Conclusion
D’une discipline à l’autre
p. 211-215
Texte intégral
1De la Renaissance au Premier Empire, la formation des militaires connut une institutionnalisation croissante, qui accompagna le mouvement de professionnalisation des armées. Au sortir du Moyen Âge, la noblesse guerrière n’était certes pas dépourvue de formation militaire. Celle-ci s’acquérait dans le cadre privé de l’éducation des pages, où le lien féodal restait prédominant. Les écoles de pages royaux étaient elles-mêmes marquées par ce modèle domestique puisqu’elles ressortissaient de la maison du roi. À partir de la fin du xvie siècle, sous l’impulsion du modèle italien, les académies de gentilshommes se développèrent dans les grandes villes du royaume. Bien que ce modèle éducatif ait été promu par l’écuyer du roi Antoine de Pluvinel dans un ouvrage intitulé Le manège royal (1525), son développement fut essentiellement assuré par des initiatives privées. La première intervention de l’État dans la formation des officiers se manifesta dans le domaine maritime avec l’institution des compagnies de gardes marines en 1670. Elle s’appliqua, par la suite, à l’armée de terre, lorsque Louvois créa les compagnies de cadets en 1682. Toutefois, ce processus d’étatisation ne suivit pas une évolution linéaire puisque l’expérience cessa en 1696. On en revint alors à l’idée d’une formation des officiers sur le tas, en plaçant les cadets dans les régiments pour qu’ils y apprennent le métier. Il fallut attendre la création de l’École royale militaire en 1751 pour revenir à une prise en charge par l’État d’une formation standardisée. Mais, à nouveau, il fallut compter avec de multiples hésitations et réformes, qui remirent en cause le modèle jusqu’à la création, en 1802, de l’École spéciale militaire. Cette création ne marqua pas le triomphe inexorable d’un modèle unique puisque d’autres voies d’accès au corps des officiers furent maintenues (accès direct ou promotion de sous-officiers). Quoi qu’il en soit, la formation des officiers était bel et bien devenue l’affaire exclusive de l’État.
2 Cette évolution s’accompagna d’un élargissement de l’assise sociale du corps des officiers. Au xvie siècle, l’idéal chevaleresque était profondément enraciné dans la culture et les pratiques de la noblesse. C’est sous la pression de l’accroissement des besoins en officiers que l’assise sociologique du recrutement se diversifia. Sous Louis XIV, les compagnies de cadets accueillirent des jeunes gens vivant noblement, qui appartenaient à une frange assez large de l’élite provinciale. Dictée par la nécessité, cette évolution ne fut que provisoire. Après le règne de Louis XIV, la monarchie fut tiraillée entre la fermeture sociale du recrutement des officiers (édit de Ségur en 1781) et la logique méritocratique qui relativisait le facteur social pour privilégier la culture du talent. Ainsi l’école militaire créée en 1751 était-elle réservée aux jeunes nobles mais cette fermeture était compensée par l’admission de fils d’officiers décorés de la Croix de Saint-Louis, sans considération de leur origine sociale. Cette tension entre le mérite et la naissance s’exprima dans La noblesse militaire du chevalier d’Arcq et ne cessa qu’avec la monarchie. La formation organisée sous la Révolution puis sous l’Empire s’ouvrit statutairement aux jeunes gens issus des classes populaires, mais elle reproduisit les logiques de sélection économique et sociale du système éducatif. L’assise sociale de son recrutement y fut beaucoup plus large que sous l’Ancien Régime en s’étendant aux classes moyennes. Ainsi les écoles militaires cessèrent-elles de former une élite sociale pour former une élite professionnelle.
3Toutefois, la définition des savoirs et des savoir-faire propres à cette culture professionnelle resta indécise. Elle fut particulièrement développée pour certaines formes de guerre qui exigeaient des savoirs techniques développés : l’artillerie et la fortification principalement. Dans la guerre de siège, les savoir-faire techniques furent précocement pris en compte, dès le xvie siècle et l’affirmation de la figure de l’ingénieur. Que l’on songe, notamment, à l’importance de figures telles que Léonard de Vinci, Tartaglia, Vauban ou Carnot. Dans ce domaine, la constitution de l’art de la guerre en une discipline savante fut franche et incontestable. Elle aboutit à la création de l’École polytechnique en 1794. Ce modèle développé dans les armes savantes ne s’appliqua pas aux formations dispensées dans les armes de mêlée, où la formation peina à s’organiser autour d’un corpus de savoirs et de savoir-faire spécifiquement militaires. Dans l’infanterie et la cavalerie, le corpus des savoirs techniques ne parvint jamais à reléguer totalement le référent nobiliaire du modèle éducatif. Dans la marine, où s’imposait la nécessité d’une solide formation « à la mer », l’apprentissage pratique ne s’imposa que tardivement dans le « Grand Corps » des officiers, à la fin de l’Ancien Régime.
