d’autre part des femmes sur les hommes. Dans cette hypothèse, l’apport de la sociologie et de l’historiographie lebrasiennes aurait surtout consisté à nuancer et à affiner, plus qu’à véritablement remettre en cause, l’ancien schéma du déclin linéaire. Pour la seconde, on aurait affaire, par-delà le choc de la Révolution, à une alternance de périodes de croissance et de décroissance, dans une sorte de mouvement de balancier à rythme variable, dont on ne voit pas toujours très bien malheureusement (la question est pourtant décisive) dans quelle mesure les flux compensaient ou non les reflux.
21Ces deux lectures ne me paraissent pas incompatibles. On peut même penser, sans chercher à tout prix le compromis, qu’elles font droit chacune à une dimension constitutive du processus global. La première minore sans doute trop pour le xixe siècle l’importance des phases de reprise, dans lesquelles elle a tendance à voir des « mouvements dans l’Église », limités et réversibles, plus que des « mouvements dans la société », capables d’inverser durablement la tendance. La seconde risque au contraire de perdre de vue la tendance globale, qui va, quoiqu’on dise, dans le sens du déclin, en valorisant les variations de moyenne amplitude de la courbe quand elles vont dans le sens de la reprise, quitte à contester la valeur de l’indice quand il repart dans le « mauvais » sens ! J’aurais tendance à penser personnellement qu’à l’intérieur d’une tendance baissière de longue durée, bien établie et difficilement contestable, on assiste à des phases de reprise partielle et réversible, de sorte qu’à l’échelle du trend, la déchristianisation a eu, jusqu’à présent chez nous tout de la loi d’airain, mais qu’à l’échelle des phases, qui est, rappelons-le, la seule échelle vécue, elle présente des visages successifs très différents, tantôt ascendants, tantôt descendants, du moins avant que la période récente ne vienne changer largement la donne.
22Le passage au-dessous d’une certaine barre statistique – difficile à situer mais que l’on peut estimer à 10 % environ de la population –, combiné avec le changement de climat culturel global, rend, par contre, de plus en plus improbable la transformation des « mouvements dans l’Église » en « mouvements dans la société », même si les chiffres ne sont pas seuls en cause et qu’il existe des minorités influentes, même très réduites (pensons au rôle des protestants libéraux sous la Troisième République). Le dernier en date de ces « mouvements dans l’Église », qu’on le fasse commencer en 1975 (dans les dernières années du pontificat de Paul VI) ou en 1978 (avec l’élection de Jean-Paul II), a bel et bien transformé l’Église de France, dans un sens plus identitaire et conservateur (par rapport à son état immédiatement antérieur), mais n’a pas eu d’impact réel sur la société française, dont aucune des courbes ne paraît en avoir été sérieusement infléchie. Il y a là, par-delà les aspects plus qualitatifs du sujet, un problème de masse critique qu’on aurait tort de négliger et qui explique sans doute en partie (avec d’autres raisons qui tiennent aux spécificités de la scène religieuse américaine) pourquoi la même « réaction » aux États-Unis a produit des effets bien supérieurs (du moins au sein du protestantisme évangélique) et socialement beaucoup plus sensibles30.
Notes de bas de page
1 Voir notamment : Marcel Gauchet, « De l’histoire politique à l’histoire anthropologique de la religion », avant-propos de Un monde désenchanté ?, Paris, L’Atelier, 2004, p. 9-20.
2 Ibid., p. 75.
3 Marcel Gauchet, Luc Ferry, Le Religieux après la religion, Paris, Grasset, coll. « Nouveau collège de philosophie », 2004. Un débat de grande qualité.
4 Ibid., p. 57.
5 Voir les remarques d’Yves-Marie Hilaire dans « Le regard du xxe siècle sur le catholicisme du xixe siècle. Siècle mal aimé ou siècle refondateur ? », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 86, 2000, p. 341-346.
6 Claude Langlois, « Michel de Certeau et le groupe de la Bussière », Recherches de science religieuse, 76/2, 1988, p. 227-231 ; Bruna Filippi, « Le “groupe de la Bussière”. Quelques étapes d’un parcours collectif », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 86, 2000, p. 735-745.
7 Voir sa bibliographie complète établie par Luce Giard dans les Recherches de science religieuse, 76/3, 1988, p. 405-457.
8 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 2002.
9 Voir le parallèle entre les deux hommes esquissé par François Dosse dans Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, p. 105-111.
10 Voir la biographie de François Dosse, Michel de Certeau, op. cit., qui est loin cependant d’avoir épuisé le sujet, surtout en ce qui concerne sa pensée religieuse. On peut se reporter sur ces questions à Joseph Moingt : « Respecter les zones d’ombre qui décidément résistent », Recherches de sciences religieuses, 91/4, 2003, p. 577-587 ; et Denis Pelletier, « Pratique et écriture de la crise catholique chez Michel de Certeau », Revue d’histoire des sciences humaines, 23, 2010, p. 19-35.
11 Voir son très beau livre L’Illusion féconde, Paris, Fayard, 1995.
12 Voir notamment le texte de Dominique Julia dans « Présence d’Alphonse Dupront », Le Débat, no 99, mars-avril 1998.
13 Alphonse Dupront, « La religion populaire dans l’histoire de l’Europe occidentale », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 64, no 173, juillet-décembre 1978, p. 185-202.
14 Alphonse Dupront, Puissances et latences de la religion catholique, op. cit.
15 Voir notamment Philippe Boutry, « Le concept de recharge dans l’œuvre d’Alphonse Dupront », journée d’études de la Société d’histoire religieuse contemporaine de la France, 1er octobre 2000 ; id., « Une recharge sacrale. Restauration des reliques et renouveau des polémiques dans la France du xixe siècle », dans Philippe Boutry, Pierre-Antoine Fabre, Dominique Julia (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, t. 1, p. 121-173.
16 Alphonse Dupront, Puissances et latences de la religion catholique, op. cit., p. 47.
17 Guillaume Cuchet, « Une révolution théologique oubliée. Le triomphe de la thèse du grand nombre des élus dans le discours catholique du xixe siècle », art. cité.
18 Claude Savart, Les Catholiques en France au xixe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985.
19 Georges Weill, Histoire de l’idée laïque en France au xixe siècle, Paris, Pluriel, 2004 [1929].
20 Lacune bien soulignée, à propos de la pensée religieuse de Prosper Enfantin, par Antoine Picon dans Les Saint-Simoniens. Raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin, 2002, p. 147.
21 « L’éducation peu religieuse qu’on reçue la plupart des hommes de la génération qui nous a précédés explique seule comment ils ont pu prendre à l’égard du christianisme une position aussi dégagée de tout lien antérieur. » (Ernest Renan, « De l’influence spiritualiste de M. Cousin », Revue des Deux Mondes, t. 14, 1er avril 1858, p. 515.)
22 Gérard Cholvy, « “Du Dieu terrible au Dieu d’amour” : une évolution dans la sensibilité religieuse au xixe siècle », dans Transmettre la foi : xvie-xxe siècles, t. 1, Pastorale et prédication en France, Paris, éd. du CTHS, 1984, p. 141-154.
23 Ralph Gibson, « Hellfire and Damnation in Nineteenth-Century France », Catholic Historical Review, vol. 74, no 3, juillet 1988, p. 383-402 ; id., « De la prédication de la peur à la vision d’un Dieu d’amour : la prédication en Périgord aux xviie-xixe siècles », dans Le Jugement, le Ciel et l’Enfer dans l’histoire du christianisme, actes de la douzième rencontre d’histoire religieuse tenue à Fontevraud les 14 et 15 octobre 1988, Angers, Presses universitaires d’Angers, 1989, p. 153-167 ; id., « Rigorisme et liguorisme dans le diocèse de Périgueux, xviie-xixe siècles », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 75, no 195, juillet-décembre 1989 ; id., « Théologie et société en France au xixe siècle », dans Jean-Dominique Durand (dir.), Histoire et Théologie, Paris, Beauchesne, 1994, p. 83-100. Les articles, pour la plupart excellents, de cet historien trop méconnu en France mériteraient vraiment d’être réédités en un volume unique.
24 François Boespflug, Dieu et ses images : histoire de l’Éternel dans l’art, Montrouge, Bayard, 2008.
25 Gabriel Le Bras, préface aux Études de sociologie religieuse, t. 1, Paris, PUF, 1955, p. VII.
26 André Latreille, René Rémond (dir.), Histoire du catholicisme en France, t. 3, La période contemporaine, Paris, Spes, 1962, p. 353.
27 Christiane Marcilhacy, Le Diocèse d’Orléans sous l’épiscopat de Mgr Dupanloup, 1849-1878, Paris, Plon, 1962, p. 574.
28 Pour une version relativement tardive, par un sociologue, du schéma ancien cependant : Jean-Paul Terrenoire, « Les pratiques cultuelles dans leur contexte social et historique. À propos de l’Atlas de la pratique religieuse des catholiques en France », Archives de sciences sociales des religions, t. 54/2, 1982, p. 149-158.
29 Gabriel Le Bras, « Déchristianisation, mot fallacieux », Cahiers d’histoire publiés par les universités de Clermont-Lyon-Grenoble, t. 9, 1964, p. 92-97.
30 Voir notamment Robert D. Putnam, David E. Campbell, American Grace. How Religion Divides and Unites us, New York, Simon & Schuster, 2010.
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