4À plusieurs reprises, la monarchie tenta de renforcer l’apprentissage de savoirs techniques dans la formation des officiers. Dans les compagnies de cadets, les élèves furent initiés aux manœuvres du bataillon, à l’exercice du tir, mais ces activités n’occupèrent qu’une place réduite dans leur programme de formation. En fait, celle-ci resta dominée par l’application à la sphère militaire de savoirs exogènes, tels que la danse, l’escrime et l’équitation pour les disciplines physiques, et les mathématiques, les lettres, l’histoire, les langues et les arts pour les savoirs académiques. Ces savoirs pouvaient trouver de multiples applications à la guerre, mais ils n’étaient pas d’origine militaire. Certes, il convient de souligner, à la suite de Benjamin Deruelle, que l’éducation nobiliaire aux arts de la chevalerie pouvait, à bon droit, être considérée comme une véritable culture professionnelle. Les savoirs et les savoir-faire de l’art équestre n’opposaient pas aussi radicalement qu’on l’a souvent écrit l’exercice courtois de la joute et du carrousel à la pratique de la guerre. La formation des jeunes nobles dans les écoles de pages ou dans les académies n’était donc pas dépourvue de valeur guerrière, mais elle n’était pas spécifiquement militaire. L’art équestre enseignait des techniques utiles à la guerre, mais il n’apprenait aux officiers ni à mener une charge ni à manœuvrer un escadron.
5L’escrime, quant à elle, était une discipline savante et raffinée, dont il n’existait pas d’application directe dans le tumulte des batailles. Depuis le début du xviie siècle jusqu’au Premier Empire, de nombreux observateurs s’indignèrent de la place prise par cet apprentissage dans la formation des officiers. Chacun savait, en effet, que le maniement de l’épée était plus utile en duel qu’à la guerre. Sous l’Empire, par exemple, Elzéar Blaze, qui s’intéressait à la « duellomanie » des officiers, en attribua une part de la responsabilité aux maîtres d’armes présents dans les unités pour enseigner aux soldats une escrime qui n’avait aucune utilité à la guerre1. Ils entretenaient la culture de l’épée et se prononçaient fréquemment sur les querelles de point d’honneur dont ils étaient souvent les juges et parfois les protagonistes. Selon Blaze, ces ferrailleurs, entretenaient l’esprit querelleur de certains officiers, qui « se croyaient obligés d’avoir une affaire d’honneur chaque mois2 ».
6La formation des officiers restait, en fait, marquée par un modèle éducatif hérité de la culture humaniste. La formation du militaire était bel et bien une éducation, comme le montre, entre autres, le programme des douze écoles royales militaires fondées en 1776. Il s’agissait, en effet, de former un individu complet sans l’enfermer dans une vision strictement fonctionnaliste. Ainsi cette éducation fut-elle profondément marquée par le paradigme disciplinaire. Il existe, en ce sens, une certaine continuité entre le modèle appliqué aux soldats et celui des officiers. Du reste, certaines convergences devinrent réellement explicites lorsque, à la fin de l’Ancien Régime, les réformateurs militaires assurèrent la promotion d’une éducation physique et morale susceptible d’élever le soldat pour l’amener à consentir à la discipline au lieu de la subir. Le « dressage » du soldat devait non seulement lui permettre d’effectuer efficacement les gestes élémentaires de la vie militaire, mais également le moraliser. La perspective n’était pas éloignée du modèle éducatif appliqué aux officiers soumis à la discipline du manège ou de la salle d’armes. Comme l’ont montré Michel Foucault3 et, à sa suite, Alain Ehrenberg4, l’efficacité militaire reposait fondamentalement sur la soumission des individus à un ensemble de prescriptions réglementaires, d’exercices physiques et d’injonctions morales. Ainsi le savoir militaire formait-il au sens strict une discipline.
7Depuis la Renaissance et le triomphe du modèle mathématique, l’art de la guerre était conçu comme une science de l’ordre géométrique et arithmétique. L’obsession de la cohésion plaçait les officiers dans l’obligation de veiller au maintien de l’ordonnancement du bataillon ou de l’escadron, qui était ainsi dotée d’une véritable valeur performative. La victoire devait nécessairement revenir à l’armée capable de maintenir son ordre de bataille. Quelle que fût leur forme, les écoles militaires préparaient leurs élèves à entrer dans la carrière, à un grade d’officier subalterne dont l’action et l’autorité se situaient à un niveau tactique. Un lieutenant, pas plus qu’un capitaine, n’avait à se soucier de la « grande tactique » exposée par les théoriciens tels que Guibert ou Mesnil-Durand. Il avait à appliquer un ordre, mince ou profond, et non discuter des mérites comparés de l’un et de l’autre. Ainsi la compétence des officiers et le devoir des soldats restaient-ils enfermés dans un paradigme disciplinaire. La fonction d’officier consistait à savoir naviguer entre les deux pôles formés par l’autorité et l’obéissance. Tout officier se situait dans une chaîne de commandement qui l’amenait successivement à obéir et à commander. Pour commander les hommes sous le feu, il fallait des talents d’autorité, de courage, d’éloquence et, finalement, peu de connaissances militaires. Ainsi l’élite professionnelle portait-elle l’héritage de l’élite sociale, dont elle était issue.
Notes de bas de page
1 Elzéar Blaze, La vie militaire sous l’Empire, ou mœurs de la garnison, du bivouac et de la caserne, Bruxelles, Société typographique belge, 1837, t. 1.
2 Ibid., p. 232.
3 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Voir également Sabina Loriga, Soldats. Un laboratoire disciplinaire : l’armée piémontaise au xviiie siècle, Paris, Mentha, 1991.
4 Alain Ehrenberg, Le corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EA 127
Professeur d’histoire moderne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur du domaine « Histoire de la défense et de l’armement » de l’IRSEM. Il étudie l’histoire des pratiques et des cultures de guerre ainsi que l’histoire sociale de l’État et des institutions militaires. Il est notamment l’auteur de :
• L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.
•Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007.
• Les rois absolus (1630-1715), Paris, Belin, 2011.
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